Chez les heureux du monde/15

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Chez les heureux du monde
La Revue de Paristome 1 (p. 115-129).
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XV


Quand Lily se réveilla, elle se trouva seule dans le lit, et la lumière hivernale éclairait la chambre.

Elle se redressa, effarée par l’aspect étranger de ce qui l’entourait ; puis la mémoire lui revint et elle regarda autour d’elle en frissonnant. Sous l’oblique et froide lumière réfléchie par le mur postérieur d’un bâtiment voisin, elle aperçut sa robe du soir et sa sortie de bal qui formaient un tas voyant sur une chaise. Une toilette ainsi ôtée est aussi peu appétissante que les restes d’un souper : Lily songea que la vigilance de sa femme de chambre, à la maison, lui avait toujours épargné la vue de pareilles incongruités. Son corps était endolori de fatigue et de la position gênée qu’elle avait eue dans le lit de Gerty. À travers son sommeil troublé, elle avait eu conscience de manquer de place pour se remuer, et le long effort qu’elle avait dû faire pour demeurer immobile lui donnait l’impression d’avoir passé la nuit en chemin de fer.

Cette sensation de malaise physique fut la première à se déclarer, puis Lily perçut une prostration mentale correspondante, une espèce d’horreur languissante, plus intolérable que le premier flot de dégoût. À la pensée de devoir s’éveiller chaque matin avec ce poids sur le cœur, son esprit harassé se haussa à de nouveaux efforts : il lui fallait trouver un chemin pour sortir de la fondrière où elle était embourbée. Ce n’était pas tant le remords que l’effroi de ses pensées matinales qui lui imposait le désir d’agir. Mais elle était inexprimablement lasse : c’était une fatigue de plus que de penser avec suite. Elle restait étendue, parcourant du regard la pauvre petite chambre avec une recrudescence de dégoût physique. L’air du dehors, parqué entre de hauts bâtiments, n’apportait nulle fraîcheur par la fenêtre ; la vapeur commençait à chanter dans les tuyaux noircis et une odeur de cuisine pénétrait par la fente de la porte.

La porte s’ouvrit, et Gerty, tout habillée et le chapeau sur la tête, entra avec une tasse de thé. Son visage semblait pâle et gonflé dans cette triste lumière, et la couleur de ses cheveux ternes se confondait avec celle de sa peau.

Elle jeta un coup d’œil timide sur Lily et lui demanda d’un ton embarrassé comment elle se sentait : Lily lui répondit avec la même contrainte, et se redressa pour boire le thé.

— Je devais être horriblement fatiguée, hier au soir ; je crois que j’ai eu une attaque de nerfs dans la voiture, — dit-elle, comme ce breuvage rendait un peu de clarté à ses pensées paresseuses.

— Vous n’étiez pas bien : je suis si contente que vous soyez venue ici ! — répliqua Gerty.

— Mais comment vais-je rentrer à la maison ?… Et tante Julia ?…

— Elle est prévenue : je lui ai téléphoné de bonne heure, et votre femme de chambre a apporté ce qu’il vous fallait… Mais ne voulez-vous pas manger quelque chose ? Je vous ai fait moi-même des œufs brouillés.

Lily n’avait pas faim ; mais le thé lui donna la force de se lever et de s’habiller sous l’œil scrutateur de sa femme de chambre. Ce lui fut un soulagement que Gerty dût sortir bien vite : elles s’embrassèrent en silence, mais sans rien témoigner des émotions de la nuit précédente.


Lily trouva Mrs. Peniston dans une grande agitation. Elle avait envoyé chercher Grace Stepney et prenait de la digitale. Lily fit face le mieux qu’elle put à l’orage de ses questions, expliquant qu’elle s’était presque évanouie en revenant de chez Carry Fisher : craignant de n’avoir pas la force d’arriver jusqu’à la maison, elle était allée chez miss Farish ; mais une nuit de repos l’avait rétablie, et elle n’avait nul besoin d’un médecin…

