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Chez les heureux du monde/13

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Chez les heureux du monde
La Revue de Paristome 1 (p. 81-93).
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XIII


Lily, à son réveil, après d’heureux rêves, trouva deux billets à côté de son lit.

L’un était de Mrs. Trenor, annonçant qu’elle venait en ville, tantôt, pour la journée seulement… Elle espérait bien que miss Bart pourrait dîner avec elle… L’autre était de Selden. Il écrivait brièvement qu’une affaire importante l’appelait à Albany ; il ne serait de retour que dans la soirée : il priait Lily de lui faire savoir à quelle heure elle pourrait le recevoir le lendemain.

Lily, enfoncée dans ses oreillers, regardait rêveusement cette lettre. La scène dans la serre des Bry avait fait comme partie de ses rêves ; elle ne s’était pas attendue à se réveiller devant l’évidence de sa réalité. Elle eut tout d’abord un mouvement d’ennui : cet acte imprévu de Selden ajoutait une autre complication à son existence. Cela lui ressemblait si peu, à lui, de céder à une impulsion tellement irrationnelle ! Avait-il vraiment l’intention de la demander en mariage ? Une fois déjà, elle lui avait montré l’impossibilité d’un semblable espoir ; et toute sa conduite, depuis, avait semblé prouver qu’il acceptait la situation si raisonnablement que sa vanité, à elle, en avait été un peu mortifiée. Il n’en était que plus agréable de découvrir que cette sagesse ne durait qu’au prix de ne pas la voir ; mais, bien que rien au monde, pour Lily, ne fût aussi doux que le sentiment du pouvoir qu’elle exerçait sur Selden, elle vit le danger qu’il y aurait à permettre que l’épisode de la nuit précédente eût une suite. Puisqu’elle ne pouvait pas l’épouser, c’était à la fois plus charitable et plus commode de lui répondre un mot amical sans faire allusion à son désir de la voir : il n’était pas homme à s’y méprendre, et, lorsqu’ils se rencontreraient de nouveau, ce serait comme toujours, sur le même pied de camaraderie.

Lily sauta hors du lit, et alla droit à son bureau : elle voulait écrire tout de suite, pendant qu’elle pouvait se fier à la force de sa résolution. Elle était pourtant alanguie par son peu de sommeil et par la griserie de la soirée, et la vue de l’écriture de Selden lui remit en mémoire le point culminant de son triomphe, le moment où elle avait lu dans les yeux du jeune homme qu’il n’y avait pas de philosophie qui pût tenir contre ses charmes. Ne vaudrait-il pas la peine de se donner une fois encore cette sensation ? Nul autre ne pouvait la lui procurer dans sa plénitude, et elle ne pouvait tolérer l’idée de gâter ce voluptueux souvenir par un refus définitif. Elle prit la plume et griffonna en hâte : « Demain, à quatre heures »… Elle se murmurait à elle-même, tandis qu’elle glissait la feuille dans l’enveloppe :

— Je pourrai toujours le décommander demain…

La lettre de Judy Trenor était la très bienvenue. C’était la première fois que Lily recevait un message direct de Bellomont depuis la dernière visite qu’elle y avait faite, et elle était encore hantée par la crainte d’avoir encouru le déplaisir de Judy. Mais cette sommation caractéristique semblait rétablir leurs relations anciennes ; et Lily sourit, à la pensée que son amie la mandait probablement pour avoir un compte rendu de la fête des Bry. Mrs. Trenor s’était dispensée d’y paraître, peut-être pour la raison si franchement énoncée par son mari, peut-être parce que, selon la version un peu différente de Mrs. Fisher, « elle ne pouvait supporter les parvenus quand elle ne les avait pas inventés elle-même ».

En tout cas, bien qu’elle fût restée superbement à Bellomont, Lily soupçonnait en elle une envie dévorante de savoir ce qu’elle avait manqué, et dans quelle mesure exactement Mrs. Wellington Bry avait surpassé tous les précédents candidats à la consécration mondaine. Lily était toute prête à satisfaire cette curiosité, mais il se trouvait qu’elle dînait en ville. Elle décida néanmoins de voir Mrs. Trenor, ne fût-ce qu’une minute, et, sonnant sa femme de chambre, elle envoya un télégramme pour dire qu’elle irait chez son amie, ce soir, à dix heures.

