Chants populaires de la Basse-Bretagne/Le Marquis de Traonlavané

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LE MARQUIS DE TRAONLAVANÉ[1]
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I

  — Je vois là-bas Traonlavané
Debout à l’extrémité de son avenue ;
Il est debout à l’extrémité de son avenue,
Et porte un habit neuf.

  Il porte à la main un bouquet de lavande,
Et à son doigt est un anneau d’argent ;
À son doigt est un anneau d’argent,
J’ai envie de le lui demander.

  — Petite Jeanne, ne le demandez pas,
Car il vous sera offert.
Sans le lui demander, il me l’offrit,
Je n’osai point le refuser,

II

  Traonlavané disait,
En arrivant à l’aire-neuve :
— Bonjour et joie à tous dans cette aire,
Où est Jeanne Le Bihan, que je ne la vois ?

  — Elle est de l’autre côté, là-bas ;
Son amoureux la tient par la main.
Traonlavané, dès qu’il entendit,
Se rendit de l’autre côté de l’aire.

  — Camarade, dites-moi,
Me céderiez-vous votre douce Jeanne ?
Me céderiez-vous votre douce Jeanne,
Pour lui dire deux ou trois mots en secret ?

  — Oh ! oui, Monseigneur, en toute honnêteté,
Deux ou trois mots à votre gré :
Au nom de Dieu, ne la retardez pas,
Car il me faut la reconduire à la maison ;


J’ai été la chercher,
Ce midi, chez son père,
Et j’espère, avec la grâce de Dieu,
La reconduire à la maison.

Traonlavané disait
À Jeanne Le Bihan, en ce moment :
— Petite Jeanne, vous fianceriez-vous
Au premier fils qui vous demanderait,

S’il était homme de qualité,
Possesseur de cinq mille écus de rente ?
— Je n’étais pas si jeune,
Que je ne susse répondre incontinent :

— Monsieur le marquis, excusez-moi,
Vous n’êtes pas le premier à me demander ;
Si j’étais allée avec le premier,
Je ne serais pas à marier, à présent.

Ce n’est pas dans les carrefours,
Que se font les fiançailles,
Mais dans l’église ou dans le porche,
Devant notre Sauveur béni.

Mais dans l’église ou dans le porche,
Devant notre Sauveur béni,
(Avec) quelques personnes pour témoins,
Et un prêtre, s’il n’y en a deux.

— Taisez-vous, Jeanne, ne pleurez pas,
Je vous reconduirai à la maison, quand vous voudrez.
— Vous ne me reconduirez pas, Monseigneur, pour aujourd’hui,
Attendez jusqu’à demain matin.

III

Jeanne Le Bihan disait
À son père, en arrivant à la maison :
— J’ai fait une promesse,
Mon Dieu, je voudrais ne l’avoir pas faite ;

J’ai fait une promesse
Au seigneur de Traonlavané,
Hélas ! et je voudrais ne l’avoir pas faite…
Mon Dieu, que dois-je faire ?

Le vieux Le Bihan, sitôt qu’il entendit,
Donna un soufflet à sa fille :
— Pourquoi as-tu promis,
Si tu ne veux pas y aller ?


  — Mon pauvre petit père, si vous m’aimez,
Vous ne me donnerez pas au marquis ;
Ne me donnez pas à Traonlavané,
Car je serais tuée par sa famille !

  — Autant vaut que je te livre à lui,
Qu’éprouver malheur de sa part,
(Qu’être exposé) à perdre la vie,
Vous-même, peut-être, petite Jeanne !

IV

  Traonlavané disait,
En soupant à la table de sa sœur :
— J’ai été à Paris, à Vannes,
À Saint-Malo, à Saint-Brieuc ;

  Jamais je n’ai vu de femme,
Aussi jolie que Jeanne Le Bihan :
Non, jamais je n’en vis aucune,
Elle m’a tourné l’esprit.

  Sa sœur aînée répondit
À Traonlavané, quand elle l’entendit :
— Si elle vous a tourné l’esprit,
Demandez-la pour venir dans votre maison ;

  Demandez-la pour venir dans votre maison,
Une année ou deux, pour vous servir ;
Une année ou deux pour vous servir,
Et passez votre temps avec elle.

  Traonlavané répondit
À sa sœur aînée, sitôt qu’il l’entendit :
— Ma sœur Marie, vous avez péché,
À mal parler ainsi des femmes :

  Je n’ai qu’une âme,
Et, si je le puis, elle sera à Dieu :
Sous demain, à midi,
Je l’aurai faite dame de Traonlavané !

