Charles Guérin, roman de mœurs canadiennes/Partie 1/Chapitre 2

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II.

MONSIEUR WAGNAËR.



Le lendemain, il n’était pas six heures qu’un bon petit cheval canadien, à la crinière rousse, attelé à une petite charrette d’habitant, attendait paisiblement à la porte de madame Guérin… Une valise et un gros sac brun renflé comme un ballon, quoique ce ne fût certainement pas avec de l’air, étaient déposés dans le fond de la voiture ; deux manteaux épais recouvraient le siège. Le ciel était sombre et lourd, il fesait froid, les vagues battaient avec force contre les galets du rivage ; il ne pleuvait pas encore, mais c’était évidemment là le début de ce que l’on appelle une neuvaine de mauvais temps.

— Mon Dieu ! dit Louise, en ouvrant la porte, mon Dieu, quelle vilaine apparence ! Au moins vous n’oublierez pas de jeter vos manteaux sur vous. Ceci s’adressait aux deux écoliers qui sortaient en même temps qu’elle. Ils avaient mis chacun par-dessus leur capot d’écolier un capot d’habitant d’étoffe grise du pays, et à capuchon ; mais la prudence maternelle n’était pas encore rassurée, puisque madame Guérin, qui les suivait, crut devoir aussi elle, insister sur l’importance des manteaux ; et puis, ajouta-t-elle, n’oubliez pas d’entrer chez tous les curés que vous connaissez le long de la route pour vous réchauffer et vous reposer. Lorsque vous aurez faim, vous vous souviendrez que j’ai mis deux grosses galettes et du fromage dans le sac. J’ai bien peur, malgré toutes les précautions, que la pluie ne vous pénètre, car ce ne sera pas rien que le temps qui se prépare !… promettez-moi bien de ne pas continuer la route si vous êtes trempés.

— N’oubliez pas non plus, ajouta Louise, de bien faire sécher vos hardes, ce soir et demain, car, vous en avez bien pour trois jours avec les chemins que vous allez avoir.

— Si je vous donnais des parapluies, observa madame Guérin, ah ! c’est inutile, le vent vous empêcherait de les tenir.

Il était bien clair que toutes ces minutieuses recommandations dues en partie à la sollicitude de la mère et de la sœur, avaient aussi pour but de dissimuler la profonde douleur qu’elles éprouvaient ; tout leur babillage était donc plus touchant que les plus touchans adieux. Au reste, et malgré elles, leur pâleur, leurs yeux rouges encore des pleurs versées la nuit, leur agitation nerveuse en disaient plus que les plus belles phrases.

Chose étrange, les deux frères de leur côté ne paraissaient pas également affligés de leur départ. Deux grosses larmes coulaient sur les joues de l’aîné, mais la figure de Charles semblait au contraire toute rayonnante de joie. C’est que celui-ci avait remporté, pendant la nuit, un grand triomphe ; c’est qu’il avait vaincu la cruelle détermination de son frère ; c’est qu’enfin Pierre lui avait promis de chercher de l’emploi à Québec, et de ne pas s’embarquer pour l’Europe, comme il se l’était proposé. Madame Guérin, qui ignorait toutes ces discussions, et avait toujours cru que son fils aîné allait passer un brevet avec quelque avocat, madame Guérin s’étonnait à bon droit de la tendresse de l’un, et de l’indifférence de l’autre ; mais elle ne les embrassa pas moins tous deux avec une égale effusion de cet amour maternel, si divin dans son essence, le seul amour qui puisse se répartir et se répandre entre divers objets sans diminution ni injustice. Charles arracha son frère et s’arracha lui-même aux caresses de sa mère et de sa sœur ; s’élançant vivement dans la voiture, il prit les rênes, donnant à Pierre à peine le temps de se placer près de lui, et lança le cheval au grand trot.

— Bonjour, monsieur Charles !

— Adieu mes enfans !

— Bonjour, monsieur Pierre !

— Bon voyage ! bonne santé !

— Que le bon Dieu vous conduise ! — Telles étaient les exclamations des serviteurs de la ferme, qui, hommes et femmes, s’étaient réunis sur le bord du chemin pour assister au départ des deux jeunes gens, que plusieurs d’entr’eux avaient vu élever. Mais ces bons paysans n’étaient pas les seuls spectateurs de cette scène de famille. De l’autre côté, à quelque distance sur la grève, deux hommes, d’une mine et d’une contenance presque sinistres, avaient suivi avec intérêt ce qui venait de se passer. Il y avait même, dans la persistance du regard de l’un de ces deux hommes, quelque chose de fatal. Aussi longtemps que la petite charrette pût être vue, il eut constamment les yeux fixés sur madame Guérin, qui répondait avec son mouchoir aux signes d’adieu que lui fesait l’un de ses fils. Après que la porte de la maison se fut refermée sur les deux femmes, le même regard resta attaché sur la porte elle-même, comme si cet homme eût voulu poursuivre, malgré tout obstacle, une perquisition obstinée et malveillante. Mais, enfin, se détournant brusquement vers son compagnon : Ah cela, fit-il, tu ne crois pas, maître François, que j’en vienne à bout ? Tu ne me connais donc pas ?

