Charles Baudelaire, étude biographique/V

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Étude biographique d’
Librairie Léon Vanier, éditeur ; A. Messein Succr (p. 68-75).
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V


Le moment était venu pour le jeune écrivain de faire ses premiers pas dans la carrière. La précocité de son talent le rendait mûr pour un début. D’ailleurs, il y avait urgence. Son petit patrimoine, à peine suffisant pour lui assurer l’indépendance, se trouvait réduit de moitié par les dépenses de toute sorte qu’avaient entraînées, en deux ans, son initiation à la vie de Paris et ses études artistiques. Sa mère et son beau-père, alarmés, demandèrent et obtinrent qu’un conseil judiciaire lui fût donné (septembre 1844). Le choix du tribunal se porta sur un ami de la famille, M. Àncelle, notaire, homme excellent, d’un esprit cultivé, qui aimait les lettres et qui devint, par la suite, l’ami le plus sûr du jeune dissipateur qu’il était chargé de morigéner. Dans leurs longues relations qui durèrent vingt-trois ans, — jusqu’à la mort de Baudelaire, — M. Ancelle sut concilier ses devoirs de mentor avec la profonde sympathie que lui inspirait son pupille [1], et, par son administration prudente, le petit capital, dont il avait le dépôt, assura au poète la subsistance quotidienne.

Pour se faire plus vite un nom, Baudelaire eût pu commencer par publier un certain nombre de poésies dès lors composées. Mais ce fut par un travail de critique d’art qu’il débuta.

Enfant, il annonçait déjà, on l’a vu plus haut, une prédilection singulière pour les « images ». Il avait connu, de tout temps, quelques artistes amis de son père, tels que Ramey et les deux Naigeon. Plus tard, à l’hôtel Pimodan, il s’était trouvé avoir pour voisin et bientôt pour intime Fernand Boissard, peintre, poète, musicien, dilettante accompli. Dans le somptueux salon de Boissard, où se tenaient les séances du club des Haschischins, il avait rencontré Théophile Gautier [2]. À la même époque, son ami Deroy l’avait introduit dans des ateliers de peintres et de sculpteurs, où sa conversation, qui reflétait un esprit libre et puissant, lui avait valu le meilleur accueil. Enfin, la fréquentation assidue des cafés du quartier latin avait achevé d’initier Baudelaire à la connaissance du milieu artistique le plus vivant qu’il y eût à Paris. Au café Tabourey, notamment, il avait rencontré des critiques qui faisaient autorité, et, avec eux, il avait étudié les doctrines des diverses écoles et les principes techniques des arts plastiques [3]. M. Prarond insiste sur ce côté très important de la vie intellectuelle du poète :


« Dès ce temps-là (1842-1845), Baudelaire se préoccupait autant de peinture que de poésie. Je l’ai suivi quelquefois au Louvre devant lequel il passait rarement sans entrer. Il s’arrêtait alors, de préférence, dans la salle des Espagnols [4]. Il avait des toquades, était très attiré par un Teotocopuli [5], entrait pour deux ou trois tableaux, et s’en allait. Il commençait à discuter les modernes. Je n’ai pas besoin de dire son admiration pour Delacroix. Parmi les dessinateurs, comme il était parfois de parti pris violent, il adorait Daumier et abominait Gavarni. »


Baudelaire était donc dans les meilleures conditions pour aborder la critique d’art, quand il débuta par le Salon de 1845 [6]).

Ce brillant essai d’une critique aussi hardie que judicieuse, et dont le style étonnait par sa pittoresque énergie, fut très remarqué de tous les bons juges et lui ouvrit les colonnes du Corsaire-Satan, journal littéraire qui avait succédé au Corsaire. Le rédacteur en chef y avait groupé plusieurs jeunes écrivains de grand avenir, et parmi eux, plusieurs des amis de Baudelaire, notamment MM. Prarond et Le Vavasseur, que leur volume de poésies avait mis en pleine lumière, M. le marquis de Chennevières, l’auteur des Contes de Jean de Falaise, Champfleury, dont le succès légitime de Chien-Caillou commençait la réputation, Auguste Vitu, déjà très goûté des lettrés [7].

Dans le Corsaire-Satan, Baudelaire aborda un nouveau genre, la critique littéraire, par des articles courts, mais substantiels et pleins d’idées originales. Ce furent d’abord de simples comptes rendus des œuvres de ses amis tels que : les Contes normands de Jean de Falaise, 4 novembre 1845 ; Romans, Contes et Voyages de Arsène Houssaye (janvier 1846), Prométhée délivré, de N. de Senneville (pseudonyme de Louis Ménard, un de ses camarades de collège).

