Chez les heureux du monde/22

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Chez les heureux du monde
La Revue de Paristome 1 (p. 628-642).
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XXII


Lily avait peu vu Rosedale depuis que sa conversation avec Mrs. Fisher l’avait éclairée ; mais, l’ayant rencontré deux ou trois fois, elle avait eu le sentiment d’avoir fait de notables progrès dans ses bonnes grâces. Il n’y avait pas de doute qu’il l’admirait autant que jamais, et elle était persuadée qu’il dépendait d’elle d’amener cette admiration au point où elle prévaudrait sur les derniers conseils de la sagesse. La tâche n’était pas facile ; mais il n’était pas facile, non plus, dans ses nuits d’insomnie, de regarder en face ce que George Dorset était si évidemment prêt à offrir. Bassesse pour bassesse, l’autre lui était moins haïssable : il y avait même des moments où un mariage avec Rosedale semblait la seule solution honorable de ses difficultés. Son imagination, à vrai dire, ne voulait pas aller plus loin que le jour des fiançailles : après, tout se fondait dans une brume de bien-être matériel, où, Dieu merci, la personnalité de son bienfaiteur demeurait vague. Elle avait appris, pendant ses longues veilles, qu’il y a certaines choses auxquelles il ne fait pas bon penser, certaines images de minuit qu’il faut exorciser à tout prix, — et l’une de ces images était la sienne propre, à elle, devenue la femme de Rosedale.

Carry Fisher, grâce au succès des Bry à Newport, comme elle l’avouait franchement, avait pris une petite maison à Tuxedo pour y passer l’automne ; et Lily y était attendue, le dimanche qui suivit la visite de Dorset. Bien qu’il fût presque l’heure du dîner lorsqu’elle arriva, son hôtesse n’était pas encore rentrée, et la tranquillité de la petite maison silencieuse, où le feu était allumé, descendit sur elle avec un sentiment de paix familière. Il est douteux qu’une émotion de ce genre eût jamais été provoqué jusque-là par l’intérieur de Carry Fisher ; mais, en comparaison avec le monde où Lily avait vécu dernièrement, il y avait un air de repos et de stabilité dans la manière même dont les meubles étaient disposés, et dans la paisible assurance de la soubrette qui la conduisit à sa chambre. Si Mrs. Fisher s’écartait des conventions, ce n’était, après tout, qu’une divergence toute superficielle d’avec un credo mondain héréditaire, tandis que le clan des Gormer en était à son premier essai pour se formuler à lui-même son credo.

C’était la première fois depuis son retour d’Europe que Lily se trouvait dans une atmosphère sympathique, et le réveil des associations d’idées coutumières l’avait presque préparée, comme elle descendait l’escalier avant dîner, à tomber sur un groupe de vieilles connaissances. Mais ce vague espoir fut aussitôt réduit à néant par la réflexion que les amis qui lui demeuraient fidèles étaient justement ceux qui se soucieraient le moins de l’exposer à de pareilles rencontres ; et elle fut à peine surprise de découvrir dans le salon, au lieu de ce qu’elle avait pressenti, M. Rosedale familièrement agenouillé, près du foyer, devant la petite fille de la maison.

Le spectacle d’un Rosedale paternel n’était guère fait pour adoucir Lily ; pourtant elle ne put s’empêcher de remarquer une certaine bonté familiale dans les avances qu’il faisait à l’enfant. Ce n’était pas, en tout cas, les caresses préméditées que prodigue l’invité, par acquit de conscience, sous l’œil de son hôtesse, car lui et la petite fille étaient seuls ; et quelque chose dans son attitude, à lui, le faisait paraître simple et bienveillant auprès de la petite créature déjà critique qui endurait ses hommages. Oui, il serait bon, — Lily, sur le seuil, eut le temps de le sentir, — bon à sa manière, lourde, sans scrupule, rapace, — la manière de la bête de proie avec sa compagne. — Elle n’eut qu’un instant pour se demander si ce coup d’œil jeté sur l’homme de foyer tempérait sa répugnance ou lui donnait plutôt une forme plus concrète et plus intime : car, à sa vue, il fut immédiatement sur pied, et redevint le Rosedale fleuri et important du salon de Mattie Gormer.

