Chergé - Guide du voyageur à Poitiers et aux environs, 1872 - Autour de Poitiers

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AUTOUR  DE  POITIERS


Croutelle. — Ce petit bourg, situé à 7 kilomètres de Poitiers, jouit d’une réputation qui date de loin, mais à des titres divers. Rabelais nous a parlé de sa célèbre fontaine caballine, dans laquelle tout bon eschollier devait nécessairement boire avant d’être passé en la matricule de l’Université de Poictiers.

Jusque-là il n’y a pas de mal. Une fontaine caballine emporte avec soi l’idée de quelques sortiléges, et les sorciers, en général, ne sont pas trop niais, car ils ne se trompent jamais… Quant aux autres, ceux qui les consultent, c’est autre chose. Donc, de la citation rabelaisienne à celle qui a pu mettre en renom notre pauvre voisin à l’endroit de ses finesses, il y a un abîme. Comment cet abîme a-t-il pu être franchi ? Eh ! mon Dieu, tout simplement au moyen de ce qui sert à franchir les abîmes, au moyen d’un pont, et voici comment : En l’an…, nous ne vous dirons point le millésime, vu que nous l’ignorons nous-même — ce n’est pas toujours une raison, mais pour nous c’en est une — en l’an mil…, un pont fut donc construit à Croutelle, probablement sur la rivière de Croutelle ; nous n’avons pas vérifié le fait, mais il est présumable. Or, sur ce pont, une inscription fut gravée ; elle était en latin, hélas ! comme toute inscription d’alors, et ce fut bien là le malheur des Croutellois. Elle était ainsi conçue :

Hic pons factus est annoce pont a été fait en l’année

Jusque-là encore rien que de très-convenable ; mais ne voilà-t-il pas qu’une main ténébreusement maligne s’étant avisée de coiffer l’i du premier mot d’un large bonnet chinois, î, les antiquaires d’alors lurent tout couramment et sans lunettes, au grand jour, éclairé d’un soleil étincelant, ces mots :

hîc pons factus est annoce pont a été fait
icien l’année

Et les antiquaires, malgré leur gravité, de partir d’un éclat de rire homérique ; il ne pouvait être moindre.

Cet éclat de rire immense retentit au loin ; l’Olympe terrestre en fut ébranlé, et aussi la bonne réputation des sorciers croutellois, qui, atteints et convaincus d’un crime anti-français commis en latin — circonstance aggravante — se virent condamnés à être marqués à perpétuité de ce fer chaud :


Les finesses de Croutelle.

On espérait obtenir du temps et de l’oubli une commutation de peine : vain espoir ! Il y a quelques années, un député de Châtellerault l’ayant emporté sur son concurrent — lequel avait eu plus de voix que lui — grâce à la décision de la Chambre, qui avait annulé quelques bulletins, on parla beaucoup de ce député de Châtellerault fait à Paris — et notez bien que ce n’était pas la première fois que Paris faisait au lieu et place de la France, mauvaise habitude qu’il faut aujourd’hui lui faire perdre, en le mettant dans l’impuissance de recommencer. — Mais ce ne fut pas tout : les malins journalistes ne manquèrent pas de dire, d’écrire et d’imprimer d’horribles plaisanteries sur ce texte : « Dans le département de la Vienne, il n’en est pas de ses députés comme de ses ponts ; ceux-ci, les gens de Croutelle, les font chez eux ; ceux-là, les gens de Châtellerault les font à Paris, etc., etc. »

Que cet exemple d’une triste infortune ne soit pas perdu pour vous, cher lecteur ; qu’il vous serve de leçon, qu’il soit constamment sous vos yeux, dans vos pensées, dans votre esprit ; surtout puisse-t-il vous apprendre à vous défier des inscriptions latines et des accents circonflexes ! puis, comme moralité :

Pour ne rien omettre,
Concluons ici
Qu’il est bon de mettre
Les points sur les i.

Abbaye de Ligugé. — C’est à Ligugé, lieu situé à 8 kilomètres de Poitiers, humble bourgade traversée par la ligne de fer de Paris à Bordeaux (station), que, vers l’an 361, saint Martin donna à l’Occident le premier modèle de la vie monastique. « C’est donc là », dirons-nous avec notre savant et vénérable ami Mgr Cousseau, évêque d’Angoulême, « le berceau de cette institution qui, depuis, prit chez nous un si grand essor, qui couvrit l’Europe de maisons de prière, de science et de travail, et fit ainsi l’éducation des peuples modernes, enfants ingrats qui lui donnent aujourd’hui quelques tardifs regrets, après l’avoir mise au tombeau. » (Le plus ancien Monastère des Gaules. — Mém. de la Soc. des Antiq. de l’Ouest, 1839, p. 37 et suiv.)

