Charles Baudelaire, étude biographique/I

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Étude biographique d’
Librairie Léon Vanier, éditeur ; A. Messein Succr (p. 1-17).
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I


Le poète, qui a donné, dans son œuvre, une si large place à la vie des grandes villes, était le petit-fils d’un paysan champenois.

Une copie de nombreux papiers de famille, que j’ai été admis à consulter, m’a fait découvrir les origines, jusqu’à ce jour inconnues, de ses ancêtres. Ils habitaient, sous le règne de Louis XV, la commune de la Neuville-au-Pont (canton de Sainte-Menehould, département de la Marne).

Les registres de la paroisse qui comptait, à cette époque, plus de quinze cents fidèles, m’ont permis de remonter jusqu’aux grands parents du poète.

D’après un extrait de leur acte de mariage, Marie-Charlotte Dieu, née, le 23 mai 1717, à la Neuville-au-Pont, épousa, en secondes noces, le 10 février 1758, Claude Beaudelaire (sic)[1] domicilié dans la même commune.

La condition sociale des deux époux n’est pas indiquée sur cet acte de mariage ; mais il existe encore, dans le pays, des ouvriers vignerons qui portent le nom patronymique de Baudelaire[2]. Il est à croire que les ancêtres du poète étaient des tenanciers, ou plutôt de petits propriétaires jouissant de quelque aisance. Comment expliquer autrement l’éducation raffinée qu’ils firent donner à l’unique enfant qui leur naquit, le 8 juin 1759, Joseph-François Baudelaire[3] ?

Élevé dans un collège de grande ville, ou peut-être dans un séminaire, car, d’après un propos tenu par son fils, il aurait « porté la soutane avant de porter le bonnet rouge[4] », François Baudelaire, très jeune encore, entra, vers 1780, comme répétiteur, au collège Sainte-Barbe. Le proviseur, qui le patronnait, le plaça, en qualité de précepteur, chez le duc de Choiseul-Praslin, l’aïeul du pair de France qui, en 1847. assassina sa femme et n’échappa à l’échafaud que par le suicide.

À l’hôtel Praslin, le jeune précepteur prit, au contact de la meilleure compagnie, une courtoisie de manières, un savoir-vivre qui, plus tard, lui furent fort utiles dans ses relations avec le monde officiel. Mais, esprit très ouvert et très ardent, il professait en politique et en philosophie les doctrines nouvelles, et comptait d’anciens camarades dans le parti révolutionnaire. Ce fut ce qui lui permit de rendre, en 1793, les plus grands services au duc et à la duchesse de Praslin[5]. Il fut assez heureux pour soustraire à la confiscation les biens de la famille dont il avait été le commensal, et dans le même temps, s’il faut en croire sa veuve, il aurait donné une grande marque de dévouement à Condorcet, l’illustre proscrit : il lui aurait procuré le poison qui le sauva de l’échafaud.

Il paraît constant que François Baudelaire montra un vrai courage dans la crise de la Terreur. Sa veuve le représente courant, jour et nuit, les tribunaux et les prisons et bravant, pour son compte, la mort à laquelle il disputait avec acharnement les têtes menacées de ses amis.

Quand, sous le Directoire et le Consulat, ils eurent retrouvé leur ancien crédit, ses protégés en usèrent, à leur tour, pour le servir et lui obtenir une haute situation administrative[6].

François Baudelaire se maria une première fois en 1803.

Sa femme, Mlle Janin, lui apporta en dot une petite fortune, composée de biens ruraux et de terrains situés aux Ternes et à Neuilly. De ce mariage naquit un seul enfant, un fils, qui fut appelé Claude. Il entra, jeune encore, dans la magistrature et mourut vers 1866[7].

Devenu veuf en 1814, François Baudelaire se remaria cinq ans après. Il avait rencontré chez M. Pérignon, un de ses intimes, une orpheline, pupille de son ami qui l’avait élevée parmi ses filles, Mlle Caroline Archimbaut-Dufays, « née de M. Charles Dufays, ancien officier militaire, et de dame Louise-Julie Foyot-Lacombe, son épouse, décédée sa veuve, demeurant à Paris, rue Saint-Hyacinthe-Saint-Honoré, no 6[8] ».

