Charles Guérin, roman de mœurs canadiennes/Partie 2/Chapitre 4

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IV.

NE M’OUBLIEZ PAS.



DEUX jours s’étaient passés, et fidèle à sa résolution, Marie avait évité toute conversation particulière avec Charles, hors de la présence de son père. Le matin du troisième jour, plus pâle que d’ordinaire, toute tremblante, et comme honteuse d’elle-même, elle s’approcha du jeune homme, qui de son côté n’était pas moins ému.

Il tenait à la main une longue lettre qu’il venait de lire, et qui, tachée de graisse, usée à tous ses plis, sentant le tabac d’une lieue, n’en était pas moins de la jolie petite écriture de Louise. La pauvre missive n’était arrivée à sa destination qu’après huit jours, bien que la poste n’en eût mis que trois à la transporter de chez Madame Guérin à la paroisse voisine de celle où se trouvait notre héros. Alors avant de l’envoyer à M. Lebrun, aux soins de qui elle était adressée, ceux chez qui on l’avait remise, avaient jugé convenable de lui faire passer une couple de jours derrière un miroir ; après quoi, ils avaient songé à la remettre à un habitant qui l’avait passé à un autre, qui, après l’avoir fait séjourner dans sa poche, en compagnie de sa blague, toute une journée, ne s’était décidé que le lendemain à la rendre à son adresse.

Cette lettre, après tant d’aventures, a bien quelques droits à l’attention de nos lecteurs : aussi allons-nous lui laisser la parole.

« Mon cher frère,

« Nous n’avons reçu qu’hier la lettre, que tu nous a écrite avant ton départ. Je te dirai bien qu’en voyant en haut de la page ces deux petits mots : je pars, maman a tremblé de toutes ses forces. C’était bien naturel. Et même, quoiqu’il ne s’agisse que d’une promenade, cette pauvre mère n’aime pas cela. Elle dit que ça lui déplait et que ça l’inquiète de te savoir plus éloigné de nous. Du matin au soir, elle ne parle que de toi et de Pierre. On ne peut rien trouver que ça ne lui fasse dire : Pierre aimait cela, ou bien : Pierre faisait comme cela. Pierre disait cela : Pierre s’y prenait de même, ou bien encore : si Charles était ici, il dirait cela. Je voudrais bien pourtant qu’elle pût se faire une raison, et ne plus penser à notre frère, puisque nous ne sommes plus pour le revoir. Je le lui dis souvent ; mais je me surprends à en parler la première.

« Quelques minutes après avoir reçu ta lettre, nous avons eu la visite d’un de tes amis, un avocat, qui se nomme M. Voisin. Il me semble que j’ai vu ce nom-là quelque part dans tes autres lettres. Il se dit bien intime avec toi. Il nous a fait une visite qui ne finissait plus, et il nous a remis une lettre de ton patron, M. Dumont. Celui-ci ne se plaint pas de toi, mais on dirait qu’il a quelque chose de mauvais à nous dire sur ton compte et qu’il n’ose pas. Tu peux bien croire que je n’ai pas fait remarquer cela à maman ; mais elle a paru plus triste encore après avoir lu cette lettre. Je ne veux pas te faire des sermons, je pense bien que tu te moquerais joliment de moi, si je voulais t’en faire. Tu feras bien pourtant de te faire aimer de ton patron, et de le contenter. Je n’aime pas ce qu’il dit à la fin de sa lettre, que c’est lui qui t’a conseillé ce voyage dans les environs de Montréal ; que cela te ferait du bien ; que la ville n’est pas toujours bien bonne pour les jeunes gens qui n’ont pas d’expérience. Franchement, y a-t-il quelque chose là-dessous ?

« Quant à ton ami, M. Voisin, il ne tarit pas en éloges sur ton compte. Il te met au-dessus de tout. Maman, qui ne demande pas mieux que de parler de toi, en a dit bien long sur ses espérances ; et ils ont parlé bien longtemps ensemble de choses que je n’ai pas toujours comprises. Il paraît, d’après ce qu’il dit, que Pierre n’a pas eu tort de partir : il court une grande chance de faire fortune en pays étranger ; M. Voisin prétend, comme Pierre le disait dans sa lettre, qu’il n’y a plus d’avenir du tout dans les professions. Là-dessus, maman a dit qu’elle n’ayait pas envie de te faire perdre ton temps ni de te forcer à faire un avocat malgré toi, si ça ne te plaisait pas. Elle a parlé de te mettre à la tête de grandes entreprises, et pour cela de te faire… comment donc disent-ils cela ?…. de te faire émanciper. M. Voisin a beaucoup approuvé cette idée-là.