— Ah ! dame !… je vous connais et je ne vous connais pas, monsieur Wagnaër. Aujourd’hui ça me paraîtra que je sais toutes vos finesses sur le bout de mon doigt… et puis demain vous allez en inventer d’autres. Tout vous réussit… mais pour la terre des Guérin, voyez-vous, c’est une autre affaire. Vous avez déjà manqué votre coup trois ou quatre fois, et pendant ce temps-là les jeunes gens ont grandi, ils vont faire leur chemin dans le monde, et puis… — Et puis, maître François ?

— Et puis… dame !… voyez-vous ; c’est que j’ai lu, il y a bien longtemps, une histoire comme ça, d’un grand seigneur qui avait un beau château, et qui voulait à tout prix chasser un pauvre homme, qui avait sa cabane tout près du château. Cette histoire là a bien mal tourné pour le seigneur. Je crois qu’on appelle ça une farabole.

— Tu veux dire une parabole. C’est que je me moque joliment des paraboles, moi ! Tu ne sais donc pas qu’il me faut cette terre ? Tu ne sais pas qu’il me la faut absolument ?

— Ça se peut bien, monsieur Wagnaër, ça se peut bien. Mais, sauf le respect que je vous dois, il vous fallait la veuve, aussi… il vous la fallait absolument.

— Ah ! la diablesse de femme ! Il me la fallait en effet, il me la fallait, surtout pour avoir la terre. Mais à présent qu’elle a tant fait la grande dame ; à présent qu’elle m’a repoussé, moi, veuf comme elle, et beaucoup plus riche qu’elle… ma foi, elle s’arrangera comme elle pourra, je prendrai le bien, comme disent les habitans,[1] et je laisserai la femme. Ce sont mes principes, vois-tu, j’essaie d’abord à exploiter les gens à leur profit, ça me parait juste et raisonnable que l’on fasse du bien aux autres en s’en fesant à soi-même. Par exemple, quand les gens sont assez bêtes pour ne pas me laisser faire… alors tant pis pour eux, je les exploite comme je puis. Car il faut toujours exploiter. Il faut tout tourner à son profit, sans se gêner pour personne… autrement ça n’avancerait à rien. C’est là la règle fondamentale du commerce. Apprends cela mon pauvre François.

— Comment dites-vous cela, monsieur ?

Exploiter, mon pauvre François, exploiter ; c’est le mot. La société, c’est l’exploitation de l’homme par l’homme. Plus je regarde cette Rivière aux Écrevisses, plus je pense en effet que l’exploitation de cette paroisse ne sera pas complète, tant que je n’aurai pas construit deux ou trois moulins là-dessus. Le seigneur a été assez peu rusé pour ne pas consentir à exercer son privilége en ma faveur[2]. S’il eût voulu seulement s’entendre avec moi, nous fesions sauter cela des mains de la belle veuve, sans qu’elle eût le moindre mot à dire. Avant dix ans peut-être, M. de Lamilletière aurait reçu de superbes lods et ventes, trois ou quatre cent louis dans le moins… tandis qu’avec ces Guérins, ça va rester à ne rien faire. La mère a été assez folle pour faire étudier ses enfans, ça veut dire qu’ils ne feront jamais rien de bon… rien que des griffonneurs de papier… voilà tout… Miséricorde ! un si beau waterpower ! Mais les vieilles noblailles comme ce M. de Lamilletière… ça n’a pas la moindre idée des spéculations. Laisse faire, pauvre François, si je puis seulement acheter un petit bout de seigneurie, tu verras comme j’en découvrirai moi, des droits féodaux !

— Il me semble pourtant, monsieur Wagnaër, que je vous ai entendu parler de ces choses-là d’une toute autre façon. Les gros marchands anglais qui viennent vous voir quelquefois…

— Font bien du bruit contre la féodalité, n’est-ce pas ?… Eh bien ! ils sont comme moi, ils ne pensent qu’à acheter des seigneuries, et je t’assure que, quand ils en auront, ils sauront les faire valoir. Mais pour le présent, ce n’est pas une seigneurie, c’est cette terre seulement, c’est cette maudite rivière qu’il me faut. Dire que ce vieux Jérôme Deschênes n’a jamais voulu me vendre son hypothèque de deux cents livres, même à dix pour cent de prime, sous le prétexte qu’il a eu autrefois de grandes obligations à ce M. Guérin…

— Faut que ce bonhomme-là ait une dure mémoire !… Tenez, M. Wagnaër, voulez-vous que je vous dise : offrez-leur encore une fois un bon prix pour leur terre, et soyez sûr qu’ils finiront par vous la vendre. Ils disent que Pierre va faire un avocat, sa mère aura bien de la peine à le pousser jusqu’au bout… Vous aurez leur bien sans tant de manigances[3].

