Charles Baudelaire, étude biographique/II

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Étude biographique d’
Librairie Léon Vanier, éditeur ; A. Messein Succr (p. 18-33).
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II


M. Aupick, devenu maréchal de camp[1], était, plus que jamais, en mesure de seconder son beau-fils, dans la carrière qu’il voudrait embrasser. Ici, il faut laisser la parole à sa veuve : « Quand sont arrivés les succès de collège à Louis-le-Grand et les études terminées, il a fait pour Charles des rêves dorés d’un brillant avenir. Il voulait le voir arriver à une haute position sociale, ce qui n’était pas irréalisable, étant l’ami du duc d’Orléans[2]. Mais quelle stupéfaction pour nous quand Charles s’est refusé à tout ce qu’on voulait faire pour lui, a voulu voler de ses propres ailes et être auteur ! Quel désenchantement dans notre vie d’intérieur si heureuse jusque-là ! Quel chagrin ! »

En déclarant à ses parents qu’il entendait suivre sa vocation, le jeune poète s’engageait dans une lutte qui devait être plus douloureuse pour lui que pour tout autre. Le général lui demeurait odieux par cela seul qu’il avait remplacé son père, et son amour très profond pour sa mère était altéré par le grief qu’il se faisait contre elle de ce second mariage. D’autre part, il ne rencontrait chez M. Aupick ni la tendresse ni l’amour des lettres qui eussent intercédé pour lui, dans le cœur de son père[3].

Cette crise de famille dura quatre ans, de 1838 à 1842. Au sortir du collège, le poète s’était livré tout entier à la flânerie si féconde qui, à cet âge, même chez les mieux doués, prépare la période du travail. Il ne parle que vaguement de cette époque de sa jeunesse, dans une trop courte note de son autobiographie : « Vie libre à Paris, premières liaisons littéraires : Ourliac, Gérard, Balzac, Le Vavasseur, Delatouche[4] ». Heureusement, les spirituelles et précieuses notes de M. Le Vavasseur jettent une vive lumière sur l’esprit, le caractère et la vie du jeune poète qui était devenu son ami :

« Si ma vieille mémoire ne me trahit pas, c’était dans l’hiver de 1838-1839 que je vis Baudelaire pour la première fois, à la pension Bailly[5], dans la chambre d’un de mes compatriotes et bons amis qui venait d’achever ses études au collège Louis-le-Grand, Louis de la Gennevraye. Là aussi se trouvait Ernest Prarond, venu d’Abbeville. Prarond faisait des vers, moi aussi ; nous nous liâmes d’amitié tendre, surtout Baudelaire et moi. Cela devait être, ayant les caractères les plus différents, les allures les plus dissemblables et l’aspect extérieur le plus complètement opposé. Il était brun, moi blond ; de taille moyenne, moi tout petit ; maigre comme un ascète, moi gros comme un chanoine ; propre comme une hermine, moi négligé comme un caniche ; mis comme un secrétaire d’ambassade anglaise, moi comme un vendeur de contre-marques ; réservé, moi bruyant ; libertin par curiosité, moi sage par indolence ; païen par révolte, moi chrétien par obéissance ; caustique, moi indulgent ; se tourmentant l’esprit pour se moquer de son cœur, moi laissant tous les deux trottiner comme une attelée… »

Ils débutèrent tous deux par une collaboration au premier Corsaire[6], gazette littéraire qui justifiait son nom par l’âpreté de sa polémique. Laissons encore la parole à M. Le Vavasseur :

« Jetait, qui voulait, dans la boîte du journal, entrefilets, épigrammes et couplets. Nous avions dix-huit ans. Romantiques nous étions, c’était dans le sang, et, après Casimir Bonjour, le Casimir, dont nous faisions le plus volontiers de vieilles culottes, était Casimir Delavigne. Il venait, je crois, de donner aux Français la Popularité. Par quelle anomalie, par quelle inconséquence nous avisâmes-nous d’aller chercher dans Béranger un air pour le chansonner ? Je n’en sais rien. Toujours est-il que nous lançâmes dans les jambes de l’auteur de La Parisienne une chanson en sept ou huit couplets, sur l’air du Roi d’Yvetot :

Il fut toujours fort bien en cour,
    Même en cour citoyenne.
On dit, le bruit fâcheux en court,
    Qu’il fit la Parisienne.