Mlle Dufays, qui touchait à sa vingt-sixième année, n’avait aucune fortune ; mais, sans être jolie, elle était fort gracieuse et d’une vivacité d’esprit qu’attestent ses lettres. Si sa pauvreté contribua peut-être à lui faire accepter un mari qui avait près de trois fois son âge, il est certain qu’elle céda aussi à d’autres raisons meilleures, notamment au prestige que le prétendant sexagénaire devait à ses manières d’une courtoisie aristocratique, et surtout à une originalité d’esprit qui, dans la famille Pérignon, le faisait « comparer à La Fontaine pour la naïveté et la bonhomie[9] ». Pendant les huit ans que dura leur union, les deux époux semblent avoir été heureux[10].

Le 9 avril 1821[11], un fils leur naquit ; il fut baptisé, deux mois plus tard, à l’église Saint-Sulpice, leur paroisse[12].

On croyait que son acte de naissance, avec tant d’autres, avait disparu dans les incendies de la Commune. Il a cependant été retrouvé[13] dans un dossier aux archives de la Seine :

L’an 1821, le onzième jour du mois d’avril, onze heures du matin, par devant nous, Antoine-Marie Fieffé, adjoint à M. le maire du XIe arrondissement (le VIe actuel), faisant les fonctions d’officier de l’état civil, est comparu M, Joseph-François Baudelaire, ancien chef de bureau de la Chambre des Pairs, âgé de 61 ans, demeurant à Paris, rue Hautefeuille, 13, quartier de l’Ecole de Médecine[14], lequel nous a présenté un enfant du sexe masculin, né avant-hier, neuf, à trois heures de relevée, en dite demeure de lui déclarant et de dame Caroline Dufays, son épouse, mariés à Paris au XIe arrondissement, le 9 septembre 1819, auquel enfant il a déclaré vouloir donner les prénoms de Charles-Pierre ; lesdites déclaration et présentation faites en présence de M. Claude Ramey, statuaire, membre de l’Institut, âgé de 65 ans, demeurant rue des Maisons de Sorbonne, n° 11, premier témoin, et de M. Jean Naigeon, peintre, conservateur du musée royal du Luxembourg, âgé de 62 ans, demeurant rue de Vaugirard, n° 7, second témoin. Et ont les pères et témoins signé avec nous le présent acte de naissance après lecture.

Signé : Baudelaire, Ramey, Naigeon, Fieffé.

Charles avait six ans quand il perdit son père, le 10 février 1827. Il lui garda, toute sa vie, un profond et pieux souvenir[15]. Ses amis l’ont entendu souvent raconter ses promenades d’enfant, au jardin du Luxembourg, où le vieillard à longs cheveux blancs, tout en menaçant de sa canne les chiens irrespectueux, lui expliquait les statues. Cet enseignement prématuré rencontrait chez Charles une aptitude native, très marquée, qu’atteste cette note des Fusées : « Les images, ma grande, ma primitive passion. »

Ces premiers indices de son tempérament d’artiste se retrouvent dans cette ligne d’une esquisse d’autobiographie écrite par le poète : « Enfance. Vieux mobilier Louis XVI, antiques, Consulat, pastels, société XVIIIe siècle[16] ».

C’était un mobilier fort modeste, en somme, que celui de la maison paternelle, tel que les inventaires le décrivent. En dehors des gouaches, des pastels dus aux pinceaux et aux crayons de François Baudelaire et de sa première femme, il ne consistait guère qu’en quelques plâtres d’après l’antique et en quelques gravures d’après des tableaux de maîtres plus ou moins célèbres ; mais n’était-ce pas suffisant pour éveiller chez un enfant précoce et si richement doué le sentiment de la beauté plastique ?

