Chez les fous/06

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Albin Michel (p. 71-82).


UNE NUIT


Le mystère humain qu’est la folie s’épaissit dans les bâtiments pendant la nuit.

L’étonnement qui, comme une auréole, ne cesse de nimber le spectateur de la vie des fous grandit alors, autour de lui, jusqu’à l’infini.

Les asiles deviennent des cloîtres diaboliques.

Il était onze heures du soir quand je m’amenai devant la grille de la maison départementale de cette ville du Sud.

Le portier dormait. C’était bien l’heure. Le directeur ronflait. Heureusement ! Seule une intelligente personne comprenant les nécessités du journalisme contemporain avait les deux yeux grands ouverts.

« Le service de garde ne manque pas dans certains cas de présenter quelques lacunes regrettables », est-il écrit dans le dernier rapport officiel.

Évidemment !

Tout reposait dans la cage. Aucun pépiement. Nous nous promenions, pour l’heure, à travers les cours désertes. C’est à minuit que l’on perçoit les premiers échos du carnaval qui recommence. Mais il est des dortoirs où personne ne se réveille – où personne ne se réveille jamais, ni le jour ni la nuit. La salle de la Paille, par exemple.

Salle de la Paille ? parce que la literie est remplacée par la paille. Les lits sont des cercueils sans couvercle. Quand l’occupant meurt, on n’aurait pas besoin de le déranger, si l’on voulait. On clouerait dessus la quatrième planche, il serait tout de suite chez lui. C’est le lot des « démences séniles ». Les familles se débarrassent volontiers de ces vieillards. Les familles riches aussi !

Le jour, les mouches légères chatouillent, en tas, l’épiderme de ces immobilisés, la nuit, les mouches étant couchées, il ne se passe plus rien. Un décès, parfois, en silence. On ne s’en aperçoit qu’au matin. Une odeur épouvantable monte constamment comme d’un fumier humain. Requiescat in pace !



Nous pénétrons dans le dortoir des tranquilles, côté des femmes. Nous avons à peine poussé la porte que deux fantômes, à l’oreille fine, sortant chacun d’un lit déjà occupé, se hâtent de regagner le leur.

Tout de suite une vieille nous fait signe de nous approcher d’elle.

Elle nous demande de coller notre oreille contre le mur, où déjà est collée la sienne. Tout bas, elle nous dit :

— Le garde champêtre qui est caché dans le mur !

— Que vous raconte-t-il, madame Emelin ?

— Il me parle. Écoutez.

Mme Emelin remue distinctement les lèvres, répétant mot à mot, mais uniquement pour elle seule, ce que lui dit le garde champêtre.

C’est une hallucinée.

Passons à une autre.

— Que faites-vous assise sur votre lit, madame Garçon ?

— J’écoute mon mari qui me dit : « Va te noyer, vilaine ! À l’eau ! À la rivière ! »

— Dormez !

— Oui monsieur.

Avançons.

— Demandez à Mme Coste avec qui elle couche, nous dit cette dame.

Mme Coste a entendu. Elle plonge la main sous son traversin, elle en retire deux moineaux.

— Celui-ci est Charles, dit Petite Gueule, l’autre est Victor, comme Hugo, c’est le chanteur.

Les oiseaux la regardent avec amitié et volent se poser sur le cou de la folle. Ces oiseaux ne jugent pas Mme Coste dangereuse pour la société !

Beaucoup de ces dames dorment et celles qui veillent ne font pas de bruit.

Discrètement, celle-là demande :

— Que comptez-vous faire de moi ? Me couper le cou, me pendre ou me sauver ?

— Vous sauver.

— Alors où est l’échelle de soie ?

Nous sortons. L’occupante du lit du fond porte la main à sa tempe droite :

— La fille de Lamoricière vous fait le salut militaire, dit-elle. À vos ordres !



Minuit passé. Nous changeons de quartier. Nous voici maintenant dans la cour de la « cinquième ».

Quel chahut déjà, aux dortoirs ! Des protestations, des cris, des disputes et, une exclamation, venant de la sœur de garde sans doute : « Filles du diable ! Ah ! Filles du diable ! »

Il est des écuries qui possèdent l’électricité, les trois quarts de ces maisons en sont à la chandelle. Les asiles avancés ont déjà découvert la lampe à pétrole. Un jour que je me mêlais de ce qui ne me regarde pas, j’ai signalé à un directeur l’existence du verre de lampe qui empêche la mèche de fumer ! « — Cela doit être bien commode, dit-il, je vais ordonner des recherches. » Comme veilleuses, des boîtes de sardines, fixées au mur ! Ailleurs, le gaz. Les robinets sont à la portée du malade, pour qu’il puisse jouer si le cœur lui en dit !

