Charlotte Corday (Michel Corday)/Chapitre 1

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Ernest Flammarion (p. 9-30).

Charlotte Corday


CHAPITRE PREMIER

L’ABBAYE-AUX-DAMES


En cet été 1789, qui devait marquer si profondément dans sa vie, Charlotte Corday venait juste d’atteindre ses vingt et un ans. Sa jeunesse achevait d’éclore. C’est l’instant de la peindre. On pourrait l’évoquer en deux mots : la Normande. Grande, le buste généreux, le teint éblouissant, les traits solides et fins, elle apparaissait comme l’allégorie même de cette terre qui, depuis huit siècles, avait nourri ses ancêtres.

Tout son pays se reflétait en elle. Son visage avait le frais éclat de la fleur du pommier, qui unit par d’insensibles nuances la blancheur du lait à la rougeur du sang. Sous le voile des grands cils et des longues paupières, ses yeux, spirituels et doux, passaient du gris au bleu, comme la mer normande. Ses cheveux, couleur de blé mûr, étaient changeants aussi : selon la lumière, elle semblait blonde ou brune. Leurs torsades ondées, presque crêpées, caressaient l’ovale classique, le cou de colombe, et se répandaient sur ses épaules. Elle avait les sourcils très fournis et bien arqués, le nez tombant mais d’un ferme dessin, la lèvre fraîche et pleine, le menton accentué, curieusement fendu en deux lobes par un sillon vertical, comme une pêche.

À cette époque, elle était encore pensionnaire à l’Abbaye de la Sainte-Trinité, qu’on appelait aussi l’Abbaye-aux-Dames, à Caen. Elle ne portait pas le costume des religieuses de la communauté, le vêtement noir relevé de la guimpe et du bandeau blancs. Bien que sa robe bleue d’uniforme fût d’une simplicité quasi monastique, elle dégageait ses grâces naturelles : un air de modestie grave et douce, une ligne fière, une démarche harmonieuse, de belles mains effilées.

Mesurée, claire, élégante et précise, sa voix lui ressemblait. Et cependant elle surprenait, tellement elle était musicale, d’une pureté presque enfantine. C’était un délice inoubliable de l’entendre.

Bien qu’on s’efforçât, dans son entourage, de la corriger de ce travers, elle baissait volontiers la tête, dans une attitude de rêve et de mélancolie.

La mélancolie… Comment n’en eût-elle pas senti le poids, sous les lourdes voûtes de l’Abbaye-aux-Dames ? Depuis l’âge dont on commence à garder la mémoire, c’est-à-dire environ la cinquième année, elle avait connu deux vies tout opposées. D’abord une enfance de grand air, de cueillette et de verger, de verdure et de lumière, une enfance qui sentait le cidre doux et l’herbe foulée, une enfance en robe de toile claire, le col libre et les bras nus. Et soudain, la pénombre, l’uniforme rigide et montant, les murailles orgueilleuses de l’Abbaye.

Dans sa libre existence de fillette, elle changeait souvent de toit. Mais toutes les maisons de son enfance sont groupées. Elles dessinent sur la carte une petite constellation. Elles s’assemblent entre Argentan et Vimoutiers, au seuil de la Vallée d’Auge, ce vaste estuaire d’herbage qui déferle jusqu’à la mer, où les dos gras des bêtes à la pâture émergent comme des rochers luisants.

Le Ronceray, où elle était née en 1768, à Saint-Saturnin-des-Ligneries, puis un logis analogue et voisin qu’on appelle aujourd’hui la Ferme des Bois, appartenaient tous deux à son père, M. de Corday d’Armont : la classique ferme normande, colombage et pans de briques, élevée d’un étage au milieu d’un verger. Charlotte habitait plus volontiers le château de Mesnil-Imbert, demeure presque aussi modeste que les deux premières, chez ses grands-parents paternels, les Corday de Cauvigny. Elle avait encore sa chambre au château de Glatigny, qui a plus grande allure derrière ses douves et sous ses boiseries fines, et qui appartenait à son oncle Corday de Glatigny.