V

  Traonlavané disait
En arrivant chez le vieux Le Bihan :
— Bonjour et joie dans cette maison,
Jeanne Le Bihan, où est-elle ?


  Le vieux Le Bihan répondit
À Traonlavané, quand il l’entendit :
— Ne vous moquez pas de mes filles,
Elles ne s’attendent pas à vous épouser.

  — Je n’ai pas l’intention de me moquer d’elles,
(Je vous demande) votre fille Jeanne pour l’épouser.
— Elle est là-bas, dans le jardin,
À faire un bouquet de fines fleurs ;

  À faire un bouquet de fines fleurs,
De marjolaine et de turquentin ;
De marjolaine et de lavande,
Qui sied à une jolie fille.

  Traonlavané, sitôt qu’il l’entendit,
Dans le jardin se rendit :
— Bonjour à vous, mon amour !
— Et à vous, dit-elle, Traonlavané.

  Quand le vieux Le Bihan a entendu,
Dans le jardin il s’est rendu :
— Mes filles ont chacune mille écus de rente,
Avec celle-là, vous aurez deux mille.

  Monseigneur le marquis répondit
Au vieux Le Bihan, sitôt qu’il l’entendit :
— Laissez ses biens à ses sœurs,
Je ne demande rien avec elle ;

  Assez de biens sont à Traonlavané,
Où il y a cinq mille écus de rente :
Je lui achèterai une robe de soie blanche,
Et je l’épouserai tout-à-l’heure.

VI

  Traonlavané disait
En arrivant chez le vieux recteur :
— Seigneur recteur, dites-moi,
Voulez-vous dire ma messe de noce ?

  Voulez-vous dire la messe de noce
Pour moi et ma douce Jeanne ?
Le seigneur recteur répondit
À Traonlavané, quand il l’entendit :

  — Oui sûrement, dit-il, monseigneur,
Je la dirai tout-à-l’heure ;
Je dirai la messe de noce
Pour vous et pour votre douce Jeanne.

Traonlavané disait
À Jeanne Le Bihan, ce jour-là :
— Allez à présent à Traonlavané,
£t demandez escabeau pour vous asseoir ;

Demandez escabeau pour vous asseoir,
Femme de chambre pour vous déshabiller,
Car vous êtes la dame de la maison,
Pour commander à chacun (à tous).

Jeanne Le Bihan disait,
En arrivant à Traonlavané :
— Donnez-moi escabeau pour m’asseoir,
Si je dois être la dame de cette maison.
La petite servante disait
À Jeanne Le Bihan, quand elle l’entendait :
— Prenez siège, asseyez-vous,
Mais dame dans cette maison vous ne serez pas ;

Dame dans cette maison vous ne serez pas,
Si ce n’est pour attendre qu’une autre vienne….
……………………………………………………………………

Quand Jeanne Le Bihan entendit,
Elle tomba à terre et s’évanouit ;
Elle est tombée à terre et s’est évanouie,
Traonlavané l’a relevée.

— Taisez-vous (consolez-vous) ma femme, ne pleurez pas.
Jamais homme n’a été deux fois marié ;
Jamais homme n’a été deux fois marié,
Avant la mort de sa première femme.

Tenez, servante, votre paiement,
Et sortez de ma maison promptement ;
Si vous n’aviez fait (chez moi) bon service,
J’aurais rougi mon épée dans votre sang !

Traonlavané disait
À tous les gens de sa maison, cette nuit-là :
— Allez tous vous coucher de bonne heure,
Et s’il arrive quelque chose, avertissez-moi.

Trois heures du matin n’étaient pas sonnées
Que la porte de Traonlavané était brisée ;
Que la porte de Traonlavané était brisée,
Par le baron et ses gens.


  Le seigneur baron demandait
En entrant à Traonlavané :
— Bonjour et joie à tous dans cette maison,
Où est Traonlavané que je ne le vois ?

  — Il est là-bas dans son lit,
Avec une paysanne à ses côtés ;
Avec une paysanne à ses côtés,
Grand déshonneur pour sa lignée !

  Le petit page, quand il entendit,
Monta par l’escalier tournant :
— Mon pauvre maître, si vous dormez,
Au nom de Dieu, éveillez-vous !

  Au nom de Dieu, éveillez-vous,
Votre frère le baron est arrivé ;
Votre frère le baron est arrivé ici,
Et il ne parle que de vous tuer !

  Traonlavané, sitôt qu’il l’entendit,
Sauta au milieu de la chambre :
— Cachez-vous là, dit-il, madame,
Afin que j’aille parler au baron.