Avec l’École des Vieillards,
Il amassa quelques milliards
         De liards,
Oh ! oh ! oh ! oh ! etc.

« Je retrouve ce fragment dans un coin de ma mémoire, où il est plus facile de l’aller chercher que dans le numéro de novembre ou décembre 1838, du Corsaire, où la chanson fut insérée tout au long (sans signature !). »

Non content de se lier avec les jeunes littérateurs de son âge, Baudelaire rechercha dès lors les écrivains célèbres. Parmi ceux qu’il nomme dans les lignes citées plus haut, Gérard, Ourliac et Delatouche n’ont eu sans doute, avec lui, que des relations fugitives, car elles n’ont laissé presque aucune trace dans ses écrits, ni dans la mémoire de ses amis de jeunesse. En revanche, les notes de M. Prarond racontent, avec des détails très caractéristiques, les premiers rapports du jeune poète inconnu et de l’illustre auteur du Père Goriot :

« Baudelaire se présenta, sans intermédiaire, à Balzac. Lui-même me l’a dit, le lendemain de la rencontre. Balzac et Baudelaire s’avançaient en sens contraire, sur un quai de la rive gauche. Beaudelaire s’arrêta devant Balzac et se mit à rire comme s’il le connaissait depuis dix ans. Balzac s’arrêta de son côté et répondit par un large rire, comme devant un ami retrouvé. Et après s’être reconnus d’un coup d’œil et salués, les voici cheminant ensemble, discutant, s’enchantant, ne parvenant pas à s’étonner l’un l’autre. »

Mais, à cette date, le jeune poète ne prétend pas seulement au talent littéraire ; il convoite, avec non moins d’ardeur, l’étrange supériorité du dandysme. Tous ceux qui l’ont connu dans ce temps-là sont unanimes à attester l’élégance de sa toilette et de sa tenue. L’occasion de décrire, d’après les crayons qu’ils en ont tracés, plusieurs des costumes fashionables du poète, se rencontrera plus loin. Voici le premier en date, que M. Prarond nous fournit :

« Je le vois encore descendre un escalier de la maison Bailly, mince, le cou dégagé, un gilet très long, des manchettes intactes, une légère canne à petite pomme d’or à la main, et d’un pas souple, lent, presque rythmique. »

Malgré son culte pour la toilette, Baudelaire n’était nullement mondain. C’était pour sa satisfaction personnelle qu’il avait ces habitudes d’élégance. Il ne fréquentait guère que ses camarades, car il s’était voué courageusement à ce long apprentissage qui, pour la poésie comme pour tout art ou métier, est la condition inévitable de la maîtrise. Son originalité naissante affectait une forme farouche et truculente, j’emprunte ce mot pittoresque, le seul qui convienne ici au vocabulaire romantique de Petrus Borel, pour lequel Baudelaire avait une dévotion particulière et qu’il imite sensiblement dans le fort étrange poème qu’on va lire, — unique spécimen que nous ayons d’une manière de transition qu’il ne tarda pas à répudier[7]. Aussi faut-il citer la pièce tout entière :

Je n’ai pas pour maîtresse une lionne illustre.
La gueuse, de mon âme, emprunte tout son lustre.
Insensible aux regards de l’univers moqueur,
Sa beauté ne fleurit que dans mon triste cœur.

Pour avoir des souliers elle a vendu son âme.
Mais le bon Dieu rirait si, près de cette infâme,
Je tranchais du tartufe et singeais la hauteur,
Moi qui vends ma pensée et qui veux être auteur.

Vice beaucoup plus grave, elle porte perruque.
Tous ses beaux cheveux noirs ont fui sa blanche nuque,
Ce qui n’empêche pas les baisers amoureux
De pleuvoir sur son front plus pelé qu’un lépreux.

