Charles Guérin, roman de mœurs canadiennes/Partie 4/Chapitre 2

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II.

TOUS COMPTES RÉGLÉS.

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LA ruine qui venait de frapper la famille Guérin n’était pas, comme nous l'avons déjà dit, une ruine absolue : seulement pour ne pas dépenser trop promptement le tout petit capital que leur laissait la liquidation définitive de leurs affaires, ces pauvres gens se voyaient contraints à subir une infinité de privations.

Les oppositions et réclamations sur le produit de l’immeuble vendu n’avaient été ni aussi nombreuses, ni aussi formidables, que l’avocat Voisin avait voulu le faire croire ; mais, cependant, grâce aux frais, aux oppositions afin de charge, aux oppositions à fin de conserver, aux rapports de distribution, toutes choses dont M. Voisin sut se procurer sa bonne part, étant au fonds du sac, comme on dit vulgairement, il ne resta qu’une balance de deux cent cinquante louis. En y ajoutant les cent cinquante louis que M. Wagnaër remboursa, suivant sa promesse, on trouvera, sans avoir recours à Barême, quatre cent louis. De plus cet excellent M. Wagnaër remit scrupuleusement les frais de poursuite et l’intérêt des cent cinquante louis ; mais il ne voulut point payer les frais d’opposition qui étaient, disait-il, un accessoire des dettes légitimement contractées par la famille Guérin.

Le produit net de l’encan que Madame Guérin avait fait faire avant son départ (et il est bon de noter en passant que le vieux Jean-Pierre avait été dans bien des cas le plus haut enchérisseur) donnait environ cent louis.

Tous comptes réglés, la famille Guérin se trouvait riche d’un très petit mobilier, d’une terre non cultivée qui n’avait pas été vendue, et d’une somme de cinq cent louis. Placé à rente, ce capital donnait juste trente louis par année. Avec cela il était impossible de payer un loyer, si petit qu’il fût, et de vivre, même en se gênant beaucoup, sans gagner quelque chose d’un autre côté.

Le vieil oncle se procura de l’ouvrage dans un chantier, Charles se décida à donner des leçons de français dans une couple de familles anglaises, et Madame Guérin et Louise se courbèrent plus que jamais sur leur aiguille pour faire elles-mêmes toute leur couture, sans compter tous les soins du ménage qui retombaient sur elles, n’ayant plus personne pour les servir.

Les leçons de l’infortune sont presque toujours un bienfait. Elles ne sont funestes qu’aux âmes viles qu’elles paralysent pour toujours. Mais pour les esprits d’élite, la terrible apparition du malheur, comme celle du fantôme de minuit, chasse tous les lutins et les follets qui jusque-là les avaient séduits et égarés. Ils rentrent en eux-mêmes et marchent sans hésiter dans la voie nouvelle que le spectre leur indique du doigt.

Charles se mit à l’œuvre sérieusement. Il devint chez M. Dumont le modèle des étudians, chez ses élèves le modèle des professeurs.

il regretta pendant quelques jours le monde brillant où il n’avait fait que passer, l'avenir enchanteur qui n’avait fait que lui apparaître. Il fut parfois tourmenté bien cruellement par l’énigme insoluble que lui offrait l’étrange conduite de Clorinde, qui continuait à garder le silence.

Quelquefois il la justifiait, d’autre fois il la condamnait et la méprisait. C’était un procès continuel qui s’instruisait dans son esprit, mais le juge était trop intéressé pour être impartial. Tantôt une excessive indulgence, tantôt une excessive sévérité fesait pencher injustement l’un ou l’autre plateau de la balance.

Dans les momens de désespoir un autre souvenir lui venait, qu’il s’empressait de repousser, comme on chasse une pensée basse et honteuse. N’eût-il pas été indigne en effet de songer à Marichette dans le malheur, après l’avoir oubliée pour courir après le bonheur et la fortune ?

Cependant il trouvait déjà dans la nouvelle vie qu’il menait d’abondantes consolations. Il lui semblait, avec raison, que tous ceux à qui il avait affaire le considéraient et l’aimaient davantage.

M. Dumont avait longtemps affecté de lui parler le moins possible, et avait écouté assez froidement le récit de la catastrophe au sujet de laquelle il avait bien quelques petits reproches à se faire, et comme patron et comme conseil ; mais peu-à-peu il parut s’intéresser à lui de nouveau et lui rendre sa confiance et son amitié. Ses compagnons d’études, braves jeunes gens envers qui Charles avait pris des airs cavaliers au temps de ses splendeurs, se rapprochèrent de lui bien volontiers, dès qu’ils le virent disposé à se rapprocher d’eux.