Illustrée dès sa naissance, par la sainteté et les miracles du destructeur de l’idolâtrie dans les Gaules, de l’homme choisi de Dieu pour être le modèle des solitaires et des pasteurs de l’Eglise, l’abbaye de Ligugé fut, pour ainsi dire, avec celle de Marmoutiers, chef d’Ordre dans nos contrées, et elle ne perdit ce titre glorieux que par la domination universelle de la règle de Saint-Benoît depuis le VIIe et le VIIIe siècles.

C’est à Ligugé que saint Savin (qu’il ne faut pas confondre avec le martyr de ce nom honoré sur les bords de la Gartempe) fit le noviciat de trois années, à la suite duquel il alla s’enfermer dans une solitude des Pyrénées, au lieu où fut fondé, après sa mort, le célèbre monastère qui porta son nom.

À cette époque, la science n’était pas moins en honneur que la piété dans l’abbaye de Saint-Martin. L’abbé Ursin, auteur lui-même d’une Vie de saint Léger, évêque d’Autun et martyr (un Poitevin), occupait la chaire abbatiale de Ligugé, pendant que le moine Défensor publiait, sous son inspiration, le livre des Étincelles (scintillœ), recueil de maximes tirées de la Sainte Écriture et des Pères de l’Église, imprimé plusieurs fois pendant le XVI siècle, et tout récemment encore dans la Patrologie de l’abbé Migne (tom. lxxx, p. 598).

L’invasion sarrasine, d’abord, plus tard celle des Normands accumulèrent ruines sur ruines dans ce foyer de lumière et de sainteté ; les pieux habitants du monastère furent tués ou dispersés, et ses biens devinrent la proie des comtes de Poitou et de leurs feudataires.

Il semble pourtant qu’à travers ces désastres il s’y ranime, par moments, quelques lueurs de vie monastique jusqu’au milieu du XIe siècle, où recommence la vie historique du monastère de Ligugé.

À cette époque, en effet, on voit Theudelin, abbé de Maillezais, annexer à son abbaye, fondée plus de 60 ans auparavant, les restes de celle de Ligugé qu’il relève, mais avec la simple dénomination de prieuré.

Bien qu’il eût perdu son autonomie et son titre d’abbaye, le monastère de Ligugé ne fut pas pourtant dépourvu de toute gloire. Les papes Urbain II et Clément V l’honorèrent de leur visite, et de nombreux pèlerins vinrent aussi y vénérer la mémoire de l’Apôtre des Gaules.

En 1359, les Anglais réduisirent en cendres l’église et le monastère, et ce fut seulement à la fin du XVe siècle que Jean d’Amboise, évêque de Maillezais, releva les cloîtres et commença même probablement les travaux de l’église. Ce monument fut achevé par Geoffroy d’Estissac, évêque de Maillezais de 1518 à 1644, qui lui imprima le cachet de cette époque. — V. p. 339.

Les protestants ne pouvaient manquer de laisser des traces de leur vandalisme dans un lieu consacré à la mémoire d’un saint qu’ils avaient particulièrement en horreur, à cause de l’antiquité et de la popularité de son culte. Ils pillèrent, dévastèrent, et brûlèrent même en partie l’église qui lui était dédiée.

Là s’arrête la série des prieurs réguliers et commence celle des prieurs commendataires, dont le dernier, Gaspard Lefranc, céda, en 1606, la jouissance de ce bénéfice aux Jésuites du collége de Poitiers. Incaméré d’abord à la Chambre ecclésiastique, lors de la suppression de leur institut ; vendu plus tard nationalement, le monastère de Ligugé fut acheté en 1852 par Mgr Pie, évêque de Poitiers, l’intelligent et si zélé restaurateur de tant de monuments religieux dans son diocèse. Par le concours de l’illustre prélat et du supérieur général de la Congrégation des Bénédictins de France, le savant et pieux Dom Guéranger, abbé de Solesmes une colonie de Religieux partis de l’abbaye de Solesmes prit possession, le 25 novembre 1853, de l’antique monastère restauré, et lui rendit sa vie de mortification, d’étude et de prière.

