Chasses en Afrique. — De Port-Natal aux chutes du Zambèse/01

La bibliothèque libre.
Première livraison
Traduction par Mme H. Loreau.
Le Tour du mondeVolume 8 (p. 369-384).
Première livraison


CHASSES EN AFRIQUE.




DE PORT-NATAL AUX CHUTES DU ZAMBÈSE,


PAR WILLIAM-CHARLES BALDWIN[1],
Membre de la Société de géographie de Londres.
1852-1860. — TRADUCTION INÉDITE PAR MADAME H. LOBEAU.




Vocation de l’auteur. — Pourquoi il va en Afrique. — Son arrivée à Port-Natal. — Il va chasser l’hippopotame. — Aventures avec les crocodiles. — Résultats désastreux de l’expédition. — Retour à Durban.

Lorsque dans une hutte sauvage ou au fond d’un chariot, j’écrivais à mon frère les pages suivantes, quelquefois avec de l’encre, souvent au crayon, fréquemment avec un mélange de poudre et de thé, ou de café, j’étais loin de penser qu’elles seraient un jour imprimées. Si maintenant je me décide à les publier, ce que je fais avec défiance, c’est pour répondre aux sollicitations de mes amis, et tenir la promesse que j’en ai donnée à ceux qui, dans le Natal, ont vu avec intérêt mes courses d’abord restreintes, s’étendre graduellement jusqu’au Zambèse, sur un espace de deux mille milles à peu près inexplorés.

L’hospitalité que j’ai reçue depuis mon retour en Angleterre, et mon aversion naturelle pour un travail suivi, me rendent peu capable de racheter par la forme, l’inévitable monotonie d’un journal de chasse, et l’égoïsme apparent d’un homme qui raconte un voyage où il était seul ; enfin, d’autres chasseurs ont parcouru cette région avant moi, et je n’ai pas le bénéfice de la priorité. Je me présente néanmoins au public avec l’espoir, si je retourne dans mon pays d’adoption, de reprendre mes courses à l’endroit où je les ai laissées, et de produire ensuite quelque chose qui soit plus digne de lui.

Je crois devoir expliquer à mes amis d’Afrique par quelle raison je suis allé au Natal. Il faut pour cela que je parle de mon enfance ; je le ferai en quelques lignes, que le lecteur indifférent pourra passer.

L’amour du sport, des chevaux, des chiens était inné chez moi. Dès l’âge de six ans, je suivais sur mon poney les lévriers du voisin, et cela deux fois par semaine. Il en fut ainsi jusqu’au jour néfaste où l’une de mes prouesses valut à mon père un avertissement du digne squire, avertissement qui me fit mettre en pension. J’y restai comme tant d’autres. Lorsque j’en sortis, ayant l’humeur vagabonde, je fus placé dans la maison de commerce d’un ex-membre du Parlement, afin, plus tard, d’être envoyé aux colonies. Je travaillai ; mais les bassets, les bigles, le canotage, les meetings étaient contraires à la discipline du bureau. Le plus jeune des associés et moi, nous en tirâmes cette conclusion que je n’étais pas né pour le métier de scribe, et il fut résolu que j’irais dans le Forfarshire apprendre l’agriculture. J’en partis bientôt pour une ferme du West-Highland, où sur treize milles carrés de montagnes, de ruisseaux, d’étangs, de rivières et quelque deux acres de terre labourable, auxquels s’ajoutaient deux distilleries de whiskey, mon excellent père ne doutait pas que son fils, accablé de travail, ne fût initié à tous les mystères de la culture écossaise. Toujours est-il qu’avec la chasse, la pêche, les gens de la ferme, les chiens, les flâneries, les promenades, j’étais dans une position magnifique ; mais n’ayant dans ma patrie ni bruyères, ni lacs, ni chevaux de race en perspective, je cherchai quelque pays lointain où l’on eût la liberté de se mouvoir.

Tandis que je balançais entre le Haut-Canada et les prairies du Far-Ouest, deux de mes amis intimes, qui partaient pour le Natal, me conseillèrent de choisir cette colonie ; et l’ouvrage de Gordon Cumming, venant à paraître, me décida immédiatement. J’eus bientôt pris mes dispositions, le peu que j’emportais se composant de fusils, de rifles, de selles, et id genus omne. La seule partie dispendieuse de ma cargaison était formée de sept chiens courants ; une dépense inutile : car deux des meilleurs ne tardèrent pas à mourir, et les autres succombèrent peu de temps après.

Arrivé à Port-Natal en décembre 1851, mon premier embarras fut de me faire présenter à M. White, qui préparait une expédition chez les Zoulous. Heureusement qu’alors cette formalité n’était pas nécessaire dans la colonie ; j’avais, du reste, dans mes chiens une recommandation plus que suffisante auprès d’un vieux chasseur. Je fis des offres ridicules pour être admis dans la bande, on les accepta d’emblée. Il y avait deux chariots, bourrés jusqu’à la toile. Au sommet de l’un d’eux était placé le bateau, la quille en l’air. Je sautai de joie lorsqu’on me proposa de coucher sous l’une des machines roulantes qui portaient les bagages ; j’aurais passé les nuits dans la rivière plutôt que de manquer la partie. Le but de l’expédition était de chasser l’hippopotame, qui abonde dans la baie de Sainte-Lucie, précisément à l’époque la plus malsaine de l’année. Nous voilà donc en route : neuf chasseurs, une compagnie d’indigènes et trois chariots. On se trouvait en été, la saison des grandes pluies, les routes étaient mauvaises, les rivières débordées ; nous marchions avec lenteur. On tuait des antilopes, des canards, des outardes ; je travaillais comme un cheval pour gagner l’estime de White ; les autres me laissaient volontiers le soin d’approvisionner la broche. Le premier hippopotame fut tué le 7 janvier ; c’était un jeune ; une viande excellente, ayant à près le goût du veau.

Le 14, nous étions à l’embouchure de l’Omlilas. Arrivés à la marée montante, il nous fallut rester sur le bord en attendant le reflux. Ce fut l’occasion d’un grand plaisir : des oiseaux d’eau en masse, et pas du tout farouches ; j’en ramassai autant que j’en pus mettre à ma ceinture.

Comme le soleil baissait, je vis les chariots sur les collines de l’autre rive ; le gué était loin, j’entrai dans la rivière à l’endroit où je me trouvais, bien que j’y eusse aperçu des crocodiles nombreux. Je gagnai une espèce d’îlot ; à peine si mes genoux étaient mouillés ; mais en face de moi courait une eau profonde ayant une largeur de trente yards. J’avais de grosses bottes, mon fusil, mes munitions, tous les oiseaux que je venais de tuer ; mon costume, il est vrai, n’était pas lourd : une chemise et une paire de guêtres ; bref, je risquai l’aventure. Je nageais avec une sage lenteur, craignant de perdre mon fusil, qui était sous mon menton, et j’allais réussir, quand je vis la tête d’un énorme crocodile qui se dirigeait vers moi. Je n’ai pas besoin de dire avec quel élan je me précipitai vers le bord, ou j’arrivai suffoquant et sans arme. Le lendemain matin, mes compagnons et moi nous revînmes pour chercher mon fusil qui était parfait ; mais nous plongeâmes inutilement tour à tour ; en vain la rivière fut draguée au moyen de branches épineuses ; il fallut me résigner à cette perte.