Après une journée laborieuse et bien remplie, il passait de douces soirées en famille avec son ami Guilbault, qui manquait rarement au rendez-vous. On jouait une ou deux parties de whist, Louise chantait, sans trop se faire prier, tout ce qu’elle savait de romances et de chansonnettes ; l’oncle de Charles racontait quelque histoire du bon vieux temps ; Madame Guérin s’arrachait quelques instans à la sombre douleur qui la minait, pour prendre part à la conversation ; on lisait quelque poésie ou quelque nouvelle publiée dans le journal du soir, que l’étudiant en médecine apportait toujours avec lui ; on causait de tout ce que l’on pouvait savoir dans le cercle étroit où l’on vivait, et l’on se séparait souvent assez tard et toujours avec regret. Jean Guilbault prenait un plaisir de plus en plus évident à ces petites réunions, où il amenait un ou deux amis, qui, nos lecteurs s’en doutent bien, étaient des jeunes gens sans reproche. Il avait trop de peine à se pardonner sa liaison avec son ex-ami Voisin, pour qu’il en fût autrement. Ses poings se serraient convulsivement, lorsqu’il songeait, comme il le disait, « que c’était lui qui avait introduit ce gredin-là partout. » Chaque fois qu’il le rencontrait dans la rue, il lui fallait faire appel à tous ses principes et à toutes ses vertus pour ne pas le rouer de coups. L’air gauchement fanfaron de l’avocat, qui avait décidemment jeté son bonnet par-dessus les moulins, ajoutait à la violence de la tentation. Ce qui achevait de vexer horriblement l’honnête Guilbault, c’est, qu’ainsi qu’il l’avait prévu, M. Wagnaër et son complice étaient sortis de cette affaire un peu plus blancs que la neige, dans l’opinion d’un certain monde.

La première version, la véritable, avait bien causé en se répandant quelque petit scandale. La seconde version, antidote de la première, n’avait pas tardé à prendre le dessus.

« De quoi M. Guérin se plaignait-il, disaient les gens positifs ? M. Wagnaër ne lui avait-il pas remboursé tout ce qu’il avait perdu ? n’était-ce pas sa faute d’avoir voulu se poser en protecteur de cet autre jeune homme et d’avoir endossé ce billet ? N’était-il pas bien heureux de s’en tirer à si bon marché ? Toute l’intrigue gisait dans son imagination. C’était un poëte, un visionnaire, un de ces hommes qui se posent en victimes à tous propos.

« M. Wagnaër mariait sa fille à M. Voisin. Eh bien, le beau malheur ! En manquait-il des filles à marier ? Et puis M. Guérin pouvait-il affirmer qu’on lui avait promis la main de cette demoiselle ? Il lui avait plû de bâtir un roman sur rien du tout ; tant pis pour lui. M. Wagnaër n’avait-il pas le droit de préférer à un jeune homme incompris, un homme d’affaires habile et expérimenté, pour en faire son gendre ?

« Tout le bruit que fesait la famille Guérin venait de son désappointement : le dépit d’avoir été refusé par une riche héritière avait monté la tête à ce pauvre garçon. Henri Voisin avait été plus heureux que lui, c’est qu’il s’y était pris plus convenablement. Au lieu de faire des phrases sentimentales à la jeune fille, et de se poser en troubadour, comme avait fait son ami, il avait su s’attirer l’estime et la confiance du père que l’autre avait sottement négligé. »

Voilà ce qui se disait partout, et ce que Jean Guilbault n’entendait jamais, sans se fâcher. Il eut maintes querelles à ce sujet ; mais il s’apperçut bientôt que, plus il s’emportait, moins il fesait de prosélytes, et qu’il compromettait de plus en plus la réputation de son ami. Il pensa que celui-ci serait peut-être trop heureux, si, en fin de comptes, après lui avoir enlevé sa fortune, on voulait bien lui laisser son caractère. Il songea à cette pauvre grue de la fable, si fière d’avoir retiré sa tête saine et sauve de la gueule du loup, à ces pauvres moutons, à qui l’on fesait tant d’honneur en les mangeant, et à une foule d’autres allégories qui toutes se résument par le mot de Breunus : vae victis ! malheur aux vaincus ! Point de justice pour les faibles !

Il se tut et fit bien.

Un soir il entra chez Madame Guérin, le visage tout bouleversé, et les lèvres toutes pâles.

— Qu’y a-t-il-donc ? Viens-tu encore de rompre une lance pour ma cause, lui dit en riant son ami ?

— Non, mais je viens de rencontrer ce gredin de Voisin, en tilbury, le cigare à la bouche et qui part pour la campagne. Il est bien heureux cet aigrefin de pouvoir gagner la campagne !