  Le seigneur baron demandait
À Traonlavané, quand il arrivait :
— Où est restée ta femme,
Qu’elle n’est pas venue me recevoir ?

  Avant que je m’en aille de Traonlavané,
Je la traverserai de mon épée !
— Parlez plus bas, baron,
De peur de réveiller madame.

  — Allons, à présent, tous les deux dans la salle
Afin de jouer de l’épée, en duel !
Ils sont allés jouer de l’épée,
Traonlavané a gagné.

  Dans la grande salle de Traonlavané,
C’était pitié d’être là ;
Depuis la pierre du foyer jusqu’au seuil,
Le sang remplissait les chaussures !

  Traonlavané disait
À sa douce Jeanne, quand il retourna (auprès d’elle) ;
— J’ai tué dix de mes parents,
Mon frère le baron le onzième.

Mon frère le baron le onzième,
Pour vous sauver la vie, mon épouse.
Il ne sert pas de vous le cacher,
Il faudra aller jusqu’au roi.

Jeanne Le Bihan répondit
À Traonlavané, quand elle l’entendit :
— Si vous allez jusqu’au roi,
Au nom de Dieu, que j’aille aussi !

— Je n’ai pas de carrosses équipés,
Et vous ne résisteriez pas à chevaucher ;
Je vous conduirai chez ma sœur Jeanne,
Où il ne vous arrivera pas de mal.

— Si vous me conduisez chez votre sœur Jeanne,
Cherchez-moi les planches de mon cercueil ;
Cherchez-moi les planches de mon cercueil,
Je ne serai pas en vie quand vous retournerez !

VII

Traonlavané disait,
En arrivant au palais du roi :
— Salut, sire, et vous, reine,
Me voici venu dans votre palais.

Le roi dit alors
À Traonlavané, quand il l’entendit :
— Quel malheur as-tu commis,
Pour être venu si jeune nous voir ?

— J’ai tué dix de mes parents,
Mon frère le baron le onzième ;
Mon frère le baron le onzième,
Pour sauver la vie à ma femme.

La reine dit alors
À Traonlavané, quand elle l’entendit :
— Où tu as commis la plus grande faute,
C’est en ne l’amenant pas avec toi ;

Tu ne l’as pas amenée avec toi,
Tu ne la reverras pas en vie.
Je t’écrirai sur du papier rouge
(Pour que tu puisses) marcher hardiment de tout côté ;

Je t’écrirai sur du papier bleu
(Pour que tu puisses) marcher hardiment en tout lieu ;
Je t’écrirai sur du papier blanc
(Pour que tu puisses) marcher partout la tête haute !…

Traonlavané disait
En arrivant chez sa sœur Jeanne :
— Ma sœur Jeanne, dites-moi,
Où est restée ma femme ?

Où est restée ma femme,
Qu’elle n’est pas venue me recevoir ?
— Votre femme est décédée,
Depuis jeudi dernier !

Quand Traonlavané entendit (cela),
Il se rendit chez le recteur ;
Il se rendit chez le recteur,
Et lui demanda :

— Monsieur le recteur, dites-moi,
Avez-vous enterré ma femme ?
— Je n’ai pas enterré votre femme,
Ni entendu dire qu’elle fût morte….

Traonlavané dit
À sa sœur Jeanne, quand il revint :
— Où as-tu mis ma femme ?
Le recteur ne l’a pas enterrée.

Elle est là-bas dans le jardin,
Plantée parmi les fleurs fines !
Quand Traonlavané entendit (cela),
Il la traversa de son épée ;

Il l’a traversée de son épée,
Et a saisi une pelle ;
Et a saisi une pelle,
Pour déterrer sa femme.

Et quand il l’eût déterrée,
Son pauvre cœur se fendit :
Il la plaça sur ses genoux,
Et mourut alors subitement !

Ils sont tous les deux sur les tréteaux funèbres,
Que Dieu pardonne à leurs âmes !
Ils sont morts tous les deux et mis au cercueil,
Près d’aller en terre sainte.[2]


Recueilli à l’île de Bâs, en 1854.




  1. C’est en vain que j’ai cherché le nom de Traonlavané dans les historiens et les autres écrivains bretons ; le nom est sans doute altéré, de façon à le rendre méconnaissable, ce qui est assez fréquent dans les poésies populaires.
  2. Je possède plusieurs versions de ce gwerz, mais sans différences notables, et aucune d’elles ne fournit d’indication suffisante pour retrouver le véritable nom de Traonlavané.