En 1856, Mgr Pie obtint du Saint-Siége que le titre d’abbaye fût rendu au plus ancien monastère des Gaules ; mais ce n’est que le 25 novembre 1864, et par l’institution de Dom Bastide, que la série des abbés de Ligugé a pu reprendre son cours, après avoir été interrompue pendant plus de dix siècles !

Il existe encore une partie des anciens bâtiments monastiques construits au XVe siècle ; ils contiennent aujourd’hui la bibliothèque.

L’église, tout à la fois abbatiale et paroissiale, est d’une architecture élégante, dont la simplicité, à l’intérieur, contraste avec le luxe d’ornementation du portail, sur lequel la Renaissance a découpé ses riches ciselures.

À quelques pas de l’église, à l’angle N.-E. de l’enclos du monastère, existe un monument bien digne de fixer l’attention : c’est là que le thaumaturge des Gaules ressuscita, suivant le récit de Sulpice Sévère, un catéchumène mort depuis trois jours ; c’est là que, depuis quinze siècles, ce précieux souvenir et la vénération envers saint Martin attirent de fervents et souvent illustres pèlerins. Sur les ruines de l’ancien oratoire, la piété de plusieurs princes de l’Église, unie au zèle de M. de Ligron, alors curé de Ligugé, a érigé, vers 1850, une chapelle modeste, mais bien ordonnée. Le vitrail rappelle, avec le fait miraculeux de la résurrection du catéchumène, les noms de saint Hilaire et de saint Martin, le maître et le disciple. L’intervention de NN. SS. l’archevêque de Tours et les évêques de Poitiers et d’Angoulême, dans l’oeuvre réparatrice, y est signalée par les armoiries de ces vénérables prélats.

Aux pieux ou savants visiteurs qui souhaiteraient approfondir l’histoire de ces lieux si justement chers à la science et à la piété, nous conseillerons de consulter l’œuvre sérieuse que notre vénéré confrère de la Société des Antiquaires de l’Ouest, le R. P. Dom Chamard, Bénédictin de Ligugé, va publier sur ce sujet, probablement dans le cours de cette année.

C’est ainsi que les enfants de saint Benoît, marchant sur les nobles traces de leurs illustres guides, les Pitra, les Guéranger, etc., prouvent qu’ils n’entendent rien répudier du double héritage de leur glorieuse famille.

La fabrique de gluten, que nous signalions dans nos précédentes éditions, à Ligugé, a été remplacée par une fort importante filature de chanvre, occupant plusieurs centaines d’ouvriers.

Biard. — Dans notre première édition, nous pouvions signaler là un établissement industriel — chose rare — une filature de coton qui employait alors près de 800 ouvriers et ouvrières. Elle a succombé sous cette loi fatale qui ne permet pas à la France ce que l’Angleterre a eu le soin de garder, pour garantir à l’un des enfants les moyens de continuer l’œuvre paternelle, au lieu de la laisser s’émietter et se réduire à l’impuissance des infiniment petits.

C’est près du bourg de Biard que se trouve le beau champ de manœuvres du régiment de cavalerie qui tient ordinairement garnison à Poitiers.

Il sert aussi aux courses de chevaux qui, depuis plusieurs années déjà, ont lieu tous les ans à Poitiers, vers la mi-mai.

Migné. — Ce bourg, situé à environ quatre kilomètres au nord-ouest de Poitiers, mérite, de notre part, une mention particulière, car il a dû à un fait mémorable, qui eut un grand retentissement dans le monde religieux, une célébrité que n’ont pas encore oubliée les cœurs chrétiens. Nous voulons parler de l’apparition merveilleuse d’une croix dans les airs, le 17 décembre 1826.

C’était au jour de la clôture des exercices du jubilé, vers cinq heures du soir ; au moment où le prédicateur, placé au pied de la croix de bois qui venait d’être scellée en terre, rappelait la croix lumineuse apparue à Constantin marchant contre Maxence, les spectateurs aperçurent une immense croix de lumière étendue à cent pieds au-dessus de leurs têtes, sur un ciel sans nuages ; elle était couchée horizontalement de l’orient à l’occident, le pied correspondant à l’occident. Ses proportions étaient celles d’une croix latine régulière ; ses contours étaient nets, ses côtés taillés à arêtes vives. À la vue, elle paraissait longue de quatre-vingts pieds ; sa couleur, sans nom, se rapprochait du blanc argentin légèrement teinté de rose.