Je me précipitai vers le bord.

Les crocodiles sont l’un des graves inconvénients de cette région ; ils n’empêchent pas le bain d’être salutaire ; mais leur présence cause un certain malaise qui en diminue le charme. Ce n’est pas la seule aventure désagréable que j’aie eue avec eux.

Le 18 janvier, les chariots se séparèrent ; il y en eut deux qui allèrent au marché du roi, tandis que l’autre accompagnait les chasseurs à la baie de Sainte-Lucie.

On détela au bord de l’Inseline, petite rivière où nous fûmes à demi dévorés par les moustiques.

C’est là que pour la première fois je trafiquai avec les naturels ; j’y achetai un bœuf au prix de quatre houes, dont se servent les indigènes pour ouvrir la terre à l’époque des semailles, et qui, dans le Natal, se vendent un shilling six pence (un franc quatre-vingt-cinq centimes).

Arrivés à l’Omvelouse-Noir[2], le chariot fut confié au chef de l’endroit, et les bœufs furent renvoyés sur leurs pas à une distance de vingt milles, le pays où nous entrions étant fort malsain pour le bétail. Il l’est également pour les hommes ; mais nous ne le savions pas alors.

On délogea le bateau, cause innocente des trempées nocturnes que nous avions subies, et nous prîmes sa place dans le wagon. Il y avait tant de moustiques au bord de la rivière que nous faisions brûler des bouses sèches dans des pots, et que nous emportions ceux-ci au fond de notre asile. Pas moyen d’échapper à cette alternative : dévoré ou suffoqué. Ce dernier supplice avait la préférence, et comme on ne pensait pas même à dormir, chacun appelait de ses vœux la venue du jour qui faisait disparaître les moustiques.

Je donnai au bateau une couche de blanc de céruse et de vernis, je fabriquai une voile, j’essayai des balles de fer que j’avais apportées ; elles ne répondirent pas à mon attente ; beaucoup trop légères, elles décrivaient une courbe très-forte, et je finis par m’en débarrasser ; néanmoins elles pénétraient à une grande profondeur.

24 janvier. — Nous lançons le premier bateau qu’ait jamais porté l’Omvelouse-Noir, et nous essayons de dormir dans une butte indigène ; c’est tomber de Charybde en Scylla. Une chaleur intolérable, des nuées de moustiques ; de la bière cafre, du lait aigre, pas une bouchée de viande : tel est notre menu.

25 janvier. — Nous cherchons à nous rafraîchir en prenant un bain. Deux d’entre nous restent sur la rive, poussent des cris, jettent de grosses pierres dans l’eau, tirent deux ou trois coups de fusil pour effrayer les crocodiles. Bien que fort nombreux ces derniers sont très-timides, et je ne crois pas qu’avec les précautions dont je viens de parler nous ayons à les craindre ; mais ils diminuent le plaisir du bain.

26 janvier. — Nous tirons au sort pour savoir qui accompagnera Monies dans le bateau ; c’est Gibson qui est désigné ; on nous dépose sur l’autre rive, car l’eau est haute, et Price, Arbuthnot et moi nous allons battre le pays avec nos guides.

Après avoir fait quelque vingt-cinq milles, nous nous arrêtons pour passer la nuit. Comme nous avons oublié de prendre des grains de verre ou du fil de cuivre, je déchire mon foulard, j’en fais des lanières qui peuvent avoir deux pouces de large, c’est un ornement de tête, en manière de bandelette ; les indigènes nous donnent en échange du lait caillé, de la bière et de la farine d’amobella, dont nous faisons de la soupe.

Le lendemain nous étions de retour à deux heures de l’après-midi ; Monies et Gibson n’arrivèrent que sur les huit heures. Ils revenaient sans le bateau, les crocodiles leur avaient brisé leurs pagaies et leurs rames.

Comme ils descendaient la rivière, Monies avait aperçu un éléphant dans les roseaux, il avait ramé du côté de la bête, et à quinze pas l’avait tuée d’une balle entre l’œil et l’oreille. Nos deux amis enlevèrent les défenses et l’oreille à coups de hache, mirent le tout dans le bateau et continuèrent leur promenade. L’odeur du sang exaspéra sans doute les crocodiles, et bien que Monies en eût tué cinq, et trois hippopotames, la victoire finit par leur rester. N’ayant plus que le manche d’une rame pour godiller la barque, Monies et Gibson déposèrent leur cargaison sur un banc de sable, la couvrirent du bateau, et reprirent le chemin du camp.

Nous allâmes dans le fourré ; Price, Arbuthnot et Monies, qui étaient fort adroits, fabriquèrent des rames, des godilles, et, accompagnés de huit indigènes, s’en furent chercher la barque ; ils la trouvèrent telle qu’ils l’avaient laissée, et partirent le 30 pour la baie de Sainte-Lucie.

Les chasseurs firent plus de vingt milles à travers une belle région ; ils rencontrèrent des oiseaux d’eau en masse et une foule d’hippopotames. Vers le milieu du jour ils furent obligés de prendre terre, ayant contre eux vents et marée ; non-seulement ils n’avançaient plus, mais les vagues emplissaient la barque. La partie n’en était pas moins bonne ; courir vent debout, manger de l’oie sauvage et des melons d’eau ; excellentes choses par la chaleur. Il passèrent la nuit confortablement, près de leurs feux, sans couverture aucune, et arrivèrent le lendemain à midi à leur destination, après avoir tué deux hippopotames.

Pendant ce temps-là, Gibson et moi nous étions avec les Cafres ; je n’entendais pas un mot de ce que disaient ceux-ci ; mais je conclus, d’après leur pantomime, que je devais me placer près d’un petit arbre épineux, situé à la rive d’un lac rempli de roseaux.

W. C. Baldwin. — Dessin de Janet Lange d’après une photographie.

Les Cafres s’éloignèrent, et je m’endormis profondément. Tout à coup je fus réveillé par Gibson, qui se hâtait d’escalader la colline et me criait vivement de le suivre. J’ouvris les yeux et je vis un énorme buffle, que poursuivaient nos Cafres, et qui se dirigeait vers moi. Il arrivait tête baissée, franchit encore vingt yards avant de m’apercevoir, hésita un moment, plongea dans les roseaux, entra dans le lac, et faisant jaillir autour de lui, comme une ondée de cristal, l’eau qui lui arrivait aux genoux, passa d’un trop rapide à vingt-cinq pas de l’endroit où je me trouvais. Ma balle lui cassa l’échine, par hasard, et il tomba en mugissant comme un bouvillon.

Les Cafres survenant pèle-mêle, lui lancèrent une vingtaine d’asségayes qui l’achevèrent, et parurent me complimenter beaucoup de ma prouesse. C’était me faire trop d’honneur ; car ne sachant pas pourquoi on m’avait placé là, et réveillé en sursaut, l’imprévu de la situation m’avait saisi, je le confesse, et j’avais mal tiré.

