Charles Baudelaire, étude biographique/III

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Étude biographique d’
Librairie Léon Vanier, éditeur ; A. Messein Succr (p. 34-51).
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III


Deux mois après son retour en France, Baudelaire était majeur. Son beau-père, que le conseil de famille lui avait donné pour subrogé-tuteur, lui rendit des comptes. L’héritage paternel était resté jusqu’alors indivis entre les deux frères. Charles préférant recevoir sa part en argent, on vendit une portion des terrains de Neuilly. Claude garda la sienne et fit sagement ; car, en 1852, ils acquirent une plus-value considérable, dont leur propriétaire profita.

Riche d’un capital de 75.000 francs environ, libre, par suite, de vivre désormais à sa guise, « Charles alla s’installer, dès le mois de juin 1842, quai de Béthune, n° 10, dans un rez-de-chaussée composé d’une chambre unique, très haute[1] ». Le calme et la solitude du quartier, favorables au travail, l’avaient séduit. Ses amis, qu’il avait retrouvés avec une joie cordialement partagée[2], s’effrayèrent, pour lui et pour eux, de le voir s’isoler ainsi. « L'île Saint-Louis nous paraissait un pays bien plus perdu que l’île Maurice. — « Vous vous ennuierez si loin, lui disais-je. — Non, répondait-il, le renard aime son terrier[3] »

Il sembla d’abord que ses amis eussent prévu juste, car il ne tarda pas à quitter son quartier latin pour aller demeurer au cœur du faubourg Saint-Germain, rue Vanneau ; il lui revint pourtant bientôt, et s’installa dans le voisinage de son premier domicile, quai d’Anjou, à l’hôtel Pimodan, où il devait séjourner plus longtemps, deux ans peut-être.

Th. de Banville, dans ses Souvenirs, a fait une très intéressante description de ce logis. Asselineau (Vie de Baudelaire, pages 7-8) en a parlé aussi, dans des termes qui donnent une idée plus modeste et peut-être plus conforme à la réalité, du « luxe » de son ami. L’appartement, rempli de meubles gigantesques et somptueux, était situé sous les combles, et se composait de deux chambres et d’un cabinet. Le loyer ne dépassait pas trois cent cinquante francs :

« Je revois en ce moment la chambre principale, la chambre à coucher et cabinet de travail, uniformément tendue sur les murs et au plafond d’un papier rouge et noir, et éclairée par une seule fenêtre dont les carreaux, jusqu’aux pénultièmes inclusivement, étaient dépolis « afin de ne voir que le ciel », disait-il. »

Les notes de M. Prarond ajoutent à ces renseignements un détail qui a son prix, car il nous montre le futur critique d’art faisant son éducation à ses dépens. Passionné alors pour les vieux maîtres, Baudelaire croyait avoir découvert des Bassan, et quand on l'allait voir, on le trouvait en contemplation devant des toiles de l’école italienne[4]. À M. Hignard il affirma même faire le commerce des tableaux. Mais, pour ce dernier témoignage, peut-être convient-il de ne l’accueillir qu’avec circonspection. Non que la véracité de son auteur soit mise ici en doute ! Mais M. Hignard qui conclut, après une heure passée dans la conversation de Baudelaire et de ses amis : « J’étais comme un Ovide chez les Gètes, ne comprenant pas, n’étant pas compris », et encore : « Je sortis de là avec les plus tristes pressentiments sur l’avenir de mon pauvre ami », est-il bien sûr de n’avoir rien laissé percer de son étonnement ni de sa commisération ? Il faut se souvenir du goût passionné qu’apportait Baudelaire à la farce et à la mystification. Sa légende est beaucoup plus touffue que sa vie authentique.

De 1842 à 1845, Baudelaire mena une vie heureuse, remplie par l’amitié et l’étude.

