Chez les fous/05

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Albin Michel (p. 58-69).


LE REPAS DES FURIES


— Onze heures. C’est le moment. Tenez-vous à votre costume ? demande l’interne.

Je tenais à mon costume. On me passa une blouse.

J’allais déjeuner à « la cinquième » en compagnie de ces dames d’un asile du Midi.

« La cinquième » est le quartier des agités qui s’agitent.

On mettait justement le couvert : une assiette en fer qui fut blanc et une cuiller.

— Madame Ebert ! Si vous continuez de faire la toupie sur les tables je vous renvoie dans la cour. Ah !

Et la sœur qui venait de parler et, avec qui, même devant l’appât d’une bourse de cinq mille pesetas, je n’eusse accepté un combat de boxe en deux rounds, frappa, du bras de son crucifix portatif, deux coups bien sentis sur le coin de la table. Ah !

Madame Ebert cessa de faire la toupie.

On pouvait dire de cette cour qu’elle n’abritait pas une société philharmonique.

— Ces dames que nous entendons si distinctement sont celles qui tout à l’heure vont venir déjeuner, ma sœur ?

C’étaient elles. La sœur dit que ce ne serait pas joli à voir, mais elle ajouta que j’avais de la chance parce qu’aujourd’hui on servirait du macaroni :

— Et comme il faut vous attendre à recevoir trois ou quatre assiettes par la figure, cela vaudra mieux, pour vous, que si c’était du riz au gras, ça poisse moins.

En résumé, je tombais bien.

Et l’on ouvrit les portes du toril.

Un premier troupeau se rua. C’étaient les dames aux dents longues. En voulant passer trop vite et toutes à la fois, ces affamées obstruaient la porte. Des cris entremêlés et dont le registre parcourait au moins trois octaves, s’élevaient de cet amas. La salle s’emplit. Une petite vieille grimpa sur la longue table et courut dans les assiettes qui, en tombant sur le dallage, protestaient d’une voix de fer battu.

— Attendez ! que je vous attrape, hurlait la sœur.

On ne pouvait plus parler que sur le timbre haut.

— Combien sont-elles ?

— Soixante.

Elles ramassaient les assiettes et s’en servaient comme de cymbales, comme de coiffures. D’autres les prenaient pour des bains de pieds. Floc ! une assiette vient de s’aplatir contre le mur.

— Et si l’on fixait les assiettes, ma sœur ?

— Elles avaleraient le clou, monsieur.

Des surveillantes chassent devant elles cinq ou six retardataires qui pénètrent ainsi dans la salle. C’est au complet.

— Voilà les baquets de macaroni. Il s’agit de les protéger si l’on ne tient pas essentiellement à voir l’une de ces dames sauter pieds joints dans la pâte fumante.

Une trentaine de furies se posent sur les bancs, mais leurs postérieurs ont touché un ressort, du moins on peut l’imaginer. Pour qu’elles ne remuent pas, l’idée vous vient de peser sur leurs épaules. Enfin ! quand elles auront le macaroni dans la bouche, elles ne bougeront plus peut-être ?

Un silence tombe, soudain. Une voix le trouble :

— De la viande le vendredi ! jamais !

— C’est mercredi, madame Bichette et ce n’est pas de la viande.

— C’est de la chair humaine, sœur maudite.

Madame Bichette essaye de se défiler. La sœur l’assied de force sur le banc. Madame Bichette prend son macaroni à deux mains et le projette dans les cheveux d’une blonde, son vis-à-vis. Le vis-à-vis pousse des cris terrifiants. C’est le signal. Un jazz-band nouveau modèle entre en danse.

La foudre vient de frapper l’une de ces convives. Elle demeure soudain souriante et figée au milieu du chahut et sa cuiller est arrêtée à égale distance de son assiette et de sa bouche. Cette malade est atteinte de négativisme. La sœur lui pousse le bras. La cuiller parvient alors à la bouche.