Un jour nous chassions dans la baie de Sainte-Lucie ; on m’avait débarqué sur un îlot couvert de roseaux, la chaleur était extrême, je venais d’avoir mon premier accès de fièvre, et me trouvais fatigué. Je coupai un fagot d’herbe, m’y assis, les pieds trempant dans l’eau, et ne tardai pas à m’endormir.

Pendant ce temps-là, Monies et Arbuthnot poursuivaient des hippopotames ; ceux-ci fuyaient, montrant de fort belles têtes, et mes amis ne pouvaient comprendre pourquoi je ne tirais pas. Monies m’appelait vainement et se demandait où je pouvais être, lorsqu’il remarqua les allées et les venues de quatre énormes crocodiles qui passaient et repassaient devant un îlot et semblaient y guetter quelque chose. Il poussa le bateau de ce côté-là, et me trouva dormant à quinze mètres de ces aimables compagnons, qui s’apprêtaient à déjeuner de ma personne. Toute la sympathie que devait inspirer cette situation périlleuse se traduisit par une semonce qui m’était adressée pour avoir dormi au lieu de tuer une couple d’hippopotames ; mais j’étais trop reconnaissant pour me fâcher de l’algarade.

Baldwin endormi sur un îlot. — Dessin de Janet-Lange d’après Baldwin.

À quelque temps de là, toujours à l’embouchure de la Sainte-Lucie, j’avais tué une oie sauvage ; dérivant à merveille, elle se dirigeait de mon côté, lorsque je la vis disparaître. Je supposai que, n’étant pas morte, elle avait plongé, et ne m’en occupai plus. Les oies étaient nombreuses, j’en tuai une seconde, elle disparut de la même façon. J’en tirai une troisième ; mais déterminé cette fois à garder ma pièce, car je n’avais pas déjeuné, j’allai à sa rencontre, armé d’une pesante baguette de fusil. J’avançais avec fracas, me démenant et criant pour effrayer les crocodiles, quand, juste au moment où j’allongeais la main afin de ramasser mon oie, celle-ci plongea comme les deux autres. Criant plus fort, je saisis mon oie par la patte ; elle se divisa immédiatement : les cuisses, le dos et quelques intestins m’échurent, tandis que le crocodile gardait la meilleure part et recevait trois coups violents sur le nez. Je regagnai prestement le rivage ; mais ce n’est que plus tard que je sentis combien je l’avais échappé belle.

On ne fait de ces choses-là qu’à une certaine époque de la vie, et le bonheur avec lequel on s’en tire est merveilleux. Les années vous donnent ensuite de l’expérience et vous rendent non moins prudents que ceux qui autrefois vous paraissaient timides. Vieux ou jeune, il est également difficile d’atteindre ce juste milieu, qui, à la chasse, comme en tout le reste, est le plus sûr moyen d’arriver au but, c’est-à-dire de ramasser la proie.

Il n’est pas étonnant, avec la vie que nous menions, que je sois tombé malade ; je fus pris le 10 février d’un horrible mal de tête accompagné de vertiges ; on me laissa dans un kraal (village) avec mon Cafre et un petit sac de riz. Je passai huit jours étendu sur l’aire glacée d’une hutte, puis j’allai retrouver la bande, qui avait tué pendant ce temps-là une vingtaine d’hippopotames.

Un jour, le 21 février, il s’en fallut de peu que, pendant une de ces expéditions, nous ne fussions jetés à l’eau. Monies avait blessé d’un coup de feu un petit hippopotame qui vint se débattre, en poussant d’affreux beuglements, tout près de nous. La mère accourut, se rua avec fureur sur notre bateau, en mordit vigoureusement le bord, et le secoua avec tant de violence que l’eau commença à entrer et à nous mettre en danger de chavirer. Monies visa le monstre et de sa balle lui traversa les poumons.

Chasse à l’hippopotame sur la rivière Sainte-Lucie. — Dessin de Janet-Lange d’après Baldwin.

La chasse continua au même endroit jusque dans les premiers jours de mars.

Le 12 de ce mois, nous levâmes le camp, c’est-à-dire qu’on y mit le feu ; puis nous partîmes, accompagnés de trente porteurs. Je n’arrivai que le 15, et respirant a peine : le voyage m’avait épuisé ; j’étais de nouveau très-malade, ainsi qu’Edmonstone et Gibson. Il faut que je sois resté longtemps sans connaissance ; tout ce que je me rappelle, c’est qu’Arbuthnot et Monies nous rejoignirent après avoir chassé l’éléphant pendant deux jours ; Arbuthnot se disait très-malade ; il se laissa tomber en entrant dans la hutte et ne se releva plus : le lendemain il était mort. On se hâta de revenir, afin de soigner les autres ; mais Price mourut à quarante milles de Port-Natal. Monies, qui jusque-là n’avait rien eu, fut saisi tout à coup, et mourut le jour suivant. Mac Queen arriva jusqu’à Durban, où il expira quelques jours après, tandis qu’Hammond, Etty et Purver mouraient chez les Zoulous. Des neuf chasseurs que nous étions au départ, tous pleins de vigueur et d’espoir, nous revînmes seuls, Gibson et moi, et nous restâmes près d’un an avant de recouvrer la santé.


Seconde excursion au pays des Zoulous. — Visite au kraal de Panda. — Moment désagréable. — Réveillés par les lions. — Chasse magnifique.

Les forces ne me revinrent que sur les hauteurs de l’Inanda, où je passai deux ans à vendre aux Cafres les bestiaux que White se procurait chez les Zoulous. J’y ai fait des livraisons de quarante et quelques bœufs en un jour, et il m’est arrivé d’avoir plus de six cents têtes de gros bétail à la fois. Mais c’était une vie monotone, excédante, horrible. Il était rare que je pusse décider quelqu’un à venir me voir ; il fallait pour rester avec moi qu’on fût sans gîte et sans argent. Bref, la continuité de cette existence me parut si effrayante, que je repris mes courses aventureuses ; et le 15 juillet 1853, je repartais avec Gibson pour le pays des Zoulous. Quelques jours après nous avions rejoint White et ses compagnons, et le 12 du mois suivant, nous nous arrêtions à un mille du kraal de Panda, que nous avions le projet d’aller voir le lendemain.

Sa noire Majesté ne daigna pas paraître ; c’est par l’entremise de son premier ministre que nous lui adressâmes les couvertures et les grains de verre que nous lui apportions.

La pluie tomba du matin au soir pendant les journées suivantes ; on en profita pour raccommoder les chaussures, on se fit des souliers neufs, et l’on tua quelques buffles en attendant qu’il plût à Sa Majesté de nous recevoir.

Notre audience fut enfin fixée pour le 31 août ; mais, partis de bonne heure, nous arrivâmes trop tôt : le roi dormait encore, et ceux qui l’entouraient n’osaient pas troubler son sommeil. Au bout de quelques minutes on nous prie d’aller à la porte du kraal, attendre jusqu’à nouvel ordre. Mécontents, nous partons, mais c’est pour revenir au camp ; on met le feu aux cases de nos hommes, et nous poursuivons notre voyage.