Les notes de MM. Prarond et Buisson font une description très pittoresque et très piquante de ces parties quotidiennes où les après-midi passées dans la société de ses amis délassaient le poète du labeur de la matinée[5]. « Nous vagabondions beaucoup ensemble, allant dîner chez le marchand de vin Duval, au coin de la rue Voltaire et de la place de l’Odéon, tantôt à la Tour d’argent, non loin du pont qui mène au quai de Béthune, très souvent hors barrière, du côté de Plaisance ou plus loin, dans un bon cabaret, bien au delà du faubourg Saint-Jacques, au moulin de Montsouris, dans des terrains alors presque vagues, plantés depuis, creusés, arrosés en parc. Nous avions là, autour de nous, un gazon maigre, un bout de haie, quelques arbres ; puis, d’un côté, la vue jusqu’au fort de Charenton ; de l’autre, la vue de tout Paris. Un bon coin pour philosopher. Ainsi, sur les cinq heures en été, nous nous mettions en quête d’un endroit méprisé des bourgeois et commode aux entretiens de haute et fine graisse, littéraire ou artistique, morale même. La chaussée du Maine et la rue de la Tombe-Issoire ont entendu, certains jours, des propositions, des déclarations à faire crouler l’Institut. »

Pour ce petit groupe d’amis, qui festoyaient et devisaient si joyeusement, le plaisir n’excluait pas le travail. Les deux intimes, MM. Prarond et Le Vavasseur, doués de la verve la plus facile, avaient un volume tout prêt à paraître. Dans la ferveur de leur amitié, ils proposèrent à Baudelaire de contribuer, pour un tiers, au livre de poésies qu’ils allaient éditer, à frais communs, et publier sous ce titre vague : Vers (Paris, 1843)[6].

Baudelaire accepta d’abord, et leur demanda même de s’adjoindre un de ses amis, M. Auguste Dozon, poète de talent, qui, en effet, figure dans le recueil, sous la signature : d’Argonne, empruntée au nom de son pays natal. Mais, au dernier moment, Baudelaire se retira ; une note de M. Le Vavasseur explique pour quel motif :

« Il m’avait remis ses manuscrits. C’était l'ébauche de quelques pièces insérées depuis dans les Fleurs du mal (Spleen et Idéal). Sans faire la grimace, je fis mes observations. Je voulus même, imprudent et indiscret ami, corriger le poète. Baudelaire ne dit rien, ne se fâcha point, et retira sa part de collaborateur. Il fit bien. Son étoffe était d’une autre trame que notre calicot, et nous parûmes seuls[7]. » Baudelaire ne voulait encore rien publier ; mais d’après les échantillons qu’ils en connaissaient, ses amis avaient déjà pris une très haute opinion de son talent poétique. De tout temps, il avait aimé déclamer des vers, habitude qui lui avait fait au collège, nous l’avons dit, un renom de cerveau exalté. Avec ses amis, c’était un de ses plus vifs plaisirs. M. Prarond se souvient de lui avoir entendu réciter, « d’un ton tragique », le début de la première satire de Boileau : Damon, ce grand auteur, etc.

Quand il composa lui-même des poésies, il les lut dans les divers cénacles de ses amis[8]. M. Cousin, qui faisait partie d’un autre groupe que MM. Le Vavasseur, Prarond et Buisson, décrit ces récitations : « Après s’être fait quelque peu prier, il nous disait, ou plutôt nous psalmodiait ses vers d’une voix monotone, mais impérieuse, et qui forçait l’attention des profanes[9]. »

Le même camarade de collège parle de certaines pièces, du genre des Juvenilia, qu’il avait entendues, et qu’il n’a pas retrouvées dans le recueil de 1857. Asselineau raconte avoir vu chez Baudelaire, en 1850, le manuscrit du livre qui devait s’appeler les Fleurs du mal, « deux volumes in—4°, cartonnés et dorés[10] », et M. Champfleury affirme qu’à l’époque où ils entrèrent en relations (1845), on prétendait que le poète « avait déjà un volume de vers tout prêt pour l’impression ».

M. Prarond est encore plus affirmatif et plus précis :

« Voici, et sans nul doute, les titres des pièces dites par lui, vers ce temps (1843), entendues par nous, par moi :

« L’Albatros, la seule pièce bien certainement rapportée de son voyage, c’est-à-dire composée pendant le voyage ; Don Juan aux enfers, la Géante ; la pièce XXV[11], Je t’adore à l’égal de la voûte nocturne, écrite après la connaissance de Jeanne[12].