Lily ne s’étonna pas de constater qu’il était seul invité à partager avec elle l’hospitalité de Carry Fisher. Bien qu’elles ne se fussent pas rencontrées depuis que celle-ci l’avait sondée tout en discutant son avenir, Lily savait que cette finesse par laquelle Mrs. Fisher se frayait un chemin sûr et agréable à travers un monde de forces antagonistes, elle l’exerçait quelquefois au bénéfice de ses amis. C’était, par le fait, un trait du caractère de Carry que, si elle glanait activement sa provende sur les terres de l’abondance, ses sympathies réelles se trouvaient de l’autre côté, — avec ceux qui n’avaient ni chance, ni popularité, ni succès, avec tous ses compagnons de famine et de labour dans les champs déjà moissonnés.

L’expérience de Mrs. Fisher l’empêcha de commettre la faute d’exposer Lily, dès le premier soir, à l’impression que lui eût faite, toute seule, la personnalité de M. Rosedale : Kate Corby et deux ou trois hommes vinrent dîner, et Lily, à qui n’échappait aucun détail de la méthode de son amie, vit que toutes les occasions ménagées pour elle étaient, pour ainsi dire, prorogées jusqu’à ce qu’elle eût trouvé la force de les mettre à profit. Elle avait le sentiment d’acquiescer à ce plan avec toute l’inertie du patient résigné au contact du chirurgien ; et cette sensation d’impuissance presque léthargique se prolongea quand, après le départ des invités, Mrs. Fisher la suivit dans sa chambre.

— Puis-je venir fumer une cigarette au coin de votre feu ? Si nous causons chez moi, nous dérangerons la petite.

Mrs. Fisher jetait autour d’elle le regard de la maîtresse de maison vigilante :

— J’espère que vous avez tout ce qu’il vous faut, chère ?… N’est-ce pas que c’est une gentille petite maison ?… C’est une telle bénédiction que d’avoir quelques semaines de tranquillité avec bébé !

Carry, dans ses rares moments de prospérité, témoignait d’une maternité si expansive que miss Bart se demandait parfois si, en admettant qu’elle en eût le temps et l’argent, elle ne finirait pas par se consacrer entièrement à sa fille.

— C’est un repos bien gagné, je peux le dire ! — reprit-elle, en se laissant tomber avec un soupir de contentement sur la chaise longue recouverte de coussins, près du feu. — Louisa Bry est un maître sévère : j’ai souvent eu la nostalgie des Gormer !… On dit que l’amour rend les gens jaloux et soupçonneux : ce n’est rien à côté de l’ambition mondaine !… Louisa restait éveillée, la nuit, inquiète de savoir si les femmes qui venaient nous voir me rendaient visite parce que j’étais avec elle, ou lui rendaient visite parce qu’elle était avec moi ; et elle me tendait continuellement des pièges pour découvrir ce que je pensais là-dessus… Naturellement j’ai dû désavouer mes plus vieux amis, plutôt que de lui laisser soupçonner qu’elle me devait la bonne fortune d’avoir fait une seule connaissance… Et pourtant, ce n’est pas pour autre chose qu’elle m’avait là, ce n’est pas pour autre chose qu’elle m’a signé un fort beau chèque à la fin de la saison !

Mrs. Fisher n’était pas femme à parler d’elle-même sans raison, et l’usage de la parole directe, loin de proscrire chez elle le recours intermittent à des méthodes détournées, lui rendait plutôt, dans des moments délicats, le même service qu’à l’escamoteur son bavardage pendant qu’il change le contenu de ses manches. À travers la fumée de sa cigarette, elle ne cessait pas d’observer miss Bart avec attention : celle-ci avait renvoyé sa femme de chambre et se tenait devant sa table de toilette, secouant sur ses épaules les ondulations de ses cheveux défaits.