Elle louche, et l’effet de ce regard étrange,
Qu’ombragent des cils noirs plus longs que ceux d’un ange,
Est tel que tous les yeux, pour qui l’on s’est damné,
Ne valent pas pour moi son œil juif et cerné.

Elle n’a que vingt ans ; la gorge déjà basse
Pend de chaque côté, comme une calebasse,
Et pourtant, me traînant chaque nuit sur son corps,
Ainsi qu’un nouveau-né, je la tette et la mords ;

Et bien qu’elle n’ait pas souvent même une obole
Pour se frotter la chair et pour s’oindre l’épaule,
Je la lèche en silence, avec plus de ferveur
Que Madeleine en feu les deux pieds du Sauveur.

La pauvre créature, au plaisir essoufflée,
À de rauques hoquets la poitrine gonflée,
Et je devine, au bruit de son souffle brutal,
Qu’elle a souvent mordu le pain de l’hôpital.

Ses grands yeux inquiets, durant la nuit cruelle,
Croient voir deux autres yeux au fond de la ruelle,
Car, ayant trop ouvert son cœur à tous venants,
Elle a peur sans lumière et croit aux revenants.

Ce qui fait que, de suif, elle use plus de livres
Qu’un vieux savant couché jour et nuit sur ses livres,
Et redoute bien moins la faim et ses tourments
Que l’apparition de ses défunts amants.

Si vous la rencontrez, bizarrement parée,
Se faufilant, au coin d’une rue égarée,
Et la tête et l’œil bas, comme un pigeon blessé,
Traînant dans les ruisseaux un talon déchaussé,

Messieurs, ne crachez pas de jurons ni d’ordure
Au visage fardé de cette pauvre impure
Que déesse Famine a, par un soir d’hiver,
Contrainte à relever ses jupons en plein air.

Cette bohème-là, c’est mon tout, ma richesse,
Ma perle, mon bijou, ma reine, ma duchesse,
Celle qui m’a bercé sur son giron vainqueur,
Et qui dans ses deux mains a réchauffé mon cœur[8].

Quand on a lu ces strophes, on admet sans aucune difficulté que l’état d’esprit et les habitudes de vie, qu’elles attestent, étaient de nature à inquiéter les parents du poète[9]. D’ailleurs, ils avaient de très sérieuses raisons de penser qu’en dehors de ses liaisons féminines[10], Charles fréquentait des bohèmes de la pire espèce, vers lesquels l’attirait sa curiosité des côtés mystérieux du Paris dépravé. Mme Aupick, qui recevait chez elle plusieurs des camarades de son fils, M. Le Vavasseur entre autres, frémissait à la pensée qu’il ne trouvait pas, chez ses amis de l’autre catégorie, ces principes d’honneur et de délicatesse qu’elle était heureuse de reconnaître chez ceux dont elle l’encourageait à s’entourer uniquement.

De plus, elle ne pouvait estimer à sa vraie valeur un travail intellectuel très réel, mais qui ne donnait pas encore de résultats palpables et n’en donnerait de longtemps, le jeune poète étant trop épris de la perfection pour consentir à livrer au public des essais qui n’étaient, à ses yeux, que d’informes ébauches, en comparaison des chefs-d’œuvre qu’il rêvait.

D’autre part, le général redoutait pour l’avenir de son beau-fils une oisiveté prolongée qu’un patrimoine modique rendait doublement dangereuse.

Or, Charles avait vingt ans sonnés. Sa mère voulut mettre à profit le reste d’autorité légale qu’elle conservait sur lui, jusqu’à l’heure de sa majorité, pour l’éloigner quelque temps de Paris. Le conseil de famille, convoqué sur sa demande, autorisa un emprunt de cinq mille francs destiné à couvrir les frais d’un voyage, Et Charles, sans témoigner ni répugnance, ni joie, alla s’embarquer à Bordeaux, sur un navire qui devait faire voile pour Calcutta[11].

L’ennui morne qui le saisit, dès les premiers temps de la traversée, abrégea son absence. Quand il eut manifesté sa ferme intention de rentrer en France, le capitaine de navire, à qui ses parents l’avaient confié, consentit sans difficulté à son désir et aida lui-même à le rapatrier. Son absence avait duré à peine dix mois (de la fin de mai 1841 à février 1842)[12].