Dans l’année qui suivit la mort de son premier mari (8 novembre 1828), la mère de Baudelaire épousait un chef de bataillon promis à un brillant avenir, M. Aupick, déjà chevalier de Saint-Louis, officier de la Légion d’honneur, et, depuis six ans, aide de camp du prince de Hohenlohe. Bientôt promu lieutenant-colonel et envoyé à Lyon, M. Aupick y emmena sa femme et son beau fils. Le futur poète des Fleurs du mal avait l’âge de commencer ses études. On le mit d’abord à la pension Delorme qui répétait au Collège Royal, et l’année suivante (1833) interne à ce collège.

Il n’y a point de doute que l’enfant ait ressenti cruellement ces événements. La haine qu’il voua dès lors à M. Aupick, et qui devait aboutir à l’éclat dont je parlerai tout à l’heure, a fourni à la légende baudelairienne, où il faut bien admettre qu’il entre souvent une bonne part de vérité, ses traits les plus nombreux. M. Buisson pourra noter justement :

« Baudelaire était une âme très délicate, très fine, originale et tendre, qui s’était fêlée[17], au premier choc de la vie. Il y avait, dans son existence, un événement qu’il n’avait pu supporter : le second mariage de sa mère. Sur ce sujet, il était inépuisable, et sa terrible logique se résumait toujours ainsi : « Quand on a un fils comme moi, — comme moi était sous-entendu, — on ne se remarie pas. »

Les quelques années qu’il passa au collège de Lyon, Baudelaire ne semble pas avoir été heureux : témoin ces lignes de son autobiographie : « Après 1830, le collège de Lyon, coups, batailles avec les professeurs et les camarades, lourdes mélancolies. »

Ainsi, l’indépendance et la singularité de son caractère s’annonçaient par de profonds contrastes, souvent même par une lutte ouverte avec ses condisciples. Un de ses journaux intimes, Mon cœur mis à nu, contient cette phrase : « Sentiment de solitude, dès mon enfance, malgré la famille, et au milieu des camarades surtout, — sentiment de destinée éternellement solitaire. Cependant goût très vif de la vie et du plaisir[18]. »

Ce n’est pas le seul trait où éclate l’originalité de sa nature. Il a noté, dans Mon cœur mis à nu, le rêve qui hantait dès lors son esprit : être « tantôt pape, mais pape militaire, tantôt comédien ». Etrange association d’idées qui s’explique par le prestige qu’eut, de tout temps, pour son imagination, le côté plastique de la vie, sans préjudice de son penchant au mysticisme[19].

En 1836, le colonel Aupick, appelé à l’état-major de la place de Paris, mit Charles au collège Louis-le-Grand. L’écolier ne s’était pas signalé, à Lyon, par des succès éclatants : un seul prix, en dessin, et quelques accessits variés avaient soldé les quatre exercices scolaires. Cependant le colonel avait tant de confiance dans l’avenir de son beau-fils, qu’il dit au proviseur, en le lui présentant : « Monsieur, voici un cadeau que je viens vous faire ; voici un élève qui fera honneur à votre collège. »

Baudelaire justifia ces espérances. Non content de cueillir les lauriers de sa classe, il tournoya glorieusement au Concours-général. Mais déjà sa précoce indépendance réclamait d’autres horizons que

… le ciel carré des solitudes
Où l’enfant boit dix ans l’âpre lait des études[20].

« C’était un esprit exalté, plein parfois de mysticisme et parfois d’une immoralité et d’un cynisme (en paroles seulement du reste), qui dépassait la mesure ; en un mot c’était un excentrique, transporté d’enthousiasme pour la poésie, récitant des vers de Hugo, Gautier, etc., à tout propos, et pour moi et beaucoup de nos camarades c’était une cervelle à l’envers. »

Pour cette période de la vie de notre poète, à ce témoignage d’un labadens qui désire garder l’anonyme, se joint celui d’un autre camarade, M. Hignard, qui l’a connu au collège de Lyon, « fin et distingué bien plus qu’aucun de ses condisciples », et l’a retrouvé à Paris « changé, attristé, aigri ». Baudelaire, de Louis-le-Grand, envoya une pièce de vers à M. Hignard (1839), — déjà tristes et las :