« Une charogne ; XXXIII. Une nuit que j’étais près d’une affreuse juive, une des plus anciennes pièces de Baudelaire, puisque c’est, avec Don Juan aux enfers, une des premières que je lui ai entendu réciter ; À une Malabaraise ; le Rebelle ; les Yeux de mon enfant ; CXXIII. Je n’ai pas oublié, voisine de la ville, une des plus anciennes ; CXXIV. La Servante au grand cœur, une des plus anciennes aussi ; CXXVII. La diane chantait dans la cour des casernes, déjà parfaite et arrêtée. Cette pièce doit se rapporter à un temps où, demeurant avec sa mère et son beau-père le général, il entendait en effet la trompette matinale ; l'Ame du vin ; le Vin du chiffonnier ; le Vin de l’assassin (Allégorie. Je me rappelle bien, du moins, les deux premiers vers).

« Je suis certain que toutes ces pièces étaient composées avant la fin de 1843.

« Baudelaire, ma mémoire m’en convainc, a toujours beaucoup remanié et corrigé ses vers, jusqu’au jour où il les a publiés dans des revues, dans des journaux, dans la Revue des Deux-Mondes, et enfin en librairie, sous le nom de Fleurs du mal. » La poésie de Baudelaire était personnelle au premier chef, originale dans le fond comme dans la forme. Mais une forte dose d’imitation entrait dans son dandysme. Familier de très bonne heure avec la littérature anglaise[13], il y avait connu et admiré ce type dont elle a toujours fait, du Lovelace de Richardson au Pelham de Bulwer, un de ses thèmes favoris.

Ce que Baudelaire aime et admire le plus dans le dandysme, c’est le constant sacrifice de la nature à l’art. Plusieurs passages de ses journaux intimes révèlent sur ce point sa pensée entière. On lit dans Mon cœur mis à nu :

« La femme est le contraire du dandy. Donc, elle doit faire horreur. La femme est naturelle, c’est-à-dire abominable. Aussi est-elle toujours vulgaire, c’est-à-dire le contraire du dandy. »

Du dandy, Baudelaire se donna, de très bonne heure, les dehors impassibles, la froide et ironique politesse, ainsi que la toilette fashionable. Un moment, — c’est M. Hignard qui nous le raconte, — il semble avoir sacrifié à l’exubérance romantique et s’être complu à scandaliser le « philistin ».

M . Hignard le rencontra près de l’Odéon :

« Toujours beau, charmant, distingué, un justaucorps de velours serré à la taille lui donnait l’aspect de ces jeunes patriciens de Venise dont Titien nous a laissé les portraits.

« Il était sans chapeau. Il m’expliqua que c’était non seulement une habitude, mais un parti-pris. Ainsi nu-tête, même aux extrémités de Paris, et si loin qu’il fût de sa demeure, il aimait à passer pour un habitant du quartier. »

Mais la période du justaucorps de velours ne dura guère, car l’auteur de la notice biographique du recueil des Souvenirs-Correspondances, décrit ainsi le costume original et immuable que son ami portait, vers 1840 :

« Pas un pli de son habit qui ne fût raisonné. Aussi quelle merveille que ce costume noir, toujours le même, à toute heure, en toute saison, ce froc d’une ampleur si gracieuse, dont une main cultivée taquinait les revers ; cette cravate si joliment nouée, ce gilet long, fermant très haut le premier de ses douze boutons et négligemment entr’ouvert sur une chemise si fine, aux manchettes plissées, ce pantalon « tirebouchonnant » sur des souliers d’un lustre irréprochable ! »

Voici, d’après le témoignage de M. Le Vavasseur, un autre costume de Baudelaire, celui qu’il adopta en 1842, quand il voulut s’habiller d’une façon qui répondit à son humeur de plus en plus grave :