Cette apparition dura environ une demi-heure et ne cessa pas subitement. La tige principale se fondit peu à peu dans l’espace, à commencer par le pied, puis les quatre branches égales formèrent une croix grecque, et le tout s’effaça complètement.

Il y avait là 3 000 spectateurs, dont plusieurs existent encore et redisent, avec une unanimité qui n’a jamais varié depuis le premier jour, les détails merveilleux dont ils furent les témoins.

L’autorité ecclésiastique les fit constater par une commission composée d’hommes éminents, parmi lesquels on comptait le professeur de physique du collége royal de Poitiers, qui appartenait à la religion protestante, et qui proclama, tout le premier, que la science ne pouvait pas seule expliquer un fait qu’elle n’avait pu produire. Les incrédules tentèrent ce que la véritable science n’essaya pas, et aboutirent aux hypothèses les plus niaises et aux conclusions les plus ridicules, le tout pour justifier la thèse favorite: « Il n’y a point eu miracle. »

Plus faible d’esprit, hélas ! que les grands génies qui limitent ainsi le pouvoir du Créateur aux seules choses qu’ils puissent comprendre, nous nous inclinons respectueusement devant l’opinion émise par le prudent et pieux évêque de Poitiers, Mgr J.-B. de Bouillé, dans son mandement du 28 novembre 1827 ; et par le pape Léon XII, de sainte mémoire, dans son Bref du 18 avril 1827, et nous restons « persuadé de la vérité du miracle ». Le lieu, du reste, était assez bien choisi, puisque ce fut là que, selon les plus graves autorités, la sainte reine Radégonde et le peuple de Poitiers allaient recevoir, treize siècles auparavant, des mains de l’envoyé de l’empereur d’Orient, la parcelle précieuse du bois sacré qui fut l’instrument du salut du monde. (V. p. 98 et 145.)

À peu de distance de Migné se trouve l’établissement des sourdes-muettes de Larnay, dont nous avons parlé p. 359.

Moussais-la-Bataille. — À peu de distance et au sud du Vieux Poitiers, se trouve un village du nom de Moussais-la-Bataille. Ce fut là, selon des écrivains dignes de confiance, qui nous paraissent avoir fixé une question fort controversée, qu’eut lieu en 732 la sanglante défaite des Sarrasins, sous le commandement d’Abd-el-Rhaman, par Charles le Martel, chef des Francs d’Austrasie. L’armée musulmane se composait de 400 000 personnes de tout sexe et de tout âge : celle des Francs ne s’élevait pas à plus de 30 000 hommes. Les musulmans durent se placer en arrière du village de Moussais-la-Bataille, leur gauche appuyée au Clain, le centre à la chaussée romaine et la droite aux hauteurs de la ferme encore appelée la Bataille. Le carnage fut horrible : les femmes et les enfants périrent tous, ainsi que le plus grand nombre des combattants, leur chef en tête. Ce grand événement sauva la nationalité française.

Pour plus de détails, v. un article inséré par M. le commandant d’état-major Saint-Hipolyte dans le Spectateur militaire, et publié par extraits dans les Mémoires de la Société des antiquaires de l’Ouest de 1844.

Champ de bataille de Poitiers ou de Maupertuis. — À sept kilomètres de Poitiers, dans la direction de l’est, à peu de distance de la route de Poitiers à Limoges, près de l’ancienne voie romaine qui reliait ces deux villes, se trouve le domaine de la Cardinerie, autrefois Maupertuis. C’est une ferme de la commune de Nouaillé. C’est là que, le lundi 19 septembre 1356, 14 000 soldats commandés par le Prince Noir, fils du roi Édouard d’Angleterre, défirent complètement l’armée française trois fois plus nombreuse, et lui tuèrent 11 000 hommes, parmi lesquels treize comtes, soixante-dix barons et deux mille chevaliers.

On trouve encore sur ces lieux, où périrent 16 000 hommes, le champ de la bataille ; ce fut sans doute le point où se fit le plus grand carnage : aussi le soc de la charrue y a mis souvent à découvert des débris d’armures et des ossements, témoins muets mais irrécusables de cette lutte effroyable.