Elle dînait chez Mrs. Fisher, qui réunissait sans cérémonie quelques-uns des acteurs de la veille. Il devait y avoir de la musique nègre dans l’atelier, après dîner : — car Mrs. Fisher, désespérant de la république, s’était mise à modeler, et avait annexé à sa petite maison déjà trop encombrée un spacieux appartement, qui, quel qu’en fût l’usage aux heures d’inspiration plastique, servait, en d’autres moments, à l’exercice d’une infatigable hospitalité. — Lily regrettait de s’en aller, car le dîner était amusant, et elle eût aimé à déguster une cigarette et à entendre quelques chansons ; mais elle ne pouvait manquer à son rendez-vous avec Judy, et, peu après dix heures, elle pria son hôtesse de faire appeler un hansom et remonta la Cinquième Avenue, se rendant chez les Trenor.

Elle attendit assez longtemps sur le pas de la porte, et s’étonna que la présence de Judy en ville ne fût pas signalée par une plus grande promptitude à la recevoir ; sa surprise augmenta quand, au lieu du valet de pied se dépêchant d’enfiler son habit, un homme de peine, mal tenu, en « complet » de calicot, l’introduisit dans le hall tendu de toile. Mais Trenor apparut aussitôt sur le seuil du salon, et l’accueillit avec une volubilité inaccoutumée, tandis qu’il la débarrassait de son manteau et l’entraînait dans la pièce.

— Allons, venez jusque dans l’antre : c’est le seul endroit confortable de la maison… Cette pièce n’a-t-elle pas l’air d’attendre la levée du corps ?… Je ne peux pas comprendre pourquoi Judy ensevelit la maison sous ces affreux linceuls blancs… Rien que de traverser ces appartements par un jour froid suffirait à donner une pneumonie… Vous avez l’air vous-même quelque peu gelée, d’ailleurs : il fait assez aigre dehors. Je l’ai remarqué en rentrant du club… Allons, venez, je vous donnerai une goutte d’eau-de-vie, et vous pourrez vous rôtir devant le feu et essayer mes nouvelles cigarettes égyptiennes… Ce petit Turc de l’ambassade m’a fait connaître une nouvelle marque : il faut que vous y goûtiez, et, si vous les aimez, je vous en ferai venir : on ne les trouve pas encore ici, mais je câblerai.

Il la conduisit, par toute la maison, vers une grande pièce, située à l’arrière, où Mrs. Trenor se tenait d’habitude et qui, même en son absence, conservait un air d’être habitée. Il y avait là, comme de coutume, des fleurs, des journaux, une table à écrire en désordre, — un aspect général d’intimité éclairée, si bien que c’était une surprise de ne pas voir la figure énergique de Judy se dresser de son fauteuil, près du feu.

C’était apparemment Trenor lui-même qui avait occupé le siège en question, car il y avait au-dessus un nuage de fumée de cigare et, tout auprès, une de ces tables pliantes compliquées, que l’ingéniosité anglaise a imaginées pour faciliter la circulation du tabac et des liqueurs. Des appareils de ce genre dans un salon n’avaient rien d’extraordinaire dans la coterie de Lily, où le plaisir de fumer et de boire n’était restreint par aucune considération de temps ni de lieu, et son premier geste fut de prendre une des cigarettes recommandées par Trenor, tandis qu’elle coupait court à sa loquacité en lui demandant avec un regard surpris :

— Où est Judy ?