« Baudelaire s’était composé une tenue à la fois anglaise et romantique. Byron habillé par Brummel. Chapeau haute forme, habit noir très ample, « boutonnable », quoique flottant, manches larges, basques assez carrées pour draper, assez ajustées pour garder le caractère laïque, gilet de casimir noir, demi-droit, demi-montant, aisé, cravate noire à larges bouts, très bien nouée sans raideur, plus près du foulard que du carcan. Pantalon de casimir ou de drap fin, non collant. Souliers lacés ou escarpins bas, noirs en hiver et blancs en été. Au demeurant, le déshabillé le plus habillé et l’habillé le plus déshabillé du monde. Complet invariable et de toute saison[14]. »

De cette toilette, empreinte de britannisme, et qui visait à l’excentricité, M. Buisson donne une explication très judicieuse : « Baudelaire n’aimait ni la mauvaise tenue ni le mauvais goût, et il réagissait contre le débraillement prétendu romantique. Son habit noir, d’ailleurs pratique à l’état d’uniforme, était une pose. »

Vers 1846, il avait extrêmement simplifié sa toilette. Le matin, dans les rues désertes du faubourg Saint-Germain, il sortait en blouse. M. Champfleury, à qui je dois ce détail, le commente ainsi :

« C’était une forme nouvelle de dandysme. Notez que sous la blouse passait un pantalon noir à pieds (mode des écrivains à cette époque, Balzac, etc.) et que les pieds de ce pantalon de chambre étaient insérés dans d’élégants souliers à la Molière, que Baudelaire tenait à voir très reluisants toujours[15]. »

Baudelaire fut obligé d’abdiquer de bonne heure ses prétentions à l’élégance fashionable. Son revenu ne lui suffisait pas, et voulant dépenser beaucoup, il aurait dû produire beaucoup. Mais s’il aimait le travail, il faisait de vains efforts pour s’y assujettir ; — maint passage de Mon cœur mis à nu et de ses correspondances l’atteste. C’est qu’il lui manquait la force de renoncer aux habitudes de flânerie, que sa vive imagination lui imposait despotiquement[16]. Pour cette époque de sa vie, nous avons un portrait précieux du poète, celui que fit son ami Deroy, peintre de grand talent, qui mourut jeune, et fut pleuré par quelques-uns des plus célèbres littérateurs de sa génération.

Asselineau nous a conservé de cette toile une description minutieuse :

« La figure peinte en pleine pâte s’enlève partie sur un fond clair, partie sur une draperie rouge sombre. La physionomie est inquiète ou plutôt inquiétante ; les yeux sont grands ouverts, les prunelles directes, les sourcils exhaussés ; les lèvres exultent, la bouche va parler ; une barbe vierge, drue et fine, frisotte à l’entour du menton et des joues. La chevelure, très épaisse, fait touffe sur les tempes ; le corps, incliné sur le coude gauche, est serré dans un habit noir d’où s’échappent un bout de cravate blanche et des manchettes de mousseline plissée. Ajoutez à ce costume des bottes vernies, des gants clairs, et un chapeau de dandy[17], et vous aurez au complet le Baudelaire d’alors, tel qu’on le rencontrait aux alentours de son île Saint-Louis, promenant dans ces quartiers déserts et pauvres un luxe de toilette inusité[18]. »


Ce n’était pas seulement, on le voit, l’excentricité de sa toilette, c’était surtout sa physionomie si caractéristique qui attirait et retenait les regards pendant que sa conversation pleine d’originalité achevait de lui conquérir l’attention de tous ceux dont il souhaitait l’estime.

Il était dès lors lié avec Théophile Gautier et s’était fait présenter à Victor Hugo[19].


    concentré et tout parisien de Baudelaire. Il lui avait conseillé un séjour à la campagne, le travail dans la solitude, une sorte de retraite. Baudelaire allait, mais fort rarement, je crois, visiter Victor Hugo, de 1842 à 1846. Il lui dédia successivement plusieurs Fleurs du mal. » (Notes de M. Prarond.)

    Les journaux intimes de Baudelaire et sa correspondance contiennent de curieux passages qui prouvent que l’amitié, qui n’a cessé d’unir officiellement les deux poètes, recouvrait de sourdes dissidences et, vers la fin, une antipathie profonde.