À peine avons-nous fait deux milles, que nous voyons arriver l’un des capitaines du roi ; il est en fureur et jure par les os de Dingaan, de Chaka et d’autres guerriers célèbres, que si à l’instant même nous ne revenons pas au kraal, un impi (régiment de cinq cents hommes) fondra sur notre bande et nous tuera immédiatement. Il n’admet point de retard, nous montre un cours d’eau situé à vingt pas, et dit que le premier d’entre nous qui en franchira le bord donnera le signal de l’attaque.

Nous sommes en leur pouvoir, et, persuadés que le courage ne doit pas exclure la prudence, nous nous soumettons à l’ordre qui nous est donné. Au fond, Panda s’est toujours opposé au désir que nous avions de suivre cette ligne, et de la part de White, il y avait folie à choisir précisément la route qui nous était défendue.

De retour à la porte du kraal, nous passons entre une double haie, d’environ deux cents yards, composée d’hommes superbes, armés d’asségayes, de boucliers, de couteaux et de massues, pressés les uns contre les autres, et n’attendant qu’un signe de leur chef pour nous exterminer. C’est un moment d’émotion ; pour ma part, je le trouve fort déplaisant. Tous nos Cafres sont glacés d’effroi, chacun est silencieux ; le pauvre White paraît terriblement vexé ; je crois que s’il avait près de lui quelqu’un d’entre nous, il aimerait beaucoup mieux tirer sur ces gens-là, quitte à périr lui-même, que de voir des blancs réduits à plier devant un sauvage.

Retour forcé au kraal de Panda.

Cependant le premier ministre vient à notre rencontre ; c’est un homme gros et gras, un bon vivant ; l’affaire se termine à l’amiable. Mais il faut nous contenter de la chasse que Panda condescend à nous octroyer, et nous en tenir à la forêt de Slakatoula ; le vieux renard sait bien qu’on y trouve rarement un éléphant qui vaille la peine d’être tiré. Le 4 septembre, nous quittons donc la route afin de nous rendre à ce fourré de Slakatoula, où, forcés de nous ouvrir un chemin à coups de hache, nous avançons lentement.

Le 7, on nous annonce une bande d’éléphants ; je pars avec deux Cafres et deux Hottentots ; nous soupons d’un morceau de buffle, et couchons à la belle étoile ; nous dormons en dépit de quelques averses, nous chassons dès le lever du soleil, et nous revenons au camp, persuadés que nous avons été victimes d’une mystification.

Le 10 mars, nous nous trouvons en face de l’Omvelouse-Noir, que nous traversons le lendemain. On nous dit que les lions ont escaladé la nuit précédente la palissade du kraal. Plusieurs de nos camarades nous quittent pour affaires de commerce. Clifton et moi, nous restons au village au moins pour toute la semaine. Nous tuons des élans et des buffles ; la chasse est accidentée. Je suis plusieurs jours sans savoir dans quelle position me mettre, en raison de l’étendue des coups de soleil ; pas un atome de peau ne m’est resté sur le corps ; je n’ai jamais plus souffert.

Néanmoins, le temps passait vite ; il fallait non-seulement approvisionner notre propre table et rassasier nos Cafres, mais alimenter les indigènes qui venaient nous dire qu’ils avaient faim ; puis il y avait les bêtes fauves qui étaient souvent importunes. Le 27, un fusil-piége fut placé à l’intention des hyènes, qui nous empêchaient de dormir, et un vieux mâle reçut toute la charge en pleine tête.

Dans la nuit du 29, les mugissements des bœufs, les aboiements des chiens nous réveillèrent. Il ne faisait pas très-noir ; je saisis le fusil rayé de Clifton et m’élançai au dehors. Je courais l’aventure, lorsque j’aperçus notre conducteur de chariot. Il était au sommet d’une case de six pieds d’élévation, et demandait une capsule à grands cris. Au moment où j’arrivais près de lui, expirait la voix de l’un de nos bœufs, couverte par le grondement de lions qui étaient à peine à quinze pas de nous, mais que l’obscurité empêchait de voir. Je tirai dans la direction des rugissements, juste au-dessus de la masse du bœuf qui s’entrevoyait dans l’ombre ; Diza, le conducteur, suivit mon exemple, et comme les lions ne semblaient pas s’en être aperçus, je leur envoyai mon second coup.

J’étais en train de recharger, quand je sentis que la bête arrivait ; ce fut un éclair. Au même instant, j’étais lancé en bas de la cabane par la tête du lion, qui me frappait en pleine poitrine, et me faisait faire une demi douzaine de culbutes.

Aventure nocturne. — Dessin de Janet-Lange d’après Baldwin.

Je fus debout immédiatement, et franchis une palissade qui se trouvait derrière moi ; j’avais bien mon fusil, mais le canon était bouché avec de la terre. Je courus alors au chariot et sautai sur le siége ; j’y trouvai tous mes hommes suspendus comme des singes, et Diza perché au-dessus d’eux tous. Par quel miracle celui-ci, qui était tombé avec moi, était-il arrivé là ? Je me le demande encore.

Deux minutes après, un lion emportait l’une des cinq chèvres qui étaient entravées au pied de la cabane dont nous avions été si rapidement éconduits. Croyant être plus heureux cette fois, Diza tira de son poste élevé, et le recul l’ayant rejeté en arrière, il tomba sur la tente, qu’il écrasa dans sa chute, nous donnant le plus singulier des spectacles. Ce dernier épisode ayant mis le comble à notre défaite, nous laissâmes les lions achever tranquillement leur repas, qui nous sembla d’une assez longue durée, et pendant lequel ils ne cessèrent de rugir. Nous restâmes sur notre perchoir, grelottant de froid, car nous étions nus, jusqu’au moment où l’approche du jour fit battre l’ennemi en retraite.

J’avais regagné mes couvertures avec bonheur, et je commençais à me réchauffer, quand un coup double m’ayant arraché à cette béatitude, j’appris que notre conducteur et l’un de ses camarades pensaient avoir tué le lion. Rendus sur les lieux, nous trouvâmes en effet une lionne superbe ; les côtes étaient traversées par la balle du compagnon de Diza ; coup d’adresse, car la distance était au moins de cent cinquante yards[3]. Une autre balle avait pénétré derrière la nuque et, longeant l’épine dorsale, ne s’était arrêtée que près de la naissance de la queue. C’était l’une de celles que j’avais tirées avec le fusil rayé de Clifton ; j’avais par conséquent droit à la bête, qui appartient toujours à celui qui l’a touchée le premier.

Diza, qui se trouvait avec moi sur la hutte, avait reçu un coup de griffe dans la cuisse au moment où nous avions été renversés, et la crosse de son fusil était labourée d’une manière effrayante : l’ennemi était dangereux. Une vieille Zouloue n’en resta pas moins dans la cabane, sans même avoir une porte qui la séparât des lions, et ne bougea pas plus qu’une souris jusqu’à la fin de la crise.