« Je l’ai encore rencontré le soir chez M. Wagnaër ; Clorinde m’avait fait demander de passer la soirée avec elle. Je ne sais pas si ton ami s’est fait présenter dans cette maison avec quelque intention ; mais il a été bien peu galant pour cette pauvre Clorinde ; il n’a fait que parler avec M. Wagnaër. Il a encore fait mille éloges de toi. Il dit que tu feras un grand littérateur, et que tu ferais fureur dans les salons. Il trouve qu’avec tes talens tu as bien raison de ne pas aimer les professions. Il a conté plusieurs choses de toi bien spirituelles apparemment, car M. Wagnaër et un autre homme qui était là, ont bien ri. M. Wagnaër a dit une chose que je n’ai pas comprise, je ne sais pas si c’est un bon ou un mauvais compliment, il a dit que tu n’étais pas un homme pratique.

« Ton M. Voisin peut bien être un bon garçon, je suis sûr qu’il t’aime de tout son cœur : mais moi, je ne l’aime pas de même. Il a une figure qui me déplait. Il ressemble à une belette ; il n’y a rien de plus fin qu’une belette, et cependant en même temps il ressemble à Guillot, le commis. Toute la diférence est dans les yeux. On a bien de la peine à voir ceux de Guillot qu’il tient toujours baissés ; et quand on les voit, on ne voit rien de bien beau : deux vilaines prunelles vertes comme celles d’un chat, mais qui ont l’air à dormir. Ton M. Voisin, lui, vous a des petits yeux gris perçans qui cherchent ce que vous pensez. Son nez long et mince, et sa bouche pincée qui a toujours l’air de se cacher sous son nez, pour rire sous cape, et son visage de parchemin, me déplaisent aussi beaucoup. Ça n’est pas, au moins, pour te faire de la peine que je te dis cela : je suppose, que vous autres hommes, quand vous avez un ami, vous vous occupez fort peu qu’il soit beau ou laid.

« Ce sont encore là des idées de petites filles. Encore une de ces idées. Il y a eu un moment, où M. Wagnaër, M. Voisin, et Guillot le commis, se sont parlé à voix basse : je les ai trouvés si laids tous les trois, qu’ils m’ont presque fait peur. Ça ressemblait à une consultation de sorciers.

« Je vois que je t’ai assez conté de folies comme cela ; il est temps que je finisse. Maman me charge d’une commission pour toi. Elle dit, que puisque tu as bien trouvé le moyen d’aller sans sa permission passer une quinzaine de jours chez des gens que tu ne connais pas, il est bien juste que tu viennes nous voir aussitôt que la neige sera partie.

« À ce compte-là, tu peux croire si j’ai hâte que le duvet blanc qui couvre nos prairies disparaisse, et si toute la neige qu’il y a dans la paroisse voulait fondre le même jour, j’y consentirais au risque d’une inondation !

« Ta Petite Louise. »