Ce fut un réconfort pour Mrs. Peniston : elle pouvait s’occuper de ses propres souffrances, et elle conseilla à Lily de se mettre au lit, — son unique panacée pour tous les désordres du corps et de l’âme. — Dans la solitude de sa chambre, Lily se trouva ramenée à la directe observation des faits. Naturellement, leur aspect diurne différait de la nébuleuse vision de la nuit. Les Furies ailées se transformaient en rôdeuses mondaines, qui entraient chez l’une ou chez l’autre pour « potiner » à l’heure du thé. Mais ses craintes n’en étaient que plus hideuses, étant moins vagues ; et, d’ailleurs, il s’agissait d’agir, et non de se désespérer. Pour la première fois, elle se contraignit à faire le compte exact de sa dette envers Trenor ; et le résultat de cet odieux calcul fut la découverte qu’elle avait reçu de lui, en tout, neuf mille dollars. Le prétexte frivole grâce auquel cette somme avait été donnée et acceptée se ratatinait dans le brasier de sa honte : elle reconnaissait que pas un sou ne lui appartenait réellement, et que, pour recouvrer sa propre estime, il faudrait s’acquitter sur-le-champ et entièrement. L’incapacité où elle se trouvait d’apaiser ainsi ses sentiments outragés la paralysait en la convainquant de son insignifiance. Elle se rendait compte, pour la première fois, que la dignité d’une femme peut lui coûter plus cher à garder que sa voiture ; et le fait que la conservation d’un bien moral pouvait être une question de dollars, une question de sous, lui rendait le monde encore plus ignoble qu’elle ne l’avait conçu.

Après le déjeuner, une fois délivrée du regard indiscret de Grace Stepney, Lily demanda à sa tante la permission de lui dire un mot. Les deux femmes montèrent au petit salon, et Mrs. Peniston s’assit dans son fauteuil de satin noir orné de capitons jaunes, à côté d’une table faite en perles de couleur qui supportait un coffret en bronze avec une miniature de Béatrice Cenci sur le couvercle. Lily éprouvait pour ces objets l’aversion du prisonnier pour le mobilier du tribunal : c’était dans cette pièce que sa tante recevait ses rares confidences, et le sourire aux yeux minces de la Béatrice enturbannée s’associait dans son esprit avec la disparition graduelle du sourire sur les lèvres de Mrs. Peniston. La crainte d’une scène donnait à cette dame une implacabilité que la plus grande force de caractère n’aurait pu produire, car elle était indépendante de toute considération de bien ou de mal ; et Lily, sachant cela, se risquait rarement à la braver. Elle n’avait jamais eu moins envie de faire une tentative qu’en ce moment, mais elle avait cherché vainement un autre moyen d’échapper à une situation intolérable.

Mrs. Peniston l’examinait d’un œil critique :

— Vous avez mauvaise mine, Lily : cette agitation perpétuelle commence à vous marquer, — dit-elle.

Miss Bart crut voir un joint :

— Je ne crois pas que ce soit cela, tante Julia ; j’ai eu des soucis, — répondit-elle.

— Ah ! — dit Mrs. Peniston, fermant les lèvres avec le bruit d’un porte-monnaie que l’on clôt devant un mendiant.

— Je regrette d’avoir à vous ennuyer de cela, — continua Lily, — mais je crois vraiment que mon indisposition d’hier soir provient en partie de mes inquiétudes.

— J’aurais pensé que la cuisine de Carry Fisher suffisait à l’expliquer. Elle a une cuisinière qui était chez Maria Melson en 1891… au printemps de cette année où nous sommes allées à Aix… je me souviens d’y avoir dîné deux jours avant de nous embarquer, et j’ai ressenti la certitude que les cuivres n’avaient pas été récurés.

— Je ne crois pas avoir mangé grand’chose : je ne peux ni manger ni dormir.

Lily s’arrêta, une seconde, puis elle reprit brusquement :

— Le fait est, tante Julia, que je dois de l’argent.

Le visage de Mrs. Peniston s’assombrit visiblement, mais n’exprima pas l’étonnement auquel sa nièce s’attendait. Comme elle gardait le silence, Lily dut poursuivre :

— J’ai été sotte…

— Nul doute que vous ne l’ayez été : très sotte même ! — interrompit Mrs. Peniston. — J’avoue ne pas comprendre comment quelqu’un avec votre revenu, sans frais d’aucune sorte… et je ne parle pas des jolis cadeaux que je vous ai toujours faits…

— Oh ! vous avez été généreuse, tante Julia ; je n’oublierai jamais votre bonté. Mais peut-être ne vous rendez-vous pas tout à fait compte des dépenses auxquelles une jeune fille est exposée aujourd’hui…

— Je ne vois pas quelles peuvent être vos dépenses, sinon votre toilette et vos billets de chemin de fer. Je tiens à ce que vous soyez bien habillée ; mais j’ai payé votre note chez Céleste en octobre dernier.