Tandis que je dépouillais ma bête, trois coups doubles retentirent successivement ; je courus, mon fusil à la main, et j’aperçus Clifton près de l’un de nos bœufs qui expirait ; les lions avaient tellement effrayé celui-ci qu’il en était devenu fou ; il avait fallu l’abattre.

6 octobre. — Nous traversons l’Omvelouse, mais non sans peine, le gué n’ayant pas moins de quatre pieds d’eau sur une couche de sable mouvant. Perdu l’un de nos bœufs. Mon pauvre Hopeful manque aussi à l’appel ; un chien parfait ! Nous avons battu les environs sans découvrir sa trace ; les léopards l’auront emporté. Craft n’a pas cessé d’aboyer toute la nuit, mais comme j’entendais en même temps la voix des hyènes, je ne m’en suis pas préoccupé. Les chevaux avaient pris la fuite ; dès le matin, nos Cafres sont partis à leur recherche et n’ont pas tardé à les réunir.

La chasse se continua jusqu’à la fin d’octobre ; nous tuâmes des buffles, des élans ; un de ces derniers, entre autres, fournit à Billy, mon poney, l’occasion de faire des merveilles ; une bête superbe, dont la dépouille mesurait dix pieds, non compris la tête, et qui sous le rapport de la chair se trouvait du premier ordre. Le 23, White et le reste de la bande reprirent le chemin du Natal, les munitions leur manquaient. Le 27, nous rencontrâmes Shadwell et ses compagnons ; ils revenaient également et n’avaient pas tué moins de cent cinquante hippopotames et de quatre-vingt-onze éléphants ; une chasse magnifique ; mais ils formaient deux partis nombreux et avaient une masse de fusils.

Quelque temps après, Clifton et moi nous avions rejoint nos camarades, et nous nous séparions à Durban, la plupart d’entre nous pour ne jamais nous revoir.

Cette esquisse pourra donner au lecteur un aperçu de l’existence qu’on mène dans ces expéditions. Parfois on y est assez misérable ; mais cette vie errante, pleine d’aventures et d’insouciance, a de grands charmes pour moi. On ne fait que sa volonté, on s’habille comme on veut ; quand je suis à pied, une chemise à raies bleues et blanches, de grandes guêtres, une paire de souliers et un chapeau forment tout mon costume.


Départ pour le pays des Amatongas (1854). — Inyalas. — Hippopotames. — Chasse avec les indigènes.

Parti de nouveau le 10 avril 1854, je repris encore le chemin qui conduit chez les Zoulous ; mais avec l’intention de dépasser leurs frontières. Le 18 juin, après d’assez nombreuses vicissitudes (nous avions manqué de mourir de faim sur les rives du Touguéla, et failli moisir sous des pluies diluviennes), j’arrivais au bord de l’Inyelas. Cinq jours après, ne voyant pas venir la bande à laquelle je devais me joindre, et apprenant que son départ était encore différé, je me mis en marche avec Fly, l’un de mes chiens, et deux serviteurs cafres. Nous traversâmes d’abord une contrée plate, sur un bon sentier sablonneux, où la moitié du temps je marchai pieds nus. On voyait des gnous, des couaggas, des coudous et des waterbucks (antilopes qui se tiennent au bord de l’eau). Le soir, je donnai à mes Cafres la moitié de ma couverture, qui heureusement était double ; ils se pelotonnèrent à mes pieds comme une balle de laine, et la nuit se passa bien, malgré un vent très-fort et un froid assez rude. Les lions et les hyènes s’entendirent jusqu’au jour, mais ne vinrent pas nous inquiéter.

On m’avait dit que je me perdrais ; il n’en fut rien. Levés avec le soleil, nous marchâmes pendant sept heures au milieu d’un fourré très-épais, composé d’arbres et de buissons rabougris, et nous arrivâmes à un défrichement où s’apercevaient des terrains cultivés ; nous étions chez les Amatongas. Le capitaine me fit très-bon accueil et mit une cabane à ma disposition. Je passai les jours suivants à chercher des inyalas, espèce d’antilope que je n’avais pas encore vue, et dont je finis par tuer un beau mâle que je ne me lassai pas d’admirer.

Reparti le lendemain matin, et m’arrêtant de kraal en kraal, je me dirigeai vers le Pongola, que je traversai le 2 juillet. Peu de temps après l’avoir franchi, nous trouvâmes de grands étangs couverts d’oiseaux d’eau, et servant d’asile à quelques hippopotames qu’il me fallut tirer de très-loin. J’en tuai deux qui étaient dans des conditions de graisse et de délicatesse peu communes. Un chasseur qui viendrait là avec une habile ménagère serait sûr de ne pas mourir de faim. Je venais de me procurer environ cinq tonnes de viande parfaite, et une quantité incalculable d’une graisse délicieuse.

Grands étangs près de Pongola. — Dessin de Janet-Lange d’après Baldwin.

Ne me décidant pas à quitter une aussi bonne station, j’y passai quelques jours ; puis je me remis en route, et le 12, je traversais l’Omsoutie, jolie rivière qui se jette dans la baie Delagoa : ses eaux profondes renferment de nombreux hippopotames, et les crocodiles y pullulent ; j’en ai compté vingt-deux sur un petit banc de sable situé au milieu du courant. J’avais atteint le but que je m’étais proposé, et n’avais plus qu’à revenir sur mes pas ; je regagnai le dernier kraal, et m’y établis pour quelques jours.

Baldwin chassant à l’hippopotame. — Dessin de Janet-Lange d’après Baldwin.

Le 17 juillet, un parti de quinze hommes, y compris le chef du village, plus trois cantiniers chargés d’abouti inyouti [4], se mirent en chasse avec moi ; les couvertures avaient été prises pour la nuit. On marcha longtemps sans rien voir ; à la fin, un vieux buffle mâle bondit à mes côtés ; ma balle l’atteignit derrière l’épaule et le fit tomber sur les genoux ; il se releva bientôt et prit la fuite ; je le tirai une seconde fois, mais sans aucun résultat.

Un peu plus loin, je vis un gros hippopotame endormi près de la rive, derrière un bouquet de roseaux. Je me dirigeai vers lui en rampant. Juste au moment où je me découvris (j’avais de l’eau jusqu’à la ceinture) la bête, au lieu de s’enfuir, comme je l’avais pensé, se précipita vers moi ; quand l’hippopotame ne fut plus qu’à une vingtaine de mètres, il s’arrêta une seconde pendant laquelle je tirai ; le coup l’atteignit sous l’oreille et le fit pirouetter sur lui-même comme une toupie. Deux balles lui entrèrent dans le corps sans produire aucun effet. Une troisième, destinée à la tête, le manqua ; il parut se remettre, s’éloigna peu à peu du bord, gagna l’eau profonde, et je craignis de le voir m’échapper.

Le soleil frappait directement sur lui, au point de m’éblouir ; le fond de l’eau était bourbeux, glissant ; j’enfonçais dans la vase, quand une dernière chance se présenta. La balle, cette fois, pénétra exactement entre l’œil et l’oreille et tua la bête sur le coup.