Le camp du prince Noir devait s’appuyer sur le bois de Nouaillé, ayant sa droite parallèlement à la voie romaine, et sa gauche au ruisseau du Miosson. L’armée française se développait sur une vaste étendue, depuis la Cardinerie jusqu’à deux kilomètres vers Poitiers. Cette journée fut la preuve de ce que peuvent de bonnes dispositions stratégiques, unies au désespoir d’hommes déterminés, contre la mauvaise disposition de masses nombreuses mais mal dirigées.

Nous avons vu dans quels lieux furent enterrés les cadavres des principaux personnages tués dans cette déplorable affaire (v. p. 283 et 302).

(Pour plus de détails, v. l’article de M. Saint-Hipolyte, Mémoires de la Société des antiquaires de l’Ouest, 1844.)

Abbaye de Nouaillé. — Nous venons de parler de cette abbaye, et nous en sommes trop rapprochés pour que vous ne teniez pas à la voir de vos yeux. Cette abbaye a été fondée en 799 par Aton, évêque de Saintes, chanoine de la cathédrale de Poitiers et abbé de Saint-Hilaire de la même ville.

Charlemagne et Louis le Débonnaire l’enrichirent de leurs dons, et elle reçut avec les reliques de saint Junien (830) de grands accroissements. Ravagée et ruinée par les Normands en 863, elle éprouva d’autres désastres pendant nos guerres étrangères et intestines, et fut brûlée par les protestants en 1569. Elle avait dû être en reconstruction au moment de la bataille de Maupertuis.

Les bâtiments claustraux ont été vendus et partagés à l’époque de la Révolution. Son église, qui présente les caractères du XIIIe, du XIVe et du XVIIe siècle dans ses parties essentielles, renferme des stalles et un jubé du XVIe siècle qui offrent de l’intérêt. Cet édifice est classé parmi les monuments historiques ; mais l’insuffisance des ressources dont dispose l’administration a empêché jusqu’ici les secours que son état de délabrement rendait pourtant bien nécessaires et que nous avons vainement sollicités.

Champ de bataille de Voulon. — Pendant longtemps, des écrivains nombreux ont placé à Vouillé le théâtre de la bataille qui, en 507, fit tomber Alaric Il et l’arianisme sous les coups de Clovis ; mais des études plus sérieuses, dont les premières, dues à un Poitevin, M. de Touzalin de Lussabeau (1739), furent publiées par le savant abbé Le Bœuf, et des recherches faites en ces derniers temps par Mgr de Beauregard, évêque d’Orléans, semblent démontrer que c’est une erreur. C’est dans les plaines situées au sud de Poitiers, sur la rive droite du Clain, entre Voulon et Mougon (campus Vocladensis et Mogotensis), qu’eut lieu cette action célèbre ; on y voit encore le camp de Sichar (que l’on est autorisé à regarder comme étant le camp même de Clovis, et qui pouvait contenir une armée de 100 000 hommes avec ses bagages), des tombelles couvertes de bois, des tombes en pierres sèches ou en maçonnerie ; c’étaient sans doute les sépultures des principaux Francs tués dans la mêlée.

Pour plus de détails, v. un article de M. Saint-Hipolyte. — Mémoires de la Soc. des antiq. de l’Ouest, 1844.

Chauvigny. — Si nous étions au temps des Romains, la voie ferrée qui reliait la capitale des Pictons (Poitiers) avec celle des Bituriges (Bourges) nous conduirait directement au gué des Chirets, où cette voie traversait la Vienne. De là vous verriez avec plaisir le charmant paysage à l’horizon duquel se dresse la ville des preux, avec son château en ruines et sa basilique restaurée. Mais nous sommes en plein XIXe siècle ; la route roya..., nationa..., impéria..., puis encore nationale de Poitiers à Avallon, vous conduira donc tout simplement, et par une ligne légèrement inclinée sur la gauche de la voie romaine, au but de ce voyage.

Visitez l’église de Notre-Dame et sa curieuse abside ; visitez ce précieux échantillon de l’art roman que l’on nomme Saint-Pierre de Chauvigny, et que l’administration des monuments historiques arrachait, il y a quelque temps, au désastre qui le menaçait ; accordez enfin quelques instants aux ruines de ce château. Il nous doit de n’être plus exposé à devenir une carrière civile après avoir abrité les fils de ce René de Chauvigny, ce preux des preux, qui eut l’honneur de désarçonner Saladin dans un tournoi, et qui, dans un combat sanglant, se précipita seul avec tant d’impétuosité sur les Sarrasins, qu’ils s’enfuirent en s’écriant : Les chevaliers pleuvent, devise adoptée depuis lors par la maison de cet illustre guerrier.