Trenor, un peu échauffé par le flux inusité de ses paroles, et peut-être aussi par un compagnonnage trop prolongé avec les flacons, se penchait sur eux pour en déchiffrer les étiquettes d’argent :

— Voilà, Lily… rien qu’une goutte de cognac dans un peu d’eau de Seltz… Vous avez l’air vraiment gelée, vous savez : je jurerais que vous avez le bout du nez rouge… Je vais prendre encore un verre pour vous tenir compagnie… Judy ?… Ah ! voilà… Judy a une terrible migraine… elle est complètement terrassée, la pauvre… elle m’a prié de vous expliquer… enfin d’arranger tout… Mais venez donc près du feu : vous avez l’air tout à fait éreintée… Là, laissez-moi vous installer confortablement, soyez gentille…

Il lui avait pris la main, plaisantant à demi, et l’entraînait vers un siège bas, près du foyer ; mais elle s’arrêta et se dégagea tranquillement.

— Voulez-vous dire que Judy n’est pas assez bien pour me voir ? Ne désire-t-elle pas que je monte ?

Trenor vida le verre qu’il s’était versé, et le déposa lentement avant de répondre.

— Non, non… Le fait est qu’elle n’est en état de voir personne… C’est venu tout d’un coup, figurez-vous, et elle m’a prié de vous dire combien elle était désolée… Si elle avait su où vous dîniez, elle vous aurait envoyé un mot.

— Elle savait où je dînais : je l’avais dit dans mon télégramme… Mais cela n’a pas d’importance, bien entendu… Je suppose que, puisqu’elle est si mal en train, elle ne retournera pas à Bellomont dans la matinée : je pourrai venir la voir.

— C’est ça… parfaitement… excellente idée !… Je lui dirai que vous entrerez un instant, demain matin… Et maintenant asseyez-vous une minute, voilà… et taillons ensemble une bonne petite bavette… Vous ne voulez pas boire une goutte, juste pour être sociable ?… Dites-moi ce que vous pensez de cette cigarette… Quoi ! vous ne l’aimez pas ? Pourquoi la jetez-vous ?

— Je la jette parce qu’il faut que je m’en aille… Voulez-vous avoir la bonté de me faire appeler une voiture ? — répliqua Lily avec un sourire.

Elle n’aimait pas l’agitation peu naturelle de Trenor et ce qui en était l’explication trop évidente : l’idée de se trouver seule avec lui, son amie étant là-haut, hors d’atteinte, à l’autre bout de la grande maison vide, ne lui faisait pas désirer la prolongation de leur tête-à-tête.

Mais Trenor, avec une promptitude qui n’échappa pas à son attention, s’était placé entre elle et la porte.

— Pourquoi faut-il que vous vous en alliez ? Je voudrais bien le savoir… Si Judy avait été là, vous seriez restée à bavarder jusqu’à je ne sais quelle heure… et vous ne pouvez pas me donner cinq minutes ?… C’est toujours la même histoire… Hier soir, je n’ai pas pu vous approcher. Je ne suis allé à cette odieuse, à cette fête, odieusement vulgaire que pour vous voir ; tout le monde parlait de vous, et on me demandait si j’avais jamais rien vu d’aussi étourdissant, et, quand j’ai essayé de venir vous dire un mot, vous n’avez pas daigné me remarquer, et vous avez continué à rire et à plaisanter avec un tas d’idiots, dont l’unique vœu était de pouvoir se vanter ensuite, et d’avoir l’air de vous connaître lorsqu’on citerait votre nom…

Il s’arrêta, essoufflé par cette diatribe, et fixant sur elle un regard où le ressentiment était l’ingrédient qui lui déplaisait le moins. Mais elle avait recouvré sa présence d’esprit, et se tenait posément au milieu de la pièce, tandis que son léger sourire semblait mettre une distance toujours plus considérable entre elle et Trenor.

À travers cette distance, elle dit :

— Ne soyez pas absurde, Gus ! Il est onze heures passées : il faut vraiment que je vous prie de faire appeler une voiture.

Il demeura immobile, avec ce front menaçant qu’elle avait appris à haïr.

— Et supposons que je n’en fasse pas appeler… qu’est-ce que vous ferez ?

— Je monterai là-haut trouver Judy, si vous me forcez à la déranger.

Trenor se rapprocha d’un pas et mit la main sur le bras de la jeune fille :

— Écoutez, Lily. Vous ne voulez pas, de vous-même, me donner ces cinq minutes ?