Le jour allait finir ; les Cafres attirèrent l’hippopotame vers la rive, on en fit griller un morceau, et chacun soupa ; mais c’était un vieux mâle horriblement coriace.

La nuit fut humide, la rosée abondante : je me levai le lendemain matin avec des symptômes de fièvre ; il me fallut néanmoins faire vingt-cinq milles à pied, et en plein soleil. Très-impatient d’atteindre de nouveau le Pongola, où j’espérais trouver de la quinine et du café, je partis aussitôt que j’en eus la force. Le 24, j’arrivai au kraal de Moputa, où je reçus une hospitalité généreuse. Une marche forcée me fit gagner la rivière ; je n’y trouvai ni médicaments ni chariot. Mais Tom arriva le jour suivant ; il apportait des provisions, me rendit courage, et les forces commencèrent à revenir. À la faveur d’un temps frais et couvert, je franchis avec un succès inespéré vingt milles d’un terrain sablonneux, entièrement dépouillé d’arbres, n’offrant pas une goutte d’eau, et fis encore six milles à travers bois.

Le 2 août, je me sentis assez bien pour prendre mon fusil ; j’avais promis quelques rangs de perles à mon chasseur s’il me faisait voir un inyala. Il m’emmena dans la forêt, ou nous marchâmes longtemps au milieu des broussailles. Tout à coup, les yeux de mon Cafre étincelèrent, il débucha et courut vers un étang. Aux gestes qu’il m’adressait, je compris qu’il fallait le rejoindre, mais suivre la route opposée à celle qu’il avait prise. Je fis donc le tour en avançant avec précaution, ne me doutant pas de ce que j’allais voir, et je découvris à soixante ou quatre-vingts pas un superbe inyala qui s’éloignait tranquillement, après s’être désaltéré. Il se détourna, reçut une balle dans l’épaule, fit en l’air un bond prodigieux et disparut sous bois. Légers et rapides, les Amatongas, le suivant à travers les buissons avec une sagacité merveilleuse, finirent par le rejoindre et par l’acculer dans un endroit ou mon Cafre, à qui j’avais donné un fusil, ne tarda pas à l’achever[5].

Inyalas. — Dessin de Janet-Lange d’après Baldwin.

Le surlendemain, j’étais en route ; le 8, je traversais la Sainte-Lucie ; le 15, j’apprenais la mort d’Harris, avec qui, l’automne suivant, je devais aller chez les Matébélés.

Toujours malade, épuisé par la marche, que de fois, pendant cette route accablante, j’ai fait le vœu de ne plus revenir dans le pays ; et cependant, arrivé à Port-Natal, le 9 septembre, je m’arrangeais de façon à repartir le 31 mars pour cette contrée maudite.


Troisième excursion chez les Zoulous. — Crocodile tué sur la rive. — Rencontre de plusieurs rhinocéros. — Hyènes. — Un lion et deux lionnes.

Un conducteur de chariot et un oreloper[6], auquel je donnais une génisse pour venir seulement jusqu’au Touguéla, composaient toute ma suite. Notre première action d’éclat fut de chavirer le wagon et d’en éparpiller le contenu ; il en résulta un délai de plusieurs jours, pendant lesquels je parvins à engager trois Cafres. Nous arrivâmes sans encombre à Grey-Town ; la pluie nous y arrêta pendant trois autres jours.

Je quittai Grey-Town le 7 avril, et après nous être embourbés sur la plus horrible des routes, nous gagnâmes, le 10, la demeure d’un missionnaire norvégien appelé Lawson. Arrivés là, nous nous trouvâmes en face d’une descente qui, à première vue, nous fit tressaillir. Le révérend nous conseilla d’enrayer trois roues, et de maintenir le chariot avec des courroies pour l’empêcher de culbuter, car cette descente abrupte nous offrait encore une certaine pente latérale. Enfin passant de la théorie à la pratique, M. Lawson nous prêta un ancien trait, que j’avoue ne lui avoir jamais rendu.

Grâce au conseil, au trait, aux courroies, nous arrivâmes au bas de la côte sans accident. Mais nous fûmes moins heureux deux jours après. À force de crier et de frapper sur l’attelage, nous avions gagné le sommet d’une montagne désespérante, dont le versant opposé commençait presque aussitôt ; l’homme qui marchait à la tête du convoi n’avertit pas assez vite pour qu’on pût enrayer, et nous voilà descendant avec une rapidité effroyable. Trouvant la situation peu rassurante, je me jetai sur un gros arbre près duquel passait le chariot, et m’en tirai sans autre mal que d’avoir mis ma chemise en loques.

Descente trop rapide.

À peine avais-je accompli ce saut périlleux que j’entendis le wagon s’arrêter subitement ; je courus à l’endroit ou je l’apercevais : dix de nos bœufs entouraient un arbre, et, bondissant comme un possédé, notre conducteur criait d’une voix rugissante : « Mammo, mammi, mammi mammo ! » tandis que le foreloper, l’œil farouche comme celui d’un faucon, gisait couvert de sang ; il avait le crâne fendu sur la gauche, et, selon toute apparence, l’une des roues lui avait passé sur le bras droit.

Je lui fis respirer des sels, lui coupai les cheveux et lavai ses blessures. Les Cafres me regardaient en silence, avec un aspect mêlé de crainte ; mais lorsqu’ils me virent prendre une aiguille et du fil pour recoudre la plaie, ils poussèrent des cris affreux auxquels se joignirent ceux du patient. Il fallut renoncer à ma suture, et me contenter d’un bandage que je serrai le plus possible ; je fis un bon lit dans le wagon pour y étendre le blessé ; mais rien ne put décider celui-ci à se remettre en route ; et ses deux compagnons refusèrent également de partir.

Ma position était assez embarrassante ; je n’avais plus qu’un homme pour conduire quatre chevaux et quatre bœufs de rechange, en surplus du wagon. Néanmoins je fis contre fortune bon cœur, et au bout de quelques milles, j’eus la chance de mettre la main sur un garçon qui voulut bien venir avec nous jusqu’au Touguéla pour une demi-couronne.

Le soir, nous fûmes rejoints par deux boers que mes Cafres avaient chargés d’une commission pour moi ; ceux-ci voulaient scarifier le blessé entre les deux épaules et frictionner les scarifications avec de la poudre, qui chez eux est un remède fréquemment employé ; ils n’en avaient pas et m’en faisaient demander. J’ai peur qu’à eux tous ils n’aient tué ce malheureux.

Le 14, nous arrivions à la frontière du Natal où, faute d’un passe-port visé par un magistrat résident, je fus retenu pendant une quinzaine. Trois de mes chevaux moururent en quelques jours de la maladie. Je perdis entre autres ma pauvre Bessie à laquelle je tenais tant, bien moins pour l’argent qu’elle représentait que pour ses nombreuses qualités, surtout à cause de son affection pour moi et de sa résistance à la fatigue. Je lui ai vu faire soixante-dix milles en un jour, et dans quels chemins ! n’être dessellée qu’une fois pendant cette longue traite, et ne pas manifester la moindre lassitude.