Marichette fut surprise en levant les yeux sur le jeune homme, de l’expression de tristesse et d’hésitation qui régnait sur sa figure. Cette lettre l’avait vivement impressionné. Les soupçons de Louise, les reproches à demi voilés de M. Dumont, ceux si adoucis de Madame Guérin n’étaient que trop mérités. Un remords, qui n’est pas le moins inexorable des remords, la pensée du temps qu’il’avait perdu, assiégeait son imagination. Qu’avait-il fait depuis le départ de son frère ? Comment s’était-il préparé à remplacer l’appui qui venait de manquer à sa mère et à sa sœur ? Qu’avait-il acquis, et que lui restait-il de tous ses plans, de tous ses rêves, de tous ses travaux ?… Ses travaux ? … hélas, pensait-il, son imagination seule avait travaillé : sa mémoire, cette armoire dont la porte se referme si vite, et qu’il faut tant se hâter d’emplir ; sa mémoire était vide des choses qu’il lui importait le plus de posséder. Il était bien vrai que six mois seulement s’étaient écoulés sur le temps de son brevet : ce n’était qu’un huitième de ses quatre années d’étude… ce n’était rien en comparaison de l’immense carrière qu’il voyait béante devant lui… Trois ans et demi !…… comme cela est long à l’âge de notre héros ! On ne s’imagine pas que tant de jours puissent jamais passer. Mais enfin, se disait-il en lui-même, le commencement décide de tout : et était-ce ainsi qu’il devait commencer ? Était-ce là ce que sa bonne mère devait attendre de lui ? N’avait-il pas manqué au respect, à l’obéissance qu’il lui devait, en entreprenant un voyage sans attendre son consentement ? Et que dirait-elle donc, si elle savait où il en était déjà rendu ? si elle savait que, sans lui dire un mot, il avait déjà fait la folie impardonnable d’engager son avenir d’une manière à peu près irrévocable, irrévocable du moins en honneur et en conscience ! Quelle équipée !… Était-il maître de lui-même pour se jeter ainsi sans plus de réflexions, sans d’autre sauve-garde que la philosophie d’une petite fille, et la profonde expérience d’un étudiant de première année, dans une affaire aussi sérieuse, qui allait décider de son avenir et lui procurer peut-être, en fin de compte, des dégoûts et la misère ?

Ces préoccupations, si Marie avait pu les deviner, n’auraient pas été jugées par elle, bien flatteuses : et même sans savoir au juste ce qui en était, elle fut offensée de la singulière réception que Charles lui fesait, lorsqu’elle venait, confiante en lui et triomphant de ses propres résistances, lui annoncer une décision qui, pensait-elle, allait le rendre plus heureux qu’un roi.

— Certes, dit-elle, il faut que cette vilaine lettre vous ait appris de bien mauvaises nouvelles, puisque vous paraissez si sérieux. Y aurait-il quelque malheur dans votre famille ?

— Non, mademoiselle : seulement on me gronde un peu. On trouve que je prends bien mon temps, pour m’instruire… et, à dire la vérité, si je continue comme j’ai commencé,… ma foi, je ne serai pas juge-en-chef[1] de sitôt.

— Et tenez-vous beaucoup à être juge-en-chef ?

— Bien peu, je vous assure ; je tiens à vivre… et à vous aimer.

— Ah ! je commençais à croire que vous aviez tout-à-fait oublié… que vous m’aimiez. Vous vous rappelez ce que je vous avais dit, que je ne voulais plus vous écouter parler de votre amour, avant d’en avoir parlé moi-même à mon père…..

— Et votre père qu’a-t-il dit ? Vous prenez plaisir à me tourmenter. Vous n’avez donc rien à m’apprendre et je n’ai rien à espérer ?

— Est-ce que vous tenez à avoir une réponse ? Il me semble que vous n’avez pas paru bien empressé d’abord.

— Marie, vous êtes bien cruelle ! Vous vous jouez de mon amour. Vous ne savez pas qu’à peine vous ai-je connu ; je vous ai aimé. Je vous aimais avant de vous l’avouer.. de me l’avouer à moi-même. Comme à vous cet amour me fesait peur : parce qu’après tout, c’était quelque chose de sérieux pour vous et pour moi. Eh ! bien, quitte à voir tous les malheurs du monde fondre sur moi, quitte à rester isolé de tout le reste du genre humain, avec vous, Marie, je serai heureux. Je serai heureux d’un regard, d’un sourire, d’une parole d’amour ; si vous me dites que vous êtes décidée à me fuir, l’aveu que vous m’avez fait à moitié, que je veux avoir tout-à-fait, adoucira cette séparation et me laissera quelque espérance. Parlez donc … et soyez sérieuse, vous qui vous dites philosophe, dans un moment que je considère comme le plus important de ma vie ; qu’il vous est libre de rendre aussi le plus beau.