— Pas ce soir, Gus : vous…

— Très bien, alors : je les prendrai. Et plus encore, si je veux.

Il se carrait sur le seuil, ses mains bien enfoncées dans ses poches. D’un signe de tête, il lui indiqua le fauteuil voisin du feu :

— Asseyez-vous là, s’il vous plaît : j’ai un mot à vous dire.

Le caractère vif de Lily commençait à l’emporter sur ses craintes. Elle se redressa et se dirigea vers la porte :

— Si vous avez quelque chose à me dire, il faudra que vous me le disiez une autre fois. Je monte chez Judy, à moins que vous ne m’appeliez une voiture à l’instant.

Il éclata de rire :

— Montez, ma chère, montez ; mais vous ne trouverez pas Judy. Elle n’est pas là.

Lily lui jeta un regard effaré :

— Voulez-vous dire que Judy n’est pas à la maison… pas en ville ? — s’écria-t-elle.

— Oui, c’est bien ce que je veux dire, — répliqua Trenor, ses fanfaronnades cédant la place à la mauvaise humeur sous le regard de Lily.

— Allons donc !… je ne vous crois pas… Je vais monter, — dit-elle avec impatience.

Contre son attente, il s’écarta, et lui laissa gagner le seuil sans difficulté.

— Montez, grand bien vous fasse !… mais ma femme est à Bellomont.

Lily eut ce trait de lumière, qui la rassura :

— Si elle n’était pas venue, elle m’aurait envoyé un mot…

— C’est ce qu’elle a fait : elle m’a téléphoné, cet après-midi, de vous prévenir.

— Je n’ai rien reçu.

— Je ne vous ai rien envoyé.

Ils se toisèrent tous deux, un instant ; mais Lily continuait à voir son adversaire à travers une vapeur de mépris qui rendait toutes les autres considérations indistinctes.

— Je ne puis imaginer quel but vous aviez en me jouant un tour si stupide ; mais, si vous avez pleinement satisfait votre singulier sens de l’humour, il faut que je vous prie, encore une fois, de faire appeler une voiture.

C’était une fausse note, et elle s’en rendit compte pendant qu’elle parlait. Pour que l’ironie blesse, il n’est pas nécessaire qu’elle soit comprise : les marques de colère que montrait le visage de Trenor auraient pu être produites par un véritable coup de fouet.

— Écoutez, Lily, ne prenez pas avec moi ce ton arrogant et hautain. (Il s’était de nouveau dirigé vers la porte, et, dans son instinctive répugnance, elle le laissa se planter sur le seuil.) Oui, je vous ai joué un tour, je l’avoue ; mais, si vous vous figurez que j’en ai honte, vous vous trompez… Dieu sait que j’ai été assez patient : j’ai tourné autour de vous comme un idiot, pendant que vous vous laissiez approcher par un tas d’autres gaillards… auxquels vous permettiez de se moquer de moi, sans doute… Je n’ai pas d’esprit, et je ne sais pas habiller mes amis drôlement, comme vous le faites… mais je ne m’y trompe pas, quand c’est moi qui suis en jeu… quand on se paye ma tête, je ne suis pas long à m’en apercevoir…

— Ah ! je ne l’aurais pas cru ! — ricana Lily.

Mais le regard de Trenor réduisit son rire au silence :

— Non, vous ne l’auriez pas cru ; mais vous allez apprendre à mieux me connaître. C’est pour cela que vous êtes ici, ce soir. Assez longtemps j’ai attendu une occasion de causer tranquillement avec vous ; et, maintenant que je l’ai, j’entends que vous m’écoutiez jusqu’au bout.

Au premier flot de ressentiment inarticulé avaient succédé une fermeté de ton, une concentration, plus déconcertantes pour Lily que l’agitation précédente. Elle perdit, un moment, sa présence d’esprit. Plus d’une fois elle s’était trouvée dans des situations où elle avait dû recourir à l’escrime la plus déliée pour couvrir sa retraite ; mais ses battements de cœur précipités lui disaient qu’en cette circonstance toute habileté ne servirait de rien.