Lily hésita : l’inexorable mémoire de sa tante ne l’avait jamais autant gênée.

— Vous avez été aussi bonne que possible ; mais j’ai été obligée d’acheter quelques petites choses, depuis…

— Quel genre de choses ? des robes ? — Combien avez-vous dépensé ?… Montrez-moi la note… J’ai idée que cette femme vous vole.

— Oh ! non, je ne crois pas : les robes sont devenues si effroyablement chères !… et on a besoin de tant de choses différentes, avec les visites à la campagne, le golf, le patinage, etc., etc.

— Montrez-moi la note, — répéta Mrs. Peniston.

Lily hésita de nouveau. D’abord, madame Céleste ne lui avait pas encore envoyé son compte ; ensuite, le montant ne représentait qu’une fraction de la somme dont Lily avait besoin.

— Elle ne m’a pas encore envoyé sa note pour mes toilettes d’hiver, mais je sais qu’elle est élevée… Et il y a aussi une ou deux autres choses… J’ai été négligente et imprudente… Je frémis à l’idée de ce que je dois…

Elle leva son beau visage troublé sur Mrs. Peniston, dans le vain espoir qu’un spectacle si émouvant pour l’autre sexe pût ne pas demeurer sans effet sur le sien. Mais le seul résultat fut que Mrs. Peniston recula craintivement.

— Vraiment, Lily, vous êtes d’âge à savoir conduire vos propres affaires, et, après m’avoir mortellement effrayée par votre aventure d’hier soir, vous auriez pu au moins choisir mieux votre moment pour m’ennuyer de ces histoires.

Mrs. Peniston regarda la pendule, et avala une tablette de digitale.

— Si vous devez encore un millier de dollars à Céleste, vous pouvez lui dire de m’envoyer sa note, — ajouta-t-elle, comme pour terminer la discussion à tout prix.

— Je suis désolée, tante Julia ; il m’est odieux de vous importuner dans un pareil moment ; mais je n’ai vraiment pas le choix… J’aurais dû parler plus tôt… Je dois beaucoup plus de mille dollars.

— Beaucoup plus ?… En devez-vous deux mille ?… Elle a dû vous voler !

— Je vous ai dit qu’il ne s’agissait pas seulement de Céleste, Je… il y a d’autres notes… plus pressantes… qui doivent être réglées.

— Qu’avez-vous bien pu acheter ?… Des bijoux ?… Il faut que vous ayez perdu la tête ! — dit Mrs. Peniston avec âpreté. — Mais, si vous vous êtes endettée, il faut que vous en supportiez les conséquences : vous n’avez qu’à mettre de côté votre revenu mensuel jusqu’à ce que vos notes soient payées. Si vous restez tranquillement ici jusqu’au printemps prochain, au lieu de courir sans cesse de droite et de gauche, vous n’aurez aucune dépense, et sûrement, en quatre ou cinq mois, vous pourrez régler le restant de vos dettes, si je paye maintenant la couturière.

Lily garda de nouveau le silence. Elle savait qu’il n’y avait pas d’espoir de soutirer même mille dollars à Mrs. Peniston sous le simple prétexte de payer la note de Céleste : Mrs. Peniston voudrait vérifier le compte de la couturière, et elle ferait le chèque au nom de celle-ci, et pas au nom de Lily. Et pourtant il fallait obtenir l’argent avant la fin de la journée !

— Les dettes dont je parle sont… différentes… pas des factures de fournisseurs, — commença-t-elle avec embarras.

Mais le regard de Mrs. Peniston faillit l’empêcher de continuer. Se pouvait-il que sa tante soupçonnât quelque chose ?… Cette idée précipita les aveux de Lily :

— Le fait est que j’ai beaucoup joué aux cartes… au bridge… Toutes les femmes le font ; les jeunes filles aussi… c’est reçu. J’ai gagné quelquefois… gagné pas mal… mais, ces derniers temps, je n’ai pas eu de chance… et, bien entendu, des dettes de ce genre ne peuvent se payer par acomptes.