Cette magnifique tirade paraîtra peut-être à nos lecteurs, en contradiction avec les dispositions d’esprit que nous venons d’indiquer chez notre héros ; mais ses pensées noires étaient déjà dissipées ; les quelques paroles de Marie et sa présence beaucoup plus encore que ses paroles, avaient chassé le brouillard importun et fait reparaître, plus serein que jamais, un amour qui ne devait jamais finir, chose bien certaine, puisqu’il durait déjà depuis près de quinze jours. Il y avait donc dans son langage un accent de vérité qui émut vivement la jeune fille. D’un ton bien sérieux cette fois, elle exposa au jeune homme leur position mutuelle, leur avenir à tous deux, ce qu’elle avait résolu, et cela de manière à répondre, sans le savoir, aux objections qu’il se fesait à lui-même.

Tout ce qu’elle connaissait des dispositions de son père lui persuadait qu’il ne refuserait pas son consentement à son mariage avec Charles, du moment où il pourrait y voir autre chose qu’un projet dangereux par son incertitude. Elle avait donc arrêté que son père ne saurait rien pour le présent : elle épargnait ainsi un aveu bien embarrassant pour elle-même et bien inquiétant pour lui.

D’un autre côté nier à Charles ce qu’elle lui avait déjà dit, ou vouloir imposer silence à un sentiment qu’elle partageait, c’était folie : échanger de tels aveux sans les légitimer par un lien ou par une sanction quelconque, c’était légèreté ; exiger de Charles sa parole irrévocable sans lui donner le temps de consulter sa famille, c’était égoïsme. Après avoir bien pesé toates ces difficultés, elle en était venue à la détermination généreuse de laisser à Charles sa liberté, sans conserver la sienne. Elle allait lui promettre sur le champ de n’avoir jamais d’autre époux que lui, et lui de son côté, après avoir consulté sa mère, devait contractez, s’il était toujours dans les mêmes sentimens, un engagement semblable et demander lui-même à M. Lebrun la main de sa fille. Tout cela n’avait d’inconvéniens que ceux qui pouvaient résulter d’un tête-à-tête trop prolongé dans de semblables circonstances ; et comme elle était aussi courageuse que bonne, Marie ne donna au beau monsieur de la ville que deux jours pour faire ses paquets et ses adieux, au grand regret de la vieille voisine, qui trouva bien vilain de chasser si vite un si joli garçon, uniquement parce qu’il avait le tort d’aimer et d’être aimé. Il est inutile de dire que la mère Paquet était parfaitement au courant de tout ce qui se passait, et en savait beaucoup plus long que M. Lebrun. En pareille matière tromper une femme, jeune ou vieille, est chose impossible.

Les deux jours de grâce furent employés à arrêter les détails du plan dont on était convenu. Il fut dit entr’autres choses que Charles tâcherait d’amener sa mère à Québec pendant l’été, et que Marie s’y rendrait de son côté pour se rencontrer avec elle, ce qui était facile, grâce à la parenté des Lebrun avec M. Dumont. Il était bien probable que Madame Guérin ne consentirait pas à accepter pour bru une jeune fille dont elle n’avait pas encore fait la connaissance, et qu’elle tiendrait à s’assurer par elle-même de toutes les merveilles que Charles allait lui conter. Une telle inspection devait répugner beaucoup à Marie ; mais elle avait au fonds assez bonne opinion d’elle-même pour braver cette épreuve, et Charles la rassura tout-à-fait en lui peignant sa mère, avec raison, comme la meilleure des femmes.

Le point de vue financier de la question ne fut pas oublié, et quoiqu’il s’agît d’un mariage d’inclination, ils s’arrêtèrent un moment à la prosaïque inquiétude de savoir comment ils se procureraient cette médiocrité d’or (aurea mediocritas), heureuse aisance à laquelle le poète a accolé le nom du plus précieux des métaux, sans doute pour nous rappeler que l’or, ou tout au moins un peu d’argent et de cuivre, par-ci par-là, ne nuit pas à la félicité humaine.

Marie calcula ce qu’elle pouvait attendre de son père en se mariant. Charles lui dit ce qu’il avait à espérer de son côté, et avec cela ils supputèrent un petit capital, qui devait fournir aux dépenses du ménage, pendant une couple d’années, espace de temps dans lequel l’étudiant comptait se faire une clientelle : bien entendu que le mariage se célébrerait quinze jours, au plus tard, après son admission au barreau ; c’est-à-dire dans trois ans et demi. On sait que des engagemens à échéance aussi éloignée se contractent tous les jours, par des aspirans aux professions libérales, et que l’on voit ainsi des constances de quatre, de cinq, de six années, et même au delà, ce qui constitue un trait de mœurs locales qui n’est pas à dédaigner.