Elle ne s’éloignait un peu de ces quatre maisons, étroitement groupées, que lorsqu’elle allait habiter chez un autre de ses oncles, l’abbé de Corday, curé de Vicques. C’est au presbytère de Vicques qu’elle apprit à lire dans un exemplaire de Corneille, tout patiné par le temps et l’usage, et pieusement conservé par l’abbé. Il lui répétait souvent qu’elle était l’arrière-petite fille du grand tragique. Il lui enseignait à l’admirer en même temps qu’à le déchiffrer. Tous les Corday étaient extrêmement fiers de leur illustre ancêtre.

La famille entière ne recueillait ainsi la fillette que pour aider ses parents, pour alléger d’autant leur fardeau. Car M. de Corday d’Armont n’était pas riche. Il avait trois filles et deux fils. Sa femme était de petite santé. Le droit d’aînesse, dont il était victime, ne lui avait laissé qu’un étroit domaine, qu’il cultivait lui-même avec plus de zèle que de connaissance pratique.

Il souffrait d’autant plus de la gêne qu’il avait au plus haut point l’instinct charitable. Il cherchait toutes les occasions de secourir quiconque était plus déshérité que lui. Au village, de maison en maison, il traquait l’infortune cachée. On a longtemps répété dans le pays ce touchant dicton : « Les Corday étaient pauvres. Mais les pauvres ne s’en sont jamais aperçus. »

Mais, pour Charlotte, cette enfance errante était une enfance heureuse. C’est au château de Mesnil-Imbert, chez ses grands-parents, qu’elle habitait le plus souvent. Elle y était particulièrement choyée, par les deux vieillards et par leur fille, Mlle de Cauvigny. Il y avait là encore une servante, Fanchon Marjot, surnommée la Marjote, qui l’adorait, qui s’était toute consacrée à elle. Cette femme, devenue vieille, avait voué un tel culte à la mémoire de Charlotte Corday, qu’elle vivait dans une petite pièce dont l’enfant avait fait sa retraite préférée.

Cette chambre du Mesnil-Imbert était située au-dessus du fournil. La fillette y passait de pleins après-midi de lecture. C’était sa passion. Elle avait pris aussi l’habitude, qu’elle garda pendant ses vacances de pensionnaire, d’y réunir de petites villageoises. Elle leur apprenait à lire, à coudre, à chanter. Comme on était au pays des dentellières, elle leur enseignait le Point de France. Et puis elle les comblait de friandises. Elle avait hérité de son père le goût d’aider, de donner.

Dès cette époque s’accusait un double trait de sa nature : dévouée aux autres, elle était détachée d’elle-même. Cette indifférence semblait aller jusqu’à une sorte d’insensibilité physique. Un jour, vers douze ans, elle avait fait une chute assez grave. Pâle, ensanglantée, elle rassurait les siens en souriant et refusait d’avouer sa souffrance. Et sa mère de se lamenter : « Ah ! cette petite fille est dure à elle-même. Elle ne se plaint jamais… Je suis obligée de deviner quand elle est malade. Car elle ne le dirait pas. »

La vie était moins animée, moins joyeuse au Mesnil-Imbert qu’à Glatigny. Chez son oncle, Charlotte rencontrait une folle troupe de cousins et de cousines. C’était d’ailleurs un continuel va-et-vient entre les deux châteaux, très voisins. L’hiver, dès que la neige tombait, on avait pour premier soin de déblayer la grande allée d’ormes qui les unissait, afin que les relations ne fussent pas interrompues. Et, à toute époque, on s’appelait de l’une à l’autre demeure par de gaies sonneries de trompes.

Toute cette jeunesse raffolait des petits jeux de société. Et Charlotte était la première à les organiser. Sérieuse la plupart du temps, elle avait de soudaines poussées d’enjouement, comme elle avait de subites rougeurs. Ainsi, elle restait muette tout le temps d’un repas et, dès la table quittée, elle se montrait la plus ardente à ces naïfs amusements.

Si les choses se souviennent, les boiseries de Glatigny doivent se rappeler ces fougueuses parties de colin-maillard où le joueur aux yeux bandés, lorsqu’il s’était emparé de la cousine Charlotte, ne manquait jamais de la reconnaître, grâce à ses cheveux ondés, presque crêpés, et qui semblaient vivre sous la main…

Soudain le sort tourna.