— Vos cheveux sont merveilleux, Lily… « trop peu épais », dites-vous ?… Qu’est-ce que cela fait ? Ils sont si légers et si vivants !… Chez tant de femmes, les soucis se trahissent tout de suite par les cheveux !… mais il semble que sous les vôtres n’ait jamais logé la moindre pensée d’inquiétude… Je ne vous ai jamais vue plus à votre avantage que ce soir… Mattie Gormer m’a dit que Morpeth voulait faire votre portrait : pourquoi n’y consentez-vous pas ?

La réponse immédiate de miss Bart fut de jeter un regard critique sur le reflet de son visage, dans le miroir. Puis elle dit, avec une légère pointe d’irritation :

— Je ne me soucie pas d’accepter un portrait de Paul Morpeth.

Mrs. Fisher réfléchit :

— N… non… Et surtout maintenant… Eh bien, il pourra vous peindre quand vous serez mariée.

Elle attendit un moment. Puis :

— À propos, j’ai eu la visite de Mattie, l’autre jour… Oui, elle est venue ici, dimanche dernier… et devinez avec qui… je vous le donne en mille… avec Bertha Dorset !

Elle s’arrêta de nouveau, pour mesurer l’effet de cette nouvelle sur son auditrice ; mais la brosse, dans la main de miss Bart, continua son mouvement rectiligne, du front à la nuque.

— Je n’ai jamais été plus étonnée ! poursuivit Mrs. Fisher. Je ne connais pas deux femmes moins prédestinées à l’intimité… si je me place au point de vue de Bertha, veux-je dire… car, bien entendu, la pauvre Mattie trouve tout simple d’avoir été choisie… Évidemment, le lapin doit toujours s’imaginer que c’est lui qui fascine le serpent… Vous vous souvenez, je vous ai toujours dit que Mattie avait le secret désir de s’ennuyer avec les gens vraiment chics ; et, maintenant que l’occasion s’en présente, je constate qu’elle est prête à y sacrifier tous ses vieux amis.

Lily déposa la brosse, et tourna vers son amie un regard pénétrant :

— Y compris moi ? — suggéra-t-elle.

— Ah ! ma chère, — murmura Mrs. Fisher en se levant pour repousser une bûche qui avait dégringolé du feu.

— C’est bien là l’intention de Bertha, n’est-ce pas ? — continua miss Bart avec fermeté. — Car, naturellement, elle a toujours une intention ; et, avant mon départ de Long-Island je l’ai vue qui commençait à tendre ses filets pour Mattie.

Mrs. Fisher, après un soupir, répondit évasivement :

— En tout cas, elle la tient ferme, à présent. Dire que cette indépendance si affichée de Mattie n’était qu’une forme plus subtile de snobisme !… Bertha peut déjà lui faire croire tout ce qu’elle veut… et j’ai peur qu’elle n’ait débuté, ma pauvre enfant, par insinuer des horreurs sur votre compte.

Lily rougit sous l’ombre de ses cheveux tombants.

— Le monde est trop vil, — murmura-t-elle, tout en se détournant du regard scrutateur de Mrs. Fisher.

— Ce n’est pas un bel endroit, non ; et la seule manière d’y prendre pied et de s’y tenir, c’est de le combattre avec ses armes, à lui… et, avant tout, ma chère, pas seule !

Mrs. Fisher rassembla d’une poigne résolue toutes ses invites flottantes :

— Vous m’avez raconté si peu de chose que je ne puis que deviner ce qui s’est passé ; mais, dans le tourbillon où nous vivons tous, on n’a pas le temps de continuer à haïr quelqu’un sans cause ; et si Bertha est assez méchante pour vouloir vous faire du tort auprès des autres, ce doit être parce qu’elle a toujours peur de vous. De son point de vue, elle n’a qu’une raison de vous redouter ; et mon idée à moi est, que si vous voulez la punir, vous en avez les moyens entre les mains. Je suis convaincue que vous pourriez épouser demain George Dorset ; mais, si ce genre de vengeance-là ne vous dit rien, le seul moyen d’échapper à Bertha, c’est d’épouser quelqu’un d’autre.