Tout à l’heure je viens d’entendre[21]

Enfin, M. Emile Deschanel, encore un condisciple, nous fournit d’intéressants renseignements sur des escapades littéraires dont il était le complice[22] :

« Pendant les classes de mathématiques, nous passions le temps à nous écrire des bouts-rimés au courant de la plume. J’ai encore dans la mémoire quelques-uns des vers de ce temps-là, qu’il a oubliés sans doute et qui ne ressemblent pas précisément à ceux qu’il a donnés au public sous le nom de Fleurs du mal. »

Après avoir cité avec force éloges une strophe très médiocre, pastiche flagrant d’André Chénier, le critique se montre bien rigoureux pour d’autres vers, visiblement imités, non, comme il le dit, de Byron, qui a un tout autre accent, mais plutôt de Sainte-Beuve que Baudelaire aimait avec passion, dès le collège[23] :

« On trouvait déjà, çà et là, certaines affectations byroniennes de corruption prématurée. Écoutez, par exemple, ceci :

« N’est-ce pas qu’il est doux, maintenant que nous sommes
Fatigués et flétris comme les autres hommes,
De chercher quelquefois, à l’Orient lointain,
Si nous voyons encor les rougeurs du matin,
Et, quand nous avançons dans la rude carrière,
D’écouter les échos qui chantent en arrière,
Et les chuchotements de ces jeunes amours
Que le Seigneur a mis au début de nos jours ? »

Ce pastiche de Joseph Delorme serait fort innocent s’il n’était, avant tout, risible sous la plume d’un désespéré et d’un blasé de dix-sept ans.

Mais l’originalité du jeune poète ne tarda pas à se dégager. Un autre de ses anciens camarades, le spirituel anonyme auquel nous devons le curieux récit placé en tête des citations du recueil : Souvenirs-correspondances-bibliographie (Paris, Pincebourde, 1872) nous a conservé une fort remarquable pièce de vers qui, d’après le paysage décrit, doit avoir été composée au retour d’un voyage que Charles fit, avec son beau-père, dans les Pyrénées, en 1837 ou 1838[24]. Le titre abstrait de ce petit poème : Incompatibilité, étonne et fait songer aux titres similaires de plusieurs Fleurs du mal ; mais ce qui frappe surtout, c’est la hardiesse des images et l’accent profond, la sincérité des impressions énergiquement rendues :

« Sur ces monts où le vent efface tout vestige,

Ces glaciers pailletés qu’allume le soleil,
Sur ces rochers altiers, où guette le vertige,
Dans ce lac où le soir mire son teint vermeil,
« Sous mes pieds, sur ma tête, et partout, le silence,
Le silence qui fait qu’on voudrait se sauver,
Le silence éternel et la montagne immense,
Car l’air est immobile et tout semble rêver. »

Le vers souligné ne rend-il pas à merveille la nervosité si vive que l’on retrouve à chaque page des Fleurs du Mal ?

Baudelaire était sorti du collège en avril 1839, au milieu de l’année scolaire. Une ligne mystérieuse de l’esquisse d’autobiographie : « Jeunesse, expulsion de Louis-le-Grand, histoire du baccalauréat », demanderait des éclaircissements. Sur le premier de ces faits, les archives du lycée sont muettes[25]. Quant à histoire du baccalauréat, la tradition veut que Baudelaire ait dû son succès, dans cette banale épreuve, à ses intelligences avec la ménagère d’un examinateur.