  1. Notes de M. Prarond.
  2. « Baudelaire s’épanouissait avec l'école normande. Pensez donc ! Deux Normands, un Picard, un Languedocien que la Providence avait réunis pour la plus grande gloire de l’amitié, qui vivaient en parlant tout haut leur pensée, tous amoureux de l’amitié et la pratiquant avec une simplicité et une sincérité telles que pour eux encore, à l’heure qu’il est, en 1845, c’est hier, c’est aujourd’hui ! C'est cette simplicité et cette sincérité qui attiraient et retenaient Baudelaire, parce qu’il savait, mieux que personne, ce qui lui manquait de ce côté et se compensait chez nous » (Notes de M. Jules Buisson).
  3. Notes de M. Prarond.
  4. M. Le Vavasseur complète ce récit par un curieux commentaire : « Les Bassan et les meubles étranges qui ornaient le logis de Baudelaire, provenaient, je crois, d’une source indiquée par Molière dans l'Avare et qui, dès ce temps, alimentait les fils de famille, à court d’argent. » Le jeune poète était, en effet, la proie d’un brocanteur dont le magasin se trouvait au rez-de-chaussée de l’hôtel Pimodan. Cet homme abusa de l’inexpérience de son client pour lui faire prendre des engagements très onéreux qui pesèrent sur toute sa vie. Les embarras et les poursuites judiciaires, qu’ils entraînèrent, furent au nombre des causes qui lui firent quitter Paris pour Bruxelles en 1864. Le 2 septembre de cette année-là, il écrivait à M. Ancelle : « Vous connaissez par cœur l’affaire A… Je crois sérieusement que j’ai reçu de lui quatre mille francs. Je lui ai souscrit, dans ma jeunesse, des effets pour quinze mille francs. » Après la mort de son fils, Mme Aupick, sur le conseil de M. Ancelle, contesta la légitimité de cette créance qui fut réduite de plus de moitié, par arrêt du tribunal de la Seine. Dans une lettre à la mère de son ami, Asselineau la félicite de cet heureux dénouement de son procès.
    Baudelaire avait d’ailleurs, bien avant qu’il ne fût de mode, le goût du bric-à-brac. À travers sa correspondance (v. lettres à Ancelle, Nadar, Mme Sabatier notamment), nous le voyons très souvent parler d’un dessin, d’une écritoire, d’estampes japonaises, etc. etc., découverts chez les marchands de curiosités. Il prisait fort aussi les belles reliures et faisait habiller luxueusement, par Cape ou Lortic, les livres que ses amis lui envoyaient. Ces dépenses, on pense bien, n’allaient pas sans écorner considérablement son maigre revenu.
  5. M. Buisson confirme le témoignage de MM. Le Vavasseur et Prarond, qui nous révèle un Baudelaire souvent gai, dans sa première jeunesse ou, du moins, encore exempt de ces noires mélancolies qui firent plus tard son génie et son malheur :
    « On est en train de grossir Baudelaire et de le gourmer à la mode pessimiste. Ah ! je vous assure qu’en 1843, attablés à la Tour d’argent, dans l’île Saint Louis ou ailleurs, nous trouvions, l’Ecole normande et Baudelaire, que la vie valait la peine d’être vécue. Ne l’affublez pas trop en précurseur bien qu’il y ait eu, par le fait, un peu de cela en lui. Une nature poétique, rare, tant que vous voudrez, mais du précurseur, avec discrétion. »
  6. On trouve notamment dans ce volume un sonnet où M. Le Vavasseur lance l'anathème contre l’Olympe, et qui se termine par ce vers :

    Dieu joyeux, je vous hais ; Jésus n’a jamais ri !

    Baudelaire qui, selon le témoignage de M. Buisson, aimait à le ressasser, en a longuement développé l’idée dans son Essence du rire.

    Au sujet de l’influence que put exercer sur son esprit le petit groupe où il vivait, remarquons encore que le livre où MM. Prarond, Levavasseur et Aug. Dozon avaient réuni leurs premières productions, dégage un spiritualisme particulièrement catholique.