La malade est remontée pour deux minutes.

Huit ont la camisole. Il faut les faire manger. L’une ouvre la bouche, mais referme brusquement les dents sur la cuiller. La sœur ne peut plus extraire la cuiller et part. Et l’autre reste là ricanant, semblant fumer un invraisemblable cigare.

Une autre « camisolée » est à genoux sur les dalles. C’est sa position favorite. Les yeux pleins de larmes, elle rit. Elle ouvre la bouche devant la cuiller, mais n’avale pas la nourriture. Elle constitue des réserves. On va savoir pourquoi. Elle gonfle ses joues et, triton imprévu, souffle dans la salle des morceaux de macaroni.

Il y en a qui s’amusent.

Cette vieille coupe cinq morceaux de macaroni, les aligne sur sa manche et, se tournant vers moi :

— Cinq brisques, mon général, saluez !

Cette petite jeune me tend du bout de ses doigts une partie de sa ration :

— Êtes-vous chrétien ? Communiez. Faites la Pâque.

J’essaye de ne pas faire la Pâque. J’ai tort.

Aussitôt, lancés d’une main fine, les macaronis me pendent au nez. Elle ajoute :

— Que me payez-vous pour la Saint-Martin ?

Celle-ci crie :

— Antonia, Antonia, écoute ma vieille bique.

C’est la sœur qu’elle appelle !

On compte beaucoup de femmes à barbe parmi les folles, et dans ces barbes on compte beaucoup de macaroni !

Mais voici cette grande maigre qui hoquette. Elle s’étrangle. Avec quoi ? Il y a donc des os dans le macaroni ? Parfois. Une infirmière lui met les doigts dans la bouche. Quelle musique !

Depuis longtemps les cuillers ont valsé dans l’atmosphère. On mange à pleines mains et le chant qui d’une voix impérieuse, domine la foire, est à cet instant :

— Tuya, tuya de la croix de la mission. Tuya, tuya ! crapule de mon frère !



Dans un coin de la salle, une autre cérémonie se célèbre. C’est assez joli également.

Aux dames qui refusent de manger on passe la sonde. La dame est assise sur une chaise. L’infirmière, derrière, tient dans le creux de son coude la tête de la récalcitrante. Par une narine on lui introduit un tube de caoutchouc. Cela ne fait pas éternuer ainsi qu’on pourrait le croire, il s’ensuit plutôt une suffocation. Comme si le poids de son dos emballait, la récalcitrante lève les jambes. Alors on relie le tube à un récipient qui attend avec un litre de bouillon, et par le bienveillant intermédiaire du canal nasal, on fait filer le bouillon, du ventre du récipient à celui de la dame.

— Dites à ce monsieur pourquoi vous ne voulez pas vous nourrir.

— On me faisait manger les tripes de ma belle-mère.

— Et vous ?

— Parce que l’on m’empoisonne.

— Et vous ?

— On me servait du « mort ».

— Et vous ?

— Ma voix intérieure me le défend.

— Et vous ?

— Je veux mourir.

— Et vous, madame Glandin ?

— Crottes de bique, de bique de crottes !



Le repas est achevé.

Les dames s’écrasent aux portes que l’on va ouvrir. Les portes cèdent. Les dames se précipitent dans la cour.

Le macaroni leur a donné des forces. Le bal hallucinant reprend.

— J’ai trop crié. Je ne peux plus, dit la sœur. Ma voix a mis trente-sept ans à s’user. Elle était bonne.

— Pimbêche ! Pimbêche !

C’est une vieille à tête de brochet et qui a couronné de feuilles mortes les derniers fils de ses cheveux blancs.

Au cri de : pimbêche ! elle se précipite sur la sœur et lui enfonce les ongles dans la chair de la main.

Les ongles sont entrés profondément. Cela saigne.

— Aujourd’hui je ne sais ce qu’elles ont, dit la sœur, elles sont toutes folles !