Chefs-d’œuvre poétiques des dames françaises/Christine de Pisan

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CHRISTINE DE PISAN.


Christine de Pisan naquit à Venise en 1363. Son père, Thomas de Pisan, astrologue renommé, fut appelé en 1368 à la cour de Charles V, qui le nomma un de ses conseillers et son astrologue en titre. Christine fut élevée en France et ne quitta plus sa nouvelle patrie. Elle épousa Étienne Castel, dont elle eut plusieurs enfants. Après la mort de son mari, étant oubliée de la cour de Charles VI, qui avait fait mourir son vieux père de chagrin, elle se vit engagée dans des procès ruineux ; mais le malheur, loin d’abattre Christine, redoubla son courage et lui révéla son talent. Elle parvint à sauver quelques débris de sa fortune et se dévoua aux travaux littéraires pour assurer le sort de sa famille. Historien et poète, Christine de Pisan fut aussi moraliste, publiciste et philosophe. Il ne lui manqua véritablement que le rôle d’orateur que son sexe, dont elle eut d’ailleurs toutes les vertus, ne lui permettait pas de remplir. On ne connaît point l’époque précise de la mort de cette femme célèbre. On sait seulement que vers la fin de ses jours elle se retira dans une abbaye. Ses principaux ouvrages en vers sont : Roman d’Othea et d’Hector ou les Cent histoires de Troye, le Dit de la Pastoure, le Duc des vrais amants, le Début des deux amants, le Dit de Poissy, le Livre des Trois jugements, la Pucelle d’Orléans, poèmes, et la Prière à Notre-Dame, chant en dix-huit strophes ou douzains. Quant à ses œuvres en prose, elles sont trop nombreuses pour pouvoir être citées ici.


COMPLAINTE
SUR
LA MORT DE JEAN-SANS-PEUR,
PREMIER DUC DE BOURGOGNE, ONCLE DE CHARLES VII.


Plourez, Françoys, tous d’un commun vouloir :
Grans et petis, plourez ceste grant perte !
Plourez, bon roy, bien vous devez douloir ;
Plourer devez vostre grevance apperte !
Plourez la mort de cil qui, par desserte,
Amer deviez et par droit de lignaige,
Vostre loyal noble oncle, le très saige,
Des Bourguignons prince et duc excellent ;
Car je vous dy qu’en mainte grant besongne
Encor direz trestuit à cuer dollent :
« Affaire eussions du bon duc de Bourgongne. »


Plourez, Berry, et plourez tuit sy hoir !
Car cause avez, mort la vous a ouverte !
Duc d’Orléans, moult vous en doit chaloir ;
Car par son scens mainte faulte est couverte !
Duc des Bretons, plourez ; car je suis certe
Qu’affaire arez de luy en vo jeune aage !
Plourez, Flamens, son noble seignourage ;
Tout noble sanc, allez vous adoullant !
Plourez, ses gens ; car joye vous eslongne,
Dont vous direz souvent en vous doullant :
« Affaire eussions du bon duc de Bourgongne. »

Plourez, royne, et ayez le cuer noir
Pour cil par qui feustes au trosne offerte !
Plourez, dames, sans en joye manoir !
France, plourez ; d’un pillier es déserte,
Dont tu reçoys eschec à descouverte !
Gar toy du mat, quant mort par son oultrage
Tel chevalier t’a toulu, c’est dommaige !
Plourez, pueple commun, sanz estre lent ;
Car moult perdez, et chascun le tesmoingne,
Dont vous direz souvent mate et relent :
« Affaire eussions du bon duc de Bourgongne. »


REGRETS SUR LA MORT DE SON PÈRE,

RONDEAU.


Com turtre sui sanz per, toute seulète,
Et com brebis sanz pastour esgarée ;
Car par la mort fut jadis séparée
De mon doulz per, qu’à toute heure regraitte.

Il y a sept ans que le perdi, lassète ;
Mieux me voulsist estre lors entérée.
Com turtre sui !

Car depuis lors en dueil et en souffrète,
Et en meschief très grief sui demourée ;
Ne n’ay espoir, tant com j’are durée,
D’avoir soulas com en joye me mette.
Com turtre sui !


LES DOUCEURS DU MARIAGE.

BALLADE.


Doulce chose est que mariage ;
Je le puis bien par moy prouver,
Voyre à qui mary bon et sage
A, comme Dieu m’a fait trouver.
Louez en soit-il, qui sauver
Le me vueille ! car son grant bien,
De fait, je puis bien esprouver ;
Et certes le doulz m’aime bien !

La première nuit de mainage,
Très lors poz-je bien esprouver
Son grant bien ; car oncques oultrage
Ne me fist, dont me deust grever.
Mais ains qu’il fust temps de lever,
Cent fois baisa, si com je tien,
Sanz villennie autre rouver ;
Et certes le doulz m’aime bien !

Et disoit par si doulz langage :
« Dieux m’a fait à vous arriver,
Doulce amie ; et pour vostre usage
Je croy qu’il me fist eslever. »
Ainsi fina de resver.
Toute nuit en si fait maintien,
Sanz autrement soy desriver ;
Et certes le doulz m’aime bien !

Princes d’amour me fait desver,
Quant il me dit qu’il est tout mien.
De doulcour me fera crever ;
Et certes le doulz m’aime bien !


LE DIT DE LA PASTOURE.

FRAGMENTS.


Pastoure suis qui me plains
En mes amoureux complains.
Conter vueil ma maladie ;
Puisqu’il fault que je le die,
Comme d’amours trop contraincte
Par force d’amer estrainte,
Diray comment je fus prise
Estrangement par l’emprise
Du Dieu qui les cuers maistroie,
Et qui bien et mal ottroie.
. . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . .

Là en l’ombre me séoie
Soubz un chaine, et essayoye
A ouvrer de filz de laine,
En chantant à haulte alaine.
Ceinturètes je faisoie,
Euvrées comme ce fust soye ;
Ou je laçoye coyfettes
Gracieusètement faittes,
Bien tyssues et entières ;
Ou raisiaux, ou panetières
Où l’on met pain et fromage.
Dessoubz le chaine ramage
S’assembloient pastourelles
Et non mie tout par elles ;
Ainçois veissiez, soir et main,
Son ami parmi la main
Venir chascune tenant ;
Plus de vingt en un tenant,
Dont l’un flajolant venoit
Et l’autre un tabour tenoit,
L’autre musète ou chievrète.
N’il n’y avoit si povrète
Qui ne fust riche d’ami !
. . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . .
« Partir me fault sanz demour
Pour aller en tel voyage ! »
Ha Dieux ! com piteux visage,
Lassète, adonc je faisois !
Et par grant dolour disoye :
« Or, me voulez-vous occire,
Ma doulce amour, mon doulx sire,
Qui ja vous voulez partir !
Morte une fois, sanz mentir,

Me trouverez au retour ;
Car je ne puis par nul tour
Souffrir longuement tel peine ! »
Et cil adonc m’apaisoit
Doulcement et me baisoit,
Disant : « Ma belle maistrèce,
Pour Dieu ! ceste grant destrèce
Ostez ; car trop il m’enpoise !
Il convient que je m’envoise ;
Mais je reviendray briefment.
Ainsi à Dieu vous commant, »
Me disoit cil que baisoie
Cent fois ; et grant dueil faisoie
Au départir, et toute heure
Tant com duroit la demeure.