Pour gagner du temps, elle répéta :

— Je ne conçois pas ce que vous voulez.

Trenor avait poussé un fauteuil entre la porte et elle. Il s’y jeta, et, se penchant en arrière, la regarda.

— Je vais vous dire ce que je veux : je veux savoir où nous en sommes, vous et moi. Que diable, le monsieur qui paye le dîner a d’habitude la permission de se mettre à table.

Elle rougit de colère et d’humiliation, toute écœurée d’avoir à se concilier son adversaire quand elle aspirait à l’abaisser.

— Je ne sais pas ce que vous voulez dire… mais vous devriez comprendre, Gus, que je ne peux pas rester ici à causer avec vous à cette heure…

— Seigneur ! vous rendez pourtant visite à des hommes en plein jour… il me semble que vous n’êtes pas toujours si diantrement soucieuse des apparences !

La brutalité de l’attaque lui donna la sensation d’étourdissement que l’on éprouve après un coup. Rosedale avait donc parlé !… voilà donc les propos que les hommes tenaient sur elle !… Elle se sentit soudain faible et sans défense : elle avait dans la gorge un sanglot de pitié pour elle-même. Mais, tout le temps, un autre « moi » l’exhortait à la vigilance, lui murmurant avec terreur cet avis que chaque mot, chaque geste devaient être mesurés.

— Si vous m’avez amenée ici pour m’insulter… — reprit-elle.

Trenor se mit à rire.

— Oh ! ne faisons pas de théâtre, je vous prie !… Je ne veux pas vous insulter. Mais chacun a ses sentiments… et vous avez joué trop longtemps avec les miens… Ce n’est pas moi qui ai commencé : je me suis tenu à l’écart, j’ai laissé la route libre pour les autres, jusqu’au jour où vous êtes venue me bouleverser, où vous avez entrepris de me faire tourner en bourrique… et la tâche vous a été facile… Voilà le malheur : c’était trop facile… vous avez été imprudente… vous avez cru qu’on pouvait me mettre sens dessus dessous, et me jeter ensuite au ruisseau comme une bourse vide. Mais, que diable, ce n’est pas de jeu, vous trichez… Naturellement, je vois bien, à présent, ce que vous vouliez… vous ne soupiriez pas après mes beaux yeux… mais, je vais vous dire, miss Lily, vous avez quelque chose à payer pour me l’avoir fait croire…

Il se leva, carrant ses épaules de façon agressive, et fit un pas vers elle, rougissant jusqu’au front ; mais elle tint bon, quoique tous ses nerfs la tirassent en arrière à mesure qu’il avançait.

— Payer ? — balbutia-t-elle. — Voulez-vous dire que je vous dois de l’argent ?

Il rit de plus belle :

— Oh ! je n’exige pas le paiement en espèces. Mais il y a des règles du jeu… il y a l’intérêt de l’argent… et je veux être pendu si j’ai jamais eu un regard de vous…

— Votre argent ?… Qu’ai-je à faire avec votre argent ?… Vous m’avez donné des conseils pour placer le mien… vous avez bien dû voir que je n’entendais rien aux affaires… vous m’avez dit que tout allait bien.

— Tout allait bien… tout va bien, Lily : il est à vous, cet argent, et dix fois plus encore… soit !… Je ne vous demande qu’un mot de remerciement.

Il se rapprochait de plus en plus, et sa main devenait inquiétante ; le « moi » effrayé de Lily dominait l’autre.

— Mais je vous ai remercié !… je vous ai montré que j’étais reconnaissante… Qu’avez-vous fait de plus que ce que n’importe quel autre ami aurait pu faire, et ce que n’importe qui aurait accepté d’un ami ?