  7. C’est à cette collaboration manquée que M. Levavasseur, s’adressant à son ami Prarond, dans le petit poème La Rime, fait l’allusion que voici :

    « Nous aimions follement la rime : Baudelaire
    Cherchait à l'étonner plus encor qu'à lui plaire ;
    Avait-il peur de voir, par un souci puéril,
    L’originalité de sa muse en péril ?
    Et son indépendance était-elle effrayée
    De suivre, en cet amour, une route frayée ?
    Peut-être : parmi ceux d’hier et d’aujourd’hui,
    Nul ne fut moins banal ni moins naïf que lui. »

  8. Dans un article de la Liberté (23 septembre 1887), écrit lorsque parut la première édition de cette Etude biographique, et auquel nous emprunterons tout à l’heure un portrait de Baudelaire à trente-cinq ans, l’auteur (M. Emile de Molènes) rapporte avoir « entendu » de la bouche du poète, les lignes qu’il lit dans Fusées. Arsène Houssaye (Le Gaulois, 5 octobre 1897) raconte une anecdote plus caractéristique encore : Baudelaire aurait pris, à ses débuts, « un homme pour masque ; Privat d’Anglemont, un grand diable blond qu’on eût dit cousin de Nadar par l’entrain, par l’esprit, par le jeu des bras et des jambes. Baudelaire dicta ses premiers sonnets à son ami, qui les signa. D’Anglemont me les apporta en compagnie du poète, qui voulait juger de l’effet qu’ils produiraient… D’Anglemont me lut les sonnets, qui étaient fort beaux ; mais l’Edgar Poe français n’y montrait pas encore son coup de griffe, « Moi aussi, me dit-il, je fais des sonnets, mais pas si bête de les montrer. La poésie est une fleur rarissime, qu’il faut respirer, cueillir et effeuiller soi-même dans la religion de la fière solitude. La nature n’a pas fait des poètes pour qu’ils soient des comédiens ». Mais, en disant cela, Baudelaire prit les sonnets de d’Anglemont, — ou plutôt ses sonnets à lui, — et me pria de les publier dans l'Artiste, ce que je fis. J’avais percé le mystère. Baudelaire aimait beaucoup ce jeu de cache-cache. Alors il jouait aussi à l’Alcibiade, mais il coupait trop souvent la queue de son chien… »
  9. Charles Baudelaire, Souvenirs-correspondances, etc., p. 8. — M. de Banville parle aussi de la « voix ferme, pure et musicale » de son ami (Mes Souvenirs, p. 83).
  10. Vie de Baudelaire, p. 37.
    V. encore dans le Charles Baudelaire, lettres (Société du Mercure de France), le billet à M. Ancelle, du 10 janvier 1850.
  11. Toutes les indications de numéros, qui suivent, sont prises, par M. Prarond, de l’édition des Œuvres complètes.
  12. Jeanne Duval, la maîtresse qui a suggéré au poète nombre de pièces des Fleurs du mal (Voir plus loin, ch. IV.)
  13. Sa mère lui avait certainement appris la langue de Shakespeare. Champfleury (Souvenirs de jeunesse) cite parmi les écrivains les plus aimés de son ami : Maturin, Lewis, Mathews. Ils lui étaient chers pour le caractère satanique — d’aucuns, à cette époque, disaient frénétique, — de leur talent. On le verra plus tard exprimer, dans une lettre à Sainte-Beuve, un véritable enthousiasme pour Shelley, et, dans son projet de lettre à Jules Janin, admirer le génie salamandrin de Byron. Ses Paradis artificiels sont, en grande partie, un résumé du livre célèbre de Thomas de Quincey : the Confessions of an English opium-eater, et ses traductions d’Edgar Poe forment la portion la plus considérable de son œuvre.
