Charles Guérin, roman de mœurs canadiennes/Partie 3/Chapitre 7

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VII.

JEAN GUILBAULT.



DEPUIS sa liaison intime avec M. Voisin, et particulièrement depuis qu’il était devenu amoureux de Mlle Wagnaër, Charles avait considérablement négligé son ami Guilbault.

Celui-ci heureusemenl n’était pas d’humeur à s’en offenser. Comme il n’y avait pas trace d’égoïsme dans son caractère, il était aussi peu exigeant envers ses amis, que rempli de dévouement pour eux dans toutes les circonstances.

En voyant Charles se lancer dans le grand monde, et adopter un genre de vie pour lequel il avait, lui, une antipathie si prononcée, il lui dit nettement et carrément, et une fois pour toutes ce qu’il en pensait ; mais il n’en continua pas moins à l’aimer et à l’estimer. Il ne s’étonna point de ce qu’il préférât la compagnie d’Henri Voisin, qui l’accompagnait partout dans le monde, à la sienne ; et il se dit : à quelque bon matin, Charles se fatiguera de toutes ces folies, il sera temps alors de lui parler de choses sérieuses.

L’étudiant en médecine suivait sa profession avec ardeur. Il n’épargnait ni l’étude, ni l’assiduité chez le patron, et sa passion pour l’anatomie était si grande, qu’il était ordinairement le héros et le chef des expéditions nocturnes, quelque peu périlleuses, auxquelles ses confrères étudians étaient obligés d’avoir recours pour se procurer des sujets.

Son patron était un des médecins les plus distingués de la ville, un véritable savant, qui fesait de la médecine et de la chirurgie son unique occupation, et qui même fesait un peu, ce que, dans l’école romantique, on appele de l'art pour l'art. Il s’était attaché à son élève, et le conduisait à sa suite avec lui dans les hôpitaux, et souvent dans sa pratique privée. Le jeune homme avait d’ailleurs tant de gravité, de décence, et un goût si prononcé pour sa profession, que, dans beaucoup de familles, on n’était point fâché de le voir remplacer son maître, lorsque celui-ci était trop occupé.

Vers l’époque où fut vendue la terre de Charles Guérin, il se trouvait parmi la clientelle de seconde main de notre jeune esculape, un malade du nom de Guillot. C’était un caboteur, capitaine d’une goélette qui naviguait entre la paroisse de R… et Québec. Ce pauvre garçon qui tendait à la pulmonie, à l’occasion d’un voyage par lequel il réalisait de plus grands profits qu’à l’ordinaire, avait fait une vieille fête, comme il disait dans son style de marin, et commis des excès qui l’avaient mis à la porte du tombeau. Il avait dû rester chez des parens en ville tout l’hiver, et grâces aux soins de Jean Guilbault et surtout au régime qu’il lui avait prescrit, sa guérison avançait, quoique lentement

Pour peu que les caractères soient naturellement sympathiques, il s’établit presque toujours une certaine intimité entre le malade et le médecin. Il faut que votre confiance soit bien dure à gagner, si vous ne la donnez pas à l’homme qui vous a sauvé la vie. Les allures franches et le sans-gêne de l’étudiant, convenaient parfaitement à l’humeur du marin, qui lui raconta tous les détails de sa vie, existence accidentée et pittoresque, à laquelle Jean Guilbault ne pouvait pas manquer de prendre un vif intérêt.

Il arrivait souvent que le médecin s’oubliait des soirées entières auprès du malade, à lui entendre dire des histoires de ses voyages. C’était tantôt un naufrage sur quelque ilot désert, tantôt un combat à coups de poings avec des matelots anglais sur les quais à Québec, tantôt quelque aventure sauvage sur les côtes du Labrador ou dans l’île d’Anticosti, tantôt quelque légende superstitieuse racontée par les pêcheurs acadiens de Gaspé ou des Iles de la Magdelaine ; car, avec sa goëlette, le capitaine Guillot avait déjà parcouru tous les parages du Golfe St. Laurent.