Quelques jours après, l’un de mes chiens, mon pauvre Fly, avait disparu ; je suppose qu’il fut mordu par un serpent ; la veille, j’avais tué un mamba d’une longueur de sept pieds. Je gagnai cependant l’Omlilas. Les Cafres m’ayant dit qu’il s’y trouvait des hippopotames, je dételai, j’attendis que le soleil eût baissé à l’horizon et je me rendis au bord de la rivière. Quel battement de cœur en entendant ce souffle bien connu ! J’écartai les roseaux avec précaution, et je vis trois hippopotames qui remontaient le fil de l’eau. Ils étaient sur leurs gardes et ne laissaient apercevoir qu’une très-petite portion de leurs têtes.

Je fis un détour, me plaçai en amont sans qu’ils m’eussent découvert, et tirai sur l’un d’eux.

C’était un vieux mâle ; il ne montrait que son œil ; j’en étais à cinquante pas ; la balle frappa juste au milieu ; une balle numéro sept avec mon fusil de Burrow.

Trois jours après, revenant de chasser un buffle, j’aperçus un crocodile échoué à quelque distance de la rive et qui dormait profondément. Je ne vis d’abord qu’une masse informe, ne distinguai pas le museau d’avec la queue, et fus sur le point de le tirer à l’envers. Quand la balle l’eut frappé, il releva la tête, ouvrit ses formidables mâchoires, et je compris que je lui avais brisé l’épine dorsale. Il aurait néanmoins gagné la rivière, si un nouveau coup dans la gorge et un troisième dans la poitrine ne l’avaient achevé.

Pendant une heure, je restai sur l’autre rive, prêt à lui envoyer une quatrième balle dans le cas où il redonnerait signe de vie.

Lorsque je fus certain qu’il était bien mort, je me hâtai d’aller au wagon prendre une hache, et revins en toute hâte avec mes hommes, afin de couper la tête du monstre que je voulais emporter. Quelle ne fut pas ma surprise de ne plus voir mon animal ; ses pareils avaient profité de mon absence pour le traîner dans l’Omlilas. Je fus vivement contrarié ; car il est rare de tuer un crocodile à terre, et dans l’eau il coule à fond dès qu’il est mort.

Crocodile enlevé par ses compagnons.

Je gagnai ensuite les hauteurs, passai une triste journée à la crête des Omgowies, et changeai de route par le conseil d’un nommé Joubert[7].

Le 22, nous traversions l’Omvelouse-Noir, et le lendemain nous avions passé l’Inyoni. Un jour que nous étions occupés à nous ouvrir un chemin à travers de grandes herbes mouillées, où s’élevaient des arbres épineux et chétifs, apparut une femelle de rhinocéros qui me regarda d’un air étonné et marcha lentement vers moi. Je n’avais qu’un fusil rayé de petit calibre ; mon porteur d’armes était à vingt pas en arrière avec mon numéro neuf. Je lui faisais les signes les plus pressants mais il paraissait peu décidé à m’obéir. À la fin cependant (c’était un garçon de cœur), il accourut, me jeta le fusil avec l’étui et le reste, et grimpa sur un arbre aussi lestement qu’un singe. J’arrachai le fusil de son enveloppe et envoyai au rhinocéros une balle en pleine poitrine. La bête se retourna, partit en soufflant comme un marsouin et disparut.

Les chiens, pendant ce temps-là, avaient dépisté un autre rhinocéros qu’ils ramenaient de mon côté. L’animal arrivait au grand trot, la tête haute, la queue roulée sur la croupe, avançant d’une allure superbe, à la fois puissante et rapide. Il avait l’air très-disposé à me charger ; mais une balle qui l’atteignit derrière l’épaule, et qui le fit tomber sur les genoux, modifia ses intentions ; il se releva et partit.

Convaincu de l’avoir frappé mortellement, je me mis à sa poursuite ; nous trouvâmes en effet un rhinocéros couché dans l’herbe ; mais son dernier soupir remontait à quelques heures : c’était le premier que j’avais tiré. J’enlevai les cornes et la langue, je taillai dans la peau quelques chamboks[8], suspendis le tout à un arbre, et je me mis à la recherche de l’autre blessé.

À peine étions-nous partis, que nous rencontrâmes un nouveau rhinocéros ; il n’était guère à plus de vingt pas, nous regardait avec inquiétude et paraissait vouloir se cacher ; c’était une femelle. J’attendis qu’elle se fût détournée et la frappai derrière l’épaule ; elle revint immédiatement sur moi ; mais une balle au milieu du front l’arrêta dans sa course ; elle tomba morte à dix pas. Ce fut un coup de bonheur, car je ne savais où tirer et n’avais pas de temps à perdre, si je l’avais manquée, elle m’embrochait avec sa grande corne.

Un coup heureux.

Derrière elle était un jeune qui se battait contre les chiens en poussant de cris vigoureux. Cet animal ressemblait beaucoup à un tonquin bien nourri, avait les oreilles droites, la peau fine et luisante, comme si on l’eût vernie avec du noir de plomb. Désirant l’emmener vivant, j’écartai la meute et envoyai chercher quatre ou cinq hommes pour le conduire au chariot. Mais pendant que j’étais avec John, voulant tuer un gnou, afin que ce dernier eût quelque chose à emporter, mon petit rhinocéros fut dévoré par hyènes, qui l’avaient préféré à sa mère.

Ce n’est pas la seule fois qu’en chasse, et au grand jour, nous eûmes à nous plaindre de cette odieuse engeance. Plus tard, chez les Amatongas, j’avais blessé une femelle d’inyala qui s’était fait poursuivre longtemps, et qui s’échappa en fin de compte ; l’espèce est très-farouche, très-prudente, et ne peut être approchée qu’avec une extrême précaution. Quelques instants après, je vis un mâle et lui cassai la jambe. Il fut bientôt rejoint par Ragman et Juno ; et, bêlant avec force, il les entraîna dans le fourré, où il les conduisit très-loin.

Les chiens furent admirables ; nous les suivîmes à la voix à travers les broussailles, et je finis par arriver près de Ragman, que je trouvais couvert de sang. Il avait renoncé à la bête, ce qui me surprit tout d’abord ; mais, entendant aux environs une lutte violente, je me dirigeai de ce côté, et vis trois hyènes qui déchiraient l’inyala, expédiant la peau et la chair si prestement que trois minutes plus tard il n’en serait pas resté une parcelle.

Inyala dévoré par les hyènes.

Juno avait pris la fuite et ne revint qu’au bout d’une heure. Quant aux hyènes, elles s’éloignèrent à mon approche ; guidé par leurs grognements, je me mis à les poursuivre ; mais bien que j’aie fait une assez longue course derrière elles, il me fut impossible de leur envoyer une balle.