Ici c’était au pétrole et à la boîte de sardines. Le spectacle de cette salle dans la pénombre dépassait, sur le coup d’une heure du matin, les frontières de la vraisemblance. En des chemises d’une laideur administrative, cinquante furies à qui l’on devrait couper les cheveux à la mode, ce qui éviterait la valse serpentine des mèches crasseuses, se livraient aux cris, à la course, aux cent pas, à la lutte, à l’extase et aux poses plastiques.

— Filles du diable, criait la sœur, couchez-vous !

Et les folles répondaient à la sainte femme :

— Va te coucher avec ton Bon Dieu, tu le fais attendre.

— Au plume ! fille du ciel ! oust !

Celle-ci, à quatre pattes, regardait sous son lit. Elle hurlait, voyant le voleur :

— Attrapez-le !

Dressée sur son matelas, une main sur la hanche, l’autre posée de façon imaginaire sur une canne qui l’aurait soutenue, cette forte fille clamait avec la voix de Danton :

— Si j’ai perdu ma raison je continuerai jusqu’à ce que je perde ma folie. Bois de lit !

C’est une ancienne sage-femme. Ses derniers accouchements furent des catastrophes…

Cette autre fait des pointes. Elle semble s’apprêter à tournoyer, mais elle ne tournoie pas. Elle m’a repéré :

— Tiens ! un nouveau docteur ! C’est saint Antoine qui nous l’envoie. Vive Antoine et ses petits.

— Allez vous coucher !

— J’attends mon mari.

Tout haut, celle-ci calcule :

— 33 multiplié par 1 million six cents donne 240, plus neuf. Un, dix, cent, mille milliards !

Quand elle ne calcule pas elle a mal à l’estomac !

Contre son lit, à terre, une vieille est étendue. Depuis seize ans, elle refuse d’entrer sous des draps. C’est que l’évêque de son diocèse l’y attend.

Elle ne dormait pas :

— Et avec sa robe violette encore, et tous ses boutons !…

Une unijambiste s’en va, sautillant. C’est une épileptique. La nuit dernière elle faillit s’étouffer avec son oreiller. Le coup est classique. Il en meurt plusieurs par mois, de la sorte.

Une claque retentit. Mme Marie, sans raison, vient d’assommer la calculatrice.

— Je vous mettrai la camisole, dit la sœur.

Mme Marie, en manière de moquerie, imite sa victime : 33, 240, dix, mille, milliard ! brrr ! brrr !

Plusieurs sont camisolées et attachées sur le lit. Si elles avaient la force surhumaine de se remettre sur pieds, elles marcheraient le lit fixé au dos. Elles écument.

L’horreur est au milieu de la salle : c’est un baquet et sans chasse d’eau encore ! Le baquet ne chôme pas, cinq ou six folles sont autour et s’y disputent une urgente priorité. Dans une dernière bagarre, le baquet est renversé. Pieds nus, elles continuent de mener là-dedans leur farandole.

C’est le cancan du tout-à-l’égout.



Deux heures du matin : une cour. Nos pas résonnent sur les dalles. Soudain, sortant comme du mur, une voix :

— Monsieur le doqueteur ! Monsieur le doqueteur !

— C’est la voix de la petite d’avant-hier, dis-je ?

Voici le fait :

La petite d’avant-hier a quinze ans. Elle aimait le bal, le soleil, les mots tendres. C’était inadmissible. Quand ses parents sortaient, ils l’enfermaient. L’enfant passait par la fenêtre. Les parents trouvèrent plus commode de charger autrui de la surveillance. Ils l’amenèrent dans cette maison de fous. On la garda.

Cette jeune fille n’est pas folle, m’expliquait le docteur, l’autre matin. Elle a besoin d’être tenue de près, c’est tout. Pourquoi est-elle là ? Enfin ! elle sortira bientôt.

— Je m’évaderai, Monsieur le doqueteur, je vous le dis. Je ne peux pas vivre avec toutes ces folles.

Elle s’évada hier. On la rattrapa dans les terrains maraîchers de l’asile. On la mit en cellule.

Ce matin je l’avais vue derrière ses barreaux de fer. Elle me montra sa caisse-cercueil garnie de paille.

— Je ne pourrai jamais coucher là ce soir, j’aurais trop peur, faites-moi sortir. Mon père ne peut avoir voulu cela. J’ai toujours eu des draps, suis-je une criminelle ?

C’est elle, qui d’une voix apeurée, entendant nos pas dans la nuit, appelait :

— Monsieur le doqueteur ! Monsieur le doqueteur !

On se dirigea vers la cellule. Un volet plein avait été appliqué devant les grilles.

— Mon père n’a pas voulu cela. J’ai trop peur. Allez chercher mon père, suppliait l’enfant.

On se regarda.

Mais nous n’avions pas les clés des cachots…