Elle s’arrêta : la figure de Mrs. Peniston semblait se pétrifier à mesure qu’elle l’écoutait.

— Aux cartes !… vous avez joué de l’argent ?… C’était donc vrai !… Quand on me l’a dit, je n’ai pas voulu y croire. Je ne vous demanderai pas si les autres horreurs dont on m’a parlé sont vraies, elles aussi : j’en ai entendu assez pour l’état de mes nerfs… Quand je pense aux exemples que vous avez eus sous les yeux dans cette maison !… Mais c’est sans doute le fruit de votre éducation étrangère : personne n’a jamais su où votre mère ramassait ses amis. Et ses dimanches étaient un scandale, je le sais…

Mrs. Peniston fit brusquement volte-face.

— Vous jouez aux cartes le dimanche ?

Lily rougit, au souvenir de certains dimanches pluvieux à Bellomont et chez les Dorset.

— Vous êtes dure pour moi, tante Julia : je n’ai jamais réellement aimé les cartes, mais une jeune fille ne veut pas avoir l’air de sermonner les gens, et on se laisse aller à imiter les autres… J’ai reçu une terrible leçon, et, si vous voulez m’aider cette fois, je vous promets…

Mrs. Peniston leva la main pour l’avertir :

— Vous n’avez pas besoin de me faire de promesses : c’est tout à fait inutile. Quand je vous ai offert mon toit, je ne me suis pas engagée à payer vos dettes de jeu.

— Tante Julia ! Vous ne voulez pas dire que vous ne viendrez pas à mon secours ?

— Je ne ferai certainement rien qui puisse donner l’impression que j’approuve votre conduite. Si vous devez réellement de l’argent à votre couturière, je la réglerai… En dehors de cela, je ne me reconnais pas l’obligation d’assumer vos dettes.

Lily s’était levée, et se tenait toute pâle et frémissante devant Mrs. Peniston. Son orgueil bouillonnait, mais l’humiliation lui arracha ce cri :

— Tante Julia, je serai déshonorée… je…

Mais elle ne put aller plus loin. Si sa tante faisait la sourde oreille à ses prétendues dettes de jeu, dans quel esprit accueillerait-elle la terrible confession de la vérité ?

— J’estime que vous êtes déshonorée, Lily… déshonorée par votre conduite bien plus que par ses résultats… Vous dites que ce sont vos amis qui vous ont entraînée à jouer aux cartes avec eux : eh bien, eux aussi, ils auront leur petite leçon. Ils ont, sans doute, les moyens de perdre un peu d’argent… et, en tout cas, je ne vais pas gaspiller le mien à les rembourser… Et maintenant laissez-moi, je vous prie : cette scène m’a été extrêmement pénible, et j’ai ma santé à ménager… Tirez les stores, s’il vous plaît ; et dites à Jennings que je ne recevrai personne, cette après-midi, excepté Grace Stepney.

Lily remonta dans sa chambre et ferma la porte à clef. Elle tremblait de terreur et de colère : le vol des Furies résonnait à ses oreilles. Elle arpentait la pièce d’un pas aveugle et irrégulier. La dernière porte de salut était close : elle se sentait enfermée avec son déshonneur…

Tout à coup sa marche désordonnée l’amena devant la pendule de la cheminée. Les aiguilles marquaient trois heures et demie, et elle se rappela que Selden devait venir à quatre heures. Elle avait eu l’intention de lui écrire pour le décommander ; mais maintenant son cœur bondissait à l’idée de le voir. N’y avait-il pas dans son amour une promesse de renfort ? Tandis qu’elle était couchée près de Gerty, la nuit précédente, elle avait songé à sa venue, et à la douceur de pleurer tant de chagrins sur sa poitrine. Il est vrai qu’elle avait espéré se libérer de ces embarras avant de se trouver en face de lui : — elle n’avait jamais sérieusement douté que Mrs. Peniston lui vînt en aide. — Elle avait bien senti, même au plus fort de son malheur, que l’amour de Selden ne pouvait être son dernier refuge ; mais ce serait si doux de se blottir, un moment, contre lui, et d’y reprendre des forces pour aller de l’avant !…