  14. À propos de ce costume, M. Buisson fait la remarque suivante : « Baudelaire n’était dandy que pour la bohème du temps des Cariatides et les poètes du quartier latin. On ne retrouverait le large habit noir habituel, boutonné jusqu’au-dessus des hanches, que dans une eau-forte d’après Courbet très jeune, gravée par Masson pour le volume de Théophile Silvestre. »
    C’est à cette période d’élégance que se rattache l’anecdote contée par M. Champfleury (Souvenirs et portraits de jeunesse, p. 336) : « Baudelaire fit mander, une fois, un tailleur. Il voulait un habit bleu, à boutons de métal, pareil à celui de Gœthe, qu’on voit sur les pipes de porcelaine, en Allemagne. Plusieurs rendez-vous furent pris avec le tailleur. Baudelaire n’était jamais content : les manches ne faisaient pas assez de plis, les basques étaient trop courtes, le collet ne montait pas assez haut. Baudelaire demandait un collet dans lequel il pût rentrer sa tête, les jours d’orage, comme un colimaçon dans sa coquille ; lui et le tailleur passèrent huit jours à promener la craie sur cet habit bleu. Enfin, on arriva à un résultat à peu près satisfaisant. Baudelaire se logea dans l’habit, s’examina, marcha ; après quoi, se tournant d’un air aimable vers le tailleur : Faites-m’en douze comme celui-là, lui dit-il. »
  15. La blouse étant de mise pendant la période où Baudelaire afficha des sympathies démocratiques, de 1848 à 1851, il la porta souvent, au cours de ces trois ans. Plus tard, sa toilette fut moins excentrique, mais resta bizarre. La première fois que je le rencontrai, en juin 1854, il était vêtu d’un paletot d’hiver, et son cou disparaissait dans un vaste foulard jaune et rouge à dessins éclatants.
    Dans les deux dernières années qu’il passa à Paris (1862—1864), Baudelaire porta sans vergogne des habits râpés. Il n’avait plus qu’un luxe, le linge blanc. Même en Belgique, sa toilette se faisait remarquer par un soin minutieux.
  16. Voir surtout dans Œuvres Posthumes, Mon cœur mis à nu, passim. Ailleurs, il parle de son vagabondage et de sa vie nomade. Le 3 novembre 1858, il écrivait à Poulet-Malassis : « Je prépare toujours ma double installation nouvelle, car alors je réparerai seize ans de fainéantise. » Pour montrer que Baudelaire n’exagérait pas, voici la liste approximative mais incomplète de ses changements de domicile pendant ces seize années, c’est-à-dire depuis son retour de l’Inde (février 1842) jusqu’à la date de la lettre qui contient cet aveu si expressif : Quai de Béthune, 10. — Rue Vaneau. — Quai d’Anjou, 17, hôtel Pimodan. — Hôtel Corneille, — Rue Coquenard, 33. — Hôtel Folkestone, rue Laffitte. — Avenue de la République, 95. — Rue des Marais-du-Temple, 25. — Rue Mazarine. — Rue de Seine, 57. — Rue de Babylone, 10. — Rue Pigalle, 61. — Hôtel Voltaire, quai Voltaire. — Rue Beautreillis, 22, sans compter plusieurs domiciles de passage qui ne sont pas mentionnés dans sa correspondance et ses fréquents séjours chez sa mère à Honfleur.
    Asselineau, dans sa Vie de Baudelaire, a essayé d’expliquer l’improductivité de son ami par l’adoption d’une méthode particulière : « Au rebours du commun des hommes qui travaillent avant de vivre et pour qui l’action est la récréation après le travail, Beaudelaire vivait d’abord. Curieux, contemplateur, analyseur, il promenait sa pensée de spectacle en spectacle et de causerie en causerie. Il la nourrissait des objets extérieurs, l’éprouvait par la contradiction ; et l’œuvre était ainsi le résumé de la vie, ou plutôt en était la fleur. »
    Mais ailleurs, — dans le Recueil anecdotique qu’on trouvera plus loin, — il donne les plus somptueux détails sur le travail irrégulier et capricieux du poète.