  1. Dans le Tombeau de Charles Baudelaire (Paris, Bibliothèque artistique et littéraire, 1896), ouvrage auquel nous nous référerons plusieurs fois, le prince Alexandre Ourousof note que « badelaire ou baudelaire est, en vieux français, le nom d’une épée courte à deux tranchants, élargie du bout ».
    Charles Baudelaire tenait beaucoup à ce qu’on orthographiât son nom correctement ; il fit détruire une plaquette tirée à 25 exemplaires chez Poulet-Malassis en 1853 : la Philosophie de l’Ameublement, parce que le typographe avait écrit Beaudelaire.
  2. On a bien voulu nous signaler qu’il existait aussi, vers 1887, à Strasbourg, un Baudelaire, photographe, cousin du poète.
  3. Pour les antécédents de François Baudelaire, nous n’avons guère qu’une source d’informations, mais la plus sûre qu’on puisse souhaiter, une lettre où la mère du poète, alors devenue Mme Aupick, parle longuement de son premier mari. Voir plus loin (Appendice VI), la lettre de Mme Aupick à Charles Asselineau. L’auteur de la Vie de Baudelaire, s’est contenté d’indiquer cette curieuse figure dont je vais, en m’aidant de quelques documents nouveaux, esquisser les principales lignes.
  4. Notes de M. Prarond.

    Cf. : «… Baudelaire, auquel j’ai entendu dire, de sa voix la plus aigüe et la plus sifflante : « Moi, fils d’un prêtre… » (Jules Levallois, Physionomies de la Bohème.)

  5. « François Baudelaire qui, pour vivre, donnait des leçons de dessin, partageait son gain avec elle (la famille de Choiseul-Praslin). Parmi ses élèves, il y avait la fille d’un boulanger de son quartier, lequel le payait en petits pains, et cette rétribution était, comme les autres, mise en commun. » (La famille de Charles Baudelaire, par Georges de Nouvion, Paris, typographie Firmin-Didot.)
  6. Je dois les curieux détails qui suivent à l’extrême obligeance de M. Favre, l’érudit archiviste du Sénat. Ils rectifient des renseignements peu exacts donnés par Mme Aupick à Charles Asselineau. Voici le résumé des recherches de M. Favre : « François Baudelaire n’était ni conservateur du palais et des jardins, ni contrôleur, ni vérificateur, et n’avait pas à faire de commandes aux artistes. Tout ce qui concernait le palais et les jardins était administré, ordonné par une commission sénatoriale… Quelles étaient donc les fonctions de Baudelaire ? En fouillant et furetant les pièces de comptabilité du Sénat impérial (1804-1814), je trouve sur tous les états son nom ainsi mentionné : Administration et police intérieure, Beaudelaire (sic), chef de bureau, 10.000 francs par an… À partir de 1814, il disparaît, et ses fonctions elles-mêmes ne sont plus mentionnées. Elles étaient un rouage de l’administration impériale. » Le père de notre poète figure déjà dans l’Almanach national de l’an IX (1801), en qualité de secrétaire de la commission administrative et de contrôleur des dépenses du Sénat. Il n’est plus désigné, dans les almanachs de l’Empire, que sous le titre vague de chef des bureaux ; son nom est constamment orthographié Beaudelaire.
  7. Nous n’aurons guère l’occasion d’en parler : Claude et Charles, son demi-frère né du mariage subséquent de Joseph-François, réalisaient les caractères les plus opposés ; ils cessèrent à peu près de se voir vers 1844.