Ce voyage a marqué dans la vie de Baudelaire. Il a sans nul doute contribué à développer sa sensibilité artistique, car on peut découvrir çà et là, dans les Fleurs du mal et dans les Poèmes en prose, quelques traces des impressions qu’il avait reçues des pays lointains et des cieux inconnus contemplés pendant son voyage. Mais il faut absolument renoncer à certaines légendes. Baudelaire a-t-il jamais fait des fournitures de bétail à l’armée anglaise ? Cette assertion de Maxime Du Camp est probablement erronée : il semble possible de le prouver. Sur les dix mois que dura son absence, le trajet par mer, aller et retour, en prenait neuf environ, la navigation à voiles ne permettant pas alors plus de rapidité. Le temps même lui eût manqué pour entreprendre un tel négoce. Qu’il ait raconté l’avoir fait, cela est croyable. — Un poète marchand de bœufs ! ingénieuse réminiscence d’Apollon, gardien des troupeaux d’Admète ! L’antithèse l’aura tenté, et il n’aura pas résisté au plaisir d’en amuser ses auditeurs. Puis, quel admirable grief il se donnait par là contre son beau-père[13] !

Nous pouvons donner un autre exemple des audacieuses mystifications de Baudelaire. Voici ce que M. Buisson lui entendit raconter de l’existence qu’il prétendait avoir menée sur le navire commandé par un capitaine qui était l’ami de son beau-père et qui devint le sien, comme on le voit par la lettre, déjà citée, de Mme Aupick :

« Baudelaire fut embarqué, comme pilotin, à bord d’un navire marchand qui partait pour l’Inde. Il parlait avec horreur des traitements qu’il avait subis. Et quand on songe à ce que devait être cet adolescent élégant, frêle, presque une femme, et aux mœurs des marins, il est plus que probable qu’il était dans le vrai ; nous frémissions en l’entendant. »

Je crois le lecteur suffisamment édifié sur la véracité des récits de Baudelaire[14] à ses jeunes amis, — qui d’ailleurs n’en étaient point toujours dupes :

« La vérité vraie est que Baudelaire, embarqué malgré lui, brûla la politesse à l’Inde, peut-être même au navire qui l’emportait, aussitôt qu’il le put. Dans tous les cas, il ne nous parlait jamais de ce voyage. À peine, à son retour, nous dit-il quelques mots d’une station dans l’île Maurice ou à l’île Bourbon. A-t-il poussé son voyage plus loin ? Je ne le crois pas… Il est certain que la pièce l'Albatros lui fut suggérée par un incident de sa traversée[15]. Il nous la récita dès son retour. À part cette pièce et le souvenir d’une négresse qu’il avait vu fouetter, à l’île Maurice, tout ce journal de sa pénitence maritime semblait page blanche. »

La perspicacité de M. Prarond l’a ici merveilleusement servi. Les recherches de M. le marquis Daruty de Grandpré[16] devaient établir en effet que Baudelaire, quoiqu’il en ait dit et même écrit[17], ne toucha jamais Calcutta. Mais, outre l'Albatros cité par M. Prarond, il est certain que le poète rapporta, dans ses bagages au moins, une seconde pièce, — l’un de ses plus fameux sonnets, À une dame créole :

Au pays parfumé que le soleil caresse…

La lettre qui accompagnait cet envoi, si heureusement retrouvée par M. de Grandpré, est précieuse parce qu’elle nous fournit un échantillon de la tesse recherchée, presque dogmatique, où Baudelaire s’appliqua toujours, et une preuve nouvelle de l’effet « baroque » qu’il produisait parfois, dès cette époque :

Le 20 octobre 1841.

« Mon bon Monsieur Autard de Bragard, vous m’avez demandé quelques vers à Maurice pour votre femme, et je ne vous ai pas oublié. Comme il est bon, décent et convenable que des vers adressés à une dame par un jeune homme passent par les mains de son mari avant d’arriver à elle, c’est à vous que je les envoie, afin que vous ne les lui montriez que si cela vous plaît.