Noue étions alors en novembre ; le surlendemain, nous sortîmes pour aller tuer un hippopotame. Un des indigènes qui nous accompagnaient s’écria :

« Voici une bête morte ; » il la prenait pour une antilope ; moi-même je crus apercevoir une femelle d’inyala. Je me dirigeai vers le cadavre, mes gens y coururent, et, lorsqu’ils arrivèrent à trente pas de l’animal, ils découvrirent que c’était un beau lion à crinière noire, lequel se leva et disparut dans le fourré voisin.

Les Cafres les plus rapprochés de la bête s’évanouirent comme de la fumée ; Ragman, au contraire, donna sur la piste en aboyant. Tout à coup, nous vîmes débucher deux lionnes qui poussaient des rugissements furieux. Le reste des indigènes s’enfuit à toutes jambes.

Les lionnes s’arrêtèrent pour me regarder ; elles n’étaient guère à plus de trente pas. Supposant qu’elles allaient fondre sur moi, je cherchais des yeux un arbre qui pût me servir de refuge ; mais elles rentrèrent dans les buissons, et je ne les revis plus.

Les lionnes s’arrêtèrent pour me regarder.

C’était l’époque des grandes ondées : chaque jour des averses diluviennes ; un sol comme une éponge, entièrement saturé d’eau, et la pluie commençait à s’infiltrer dans ma tente. Ce genre de vie est suffisamment dur par le beau temps ; mais dans cette saison d’averses continues, il devient intolérable et finit par donner des accès d’humeur noire à l’être doué du caractère le plus joyeux. Il fallait néanmoins approvisionner la marmite ou plutôt la broche, car, une bouilloire composant toute ma batterie de cuisine, je faisais rôtir ma viande au moyen d’une baguette.

19 août. — Chaleur dévorante ; le vent le plus chaud qui ait soufflé depuis que j’habite la colonie ; je suis resté dans l’eau une partie de la journée ; il est rare que nous ayons de ces vents torrides.

20 août. — Juste aussi froid qu’il faisait chaud hier ; une pluie torrentielle ; heureusement qu’on m’a prêté Martin Chuzzlewit[9] pour quelques jours. Sorti le soir, j’ai tué un koran[10], un steinbuck[11] et un dikkop[12].

19 septembre. — Passé quelque temps avec Riley, Forbes et les autres. Nous avons eu de la pluie, et fait en somme une assez triste chasse, malgré cinq buffles qui nous ont donné quelque plaisir. J’ai vu des lions à diverses reprises ; mais j’étais seul et n’ai pas engagé le combat. J’aurais pu occire pas mal de rhinocéros noirs, mais ils ne valent pas un coup de fusil. Un soir, je suis tombé dans l’ombre sur trois de ces animaux ; ils me chargèrent et me poursuivirent longtemps avec toutes les démonstrations d’une mauvaise humeur évidente, labourant le sol, renâclant, etc. La nuit était devenue plus épaisse ; je fis la sottise de prendre deux hippopotames pour deux de ces nasicornes, et perdis une occasion superbe ; c’était en plaine ; vingt-cinq yards au plus entre moi et les deux bêtes, et le vent en ma faveur. Si j’avais su à qui j’avais affaire, je pouvais approcher de mes deux hippopotames jusqu’à les toucher et les tuer sur le coup ; mais n’ayant pas de papier blanc au bout de mon fusil, il m’était impossible de tirer avec certitude, même à cette faible distance. La pluie, un vrai déluge, me fit gagner un kraal, ou je soupai à merveille : canard sauvage, bière, amas et café ; je m’étais fabriqué du pain que j’avais fait cuire entre les deux tessons d’une marmite indigène ; ma tente, où ne pénétra pas une goutte d’eau, fut plantée sur un sable qui absorbait la pluie à mesure, et je passai la meilleure nuit du monde, alors que, selon toute apparence, je devais en avoir une détestable.

25 septembre. — J’ai voulu atteler un jeune bœuf ; la lutte a duré plusieurs heures ; jamais je n’ai vu d’animal plus furieux ; il rugissait de la façon la plus sauvage, chargeait tout ce qu’il voyait, et donnait d’affreux coups de tête à son compagnon de joug. Enfin, maîtrisé par une courroie de buffle qui défia tous ses efforts, il se coucha, mais hélas ! pour ne plus se relever. J’avais espéré le dompter en le faisant traîner par les autres pendant l’espace de quelques yards ; mais quand nous nous arrêtâmes, il avait le cou rompu.

Baldwin.

(La suite à la prochaine livraison.)



  1. Extraits du livre publié à Londres, chez Richard Bentley, en 1863 : African hunting.
  2. L’auteur écrit Umveloose ; nous avons préféré l’initiale Om, l’u français n’existant pas en anglais, il est probable que, dans cette circonstance, on doit prononcer Eum. Cette rivière est d’ailleurs l’Om-Philos-Mouniama de Delegorgue ; elle rejoint, à dix-huit lieues de la mer, l’Om-Philos-om-Schlopu (Om-Philos-Blanc), et forme, avec ce dernier, l’Omphilozie des indigènes, la Sainte-Lucie de nos cartes, qui va se jeter dans la baie de Sainte-Lucie. Elle doit son nom de rivière Noire aux galets noirâtres dont son lit est jonché au point d’influer sur la couleur apparente de ses eaux. L’autre Om-Philos roule au contraire sur du sable qui l’a fait nommer rivière Blanche. Toutes les deux prennent leur source dans les monts Quathlambènes, parcourent d’abord une contrée nue, puis, à moitié de leur cours, entrent dans une forêt épaisse et giboyeuse dont l’éléphant occupe le centre. (Note du traducteur.)
  3. Le yard est de trois pieds anglais équivalant à quatre-vingt-onze centimètres.
  4. Bière amatonga, faite avec du sorgho, estimée des Européens quand on n’y a pas mêlé une racine amère, dont les indigènes recherchent les propriétés enivrantes.
    H. L.
  5. L’inyala est une antilope d’un gris brun à reflets argentés, parente du bushbuck (tragelaphus sylvaticus), mais beaucoup plus grande que celui-ci, et paraissant n’habiter que les forêts de la côte occidentale. De même que le bushbuck, le mâle est armé de cornes en spirale, et revêtu de longs poils sur la poitrine et la partie inférieure du corps ; il pèse de deux cent cinquante à trois cents livres, et, selon toute apparence, vivrait solitaire au moins une partie de l’année. Les femelles, de moitié plus petites, et d’un poil brun marqué de raies et de taches blanches, ressemblent au daim ; elles n’ont pas de cornes on les voit souvent réunies en troupeau.
  6. Homme qui ouvre la marche.
  7. Citoyen de la république transvaalienne chez qui, plus tard, nous verrons Baldwin.
  8. Cravaches à la fois souples et résistantes qui ont parfois trois mètres de longueur.
  9. Roman de Charles Dickens.
  10. Oiseau de la famille des outardes ; on en connaît trois espèces de l’Afrique Australe : l’otis melanogaster, qui vit dans les bois, et que nous verrons plus tard ; l’otis affra, et le koran huppé (otis rufricresta), qui tous deux habitent la plaine.
  11. Tragulus rupestris.
  12. Littéralement grosse-tête, œdicmène du Cap, dont la chair est très-estimée des colons.
    H. L.