  8. Je transcris le texte même du contrat de mariage de François Baudelaire. Je n’ai pu découvrir rien de plus sur les ascendants maternels du poète. Ma curiosité, à leur sujet, avait été fort excitée par ces lignes du journal intime, Fusées : « Mes ancêtres, fous ou maniaques, dans des appartements solennels, morts tous victimes de leurs furieuses passions. » Cette allusion ne pouvant évidemment s’appliquer aux paysans de la branche paternelle, il m’était permis de conjecturer qu’à une époque plus ou moins lointaine, la famille Dufays, dont le nom est identique ou, du moins, analogue à celui de plusieurs familles nobles d’Angleterre et de Normandie qui remontent jusqu’au temps de Guillaume le Conquérant, avait subi quelque déchéance, par suite de la folie, des manies, ou des furieuses passions de quelques-uns de ses membres. Leur dernier descendant eût été par suite poussé vers la carrière des armes toujours ouverte aux déclassés. Hypothèse justifiée par la pauvreté de Charles Dufays, qui ne laissa aux siens que de très faibles ressources : sa fille n’avait, d’après le contrat de mariage, qu’un trousseau fort modeste et n’apportait qu’une somme de mille francs à la communauté. Mais toutes mes recherches pour éclaircir les origines de la famille maternelle du poète n’ont abouti a aucun résultat.
  9. Appendice, ch. vi, lettre de Mme Aupick à Asselineau. M. de Nouvion, op. cit., raconte : « Il lui avait souvent promis de la marier. Mais elle n’avait aucune fortune, ce qui rendait la réalisation de cette promesse difficile. Devenu veuf, Baudelaire se proposa lui-même, d’abord en plaisantant, puis sérieusement, et le mariage fut décidé. » M. de Nouvion nous apprend encore que Mlle Dufays était née à Londres, paroisse Saint-Pancrace, le 27 septembre 1793. Ceci expliquerait comment Baudelaire a pu dire qu’il savait l’anglais de naissance.
  10. Quarante ans après son premier veuvage, Mme Aupick écrit à Asselineau : « M. Baudelaire dont j’ai conservé un bien doux souvenir… »
  11. Et non le 21 avril comme Gautier l’a dit, par erreur, dans le très beau travail placé en tête des Œuvres complètes de Baudelaire.
  12. Voici le texte de l’acte de baptême : « Le jeudi, 7 juin 1821, a été baptisé Charles-Pierre, né le 9 avril dernier, fils de Joseph-François Baudelaire, peintre, et de Caroline Dufays, son épouse, demeurant rue Hautefeuille, no 13. Le parrain, Pierre Pérignon, rue Saint-Augustin, no 8 ; la marraine, Louise Coredougnan, femme Pérignon, épouse du parrain, lesquels ont signé avec nous, le père présent. Baudelaire, Pérignon, C. Pérignon, Couturier, prêtre. » Le poète se trompait donc quand il donnait à Poulet-Malassis le renseignement que celui-ci a consigné sur un feuillet de son exemplaire des Fleurs du mal, 1ère édition) : « Baudelaire nous a appris l’autre jour, en conversant, qu’il avait été tenu sur les fonts baptismaux par Naigeon (l’athée Naigeon) et Mme Ramcy, la femme du sculpteur. » Du reste, l’erreur de Baudelaire s’explique, pour partie du moins, par une confusion de son acte de baptême avec son acte de naissance ; puis il savait que les deux frères Naigeon, le conservateur et le conservateur adjoint de la galerie du Luxembourg, avaient été, comme Ramey, au nombre des amis de son père ; ils figurent même parmi les membres du conseil de famille convoqué, après la mort de François Baudelaire pour nommer à Charles un premier subrogé-tuteur, qui fut M. Pérignon.