Maintenant cet amour était son unique espoir, et, comme elle était là, toute seule avec son infortune, la pensée de se confier à lui devenait aussi attirante que le cours d’une rivière pour qui songe au suicide. Le premier plongeon serait terrible… mais, après, peut-être, quelle félicité ! Elle se rappela les paroles de Gerty : « Je le connais… il vous aidera » ; et son esprit s’y raccrocha comme un malade se raccroche à une relique qui guérit… Oh ! s’il la comprenait vraiment !… s’il voulait bien l’aider à relever sa vie brisée, à lui donner quelque forme nouvelle où ne subsisterait aucune trace du passé !… Il lui avait toujours fait sentir qu’elle était digne d’une destinée meilleure, et elle n’avait jamais eu plus besoin d’une pareille consolation… À plusieurs reprises, elle recula à la pensée de mettre en péril l’amour de Selden par un tel aveu : car c’était de l’amour qu’il lui fallait ; tout le feu de la passion serait nécessaire pour ressouder les débris épars de sa propre estime… Mais elle se reportait aux paroles de Gerty et s’y cramponnait. Elle était certaine que Gerty connaissait les sentiments de Selden pour elle, et elle était trop aveugle pour avoir jamais soupçonné que le jugement de Gerty sur Selden était coloré par des émotions bien plus ardentes que les siennes propres…

Avant quatre heures, elle était au salon, bien sûre que Selden serait exact. Mais l’heure vint et passa, — et continua de passer fiévreusement, mesurée par les battements impatients de son cœur. Elle eut le temps de considérer encore son infortune, et flotta de nouveau entre le désir qui la portait à se confier à Selden et la crainte de détruire ses illusions. Mais, tandis que les minutes s’écoulaient, le besoin de s’en remettre à sa sympathie intelligente devint plus urgent : elle ne pouvait supporter, à elle seule, tout le poids de sa misère. Il y aurait peut-être un pas dangereux ; mais ne pouvait-elle compter sur sa beauté pour le franchir ? pour la faire atterrir, saine et sauve, au port de ce dévouement ?

Mais l’heure s’avançait, et Selden ne venait toujours pas. Évidemment, il avait été retenu, ou bien il avait mal lu son mot, griffonné à la hâte, et avait pris le quatre pour un cinq. Un coup de sonnette, à la porte d’entrée, quelques minutes après cinq heures, confirma cette hypothèse, et Lily, aussitôt, résolut d’écrire plus lisiblement à l’avenir. Un bruit de pas dans le hall, la voix du maître d’hôtel qui précédait le visiteur versèrent une nouvelle énergie dans ses veines. Elle se sentit, une fois de plus, alerte, habile à modeler le hasard, et le souvenir de son pouvoir sur Selden la remplit d’une soudaine confiance. Mais, quand la porte du salon s’ouvrit, ce fut Rosedale qui entra.

Par réaction, elle eut un brusque saisissement ; mais, après un bref mouvement de colère contre la maladresse du sort et contre sa propre négligence, — que n’avait-elle fait défendre la porte pour tout autre que pour Selden ? — elle se maîtrisa et accueillit Rosedale amicalement. C’était ennuyeux, sans doute, que Selden, quand il viendrait, rencontrât précisément ce visiteur, mais Lily était passée maîtresse dans l’art de se débarrasser des intrus, et à son humeur actuelle Rosedale semblait parfaitement négligeable.

Mais l’idée qu’il avait, lui, de la situation s’imposa à elle après quelques moments d’entretien. Elle s’était mise à parler de la fête des Bry, espérant que ce sujet facile et tout impersonnel les mènerait jusqu’à l’arrivée de Selden, mais M. Rosedale, installé tenacement auprès de la table à thé, les mains dans les poches, les jambes étendues avec un peu trop de sans-gêne, donna tout de suite à la conversation un tour personnel.

— Assez réussie… oui, n’est-ce pas ? assez réussie, cette fête : Welly Bry a bien l’intention de ne pas se laisser dépasser… Bien entendu, il y avait des petites erreurs par-ci, par là… des choses qui n’étaient vraiment pas du ressort de Mrs. Fisher… Le champagne n’était pas frappé, et les paletots se sont mélangés au vestiaire… Moi, j’aurais dépensé plus d’argent pour la musique. Mais ça, c’est mon caractère : si je veux une chose, je suis prêt à payer ce qu’il faut ; je ne vais pas au comptoir discuter si l’article vaut ce prix-là… Je ne me contenterais pas de recevoir à la manière des Welly Bry ; je voudrais quelque chose qui eût l’air plus aisé, plus naturel, qui ne sentît pas l’effort… Et, pour cela, il y a deux éléments nécessaires, miss Bart : de l’argent, et une femme qui sache le dépenser.