Trenor la saisit par le bras en ricanant :

— Je ne doute pas que vous n’en ayez accepté autant auparavant… et que vous n’ayez rejeté les autres pauvres diables comme vous voudriez me rejeter, moi… Cela m’est bien égal comment vous avez réglé votre compte avec les autres… Si vous les avez joués, autant de gagné pour moi !… Ne me regardez pas ainsi : je sais que je ne vous parle pas le langage qu’un homme est censé parler à une jeune fille… mais, que diantre ! si cela vous déplaît, vous avez un moyen de m’arrêter immédiatement… vous savez que je suis fou de vous… au diable l’argent ! il y en a encore et toujours… si c’est cela qui vous tracasse… J’ai été une brute, Lily… Lily !… mais regardez-moi, au moins !…

Coup sur coup, la marée d’humiliation s’abattait sur elle ; une vague se fracassait sur l’autre si rapidement que la honte morale ne faisait qu’un avec la terreur physique. Il semblait à Lily que sa propre estime l’aurait rendue invulnérable, que c’était son propre déshonneur qui créait cette effroyable solitude autour d’elle.

Le contact de Trenor fut le choc qui rétablit sa conscience défaillante. Elle recula, dans une reprise terrible de mépris :

— Je vous ai dit que je ne comprends pas… mais, si je vous dois de l’argent, vous serez payé.

La figure de Trenor s’assombrit de rage : ce mouvement de répulsion avait réveillé chez lui l’homme primitif.

— Ah ! oui… vous emprunterez à Selden ou à Rosedale… et vous tenterez de les jouer comme vous m’avez joué !… À moins… à moins que vous n’ayez déjà réglé vos autres comptes… et que je ne sois le seul à grelotter au dehors !…

Elle était là, debout, en silence, pétrifiée. Les mots… les mots étaient pires que le contact ! Son cœur battait par tout son corps, dans sa gorge, dans ses membres, dans ses mains sans force, inutiles. Ses yeux firent désespérément le tour de la pièce : ils aperçurent la sonnette, et elle se rappela qu’elle pouvait appeler au secours. Oui, mais c’était le scandale, un hideux attroupement de langues !… Non ! il lui fallait se frayer son chemin toute seule. C’était déjà bien assez que les domestiques dussent la savoir dans la maison avec Trenor : il fallait que rien dans sa manière d’en sortir n’excitât les suppositions.

Elle leva la tête, et parvint une dernière fois à le regarder bien en face.

— Je suis seule ici avec vous, — fit-elle. — Qu’avez-vous encore à me dire ?

À sa grande surprise, Trenor ne répondit à son regard qu’en fixant les yeux sur elle ébahi, muet. Avec sa dernière et furieuse bouffée de paroles, la flamme était morte : il demeurait transi et abattu. C’était comme si un air froid avait dissipé les fumées de ses libations, et la réalité se dessinait devant lui, sombre et nue comme les ruines d’un incendie. De vieilles habitudes, d’anciennes contraintes, la mainmise d’une règle héréditaire, reconquéraient cet esprit égaré que la passion avait cahoté hors de son ornière. Trenor avait l’œil hagard du somnambule qui s’éveille au bord d’un précipice mortel.

— Allez-vous-en !… allez-vous-en d’ici ! — bégaya-t-il.

Et, lui tournant le dos, il marcha vers le foyer.

La brusque disparition de ses craintes rendit aussitôt à Lily toute sa lucidité. L’écroulement de la volonté de Trenor la laissait maîtresse de la situation, et elle s’entendit lui demander, d’une voix qui était bien la sienne et qui pourtant lui semblait extérieure à elle-même, de sonner le domestique, lui demander de faire appeler un hansom, lui commander de la mettre en voiture, quand la voiture fut annoncée… D’où lui venait cette énergie, elle n’en savait rien ; mais quelque chose en elle insistait pour qu’elle quittât la maison ouvertement, quelque chose lui donna le pouvoir, dans le hall, devant l’homme de peine aux aguets, d’échanger des paroles quelconques avec Trenor, et de le charger des messages habituels pour Judy, tandis que tout le temps elle frémissait d’un secret dégoût. Sur le pas de la porte, avec la rue devant elle, elle eut une palpitation, une sensation presque folle de délivrance, enivrante comme la première lampée d’air frais qu’aspire un prisonnier ; mais son cerveau restait lucide, et elle remarqua l’aspect silencieux de la Cinquième Avenue, devina l’heure tardive, observa même la forme d’un homme — y avait-il quelque chose de quasi-familier dans sa silhouette ? — qui, comme elle entrait dans le hansom, tourna le coin opposé et disparut dans l’obscurité de la rue latérale.