Un soir que Jean Guilbault était resté plus longtems qu’à l’ordinaire à causer avec son patient, celui-ci mentionna par hasard, le nom de M. Henri Voisin l’avocat.

— Comment ! vous connaissez M. Voisin, fit l’étudiant en médecine ; c’est un de mes amis.

— Parbleu, si je le connais ; je crois bien, puisque c’est mon cousin

— Ah ! diable, c’est votre cousin ?

— Mais oui, si bien que nous portons le même nom, bien sûr.

— Ça ne me paraît pas si sûr. Il s’appelle Voisin, et vous vous appelez Guillot.

— C’est à dire Voisin dit Guillot, ou Guillot dit Voisin, comme il vous plaira.

— Ah ! Ah !

— Oui, c’est de même. Connaissez-vous François Guillot, le commis de M. Wagnaër ?

— Un peu.

— C’est encore mon cousin. Son père, mon père, et le père de M. Voisin l’avocat, c’était les trois frères. Son père le bonhomme Henri Guillot, qu’on appelait Riochon Guillot, était l’aîné de la famille. Le bonhomme portait la cassette. Quand il s’est retiré du métier de colporteur, il avait une assez jolie fortune ; avec ça il a fait éduquer un de ses garçons.

— Ah ! et pourquoi son fils est-il le seul qui s’appelle Voisin ?

— Dame, c’était son goût de s’appeler de même. Il trouvait cela plus beau apparemment. Comme il ne naviguait pas du même bord que le reste de la famille, il n’était peut-être pas fâché de mettre un autre pavillon… Savez-vous que ça va faire un gros avocat, notre cousin ; et puis il va se marier avec une fille riche ; mais riche que ça n’est pas pour rire de dire ce qu’elle est riche.

— Ah ! et quelle est cette demoiselle ?

— Las ! je ne sais pas trop si je dois vous conter ces affaires-là. Mon cousin François qui est venu me voir, il n’y a pas longtemps, m’en a jasé pas mal long : mais il m’a dit de ne pas raconter ça à tout le monde.

— À la bonne heure, si je suis tout le monde.

— Tiens, Docteur, vous allez vous fâcher ? Ah, bien qu’à ça ne tienne. Je me fiche diablement de mon cousin François, et de mon cousin l’avocat. Si ça vous amuse, je vous conterai toute cette manigance-là et bien d’autres avec. Mais il n’y a guères de vent dans les voiles ce soir, je suis joliment essoufflé… si vous me donniez un peu de vos gouttes… bon.

— Faut vous dire pour commencer, que c’est avec Mlle. Wagnaër, la fille unique et héritière du gros marchand de R…, que se marie mon cousin Henri.

— Quoi ? Que dites-vous ? Avec Mlle. Wagnaër !

— Quand je vous le dis : ça vous surprend, hein ? Ça en est-il un peu un parti ? On dirait mon bourgeois que ça vous fait de la peine. Est-ce que vous auriez eu des intentions ?

— Allez toujours.

— À vos ordres. Vous n’avez qu’à commander la manœuvre, et je vas tout vous défiler ce qui en est. Connaissez-vous une petite jeunesse qui s’appelle Charles Guérin ?

— Un peu.