» Depuis que je vous ai quitté, j’ai souvent pensé à vous et à vos excellents amis… Si je n’aimais et si je ne regrettais pas tant Paris, je resterais le plus longtemps possible auprès de vous et je vous forcerais à m’aimer et à me trouver un peu moins baroque que je n’en ai l’air… »


  1. On sait que ce grade, supprimé aujourd’hui, équivalait à celui de général de brigade.
  2. Voir la lettre de Mme  Aupick (Appendice, ch. vi.) Les mots raturés font supposer que le général avait songé à faire entrer son beau-fils dans la diplomatie, carrière qui ne répondait assurément ni au caractère, ni aux aptitudes de Charles.
  3. « Si le père Baudelaire avait vu grandir son fils, il ne se serait certes pas opposé à sa vocation d’homme de lettres, lui qui était passionné pour la littérature et qui avait le goût si pur. » (V. Appendice, ch. vi.)

    « Le général Aupick était un homme bon et ouvert aux choses de l’esprit ; mais la discipline, la discipline inflexible, lui paraissait le seul mode d’éducation que l’on put appliquer aux enfants et aux hommes. Il s’est peint tout entier, à son insu, dans le blason qu’il s’était composé : d’azur à l’épée d’or en pal, et pour devise : « Tout par elle ! » (Maxime du Camp, Souvenirs littéraires, t. II, Hachette, 1892.)

  4. Il rencontrait aussi, dès cette époque, au « grenier » de Louis Ménard, Octave Feuillet, Leconte de Lisle, Pierre Dupont, P. Bocage, etc.
  5. C’était, place de l’Estrapade, une sorte de pension bourgeoise, ou plutôt d’abbaye de Thélème, où nombre de parents de province envoyaient, à cette date, leurs fils. On y menait, sans scandale, la vie la plus joyeuse et la plus libre du monde. Le maître de la maison, le P. Bailly, rédigeait l’Univers avec Melchior du Lac avant que Louis Veuillot prît la direction du journal (1842). — Baudelaire y connut notamment Marc Trapadoux dont le P. Bailly avait fait le précepteur « provisoire » de son fils Vincent de Paul.
  6. Vers cette époque se place une anecdote inédite que j’extrais des notes de M. Le Vavasseur, et qui a bien son intérêt, car elle prouve que Baudelaire, dès sa première jeunesse, témoignait pour Napoléon de cet enthousiasme dont M. Barral notera les protestations éclatantes en 1865, sur le champ de bataille de Waterloo. (Le Petit Bleu de Bruxelles, 21 juin 1906).

    « … C’était en décembre 1840. On ramenait Napoléon aux Invalides… Nous restâmes héroïquement perchés dans une tribune par 12 degrés de froid. Nous vîmes le défilé : « C’est le 1er léger et le 2e léger, etc. » et l’abbé Coquereau, émergeant de la voiture de gala et la dépouille du grand homme dans un char mortuaire argenté sur toutes les coutures, mais nous trouvâmes qu’on avait trop accentué la couleur locale retraite de Russie. Et nous arrivâmes le soir gelés jusqu’au ventre, rue Culture-Sainte-Catherine-des-Marais chez Mme Aupick qui nous réchauffa à son foyer et nous sembla plus aimable que jamais… »

  7. On peut pourtant, sous le rapport du caractère bousingot qui leur est commun, comparer ces stances à un autre poème de Baudelaire qui date de la même époque. Le texte de cette œuvre abracadabrante est, malheureusement, perdu ; il n’en subsiste que le plan, publié dans le recueil des Souvenirs-Correspondances (p. 11-12), par M. Charles Cousin.
  8. Ces stances ont paru dans la revue La Jeune France. Elles ont été imprimées d’après un manuscrit autographe de Baudelaire, qui figure sur l’album de Max Buchon, un de ses amis de jeunesse. Les notes de M. Prarond font connaître la maîtresse éphémère qui est l’héroïne de ce poème. Parlant de Jeanne Duval, qui tint une si grande place dans la vie de Baudelaire, au retour de son voyage d’outre-mer (1842), il ajoute : « Avant l’Inde, il y avait eu la Juive, je ne sais plus son nom (Sarah, je crois), Baudelaire l’appelait Louchette. Elle demeurait rue Saint-Antoine. Un jour, Baudelaire m’avait emmené vers l’église Saint-Louis, sous prétexte de revoir Le Christ au jardin des Oliviers de Delacroix. En chemin, nous demandâmes Mlle Sarah ( ?) à un concierge. Elle était absente. Baudelaire, assez féru d’elle lorsque nous le connûmes, n’en conserva pas un souvenir clément ;