Sur le chapitre de sa profession, Charles ne put s’empêcher de faire à la jeune fille une sincère confession de ses torts. Il lui dit avec franchise, quelle aversion il éprouvait par fois, pour le métier, qui allait être leur unique gagne-pain ; et combien peu il avait jusqu’alors contrôlé ses répugnances et ses caprices. Cela lui attira une assez verte semonce. Marie fut alarmée de tant de légèreté chez un homme qui paraissait avoir tant d’esprit et de talens ; elle lui dépeignit avec une énergie qui l’étonna, les malheurs qui les attendaient lui et elle, s’il ne se décidait point à prendre l’existence plus au sérieux, et en cela comme en tout le reste elle lui répétait avec un rare bonheur, tout haut, ce qu’il se disait tout bas. D’un autre côté (et c’était ce qu’il désirait) elle lui fit voir qu’il était bien fou de se décourager pour six mois qu’il avait perdus, qu’un peu d’application et de constance était tout ce qui lui manquait, et qu’il ne tenait qu’à s’y mettre. Elle n’eut pas de peine à lui faire promettre de faire mieux, et de chasser, une bonne fois pour toujours, les chimères qui hantaient son imagination : et, grâces à elle, rien ne manqua à ses bonnes résolutions, ni le repentir, ni l’espérance. Ajoutons qu’un aussi joli prédicateur en valait bien un autre, surtout prêchant un converti.

Ces sermons, au reste, n’étaient pas sans quelque utilité pour le prédicateur lui-même : ils formaient une heureuse diversion aux propos beaucoup trop passionnés que se permettait notre héros. Charles voyait accroître l’ardeur de ses sentimens à mesure qu’il voyait diminuer le temps qui lui restait pour les exprimer. Avec cette exagération si naturelle aux amans, et dont il était plus susceptible que tout autre, il lui parut qu’il n’avait commencé à vivre que depuis deux jours, et quant vint le moment de la séparation, il crut qu’il allait mourir.

Il fallait bien partir, cependant, car dès quatre heures du matin son hôte lui avait annoncé, en le secouant vigoureusement dans son lit pour le réveiller, que la bonne petite jument noire était attelée, et qu’ils auraient à peine le temps de déjeûner, s’ils voulaient profiter de la gelée de la nuit et ne pas laisser briser les chemins[2].

Une larme furtive, qui s’échappa bien involontairement de l’œil de la jeune fille, fut tout ce qui aurait pu trahir son amour, en présence de son père ; et encore celui-ci pouvait et devait l’attribuer à son propre départ. Seulement, quand les deux voyage lira fuient bien établis dans leur traîneau, et au moment où un fouet retentissant donna le dernier signal, Marie qui était demeurée sur le seuil de la porte, cria d’un ton qu’elle s’efforça de rendre le moins tragique possible : Adieu, M. Guérin… ne m’oubliez pas !

— Qu’est-ce qu’elle veut donc, la Manchette ? Est-ce qu’elle vous aurait’chargé de queuqu’ commission ?

— Oui, une bagatelle, elle m’a dit de vous faire penser à lui acheter…

— Des oignons de tulipes pour son jardin ?

— Justement.

— Il ne faudra pas y manquer au moins… c’te pauvre enfant ! Ah ! ça, M. Guérin, vous n’oublierez pas, j’espère, de me rappeler ça.

— Soyez tranquille, M. Lebrun, reprit Charles, souriant malgré lui, et appuyant sur les dernières paroles, soyez tranquille ; je ne l’oublierai pas !

  1. Traduction littérale du mot anglais Chief Justice (Président de la Cour Royale).
  2. Dans le temps de la fonte des neiges, on dit naturellement que les « chemins se brisent » quand la croûte formée par la gelée de la nuit se fond l’ardeur du soleil. À cette saison de l’année une journée chaude est une journée de mauvais temps, ou tout au moins une journée de mauvais chemins pour ceux qui voyagent.