— Bon. Vous devez savoir qu’il fesait la cour à la demoiselle : et même mon cousin dit qu’il ne déplaisait pas trop à la jeune fille et au beau-père, et qu’encore un peu et ça y était. Mais mon cousin François qui est une fine mouche, par ce que, sans vanterie, nous ne sommes pas trop bêtes dans notre famille, mon cousin François a tout dérangé ça. Le bourgeois avait deux raisons pour marier sa fille au jeune Guérin. D’abord, il lui fallait un gendre avocat pour pousser ses affaires, puis il avait un dessein de faire des moulins, des bâtisses, un tas d’histoires ; toujours, il lui fallait pour cela, la terre de la famille ; avec le jeune Guérin, il avait à-peu-près, comme qui dirait, la maîtrise de la terre. Quand il vit cela, v’là mon François qui se met à faire faire connaissance à mon cousin l’avocat, avec le bourgeois ; et petit-à-petit, v’là mon cousin qui se pousse dans la manche du bonhomme. C’était une consulte par-ci, un mot par-là. Puis le bonhomme lui passe une petite affaire par-ci, une petite affaire par-là : enfin, il s’apperçut que mon cousin l’avocat était justement l’homme qu’il lui fallait ; et qu’en fait de tours et de finesses, il pouvait même lui en remontrer, ce qui est dire pas mal. Le jeune Guérin pendant ce temps-là, contait des fleurettes à la demoiselle, et la demoiselle, vous comprenez, comme toutes les fillettes, se laissait conter fleurettes ; mais tout ça n’avançait pas beaucoup les affaires ! Mon cousin l’avocat courtisait le bonhomme, ce qui valait bien mieux. Mon cousin François fesait semblant de rien. Un bon jour il dit comme ça à son bourgeois : mais mon bourgeois, si vous pouviez marier Mam’zelle Clorinde à M. Henri Voisin, savez-vous que ça vous ferait une fameuse affaire. Mais la terre, fit le bourgeois ? — Bah, la terre, fit mon cousin François : si vous voulez me laisser faire, j’ai trente six plans pour vous la faire avoir. Et v’là mes deux cousins qui se mettent à faire des embarcations de billets et de signatures, qui répondent les uns pour les autres, et qui font répondre le petit Guérin ; si ben, qu’à la fin du compte, v’là tout ce monde-là poursuivi et v’là qu’ils vont vendre la terre en question.

— Ah ! et quand cette terre sera-t-elle vendue ?

— Dame, ça ne tardera pas. C’est pour le commencement de mai.

— Et ce qu’il y a de plus drôle, c’est qu’ils ont si bien arrimé ce pauvre garçon, qu’ils l’ont traîné de porte en porte, chez tous les habitans qui auraient pu mettre sur sa terre, sous la frime que, comme ça, il pourrait la racheter à meilleur marché ; ce qui fait que quelqu’un l’achètera pour M. Wagnaër un prix raisonnable.

— Diable !

— Vous entendez bien, que le jeune homme ne perdra pas un sou : car tout ça, c’est une frime, rien que pour acheter la terre. Mais on lui remboursera tout le reste, vous me comprenez.

— Oui, je comprends.

— Mon cousin en a-t-il une chance un peu ? Sans compter que c’est une jolie fille, ce qui ne nuit pas, quand même qu’une fille est riche.

— Votre cousin a bien de la chance en effet. Mais vous me paraissez bien fatigué. Je vous ai trop laissé parler. Il faut prendre encore des gouttes et puis vous reposer. Pour cela, il est temps que je me retire.

Jean Guilbault ne fit qu’un bond de l’appartement du malade à sa propre demeure. La tête lui bouillait, l’indignation l’étouffait et il lui avait fallu tout son bon sens, pour ne pas éclater en présence de son malade. Voilà, se dit-il, une spoliation qui ne se fera pas si tranquillement qu’on le pense, ou Jean Guilbault n’est qu’un sot et une ganache. C’est dans des temps comme ceux-là qu’on trouve ses amis !

Il était tard pour partir ce soir-là. Mais il ne perdit point de temps et loua le meilleur cheval qu’il pût trouver dans les écuries de la ville. Les chemins n’étaient pas beaucoup praticables à cette saison de l’année ; il fallait se décider à faire à franc étrier une distance considérable.

De retour chez lui, il jeta dans un petit sac de voyage quelques objets indispensables, et n’oublia pas une magnifique paire de pistolets, qui lui servaient pour ses expéditions de résurrectioniste, et avec lesquels il avait épouvanté plus d’une fois les gardiens des cimetières.

— Après tout, se dit-il, on ne sait pas ce qui peut arriver, et en sus de la justice et du bon droit, il n’est pas mauvais d’avoir de son côté des argumens de la force de ceux-là.

Il passa le reste de la nuit à faire différens plans de campagne, suivant l’état dans lequel il trouverait les affaires de son ami.

Le matin à six heures, il était à la Pointe Lévi, se dirigeant au grand galop de son cheval, vers la paroisse de R…