Charles Baudelaire, étude biographique/Appendice/V

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Étude biographique d’
Librairie Léon Vanier, éditeur ; A. Messein Succr (p. 250-253).

BAUDELAIRE À BRUXELLES


Je n’oublierai jamais ce soir mémorable. Les journaux bruxellois avaient annoncé une conférence de Baudelaire, sans commentaires. Le fait d’un grand poète, d’un des esprits absolus de ce temps, promulguant sa foi littéraire publiquement, semblait alors négligeable. Il faut se rappeler l’indifférence totale du Bruxelles d’alors pour la littérature : un petit nombre de lettrés seulement connaissaient l’auteur des Fleurs du Mal ; on vivait dans un air saturnien où se plombait l’Idée.

Le Cercle littéraire et artistique occupait encore le palais gothique qui fait face à l’Hôtel de Ville. Cette fruste et historique architecture, rajeunie depuis comme un joyau de prix, redevenue le dessin d’une châsse exquisement orfévrie, abritait alors des commerces de grainetiers et d’oiseleurs. Tout le rez-dechaussée et les caves leur avaient été départis : c’était une des activités delà Grand’Place. Mais l’étage restait réservé au Cercle ; on montait un perron, on gravis sait un raide escalier ; une porte s’ouvrait, qui était celle de la salle des conférences. C’était là que devait parler Baudelaire.

Je ne pus me hâter assez pour ouïr les prolégomènes. L’escalier était vide quand j’en escaladai les marches ; un silence régnait sous les voûtes ; je ressentis une petite honte à la pensée qu’une foule avait déjà passé et que j’arrivais le dernier. Je me persuadais une affluence solennelle et empressée, accourue comme à un gala. Un huissier attira le haut battant : j’entendis une voix grêle et mordante, d’un registre élevé : elle s’enflait sur un mode de prédication ; elle syllabisait avec emphase ce los à un autre royal poète : — « Gautier, le maître et mon maître… »

Je me glissai dans la salle. C’est encore, après tant d’années, un sujet de stupeur pour moi, la solitude de ce grand vaisseau où je craignais de ne pouvoir trouver place et qui, jusqu’aux : dernières pénombres, alignait ses banquettes inoccupées. Baudelaire parla, ce soir-là, pour une vingtaine d’auditeurs ; il leur parla comme il eût parlé à une cour de princes et leur révéla un Gautier altissime, l’égal des grands papes de l’Art. À mesure, un étonnement s’exprimait sur les visages, me déception, peut-être aussi l’inquiétude d’une seètc intention cachée sous une louange en apparence imodérée. Nul, parmi les auditeurs clairsemés, ne représentait en ces proportions olympiennes, sous ine telle pourpre, le poète magnifique, mais encore tal connu, que son émule, le maître étincelant et quinlesscncié, exaltait comme un éponyme.

Il nie parut que l’assistance, sans doute échaudée redoutait un tour nouveau de cet ironiste acéré et déconcertant. Je me sentis inondé, quant à moi, des torrentielles beautés d’un discours qui n’était que la plus adroite et la mieux déguisée des lectures. Je communiai avec le poète dans l’enthousiasme. Je lui dus dans l’avenir de ne jamais démériter de l’exemple qu’il m’avait donné en honorant les Maîtres et les Aînés.

Une petite table occupait le milieu de l’estrade ; il s’y tenait debout, en cravate blanche, dans le cercle lumineux épanché d’un carcel. La clarté tournoyait autour de ses mains fines et mobiles ; il mettait une coquetterie à les étaler ; elles avaient une grâce presque féminine en chiffonnant les feuillets épars, négligemment, comme pour suggérer l’illusion de la parole improvisée. Ces mains patriciennes, habituées à manier le plus léger des outils, parfois traçaient dans l’air de lents orbes évocatoires ; ou bien elles accompagnaient la chute toujours musicale des phrases de planements suspendus comme des rites mystiques.

Baudelaire évoquait, en effet, l’idée d’un homme d’église et desbeaux gestes de la chaire. Les manchettes de toile molle s’agitaient comme les pathétiques manches des frocs. Il déroulait ses propos avec une onction quasi évangélique ; il promulguait ses dilections pour un maître vénéré de la voix liturgique d’un évêque énonçant un mandement. Indubitablement, il se célébrait à lui-même une messe de glorieuses images ; il avait la beauté grave d’un cardinal des lettres officiant devant l’Idéal. Son visage glabre et pâle se pé nombrait dans la demi-teinte de l’abat-jour ; j’apercevais se mouvoir ses yeux comme des soleils noirs ; sa bouche avait une vie distincte dans la vie et l’expression du visage ; elle était mince et frissonnante, d’une vibratilité fine sous l’archet des mots. Et toute la tête dominait de la hauteur d’une tour l’attention effarée des assistants.

Au bout d’une heure, l’indigence du public se raréfia encore, le vide autour du magicien du Verbe jugea possible de se vider davantage ; il ne resta plus que deux banquettes. Elles s’éclaircirent à leur tour : quelques dos s’éboulaient de somnolence et d’incompréhension. Peut-être ceux qui restaient s’étaient-ils émus d’une pensée secourable : peut-être ils demeuraient comme un passant accompagne dans le champ funèbre un solitaire corbillard. Peut-être aussi c’étaient les huissiers et les messieurs de la commission retenus à leur poste par un devoir cérémonieux.

Le poète n’eut pas l’air de remarquer cette désertion qui le laissait parler seul entre les hauts murs parcimonieusement éclairés. Une dernière parole s’enfla comme une clameur : « Je salue en Théophile Gautier, mon maître, le grand poète du siècle. » Et la taille rigide s’inclina, il eut trois saluts corrects comme devant une assemblée véritable. Rapidement une porte battit. Puis un huissier emporta la lampe ; je demeurai le dernier dans la nuit retombée, dans la nuit où sans écho était montée, s’était éteinte la voix de ce Père de l’Eglise littéraire (i). Camille Lemonnier.

(i) La vie Belge, Fasquclle, éd. 1905.