En 1782, M. de Corday d’Armont partit pour Caen, afin de suivre un procès qu’il avait engagé contre les frères de sa femme, les Gautier. Il emmena sa famille et se logea sur la Butte Saint-Gilles. Là, en peu de temps, Charlotte perdit sa sœur aînée, puis sa mère, morte en mettant au monde un sixième enfant, qui lui-même ne vécut pas.

M. de Corday aimait tendrement sa femme. Dans leur entourage, on les appelait, bien qu’ils fussent jeunes encore, Philémon et Baucis. Le malheur l’atterra. Il restait veuf, dans un gîte de hasard, avec quatre enfants, dans un état voisin de la gêne. Il est vrai que Charlotte et sa jeune sœur Éléonore tenaient de leur mieux le ménage. Leur père laissait dans un tiroir ouvert le peu d’argent dont il disposait. Et cette marque de confiance même les incitait à l’économie. Mais leur frère aîné se destinait à l’École militaire, et ses études étaient coûteuses…

C’est alors qu’intervint Mme de Belzunce. Elle dirigeait depuis de longues années l’Abbaye-aux-Dames, toute proche du logis de la Butte Saint-Gilles. Elle apprit vite la situation embarrassée du père, le dévouement de ses filles. Elle s’intéressa aux deux sœurs, aussi touchée par la beauté de l’une que par la disgrâce de l’autre. Car Éléonore était bossue.

En principe, l’Abbaye ne recevait pas de pensionnaires. Seul le roi avait le privilège d’en désigner quelques-unes. Mais Mme de Belzunce avait appelé près d’elle sa nièce, Alexandrine de Forbin d’Oppède. Elle offrit à M. de Corday de prendre ses deux filles à l’Abbaye où elles partageraient l’éducation de Mlle de Forbin. Il accepta. Tandis qu’il abandonnait la ville pour vivre à nouveau sur ses terres, Charlotte et sa sœur entraient à l’Abbaye-aux-dames. Elles devaient y rester près de dix ans.

Sur une colline qui domine la capitale normande, l’Abbaye-aux-Dames s’étend comme une véritable petite ville forte. Elle est entourée d’un rempart que des tourelles soutiennent à des intervalles réguliers. Cette muraille abrite le logis de l’abbesse, les bâtiments de la communauté, ordonnés autour d’un cloître, des jardins d’agrément, des vergers, un parterre, un parc coupé d’allées d’ormes. Au seuil, veille église, grise et rude, dont la base est romane et la flèche ogivale.

Une des tantes de Charlotte, Mme de Louvagny, était religieuse à l’Abbaye. Selon la légende de la famille, une déception d’amour l’avait conduite à prononcer ses vœux : elle aimait un jeune homme ; on avait voulu lui imposer comme époux un vieillard. Et puis le temps avait usé son chagrin.

Mme de Louvagny fut spécialement chargée de l’éducation religieuse de ses nièces. Mais, avec Charlotte, elle rencontra d’abord de grandes difficultés. L’adolescente n’entendait-elle pas examiner les dogmes ? Chez elle, cette prétention n’était pas neuve. Son oncle, l’abbé de Corday, s’en plaignait déjà, lorsqu’il lui enseignait les rudiments de la religion au presbytère de Vicques. « Elle discutait pied à pied, disait-il. Elle ne se rendait jamais. »

Elle continuait. Et, dans la chaleur de la discussion, une petite ride verticale se creusait entre ses sourcils, comme une réplique du sillon léger qui fendait son menton.

En réalité, elle se cherchait. Le plus souvent, elle s’armait en effet de la logique et de la raison. Mais, à certaines heures, elle se rejetait en pleine foi. À ces heures-là, elle se réfugiait dans la crypte creusée sous l’église, pour s’abîmer dans la retraite la plus obscure, la plus silencieuse, la plus lointaine, pour appeler Dieu par la prière et la contemplation. Mais elle remontait vers le jour, vers la lumière et, sa petite ride têtue entre les sourcils, elle reprenait ses discussions théologiques avec Mme de Louvagny.

Et puis, peu à peu, elle subit le patient pouvoir des pratiques monotones et répétées, la secrète douceur de l’habitude. Toute cette houle s’apaisa sous le poids de la règle et des jours.