Il s’arrêta et l’examina attentivement, tandis qu’elle affectait de ranger les tasses à thé.

— J’ai l’argent, — continua-t-il, en toussant pour s’éclaircir la voix ; — ce qu’il me faut maintenant, c’est la femme… et j’ai bien l’intention de l’avoir, elle aussi !

Il se pencha un peu en avant, appuyant les mains sur le pommeau de sa canne. — Il avait vu des hommes du type de Ned Van Alstyne entrer dans un salon avec leur chapeau et leur canne, et il croyait que cela donnait à leur attitude une certaine élégance familière.

Lily ne disait mot, et souriait du bout des lèvres, les yeux distraitement fixés sur Rosedale. En réalité, elle était en train de réfléchir qu’une déclaration demanderait un certain temps, et que Selden ferait sûrement son apparition avant le moment du refus. Son air méditatif semblait celui d’un esprit qui se recueille sans se détourner : M. Rosedale y vit un subtil encouragement. Il n’eût pas goûté un empressement trop visible.

— Oui, j’ai bien l’intention de l’avoir, elle aussi ! — répéta-t-il, avec un rire destiné à fortifier sa propre assurance. — En général, j’ai obtenu ce que je voulais dans la vie, miss Bart. Je voulais de l’argent, et j’en ai tant que je ne sais plus comment le placer ; et maintenant l’argent perd pour moi sa valeur, si je n’ai pas la femme sur qui il convient de le mettre… Voilà ce que je veux en faire, de mon argent : je veux qu’auprès de ma femme toutes les autres se sentent petites. Je ne regarderai jamais à un dollar qui sera employé de cette façon-là… Mais ce n’est pas la première venue qui sera capable de jouer ce rôle, quelque argent que vous mettiez sur elle… Il y avait une jeune fille, dans je ne sais plus quel livre d’histoire, qui désirait des boucliers d’or, ou quelque chose comme ça, et des gars lui en jetèrent tant qu’elle en fut écrasée : ils la tuèrent. Eh bien, c’est assez vrai : il y a des femmes qui ont l’air d’être enterrées sous leurs bijoux. Ce que je veux, moi, c’est une femme qui, à mesure que j’y ajouterai des diamants, portera la tête plus haute… Et, en vous regardant, l’autre soir, chez les Bry, dans cette simple robe blanche, où vous aviez l’air d’une reine, je me suis dit : « Pardieu ! si elle avait une couronne, on croirait que cette couronne a poussé sur elle !… »

Lily gardait toujours le silence, et il continua, s’échauffant sur ce thème :

— Mais je vais vous dire… Ce genre de femme-là coûte plus cher que toutes les autres réunies… Si une femme se met à ignorer les perles qu’elle porte, il faut que ces perles soient plus belles que celles de n’importe qui… et ainsi de suite !… Vous comprenez ce que je veux dire : il n’y a que les choses voyantes, vous savez bien, qui soient bon marché… Eh bien, moi, je voudrais que ma femme pût ignorer la terre entière, si tel était son plaisir… Je sais qu’à propos d’argent il y a quelque chose de vulgaire, c’est d’y penser : ma femme n’aurait jamais besoin de se dégrader ainsi.

Il s’arrêta, puis conclut, par un retour malheureux à une manière plus ancienne :

— Vous devinez, je suppose, qui est la femme que j’ai en vue, miss Bart.

Lily leva la tête, s’animant un peu à cet appel. Même à travers le sombre tumulte de ses pensées, le cliquetis des millions de M. Rosedale tintait de façon plutôt séduisante. Oh ! si elle en avait seulement assez pour annuler sa misérable dette !… Mais l’homme qu’elle voyait derrière ces millions devenait de plus en plus répugnant, à la lumière que faisait l’approche attendue de Selden. Le contraste était trop grotesque : elle eut peine à réprimer le sourire qu’il provoquait. Elle décida que la franchise serait préférable.