Tous ces souvenirs, le château de Chauvigny les gardera jusqu’à ce que l’État, qui par nos soins en est devenu propriétaire, soit rayé, lui aussi, de la liste des propriétaires.

Ce n’est point précisément là que tendrait certaine école, qui serait portée, au contraire, à faire de l’État le seul et unique propriétaire de toutes choses. Et pourquoi pas ?

On prétend bien déjà qu’il doit être le maître à peu près absolu de choses que nous regardons, nous, comme n’étant nullement de son domaine !

Civray. — Tous les antiquaires connaissent, au moins d’après des dessins, la magnifique façade de l’église de Saint-Nicolas de Civray, qui mérite à tous égards la réputation qu’on lui a faite et la protection particulière dont elle a été l’objet de la part du gouvernement, lequel n’a pas reculé devant la démolition et la reconstruction pierre par pierre de ce curieux spécimen de l’art roman.

Cette église déjà placée, dès le 28 octobre 1119, sous le vocable de Saint-Nicolas, dont vous verrez la statue et la légende figurer à la place d’honneur, en regard de la statue équestre qui servira pendant longtemps encore de texte aux dissertations des savants, est due, selon nous, à Othon, fils de Henri II, duc de Bavière et de Saxe, et de Mathilde, fille de Henri II d’Angleterre, et, par conséquent, petit-fils par sa mère de notre Aliénor d’Aquitaine, empereur sous le nom d’Othon IV. La puissance de ce prince expliquerait seule, à notre avis, la construction d’un monument aussi grandiose dans une terre qui était primitivement de fort peu d’importance.

Charroux. — À peu de distance de Civray, se trouvent les restes de l’antique abbaye royale de Charroux fondée par Charlemagne et Roger, comte de Limoges. Ce fut, au moyen âge, une puissance par ses richesses et les possessions considérables qu’elle comptait jusqu’en Angleterre. Son église répondait à cette situation, et elle est citée dans tous les ouvrages spéciaux pour sa forme peu commune, qui en faisait une sorte de copie de celle du Saint-Sépulcre de Jérusalem.

Elle a été démolie à la suite de la Révolution, et il n’en reste plus que le sanctuaire dont la coupole, supportée par les huit piliers qu’elle couronne, brave encore, debout et d’aplomb comme aux jours de sa splendeur, les outrages des hivers, et offre l’aspect le plus curieux.

Nous avons été assez heureux pour obtenir du gouvernement, en sa faveur, la seule chose possible, un abri contre l’action destructive de la pluie, et nous avons pu y faire déposer les belles statues qui décoraient les voussoirs et le tympan de la porte médiane de la façade occidentale de la magnifique basilique, que nous avons achetées pour l’État au moment où cette façade a été démolie. — V. notre notice, Mémoires des Antiquaires de l’Ouest, 1835.

Montmorillon. — Baptisé par Montfaucon et par bien d’autres du nom pompeux de Temple druidique, l’Octogone de Montmorillon a été restitué par la science des archéologues, à sa véritable origine et à sa destination primitive. On reconnaît aujourd’hui qu’il faisait partie d’un ancien établissement de charité fondé, au retour de la première croisade, sous le nom de Maison-Dieu, pour recevoir les pauvres et les pèlerins. Le caractère de son architecture est d’accord avec ces données historiques, et les figures grossières et allégoriques qui avaient causé l’erreur de Montfaucon sont évidemment un emprunt et une addition faite après coup.

Assurément, l’Octogone perd quelque chose de son prestige à se voir ainsi réduit à l’âge moyen de nos monuments vieillards ; on ne pourra guère, en le rajeunissant ainsi d’un millier d’années, venir en aide à la thèse du populaire qui affirme, avec une énergie magnifique de conviction patriotique, qu’il « a soutenu le déluge ». Mais, enfin, force lui sera de se contenter du mérite plus modeste d’avoir pu braver quelque chose comme huit cents hivers, sans que sa verte vieillesse en paraisse trop fatiguée. N’est-ce pas déjà fort honorable ?