Sa vie s’écoulait désormais tout unie. Elle apprenait le dessin, la musique. Elle continuait de beaucoup lire, surtout l’histoire ancienne. Vers le soir, elle se promenait souvent dans les jardins de l’abbesse. D’une petite éminence, elle dominait les toits d’où s’élevaient la fumée des foyers et les bruits de la vie, et tout un horizon de clochers aigus, les uns massifs, les autre aériens. D’ailleurs, elle n’était pas isolée de cette ville si proche. Elle n’en ignorait pas les rumeurs. Car l’abbesse restait mondaine et ses protégées l’aidaient à recevoir. Puis Charlotte accompagnait les religieuses dans leurs visites aux pauvres. Et son besoin de se dévouer restait si vif que, dans le quartier Saint-Gilles, on a gardé longtemps le souvenir de cette jeune fille dont le zèle dépassait celui de ses pieuses compagnes, pourtant charitables par état.

Vers sa vingtième année, l’abbesse se déchargea sur elle de quelques travaux d’intendance. Charlotte correspondait avec des marchands, des fournisseurs. L’emploi ne lui déplaisait pas. Il lui permettait d’être utile à la communauté qui l’avait accueillie. Elle y déployait ce sens pratique qu’elle conservait, en vraie normande, parmi toutes les sautes, tous les contrastes de sa nature exaltée. Ainsi, quand viendront les temps instables des assignats, elle gérera finement les intérêts de l’Abbaye, elle se procurera de ces dentelles qu’elle connaît si bien et les utilisera comme monnaie d’échange.

Quelques arts d’agrément, des lectures, des promenades aux jardins de l’abbesse, des visites charitables ou mondaines, tels étaient donc les seuls incidents de sa simple vie, une vie de Fête-Dieu, tendue de blanc, ornée d’humbles fleurs.

Elle menait depuis sept ans cette lente existence quand retentirent les premiers grondements de la Révolution. Ils ne s’arrêtèrent pas au seuil de l’Abbaye. Au contraire, ils roulèrent sous ses voûtes en échos sonores, comme dans ces cathédrales où s’amplifie le moindre bruit.

Les États Généraux. La Bastille… Charlotte salua ces grandes nouvelles comme de grandes espérances. Tout la préparait à les accueillir dans la ferveur et l’enthousiasme.

Elle avait appris nom seulement à lire dans Corneille, mais encore à penser selon Corneille. L’ancêtre lui avait légué le culte farouche de la liberté.

Puis M. de Corday appartenait à cette noblesse libérale que les vues des Encyclopédistes et des Philosophes avaient séduite. L’injustice du droit d’aînesse, qu’il avait dénoncée dans un Mémoire, lui avait fait vivement sentir les abus du régime. Enfin le père et la fille avaient le même esprit de compassion, cette faculté de souffrir de la misère d’autrui, ce besoin de l’alléger.

À l’Abbaye même, un jeune homme annonçait comme autant de victoires tous les progrès de la Révolution. C’était Gustave Doulcet de Pontécoulant, le neveu de la nouvelle abbesse, Mme de Pontécoulant. Mme de Belzunce, dont elle avait été la coadjutrice, était morte le 31 janvier 1787. Âgé de vingt-cinq ans, Gustave Doulcet était violemment acquis aux idées nouvelles. C’était surtout devant Charlotte qu’il célébrait leur triomphe. D’abord une vague parenté l’unissait à la jeune pensionnaire. Surtout, elle était la seule à penser comme lui dans tout le couvent.

Dès le début de la Révolution, il avait donné des gages rigoureux de sa foi. Le premier peut-être en France, il avait renoncé à ses titres. Lorsque les trois Ordres envoyèrent des députés aux États Généraux, au lieu d’assister aux réunions de la noblesse où il était convoqué, il s’était mêlé aux assemblées bailliagères où le Tiers nommait ses délégués. Il avait travaillé à la rédaction des Cahiers de revendications que le Tiers État normand, comme celui de chaque province, adressait aux États Généraux. Tâche admirable. Car ces Cahiers du Tiers tiennent enclose la fleur même de la Révolution. Leurs vœux si sages, si larges, si clairvoyants, si complets, ne sont point encore tous exaucés aujourd’hui. Ils restent, après cent quarante ans, la Charte populaire par excellence.