    « Une nuit que j’étais près d’une affreuse juive. »

    (Fleurs du Mal, édition des Œ. C., XXXIII.)
  9. Mme Aupick écrira un peu plus tard à M. Ancelle :

    « … Il m’est resté une impression bien pénible de tout ce que vous m’avez dit l’autre jour par suite d’une conversation que vous avez eue avec Charles, il y a peu de temps ; ce mépris souverain pour l’humanité, ne pas croire à la vertu, ne croire à rien, tout cela est effrayant et me bouleverse. Tout cela me donne à penser et me fait peur ; car il me semble que lorsqu’on ne croit à aucun sentiment honnête, il n’y a qu’un pas de là à une mauvaise action et cette idée seule me fait frémir ; et moi, qui me complaisais dans la pensée que mon fils, malgré son désordre et toutes ses idées extravagantes, était rempli d’honneur et que je n’aurais jamais à redouter aucune action vile ; j’en avais pour garant aussi son orgueil et une certaine fierté dans l’âme, sans ajouter que je lui croyais un fonds de religion, sans pratique, mais ayant la foi.

     » Voyez dans quelles tortures je vis, au sujet de Charles, car je ne puis me dissimuler que sa position va en s’empirant ; elle empire par la raison qu’elle se prolonge et que les années marchent. Ce n’est pas faute cependant d’adresser les prières les plus ferventes à Dieu pour son changement.

     » Si je me suis résignée à cette séparation, qui m’a été si cruelle et qui peut-être a été la cause de tous les désordres où Charles s’est jeté, c’est que j’ai cru bien faire et agir dans son intérêt : je n’ai pas voulu imposer à mon mari la vue d’un jeune homme, dont les idées et les habitudes cadraient si peu avec les siennes.

     » Comme femme, je ne vois en toutes choses que le sentiment. »

    (Féli Gautier, Documents sur Baudelaire, Mercure de France, 15 janvier 1905.)
  10. Les intimes du poète s’inquiétaient eux aussi. V. à l’Appendice, I, les vers dédiés par MM. A. Dozon et Auguste Prarond « à un ami, » et qui mettent en cause, directement ou par allusion, cette Sarah.

    — « Ci-gît qui, pour avoir par trop aimé les gaupes,
    Descendit jeune encore au royaume des taupes. »