À Montmorillon, outre le petit séminaire diocésain, qui est un établissement des plus remarquables et des plus florissants, où l’on a su conserver les traditions qui faisaient, dès 1828 déjà, sa grande renommée, et dont la chapelle a reçu, à l’heure qu’il est, sous l’heureuse impulsion de Mgr Pie, évêque de Poitiers, une magistrale décoration murale due au pinceau d’un de nos amis (M. de Galembert), vous trouverez une église en construction que nous vous conseillons de visiter.

Saint-Martial sera un vrai monument, honorable pour la mémoire de son architecte (le regrettable M. Segrétain), pour la mémoire du pasteur qui méritait de l’achever (M. l’abbé Gaufreteau), honorable aussi pour les dignes héritiers de ce double legs, et pour les généreux fidèles qui ont rendu possible cette manifestation de leur foi !

Saint-Savin — L’église de Saint-Savin est assurément le plus précieux monument d’architecture romane pure que possède le département de la Vienne, tant à raison du grandiose de ses proportions, qui dépassent celles de la plupart des édifices religieux de son époque, qu’à cause des fresques curieuses dont elle est ornée. Aussi la protection spéciale dont elle a été l’objet de la part du gouvernement, qui a dépensé de grosses sommes pour une restauration complète, se justifie-t-elle complètement.

La fondation de cette église est attribuée à Charlemagne, et la tradition populaire, qui aime à broder les canevas trop nus, raconte, par la bouche des anciens, que le grand empereur, ayant fait vœu de bâtir autant d’abbayes qu’il y avait de lettres dans l’alphabet, assigna à celle de Saint-Savin la cinquième place dans cet enfantement prodigieux. Quels sont les éléments, quelle est la base de cette singulière histoire ? Tout simplement, sans doute, l’existence de la lettre majuscule E, qui figure sur un grand nombre des assises de la flèche, et qui était destinée à aider les ouvriers dans l’appareillage.

De là une naïve légende que la piété filiale des croyants passés a transmise aux incroyants du jour.

Les fresques de l’église de Saint-Savin méritent un long examen : c’est un échantillon — ils sont bien rares aujourd’hui — de l’art au moyen âge ; et sa bonne conservation relative le rend encore plus précieux, malgré le soin qu’a pris le ministère de l’instruction publique de faire reproduire ces images curieuses par la lithochromie, dans un ouvrage où rien n’a été épargné, et dont le texte fut confié à la savante plume de P. Mérimée.

Cher lecteur,

En vérité, vous êtes arrivé si près de nous, que la pensée de vous en rapprocher encore nous excite à profiter des quelques pages non encore tachées d’encre qui nous restent pour vous engager à regagner le chemin de fer à Châtellerault, en passant par notre gracieuse et coquette ville du Blanc, l’antique Oblincum des Romains.

Villesalem. — S’il vous plaisait, en quittant Saint-Savin pour atteindre le Blanc, dévier un peu de la ligne droite, vous ne regretteriez point l’allongement de l’étape, car il vous procurerait la vue d’un vrai joyau d’architecture romane religieuse ignoré du plus grand nombre, parce qu’il gît sans renom au milieu d’une vaste solitude propice seulement aux prières de ses hôtes d’autrefois.

Des routes excellentes y conduisent pourtant.

Après la sortie de Saint-Savin, à 500 mètres environ, on suit la première route à droite ; à 4 kilomètres, on salue, en passant, le château nouvellement restauré de Villemort ; à 4 kilomètres plus loin, on traverse le bourg de Béthines, dont les nombreux cercueils en pierre accusent la très-haute antiquité, et qui dut être une de ces Ecclesiæ Matrices autour desquelles aimaient à dormir les générations religieuses qui ont enfanté des fils moins religieux que leurs pères.

La route de la Trimouille vous conduit, à 5 kilomètres de là, à son point de jonction avec la route du Blanc. Alors, tournant à droite, dans la direction de la Trimouille, à angle droit, vous apercevrez, sur la main droite, un clocher carré au pied duquel vous conduiront le chemin public et une allée particulière.

Villesalem (maison de la paix), tel est le nom de ce séjour, aujourd’hui simple hameau, qui fut autrefois un des prieurés importants du puissant Ordre de Fontevrault, et qui dut sa fondation en 1089 à Audebert de la Trémoille.