De loin, Gustave Doulcet suivait avec une attention fervente les solennels débats qui se déroulaient à Versailles. En juin, les députés du Tiers avaient juré de ne pas se séparer avant d’avoir donné une Constitution à la France. Les États Généraux étaient devenus l’Assemblée Nationale, qui s’appela plus tard l’Assemblée Nationale Constituante. Elle entendait substituer, à la volonté royale, le règne de la Loi. Patiemment, brisant les résistances de la cour et de la noblesse, elle se frayait, dans la forêt des préjugés, une longue clairière. Tandis que La Fayette et Sieyès préparaient la Déclaration des Droits de l’Homme, préface nécessaire de la Constitution, le peuple de Paris ouvrait la Bastille.

Ces progrès enflammaient le neveu de l’abbesse. Il s’exalta plus encore lorsque parvint à Caen, le 7 août au matin, une lettre de Gabriel de Cussy, l’un des députés normands. Dans la nuit du 4 au 5 août, l’Assemblée Nationale avait aboli les droits féodaux et les privilèges seigneuriaux, consacré les droits du citoyen, proclamé l’égalité devant l’impôt, la gratuité de la justice, dans un immense élan de générosité, une ivresse d’émulation, dont la noblesse avait donné l’exemple.

Une lecture publique de cette lettre à l’hôtel de ville de Caen, portes et fenêtres ouvertes, provoqua les transports de la foule. C’étaient des embrassements, des larmes de joie. Des députés apportaient de Paris de nouveaux détails. L’inégalité, partout traquée, n’était plus !… Un Te Deum, une revue, des illuminations, fêtèrent le lendemain l’événement sans pareil.

Charlotte partageait l’enthousiasme de Gustave Doulcet. Oh ! elle n’ignorait pas que la noblesse, cette nuit-là, avait obéi à la prudence autant qu’à la justice. Un peu partout, les paysans recherchaient dans les châteaux les recueils d’archives, de vieux titres féodaux, et brûlaient ces chartriers. Parfois même, ils allaient plus loin. Chez le gouverneur de Normandie, dans le vestibule du château d’Harcourt, n’avaient-ils pas abattu une lourde statue de Louis XIV ? Les privilégiés craignaient une nouvelle Jacquerie.

Mais Charlotte, sous ses dehors tour à tour enjoués et graves, était doucement ironique. C’était encore un des traits profonds de son caractère. Elle discernait le comique qui se mêle toujours au tragique de la vie. Évidemment, tous ces députés de la noblesse n’étaient que des hommes : la crainte les avait guidés vers la justice. Mais leur entreprise n’en apparaissait que plus émouvante, parce qu’on la sentait humaine. S’ils avaient obéi d’abord à d’étroits intérêts, ils s’étaient peu à peu élevés au-dessus d’eux-mêmes, ils avaient été emportés, dans une sorte d’ivresse contagieuse, jusqu’au sublime.

En six heures, un régime millénaire avait vécu. Une révolution sociale, unique dans le monde, s’était accomplie parmi des pleurs de joie. Elle n’avait pas coûté une goutte de sang. Pour Charlotte, la nuit prodigieuse réalisait le plus pur de ses rêves. L’aube allait se lever sur l’âge d’or.

Trois jours plus tard, une scène atroce souillait la ville de Caen.

Le vicomte Henri de Belzunce était major en second du régiment de Bourbon. On disait qu’il était le neveu de Mme de Belzunce, bien qu’il fût seulement son parent éloigné. D’ailleurs, lorsqu’il avait pris garnison à Caen, en avril 1789, l’abbesse était morte depuis deux ans. C’était un jeune homme de vingt-quatre ans, mince et joli, pâle et brun, élégant, hautain. S’il aimait passionnément son métier et son roi, il méprisait le peuple et la Révolution.

En toute occasion, il affichait ses sentiments avec tant d’éclat, de morgue, d’arrogance téméraire, que ses chefs se proposaient de l’éloigner. Il parcourait toujours la ville à cheval, suivi de soldats montés, et le pistolet vite au poing.