Il était en pleine veine de travail, et l’année 1846 fut une des plus fécondes de sa carrière, car il y publia successivement, outre l’étude sur le Prométhée délivré, deux articles de critique d’art : Le Musée classique du bazar Bonne-Nouvelle (Corsaire-Satan, 21 janvier 1846) ; le Salon de 1846 (in-12 de six feuilles) [8] ; et une nouvelle, Le Jeune Enchanteur (feuilletons des 20, 21 et 22 février 1846), sans parler de deux fantaisies humoristiques, dans le goût des Essais anglais, intitulées : Choix de maximes consolantes sur l’amour (Corsaire-Satan, 3 mars 1846) et Conseils aux jeunes littérateurs (Esprit public, 15 avril 1846). Enfin, dans les derniers mois de la même année, il donnait à l' Artiste l' Impénitent, stances réimprimées dans les Fleurs du mal, sous le titre de Don Juan aux enfers, et A une Indienne, poésie réimprimée dans la seconde édition des Fleurs du mal, avec ce titre nouveau : A une Malabaraise.

En étudiant de près ces productions variées d’un débutant qui avait à peine vingt-cinq ans, on est étonné d’y trouver déjà les germes épanouis de tout son talent.

Le critique d’art, qui s’était révélé dans la brillante esquisse du Salon de 1845, s’affirme avec autorité dans le Salon de 1846, œuvre plus considérable et plus littéraire, qui le mettait au premier rang de ses confrères de la presse artistique.

Mais il parut, vers cette date, vouloir s’adonner surtout à la critique littéraire qui lui fournissait l’occasion d’exercer et sa verve satirique et son indépendance d’esprit. Sous ce rapport, un très curieux article intititulé : Comment on paye ses dettes quand on a du génie, a une exceptionnelle importance. Publié dans un petit journal littéraire de l’époque, qui a peu vécu, l’ Écho des théâtres (n° du 23 août 1846), il fut retrouvé, depuis l’édition des Œuvres Complètes de Baudelaire, par M. de Lovenjoul, qui l’a compris dans son fort intéressant opuscule : Un dernier chapitre de l’histoire des Œuvres de H. de Balzac (Paris, Dentu, 1880 [9]).

Cependant ces diverses études de critique littéraire ne lui suffisaient pas. Son imagination avait besoin de s’exercer. Il revint au genre de compositions où il venait d’obtenir, l’année précédente, un premier succès. La Fanfarlo parut en janvier 1847 [10].