— Comment, monsieur Pierre Guérin vise au barreau ! C’est un Vallières ou un Moquin en herbe que nous avons si près de nous ! Mais c’est superbe !… Je croyais qu’ils allaient faire des notaires tous les deux. Un avocat ! C’est justement l’homme qu’il me faut. De ce temps-ci les avocats me mangent, et si j’en avais un dans ma famille…

— Vous mangeriez les habitans à vous deux ?

— Non. Mais ça m’épargnerait bien des frais, et ça serait de bon conseil. Quel âge a-t-il, ce jeune homme ?

— Dix-neuf ans.

— Et Clorinde en a dix-sept ; mais ce serait une affaire magnifique !… La fille prendrait la place du père, le fils prendrait la place de la mère, et tout s’arrangerait à merveille, ajouta M. Wagnaër, comme se parlant à lui-même. Puis il parut réfléchir profondément, regardant tantôt la pointe derrière laquelle coulait la rivière, tantôt la maison de madame Guérin. Son compagnon se taisait comme lui. À les voir tous deux contempler d’un air de convoitise, ce patrimoine de la veuve et de l’orphelin, on aurait dit deux malfaiteurs, décidés à tenter durant la nuit, quelque coup de main, et cherchant pour cela à prendre une connaissance exacte des lieux. Le costume du marchand et de son commis n’aurait pas médiocrement contribué à confirmer cette hypothèse peu charitable. Ils avaient chacun de vieilles casaques de gros drap bleu, sales et trouées, de vieux chapeaux cirés et de grandes bottes de peau de bœuf, couvertes de boue, et ni l’un ni l’autre de ces messieurs ne s’était rasé depuis plusieurs jours.

M. Wagnaër était un homme trapu, surchargé d’embonpoint, son visage était rouge et marqué de petite vérole, et comme frotté d’huile, son nez, plat, ses sourcils, épais et roux, ses yeux, petits et cironnés, ses lèvres, épaisses, sa bouche, très grande, et laissant voir deux superbes rangées de dents qui auraient fait honneur à un animal féroce. Avec cette formidable mâchoire, M. Wagnaër aurait pu exploiter toute la création.

M. François Guillot était un garçon mince, efflanqué, au visage pâle et maigre, aux bras longs et décharnés. Il y avait sur sa figure et dans toute sa personne un air d’innocence, dont un physionomiste habile aurait fait promptement justice, en le classant de suite parmi cette espèce de gens pour qui fut créé le proverbe : Il fait l’âne pour avoir de l’avoine.

C’était précisément l’agent et l’intermédiaire qu’il fallait à M. Wagnaër auprès des habitans, naturellement soupçonneux, et qui l’étaient à bon droit à son égard. Ceux qui, se défiant du maître, croyaient duper le commis, n’en étaient que mieux dupés eux-mêmes. Obligé de dissimuler son intelligence durant les trois quarts de la journée, le pauvre garçon s’en dédommageait aux dépens de son maître, durant les heures d’intimité et de confidence, et celui-ci lui pardonnait sa hardiesse d’autant plus volontiers qu’il entourait lui-même de peu de mystère son égoïsme et sa cupidité.

Une visite qu’ils fesaient régulièrement tous les matins et tous les soirs à des nasses, qu’ils avaient disposées sur la grève de la petite île, avait amené ces deux personnages à l’endroit où nous les avons trouvés. L’heure favorable pour enlever le poisson étant près d’arriver, ils ne tardèrent pas à diriger leur attention vers le fleuve, et voyant où en était la marée, ils quittèrent la clôture sur laquelle ils étaient appuyés tous deux. Le grand canot de bois, approprié à cette expédition, fut bientôt mis à flot, et le conduisant eux-mêmes, ils s’éloignèrent rapidement au milieu des vagues bruyantes et couronnées d’écume.

  1. Bien, se dit dans nos campagnes pour terre, bien immobilier. La signification ainsi restreinte de ce mot, montre l’attachement des canadiens-français pour la propriété foncière. L’anglais dit my goods, en parlant de ses effets, de son mobilier.
  2. Dans presque toutes les seigneuries du Bas-Canada, les seigneurs ont ou prétendent avoir un droit exclusif à toutes les places de moulins.
  3. Manigances — intrigues — supercheries mêlées d’hésitation — tripotage.