Dès la fin de juin, il provoqua le mécontentement populaire. On apprit à Caen, le 29, que la Noblesse et le Clergé consentaient à rejoindre le Tiers État à l’Assemblée Nationale. En signe d’allégresse, une pyramide de bois, peinte en marbre bleu, fut élevée dans le faubourg de Vauxcelles. Elle portait sur ses trois faces : « Vive le Roi ! Vive Necker ! Vive les Trois Ordres ! » Elle était ornée de fleurs et de guirlandes. On l’illuminait le soir. Ces réjouissances déplurent au jeune Henri de Belzunce. Il molesta un petit garçon qui tirait des pétards et menaça de son pistolet un bourgeois qui prenait le parti de l’enfant. Les murmures ne cessèrent que lorsqu’une patrouille à cheval, aussitôt appelée par lui, eut cerné la pyramide.

Puis, comme il fournissait des escortes aux convois de blé qui sortaient de Caen, on l’accusait d’affamer la ville. Le bruit courut aussi qu’il voulait l’incendier, la « fusiller ». Ses soldats auraient averti des filles, autour des casernes, de son intention de tirer sur le peuple. Son attitude dédaigneuse, ses insolentes plaisanteries contre le gouvernement de la nation, contre la milice bourgeoise, exaspéraient encore ces soupçons.

Enfin, le 11 août, le conflit décisif éclata. Henri de Belzunce avait excité ses soldats à arracher la médaille de Necker que portaient leurs camarades du régiment d’Artois. Il frappa lui-même brutalement certains de ces médaillés qui résistaient. Ces hommes répandirent par les rues leurs plaintes et leur colère. Dans la soirée, vers onze heures, des coups de feu échangés entre une sentinelle bourgeoise et un officier, achevèrent de jeter l’alarme. Le tocsin sonna. Le bruit se répandit que le régiment de Bourbon prenait les armes contre la ville.

Est-ce vrai ? La municipalité invite M. de Belzunce à s’expliquer. Il accepte. Il quitte les casernes où il couche. Mais comme la foule le serre de près, le menace du geste, les notables lui proposent, pour sa sûreté, de passer la nuit au Château, c’est-à-dire à la citadelle.

Le 12 au matin, on l’en extrait pour le conduire à l’hôtel de ville. Le tocsin, qui a repris depuis l’aube, a attiré, des environs même, une populace armée de fusils, de fourches et de faux. Henri de Belzunce, surpris la veille au soir par l’alerte, est encore en robe de chambre blanche et en sandales vertes. Il avance péniblement parmi cette multitude en délire qui hurle à la mort.

Il se sait perdu. Déjà, pendant la nuit, au Château, il a écrit à ses camarades une lettre d’adieux et ses dernières volontés. Afin d’échapper à d’odieuses tortures, il décide de se tuer. Il tente d’arracher le pistolet d’un de ses gardiens qui, se méprenant sur le geste, l’abat d’un coup de crosse. Une folle fusillade l’achève. Et c’est une curée sans nom.

La meute se jette sur son corps. On le dépèce. On lui ouvre la poitrine avec des ciseaux, on en arrache le cœur. Un garçon plâtrier, roux et blême, du sang jusqu’aux coudes, jongle avec cette balle chaude. Une femme s’en empare, tient cette chair encore palpitante sur des chardons ardents, et la mange.

D’autres coupent la tête et les mains, arrachent les entrailles, les hissent sur des fourches et les promènent par la ville au son du tambour. Le cortège s’arrête chez un perruquier de Vauxcelles pour faire friser cette tête coupée. Plus loin, lorsqu’elle est couverte d’immondices et de crachats, ces furieux l’imposent au baiser des passantes trop bien vêtues. Enfin, croyant que Mme de Belzunce vit toujours, ils promènent ces hideux débris, parmi des cris, des chants, des roulements de tambour, sous les fenêtres de l’Abbaye-aux-dames.

Ainsi, à trois jours d’intervalle, la face radieuse et la face ignoble de la Révolution étaient apparues à Charlotte Corday.

Elle avait vu des hommes s’élever au-dessus d’eux-mêmes, atteindre au sublime dans l’ivresse la plus généreuse et, s’égalant aux dieux, tenter de rebâtir un monde. Et elle voyait aussi la créature, déchaînée dans un délire contraire, assouvir dans le sang les pires instincts, lâche, envieuse, obscène, et cent fois plus cruelle que la bête la plus féroce.

Ainsi la Révolution, après avoir plané si haut, pouvait tomber si bas… Charlotte en souffrit démesurément. Et cette souffrance explique sa vie, son geste.