    — Vous ai-je rapporté cette épitaphe de Baudelaire par lui-même, — je la tiens de lui, — dans sa 20 ou 21e année ? »
    (Notes de M. Dozon.)
  11. Ce récit, qui résume une lettre de Mme Aupick à Ch. Asselineau (Voy. Appendice, chap. VI), nous parait être d’une authenticité incontestable. Pourtant il n’est pas impossible qu’elle ait altéré ou déguisé les faits par ménagement pour son fils, car, selon Maxime Du Camp, (Souvenirs littéraires), la résolution d’éloigner Baudelaire aurait été prise à la suite d’une scène terrible entre lui et son beau-père. Dans un grand dîner officiel donné par celui-ci, Baudelaire airait tenu quelque propos malséant ; puis, rudement rabroué par son beau-père, il l’aurait menacé de l’étrangler et saisi à la gorge. M. Du Camp ajoute : « Le colonel appliqua une paire de soufflets à Baudelaire, qui tomba en proie à un spasme nerveux. Des domestiques l’emportèrent. Il fut enfermé dans sa chambre : arrêts forcés. La réclusion dura quinze jours, au bout desquels Baudelaire fut mis en diligence, sous la surveillance d’un officier qui le conduisit à Bordeaux. Là, il fut embarqué sur un navire en partance pour les Indes : son passage était payé ; une somme d’argent assez modique et une pacotille valant une vingtaine de mille francs étaient mis à sa disposition. » La situation était si tendue entre Charles et son beau-père qu’une rupture était tôt ou tard inévitable. J’admettrais volontiers le récit de M. Du Camp, si d’évidentes inexactitudes de détail, dans la partie que je n’ai que résumée, ne me faisaient douter de la fidélité de sa mémoire. Au moment où il s’embarquait (mai 1841), Baudelaire n’avait pas dix-sept ans, mais vingt ans ; M. Aupick n’était pas colonel, mais maréchal de camp. Ce dîner n’a pu avoir lieu à Lyon, que le général avait quitté depuis plus de six ans. Enfin, il y a impossibilité de concilier ces deux faits contradictoires : l’emprunt de cinq mille francs et la pacotille de vingt mille. M. Du Camp a, sans doute, été induit en erreur par quelque racontar des amis de Baudelaire ou de Baudelaire lui-même, qui ne se faisait nullement scrupule, comme nous le verrons plus loin, à propos de ce même voyage, d’abuser de la crédulité de ses intimes.
  12. V. à l’Appendice, ch. vi, la lettre de Mme  Aupick à Asselineau. V. aussi ibid., ii, la lettre du commandant Saur au général Aupick.
  13. La fin du récit de Maxime du Camp est aussi pleine d’assertions inexactes que le commencement. La mère du poète lui aurait envoyé secrètement quelque argent, « pendant qu’il se promenait sur des éléphants et faisait des vers ». Il aurait appris l’anglais pendant son voyage ; enfin il aurait amené du Cap « une négresse (ou quarteronne) qui, durant bien des années, a gravité autour de lui ». (Souvenirs littéraires, t. II, p. 81-82.)

    On ne s’explique pas comment Mme Aupick aurait pu envoyer à son fils un argent, qu’il ne pouvait, vu la rapidité de son voyage, se faire adresser nulle part. Ce n’est ni pendant la traversée, ni pendant son très court séjour dans l’Inde, que Baudelaire étudia l’anglais ; sa mère, qui le savait, le lui avait appris. Quant à Jeanne Duval, que Du Camp désigne dans cette dernière phrase, c’est à Paris que Baudelaire l’a connue ; on le verra plus loin (ch. iv).

  14. Le tort que Baudelaire se causa à lui-même par l’outrance des bravades dont il ne cessa jamais d’offenser l’opinion publique, est incroyable. On lit dans la Vie de Charles Baudelaire : « Tout autre que lui fût mort des ridicules qu’il se donnait à plaisir, dont les effets le réjouissaient, et qui lui faisaient porter allègrement comme des grâces la conscience inébranlable de sa valeur. » L’aveu est déjà net, si l’on songe au caractère apologétique que revêt, bien souvent, la Vie. Mais voici plus net encore : Asselineau, n’écrivant cette fois que pour Poulet-Malassis, — Baudelaire est alité et déjà condamné — constate : « Si notre ami se tire de là, il pourra prendre une fière revanche ; car mon cher, cela est bête à dire, sa maladie lui aura fait du bien. On s’est accoutumé à parler de lui avec gravité » (Lettre inédite).
  15. Il est à remarquer que ce beau sonnet, l'Albatros, ne figure pas dans la première édition des Fleurs du mal qu’il n’eût pourtant pas déparée, et que le poète ne semble en avoir fait part à ses amis de la seconde époque, Poulet-Malassis et Asselineau, que deux ans plus tard ; mais Baudelaire retouchait ses vers jusqu’au moment de l’impression. Ainsi, pour ce sonnet, le texte, que nous donne la seconde édition des Fleurs du mal, diffère du texte communiqué à Asselineau.
  16. La Plume, nos des 1er  et 15 août 1893.
  17. « Jugez de ce que j’endure, moi qui trouve le Havre un port noir et américain, — moi qui ai commencé à faire connaissance avec l’eau et le ciel à Bordeaux, à Bourbon et à Calcutta, jugez ce que j’endure… » (Lettre à Ancelle, citée plus loin).