    M. Charles Toubin, qui fut des intimes amis du poète, et dont on trouvera bientôt le nom mêlé aux essais de journalisme que tenta Baudelaire, nous a fourni, lui aussi, des renseignements qui prouvent qu’en 1847, Baudelaire n’avait pas renoncé à ses habitudes de « bohémianisme » : « Il avait alors deux domiciles, l’un rue de Seine, l’autre rue de Babylone, mais, au moment des échéances, il venait me demander l’hospitalité de nuit où je demeurais avec mon frère, alors interne des hôpitaux et médecin de la Mimi de Murger… Plus d’un des morceaux des Fleurs du mal a été sinon composé, du moins fixé sur le papier chez nous. Baudelaire composait au café et dans la rue. Ses consommations au café étaient le vin blanc, et il ne consentait pas à ce qu’on lui en offrît d’autre. Sa manière de s’inviter à dîner était celle-ci : « Dites-moi, avez-vous aujourd’hui quelqu’un à dîner chez vous ? — Non, Baudelaire. — Eh bien ! je vous tiendrai compagnie. » On en était récompensé par la quantité d’hommes marquants ou illustres qu’il connaissait et dont il vous faisait faire connaissance soit chez eux, soit dans la rue ! Je lui dois d’avoir connu plus ou moins Préault, Th. Gautier, G. de Nerval, etc., et d’avoir fait, petite gloriole, une fois ou deux, la partie de dominos avec Frederick Lemaître au café de la Porte Saint-Martin, où tous les deux allaient souvent. »

    M. Toubin nous donne encore ce détail qui prouve combien Baudelaire, pourtant si épris, dans son œuvre, de l’ordre et de la méthode, était loin d’y avoir plié sa vie : Le jour où il recevait de Mme Aupick Aupick les six cents francs de son trimestre venu de Constantinople (on sait que le général y avait été envoyé comme ambassadeur), il en faisait deux parts, l’une destinée à payer quelques dettes criardes, l'autre à réunir en deux ou trois fournées succéssives au Père Lathuille (Batignolles), alors restaurant à prix modiques, ceux de ses amis qui l'avaient le mieux aidé pendant le reste du trimestre. » Arts. Eugène Delacroix, Théophile Gautier, Louis Bouilhet, le sculpteur Etex, l’éditeur Poulet-Malassis et d’autres célébrités se fournissaient là aussi. Camus s’intitulait, avec un vif orgueil : « Chapelier des Belles-Lettres. » (Le Petit Bleu de Bruxelles, 31 août 1901.)

  17. M. Georges Barral, qui connut Baudelaire en Belgique, en 1864, notera :
      « Il était coiffé d’un important chapeau de soie à bords larges et plats. Ce haut-de-forme, bien connu de ses amis, était élégant, très étudié, évasé d’en bas, avec une fuite savamment amincie vers l’assiette supérieure. Ce genre de chapeau, exécuté sur ses indications, et qu’il affectionnait tout particulièrement, fit son désespoir à Bruxelles. Il ne put trouver jamais un chapelier bruxellois assez compréhensif pour en reproduire exactement le modèle. Après divers essais infructueux et des incidents comiques, il prit le parti de faire venir ses chapeaux de Paris. Il les achetait chez Camus (aujourd’hui disparu), successeur de Giverne, l’associé du fameux Gibus, chapelier, rue de l’Ancienne-Comédie, au coin de la rue Saint-André des
  18. Un trait à relever dans ce portrait, comme dans les notes de ses amis de jeunesse, c’est sa tournure svelte et l’air délicat qu’il perdit promptement. C’est aussi le seul portrait où Baudelaire soit représenté avec ce célèbre habit noir, en queue de sifflet, qui fut un moment son costume favori (Voy. Vie de Baudelaire, p. 8-11).
  19. Voir le récit que Gautier, dans la préface des Œuvres complètes, fait de sa première rencontre avec Baudelaire. V. aussi de Mme Judith Gautier, Le second Rang du Collier, (Félix Juven, éd.,) où l’auteur conte avec beaucoup d’esprit quelques anecdoctes sur notre poète. — « Il affectait déjà de détester Lamartine et parlait d’Hugo avec une retenue déférente, mais sans passion enthousiaste. Lui, qui récitait beaucoup, disait peu de vers d’Hugo. Il s’était fait introduire cependant à la place Royale. Hugo, très habile d’ordinaire à renvoyer tous ses visiteurs contents, n’avait pas compris le caractère .