— Mais ce n’est pas un si grand bonheur après tout.

— Ah ! c’est que j’ai une bien mauvaise nouvelle à vous apprendre. Au moins, il ne faudrait pas vous effrayer ; si je vous dis cela, c’est afin de vous mettre sur vos gardes, et de vous envoyer à la campagne, s’il y a moyen pour vous d’y aller… C’est qu’il y a eu aujourd’hui deux cas bien constatés du choléra asiatique… le véritable choléra morbus asiatique.

— Miséricorde ! s’écria Madame Guérin.

— Mon dieu, mon dieu ! fit Louise.

— Gagner la campagne : mais cela nous est impossible. Avec quoi vivrons-nous ? Où aller ?

— C’est cela ! reprit Jean Guilbault, ça n’est possible que pour ce triple scélérat de Voisin. Je suis certain que cet escogriffe se sauve déjà. Il paraissait tout content de lui, et il m’a regardé d’un air goguenard…

— Ah ça, monsieur le docteur, c’est donc bien terrible ce moléra corpus, demanda l’oncle Charlot ?

— Il a été bien terrible en Europe, reprit le jeune homme en comprimant un sourire, mais on espère qu’ici il ne sera pas aussi cruel. Le climat est bien sain et la position de Québec surtout est si salubre ! Il y a tant d’air dans cette ville, dans ce quartier-ci par exemple. Avec une bonne hygiène, on peut s’en préserver.

— Ces deux cas où en sont-ils ?

— Morts tous deux et enterrés dans le nouveau cimetière, que la Fabrique vient d’acheter sur le chemin St. Louis.

— Et les connais-tu ?

— Non, ce sont deux irlandais nouvellement débarqués.

— Maman, observa Charles, vous avez beau dire, vous ne pouvez pas rester ici, ni Louise non plus.

— Mon pauvre enfant, que veux-tu faire ? La mort nous trouvera bien partout où nous irons. La mort, c’est lorsqu’on la fuit, qu’elle s’attache à nos pas ! Il est bien rare que ceux qui la désirent la voient venir.

— N’est-ce pas une fatalité ? N’est-ce pas désolant ? Être venus habiter la ville justement quelques semaines avant le choléra ; et ne pouvoir s’en aller, tandis que ceux qui sont ici depuis longtemps vont se sauver de tous côtés.

— Au moins, M. Guilbault, vous serez assez gentil pour ne rien nous conter de trop effrayant, n’est-ce pas ?

— Je ferai mieux que cela encore, Mlle Louise, je ne viendrai pas ici tant que durera l’épidémie. Je n’ai pas envie de vous apporter la mort !

— Quoi, vous ne viendrez plus du tout ? s’écria naïvement la jeune fille, et de pâle qu’elle était, elle devint rouge jusqu’aux oreilles.

— Le jeune homme rougit légèrement, et il reprit d’une voix émue : On n’a pas encore décidé en Europe, si cette maladie est contagieuse ou non. Dans la supposition où elle le serait, les médecins doivent éviter de se présenter inutilement dans les familles où il n’y a point de cholériques.

— Mais vous n’êtes pas docteur, sûrement, vous n’allez pas vous faire recevoir exprès pour traiter cette vilaine maladie ?

— Dans un moment semblable tous ceux qui peuvent être utiles se doivent aux malheureux. Dans une bataille meurtrière, on monte en grade bien vite !

— Et tu dis que ces deux irlandais sont morts, dans combien de temps ?

— Neuf heures pour l’un d’eux et sept heures de maladie pour l’autre.

— Les as-tu vus ?

— Non, mais mon patron a été appelé dans le dernier cas. Le chirurgien du 71e régiment, qui a traité le choléra dans les Indes s’y est aussi trouvé. Il a dit que c’était un cas superbe. Les symptômes étaient parfaitement caractérisés et se développaient avec une rapidité et une vigueur qui fesaient qu’on ne pouvait point s’y méprendre. Je regrette beaucoup que mon patron ne m’ait pas emmené avec lui.

— Mais vous voulez donc nous faire mourir de parler ainsi, dit Louise toute tremblante. Il faut au contraire que vous nous promettiez de ne pas aller aux cholériques, quand bien même votre patron voudrait vous y envoyer…

Comme Mlle. Guérin prononçait ces mots, la porte de la maison s’ouvrit avec fracas. Un homme à moitié vêtu se précipita, en criant : Vitement, vitement, docteur Guilbault : ma femme se meurt !

Le jeune homme se jeta sur son chapeau et disparut sans dire une seule parole.