    Le titre de peintre, donné, dans cet acte de baptême, à l’ancien chef des bureaux du Sénat, indique qu’après avoir pris sa retraite, il se livra sans contrainte à son goût pour les beaux-arts. L’inventaire du mobilier, fait à sa mort, mentionne une vingtaine de pastels et de gouaches qui étaient, en partie son œuvre, en partie celle de sa première femme.

  13. Par M. Henri Baillière (Bulletin de la Société Historique du vie arrondissement, 3e année, nos 3 et 4, juillet-décembre 1900.)
  14. Cette maison, — selon Théodore de Banville, une vieille maison à tourelles, — a été démolie lors du percement du boulevard Saint-Germain.
  15. Sur une liste d’objets déposés par Baudelaire chez des amis, se trouve cette mention : « Une gouache de mon père », et Mon cœur mis à nu contient ces deux lignes étranges : « Faire tous les matins ma prière à Dieu, réservoir de toute force et de toute justice, à mon père, à Mariette et à Poe, comme intercesseurs. »
  16. Ce précieux document, qui n’a que vingt-cinq lignes, a été imprimé in extenso dans la Bibliographie de MM. La Fizelière et Decaux, Paris, 1868. Je le citerai plus d’une fois.
  17. Il est curieux de noter que le mot de fêlure ou l’idée qu’il traduit, se retrouvent dans maints portraits biographiques de Baudelaire : on vient de lire la note de M. Buisson ; M. Hignard, dont nous parlerons plus loin, écrit : « Livré si jeune à tous les hasards de la vie, l’âme ulcérée, réduit à maudire ceux qu’il aurait dû aimer, il se produisit dès lors en lui une fêlure dont il ne guérit jamais. » Enfin, Théophile Gautier, selon M. Champfleury (Souvenirs et portraits de jeunesse, Dentu, 1872), définissait leur ami commun : « un beau vase qui a une fissure. »
  18. On est peu renseigné, en somme, sur la première enfance de Charles Baudelaire, — si peu qu’on serait porté à demander à l’œuvre du poète un supplément d’informations sur sa vie. À ce sujet, observons qu’il y a lieu de tenir pour un récit véridique la visite qu’il conte, avec un ravissement encore si ému, avoir faite, dans ses premières années, à une dame Panckoucke (morale du joujou, Œ. C., iii). Nous avons relevé en effet, dans l’incomparable collection de M. Ancelle, une lettre de Mme Panckoucke au général Aupick.
  19. Mme Aupick était très pieuse, mais d’une piété toute féminine. Quant à François Baudelaire, sans doute peut-on discerner quelque indice des inclinations de son esprit dans les lignes suivantes, écrites par Mme Aupick à Asselineau, après la mort de son fils, à l’occasion d’un envoi de tableaux qu’elle le prie d’accepter en souvenir ; je les cite d’autant plus volontiers qu’elles me semblent particulièrement intéressantes, en ce qui concerne les hérédités que notre poète trouva dans son berceau.
    « … Les deux tableaux dans votre caisse sont pour vous, mon enfant, Charles les avait suspendus lui-même dans sa chambre ; celui à l’huile, vieux tableau, est un Saint-Antoine dans sa solitude, où il se croyait obsédé par le démon ou un mauvais ange ; il a près de lui une croix.
    « M. Baudelaire s’était amusé à faire pour pendant à ce tableau, un tableau profane. À la place du saint, il a mis une bacchante qui tient un thyrse au lieu de la croix de Saint-Antoine ; elle est entourée d’amours au lieu d’anges… » (8 novembre 1867).
  20. Epître à Sainte-Beuve. V. les Œuvres posthumes qui paraîtront incessamment (Société du Mercure de France).
  21. V. cette pièce dans le Charles Baudelaire, Œuvres posthumes. Une autre pièce :
    Hélas ! qui n’a gémi sur autrui, sur soi-même…
    (V. ibid.) fut remise à M. Hignard, par Baudelaire, vers 1852. Ces deux pièces ont été produites par M. Hignard, doyen honoraire de la Faculté des lettres de Lyon, au cours d’une conférence faite à Cannes, et dont on trouvera le texte dans le Midi Hivernal, nos des 17 et 24 mars 1892.
  22. Journal des Débats, 15 octobre 1864.
  23. V. dans le Charles Baudelaire, Lettres (Société du Mercure de France, 1907), la lettre à Sainte-Beuve de 1844).
  24. « Voyages avec mon beau-père dans les Pyrénées » (Esquisse d’autobiographie).
  25. Par contre, M. Charles Cousin, le « spirituel anonyme » dont il est parlé plus haut, en a donné une raison que ses collaborateurs du Charles Baudelaire, publié chez Pincebourde, le prièrent de supprimer dans les pages destinées à leur recueil commémoratif, mais qu’il rétablit dans son Voyage au grenier (Paris, Damascène Morgant, 1878).
    « Je me souviens seulement de sa brusque disparition avant la fin de mes études et du motif que lui donnèrent les cancans de la « première cour ». Le voici en latin, ou plutôt non ; relisez, si vous êtes curieux, la seconde églogue de Virgile. »
    Mais M. Philippe Berthelot, qui a reçu les confidences de Louis Ménard — encore un condisciple de Baudelaire, — déclare que « cette petite note perfide ne répond à rien de réel. » (Revue de Paris, Louis Ménard, Ier juin 1901.)