  1. Bien qu’il s’emportât souvent contre son conseil, jusqu’à lui adresser des reproches fort durs, Baudelaire ne laissa jamais, dans le fond de son cœur, de lui rendre justice, et, passé les premiers bouillonnements de sa jeunesse, c’est une très sincère et très reconnaissante affection qu’il avait vouée à M. Ancelle (V. les Lettres.) Mme  Aupick, elle aussi, témoigne, dans ses lettres, du dévouement qu’apportait le notaire à remplir ses fonctions, rendues difficiles souvent par le caractère entier du poète, et du culte qu’il garda à la mémoire de son pupille. Nous lisons, dans un billet inédit qu’elle adresse à Charles Asselineau dans les premiers mois de 1868, alors que celui-ci prépare la publication des Œuvres complètes : « Cet ami si dévoué et grand admirateur de son pupille, pour lequel il avait un sentiment tout paternel, ne sait que depuis peu que la publication n’aura lieu qu’en octobre. J’ai eu le tort d’avoir beaucoup tardé à le prévenir de ce retard ; et c’est avec peine que j’ai appris qu’il allait flânant à la boutique de Lévy et guettait à travers les vitres, s’il verrait les Fleurs du Mal. »
  2. Théophile Gautier a raconté tout au long cette première rencontre dans sa belle Notice des Œuvres complètes.
  3. M. Julien Lemer l’a vu un peu plus tard, vers 1846, au divan de la rue Le Peletier, où il se faisait remarquer par l’attention assidue qu’il prêtait aux discussions d’esthétique et aux théories d’art de Chenavard, de Préault et autres causeurs éminents. (Le Livre, 10 mai 1888.) Dans ses Souvenirs de jeunesse, Champfleury parle aussi des promenades qu’il faisait au Louvre avec Baudelaire. Le Bronzino avait alors les préférences du poète.
  4. Le musée Standish. La couleur vigoureuse et sombre des maîtres espagnols, surtout les scènes de torture et de martyre, qui répondaient à certains côtés de son imagination, avaient pour Baudelaire un puissant attrait.
  5. Merveilleux portrait de jeune dame, représentée la tête et la poitrine enveloppées de fourrures. Mme  Paul Meurice qui, en peinture comme en musique, accusait souvent les mêmes goûts que Baudelaire (V. ses Lettres, Appendice, X), avait fait une copie de ce tableau.
  6. « Nous connaissions peu l’usage des tables pour travailler, penser, composer. Cette plaquette, si remarquable d’ailleurs, nous renversa, comme somme de travail. Pour ma part, je le voyais bien arrêtant au vol des vers le long des rues ; je ne le voyais pas assis devant une main de papier. » (Notes de M. Prarond.)
  7. Le Corsaire-Satan était dirigé par M. Lepoittevin Saint-Alme, « un vieillard solennel, à mine de vieux troupier, dit Asselineau, qui découvrait majestueusement ses cheveux blancs devant quiconque s’avisait de venir se plaindre des vivacités de la rédaction. » M. Lepoittevin Saint-Alme a été mis en scène par Champfleury dans ses Aventures de mademoiselle Mariette. Les rédacteurs du Corsaire-Satan n’écrivaient guère que pour la gloire. Une note de M. Prarond dit expressément que leurs articles étaient payés un sou et six liards la ligne. C’est là que Baudelaire se lia particulièrement avec Banville, qui avait déjà donné les Cariatides, et avec Champfleury dont « il partageait les idées en peinture, en théâtre et en musique » comme l’a écrit le chef de l’Ecole réaliste, — et un peu moins en littérature.
  8. La couverture du Salon de 1846 annonce, pour paraître prochainement : De ta peinture moderne ; David, Guérin et Girodet ; Les Limbes, poésies ; Le catéchisme de la femme aimée. Asselineau raconte, dans ses Baudelairiana (V. à l’Appendice, VIII), comment les Fleurs du mal durent s’appeler d’abord les Lesbiennes, puis les Limbes, et que ce fut Hippolyte Babou qui les baptisa du nom qu’elles gardèrent.
    Quant au Catéchisme, il n’en parut jamais qu’un fragment, le Choix de maximes consolantes sur l'amour qui n’a pas été réimprimé dans les Œuvres complètes, et dont on trouvera le texte dans les Œuvres Posthumes. V. d’ailleurs la bibliographie de La Fizelière et Decaux, p. 5 et 11, et un article de M. Jules Le Petit, Notes sur Charles Baudelaire (La Plume, Ier juillet 1893).
  9. V. les Œuvres Posthumes. {Mercure de France, 1907.)
    Cette diatribe étrange du poète est en contradiction flagrante avec tout ce qu’on sait de son amitié respectueuse et dévouée pour Balzac, Gautier, Ourliac, Gérard de Nerval, qu’il y raille avec virulence. La seule explication plausible, c’est que Baudelaire, qui eut toujours, et au plus haut degré, le respect de son art, ne put résister à son indignation en présence des œuvres de qualité inférieure que l’ambition de faire fortune poussait Balzac à produire, et pour lesquelles il demanda et obtint quelquefois la collaboration des écrivains que Baudelaire crible des mêmes sarcasmes.
  10. « … Il ne commença de l’être un peu (connu) que par le hasard d’une combinaison de librairie, qui fit qu’on eut besoin, dans une livraison de romans illustrés à 20 centimes, d’une feuille complémentaire à Mademoiselle de Kèrouan, de Jules Sandeau. C’est ainsi que la Fanfarlo fit son apparition dans le monde. » (Jules Levallois, Mémoires d’un critique, Librairie illustrée, 1896.)
    M. Jules Levallois, qui n’est pas très indulgent au poète des Fleurs, bien que parfois médiocrement informé, — c’est ainsi qu’il nous enseigne que Mme  Aupick était fort riche (?), — cite dans son livre un sonnet : A Madame Du Barry, publié à l' Artiste sous la signature de Privat d’Anglemont, et qui appartiendrait peut-être à Baudelaire.
    Vers cette époque, Beaudelaire annonce aussi, dans un billet adressé à la Société des Gens de lettres pour obtenir une avance, un roman « qui doit paraître prochainement à l' Epoque » : l’Homme aux Ruysdaëls, et une nouvelle : Le Prétendant malgache.
    Mais nous n’avons pas connaissance que ces deux projets aient jamais reçu un commencement d’exécution, pas plus que Les amours et la mort de Lucain, annoncés par le numero-spécimen du Mouvement (mai 1846), sous le nom de Baudelaire-Dufays, — pas plus que tant d’autres dont il ne nous est resté que des titres.