— Si c’est à moi que vous faites allusion, M. Rosedale, je suis très reconnaissante… très flattée… mais je ne pense pas avoir rien fait pour vous induire à croire…

— Oh ! si vous voulez dire que vous n’êtes pas follement amoureuse de moi, il me reste assez de bon sens pour m’en apercevoir… Et je ne vous ai pas parlé non plus comme si vous l’étiez… Je sais, j’imagine, le genre de discours à employer dans ces cas-là… Je suis diablement parti sur vous… voilà la vérité, à peu près… et je viens de vous soumettre, en homme d’affaires, un simple exposé des conséquences. Vous n’êtes pas très entichée de moi… pour le moment… mais vous aimez le luxe, les choses de style, le plaisir, et, par-dessus tout, vous détestez les soucis d’argent. Vous aimez à vous amuser, sans avoir à régler la note : eh bien, ce que je vous propose, c’est de pourvoir à vos amusements et de m’occuper de l’addition.

Il s’arrêta, et elle répliqua avec un sourire glacial :

— Vous faites erreur sur un point, M. Rosedale : je suis toujours prête à payer les plaisirs que je prends.

Elle parlait ainsi pour lui faire voir que, si ses propos, à lui, impliquaient une sorte d’épreuve, une allusion à ses affaires privées, elle était toute prête à prendre les devants et à les réfuter. Mais, s’il reconnut son intention, il n’en fut pas déconcerté ; il poursuivit sur le même ton :

— Je ne voulais pas vous offenser ; excusez-moi si j’ai parlé trop net. Mais pourquoi n’êtes-vous pas franche avec moi ?… pourquoi cette espèce de bluff ?… Vous avez eu, vous le savez bien, des moments de gêne… des moments de gêne terrible… et, à mesure qu’une jeune fille avance en âge, et que le monde continue à marcher, les choses quelle désire, avant même qu’elle s’en aperçoive, peuvent la dépasser pour ne plus revenir… Je ne prétends pas le moins du monde que vous en soyez à ce point !… loin de là… mais vous avez eu un avant-goût de soucis qu’une personne comme vous n’aurait jamais dû connaître, et ce que je vous offre, c’est une occasion de leur tourner le dos à tout jamais.

Quand il eut fini, la joue de Lily était brûlante : il n’y avait pas à se tromper sur ce qu’il avait voulu dire, et ne pas le relever était un fatal aveu de faiblesse ; d’un autre côté, s’en offenser trop ouvertement, c’était courir le risque de blesser Rosedale dans un moment périlleux. L’indignation tremblait sur les lèvres de la jeune fille ; mais une voix secrète l’apaisa, qui l’avertissait de ne pas se disputer avec lui. Il en savait trop long sur elle, et, même à l’heure où il avait tout intérêt à se montrer sous son meilleur jour, il ne se faisait pas scrupule de lui laisser voir combien il était au courant. Quel usage ferait-il de son pouvoir, quand l’expression de son mépris, à elle, aurait chassé la seule raison qu’il avait de se contenir ? Tout l’avenir de Lily dépendait peut-être de la manière dont elle allait lui répondre. Elle dut faire halte et prendre cela en considération, dans le conflit de ses autres inquiétudes, comme un fugitif hors d’haleine est forcé de s’arrêter à un carrefour et de décider avec sang-froid, si possible, quelle route il va suivre.

— Vous avez tout à fait raison, M. Rosedale. J’ai eu des ennuis ; et je vous suis reconnaissante de vouloir m’en délivrer. Ce n’est pas toujours une chose facile que de préserver toute son indépendance et toute sa dignité, quand on est pauvre et qu’on vit parmi les riches ; j’ai été négligente en matière d’argent, et mes notes m’ont donné du tracas. Mais je serais une égoïste et une ingrate si j’en profitais pour accepter tout ce que vous me proposez, sans avoir rien de mieux à vous offrir en échange que le désir de me libérer de mes inquiétudes. Il faut me laisser du temps… du temps pour penser à votre bonté… et à ce que je pourrais vous offrir en échange…