Si, après un coup d’œil général d’ensemble sur ce monument, livré, hélas ! aujourd’hui aux animaux domestiques et aux usages les plus grossiers de la vie rurale, vous en analysez les détails, vos souvenirs vous reporteront, malgré vous, vers un édifice bien plus connu qui, hier, a été l’objet de vos longues études et qui ne vous a pourtant offert rien de plus habilement fouillé par le ciseau roman que cette vieille église de Villesalem. Examinez cette porte septentrionale si bien conservée encore aujourd’hui et que, naguère, nous aimions à faire dessiner sous nos yeux, par une élève chérie, pour les Mémoires de nos confrères de la Société des Antiquaires de l’Ouest ; étudiez cette façade et ses dispositions vraiment magistrales.

Eh bien ! certes, l’église de Villesalem n’est pas la sœur jumelle de Notre-Dame de Poitiers ; bien des traits importants empruntés aux types du roman normand et au roman germanique la distinguent de celle-là, mais, si elle étalait le luxe de ses broderies de pierre sur le sol d’une grande cité, elle serait bientôt, comme sa sœur, illustre et renommée. — V. la notice de M. Jules-de Lalande insérée aux Mémoires des Antiquaires de l’Ouest, 1869.

Retournons sur nos pas, et reprenons la route de la Trimouille au Blanc, dans la direction du nord.

Le Blanc. — Si votre cœur est industriel, vous verrez là, avec un regret que nous partagerons, le froid squelette d’une usine naguère élevée à grands frais, que de vains efforts ont toujours tenté de faire vivre, et à laquelle on n’a jamais pu imprimer jusqu’ici que quelques frémissements galvaniques qui ne sont pas la vie… Pourquoi ? Non est his locus.

Bornons-nous à vous recommander ceci : après que vous aurez salué le beau pont récemment construit, qui est un vrai monument, un digne frontispice à l’aspect réellement fort avenant de notre blanche cité, allez visiter l’église de Saint-Génitour. Vous y trouverez un des exemples les plus singulièrement accentués de la déviation de l’axe de la nef, étrange imperfection volontaire, qui ne se peut expliquer qu’à l’aide de l’intention formelle des architectes du moyen âge de symboliser par ces irrégularités régulières l’inclinaison de la tête du Sauveur mourant sur la croix. (V. notre dissertation sur ce sujet.)

Fontgombaud. — Vous êtes sur la rive droite de la Creuse ; suivez-la, et, après quelques kilomètres parcourus le long de ses bords aux points de vue si pittoresques, vous arriverez aux lieux où, il y a bien des siècles, un ermite de race royale, du nom de Gombaud, creusait, près d’une fontaine, une grotte qui devait enfanter plus tard une grande abbaye.

Longtemps riche et puissante, puis pillée au XVIe siècle et vendue au XVIIIe, elle est ressuscitée au milieu du XIXe (1850), et sous la pieuse direction d’un digne successeur des Bénédictins, la jeune abbaye de Notre-Dame de la Trappe de Fontgombaud accuse sa vitalité actuelle en défrichant là le roc d’un sol inculte, ici le cœur, non moins rebelle quelquefois, des centaines d’enfants dont la jeunesse dévoyée est confiée par l’État moins à la surveillance qu’au bon exemple des disciples de saint Benoît.

Et maintenant vous avez visité — avec nous encore, car nous sommes le chroniqueur de cette résurrection bénie — les grottes des premiers ermites, les ruines de la chapelle de Saint-Julien, les bâtiments de la colonie agricole, enfin l’église abbatiale, ce chef-d’œuvre de l’art roman, que les héritiers de Pierre de l’Étoile ont trouvé tel que vous le voyez dans cette gravure fidèle, et qu’ils laisseront plus tard à leurs successeurs — soyez-en sûr — complétement restauré par leurs mains,… si, un jour ou l’autre, quelque école de libérâtres ne refuse pas le droit de vivre à des gens portant, au lieu d’une blouse bleue ou d’un paletot brun, une robe blanche !

Notre rôle est désormais fini.

Il faut que nous vous quittions.

Et, au fait, nous ne saurions nous séparer sous de meilleurs auspices.

N’est-ce pas à l’ombre des voûtes d’un pieux sanctuaire qu’il sied bien de se dire :

À Dieu !!

APPENDICE