Mais, une fois les roues en mouvement, la réaction se fit et d’effrayantes ténèbres l’enveloppèrent.

— Je ne peux pas penser… je ne peux pas penser, — gémit-elle.

Et elle appuya la tête contre la paroi grinçante de la voiture. Il lui semblait qu’elle était devenue étrangère à elle-même, ou plutôt que deux « moi » cohabitaient en elle, — l’un qu’elle avait toujours connu, l’autre, un nouveau venu, un ennemi, auquel le premier se trouvait enchaîné. — Elle était tombée, une fois, pendant un séjour à la campagne, sur une traduction des Euménides, et son imagination avait été frappée par la grandeur de cette scène terrible où Oreste, dans la caverne de l’oracle, trouve ses implacables chasseresses endormies et prend à la dérobée une heure de repos. Oui, les Furies dormaient parfois peut-être, mais elles étaient là, toujours là, dans les recoins sombres, et maintenant elles étaient réveillées et leurs ailes de fer lui résonnaient dans le crâne… Elle ouvrit les yeux et vit les rues défiler… les rues familières et pourtant différentes… Tout ce qu’elle regardait était le même et cependant changé ; un grand abîme s’était creusé entre hier et aujourd’hui. Tout dans le passé semblait simple, naturel, baigné par la lumière du jour ; elle demeurait seule dans un lieu de ténèbres et de profanation… Seule ! c’était cette solitude qui l’épouvantait. Ses yeux rencontrèrent une pendule éclairée au coin d’une rue, et elle vit que les aiguilles marquaient onze heures et demie. Onze heures et demie seulement : — encore des heures et des heures de nuit à tuer !… Et il lui fallait les passer seule, frissonnante et sans sommeil dans son lit. Sa nature faible reculait devant cette épreuve, qui n’avait pas même le stimulant du conflit pour l’aiguillonner… Oh ! la chute lente et froide des minutes sur sa tête ! Elle se vit étendue dans le lit de noyer noir : l’obscurité l’effraierait, et, si elle gardait de la lumière, les lugubres détails de sa chambre s’imprimeraient à jamais dans son cerveau. Elle avait toujours détesté la chambre qu’elle occupait chez Mrs. Peniston, sa laideur, son impersonnalité, le fait que rien n’y était vraiment à elle. À un cœur déchiré que ne réconforte pas une présence humaine, une chambre peut ouvrir presque des bras humains, et l’être pour qui, à ces heures-là, quatre murs n’ont pas de signification plus particulière que d’autres, est alors expatrié partout.

Lily n’avait nul cœur sur qui se reposer. Ses relations avec sa tante étaient aussi superficielles que celles de locataires qui se croisent dans l’escalier. Mais, même s’il y avait eu contact plus intime entre les deux femmes, il était impossible de se figurer l’esprit de Mrs. Peniston comme pouvant offrir un refuge ou une sympathie intelligente à une misère comme celle de Lily. De même que la douleur qu’on peut raconter n’est qu’une demi-douleur, de même la pitié qui pose des questions ne guérit guère par son attouchement. Ce qu’implorait Lily, c’était l’obscurité faite par des bras qui enlacent, le silence qui n’est pas solitude, mais compassion sachant retenir son souffle.

Elle tressaillit et regarda où elle était… Gerty !… Elle passait tout près du coin où habitait Gerty. Si seulement elle pouvait y arriver avant que l’angoisse qui torturait sa poitrine éclatât sur ses lèvres !… si seulement elle pouvait sentir autour d’elle les bras de Gerty, pendant qu’elle tremblerait de ce fiévreux accès de peur qu’elle sentait la gagner !… Par la lucarne du hansom, elle cria l’adresse au cocher. Il n’était pas si tard : Gerty serait encore éveillée, peut-être… Et, même si elle ne l’était pas, le bruit de la sonnette pénétrerait tout le minuscule appartement, et elle se lèverait pour répondre à l’appel de son amie.