Elle lui tendit la main d’un geste charmant, où le congé était dépouillé de toute sa rigueur. L’idée qu’elle devait s’amadouer plus tard détermina Rosedale à se lever docilement, un peu rouge de ce succès inespéré, habitué d’ailleurs par la tradition de sa race à accepter ce qu’on lui concédait, sans hâte malséante de presser les gens pour obtenir davantage. Quelque chose, dans ce prompt acquiescement, effraya Lily : derrière, elle sentait la force accumulée d’une patience capable de soumettre la volonté la plus robuste. Mais du moins ils s’étaient quittés en bons termes, et il était parti sans avoir rencontré Selden, — Selden dont l’absence prolongée la frappait d’une alarme nouvelle… Rosedale était resté plus d’une heure, et elle comprenait qu’il était trop tard maintenant pour compter sur Selden. Il écrirait pour expliquer son absence, naturellement ; elle recevrait un mot de lui par le dernier courrier… Mais sa confession, à elle, se trouvait ainsi retardée ; et ce délai pesait lourdement à son esprit fourbu.

Le poids en augmenta encore après que le dernier courrier ne lui eut point apporté de lettre : elle dut remonter dans sa chambre pour y passer une nuit solitaire, une nuit d’insomnie aussi affreuse que celle que son imagination torturée avait dépeinte à Gerty. Elle n’avait jamais appris à vivre avec ses propres pensées, et d’être ainsi confrontée avec elles, dans de telles heures de misère lucide, lui faisait paraître aisément supportable la confuse infortune de sa veillée précédente…

Le jour dispersa la troupe des fantômes, et persuada Lily qu’elle recevrait des nouvelles de Selden avant midi ; mais la journée s’écoula sans lettre ni visite. Lily resta à la maison, déjeunant et dînant seule avec sa tante, qui se plaignait d’avoir des palpitations de cœur : la conversation se traîna glaciale sur des sujets généraux. Mrs. Peniston alla se coucher de bonne heure, et, quand elle se fut retirée, Lily s’assit et écrivit un mot à Selden. Elle était sur le point de sonner pour faire porter son message, quand ses yeux tombèrent sur un paragraphe du journal du soir qui était là, près de son coude :


M. Lawrence Selden était parmi les passagers qui se sont embarqués, cette après-midi, pour la Havane et les Indes Occidentales, sur le paquebot les Antilles.


Elle laissa retomber le journal et demeura immobile, les yeux fixés sur l’entrefilet. Elle comprenait maintenant qu’il ne viendrait jamais, — qu’il était parti parce qu’il avait peur de venir.

Elle se leva, et, traversant la pièce, elle se regarda longtemps dans le miroir brillamment éclairé au-dessus de la cheminée. Les rides de son visage ressortaient terriblement : elle se voyait vieille ; et, quand une jeune fille se trouve vieille elle-même, quel âge a-t-elle aux yeux d’autrui ?… Elle se détourna, et se mit à errer sans but, marchant avec une précision mécanique parmi les roses monstrueuses du tapis choisi par Mrs. Peniston.

Soudain elle remarqua que la plume avec laquelle elle venait d’écrire à Selden était encore posée sur l’encrier ouvert : elle se rassit, et, prenant une enveloppe, y traça rapidement l’adresse de Rosedale. Puis elle prépara une feuille de papier et s’assit devant, la plume en l’air. Ce ne fut pas difficile d’écrire la date, et : « Cher Monsieur Rosedale », — mais l’inspiration ensuite lui fit défaut. Elle voulait lui dire de venir la voir ; mais les mots refusaient de prendre forme.

Enfin elle commença :

J’ai bien réfléchi…

Puis elle déposa la plume, appuya les coudes sur la table, et se cacha la figure dans les mains.

Tout à coup elle tressaillit au bruit de la sonnette. Il n’était pas tard : — à peine dix heures ; — cela pouvait encore être un billet de Selden, ou quelque émissaire… ou lui-même, là, de l’autre côté de la porte !… L’annonce de son départ était peut-être une erreur… il pouvait y avoir un autre Lawrence Selden qui s’était embarqué pour la Havane… Toutes ces possibilités eurent le temps de jaillir dans sa pensée, et d’édifier la conviction que finalement elle allait le voir, ou recevoir un signe de lui : la porte du salon s’ouvrit, et un domestique parut, apportant un télégramme.

Lily le déchira d’une main tremblante, et lut la signature de Bertha Dorset sous ces deux lignes :

Nous nous embarquons demain, à l’improviste. Voulez-vous nous accompagner dans une croisière en Méditerranée ?