La lumière que Mrs. Fisher projetait sur la situation était comme une matinée d’hiver limpide, mais morne. Elle dessinait les faits avec une froide précision que ne modifiaient ni ombre ni couleur, comme réfractée par une clôture de murs nus : Mrs. Fisher avait ouvert des fenêtres par lesquelles aucun ciel n’était jamais visible. Mais l’idéaliste, quand il est soumis à de vulgaires nécessités, doit employer des esprits vulgaires pour tirer des conclusions auxquelles il ne peut s’abaisser en personne ; et il était plus aisé à Lily de laisser Mrs. Fisher formuler son cas que de se le formuler nettement elle-même. Cependant, une fois mise en face de la vérité, miss Bart alla jusqu’au bout de ses conséquences ; et ces conséquences n’avaient jamais été plus clairement présentes à son esprit que le lendemain, dans l’après-midi, lorsqu’elle partit pour la promenade avec Rosedale.

C’était un de ces paisibles jours de novembre, où l’atmosphère est encore saturée de la lumière de l’été : quelque chose, dans les lignes du paysage et dans la brume dorée qui les enveloppait, rappela à miss Bart cette après-midi de septembre où elle avait gravi les pentes de Bellomont en compagnie de Selden. Ce souvenir importun s’aggravait d’un contraste ironique avec sa situation actuelle, puisque sa promenade avec Selden représentait sa fuite involontaire devant un événement pareil à celui que la présente excursion devait amener. Mais d’autres souvenirs l’importunaient aussi, des souvenirs de situations analogues, tout aussi habilement préparées, mais qui, par quelque malice de la fortune, ou quelque manque de fermeté dans son propos, ne produisaient jamais le résultat attendu. Cette fois, du moins, son propos était bien ferme. Elle voyait qu’il lui faudrait recommencer le pénible échafaudage de sa réhabilitation, et avec des chances de succès bien moindres, si Bertha Dorset parvenait à ruiner son intimité avec les Gormer ; et son aspiration vers l’abri et la sécurité s’accroissait du désir passionné de triompher de Bertha, d’en triompher comme le permettent seules la richesse et la domination. Femme de Rosedale, — du Rosedale qu’elle sentait en son pouvoir de créer, — elle présenterait du moins un front invulnérable à son ennemie.

Elle dut se nourrir de cette pensée, comme de quelque stimulant efficace, pour tenir son rôle dans la scène vers laquelle Rosedale tendait trop ouvertement. Comme elle marchait à ses côtés, tous ses nerfs frémissaient devant la manière dont le regard et le ton de cet homme disposaient de sa personne ; elle se disait néanmoins qu’elle devait momentanément subir son humeur, que c’était le prix qu’il lui fallait payer pour avoir prise sur lui finalement, et elle essayait de calculer le point exact où des concessions elle devrait passer à la résistance, et où il faudrait lui montrer clairement, à lui, le prix qu’il aurait aussi à payer. Mais sa fringante confiance en lui-même semblait impénétrable à de telles insinuations, et elle avait le sentiment de quelque chose de dur et de réservé derrière la chaleur superficielle de ses manières.

Ils étaient assis depuis quelque temps dans la retraite d’un vallon rocheux, au-dessus du lac, lorsqu’elle coupa court à une période passionnée en tournant sur lui la beauté grave de son regard :

— Oui, je vous crois, M. Rosedale, — dit-elle tranquillement ; — et je suis prête à vous épouser quand vous voudrez.

Rosedale, rougissant jusqu’à la racine de ses cheveux luisants, reçut cette annonce avec un mouvement de recul qui le dressa sur ses pieds. Il resta debout devant elle, dans une attitude de déconfiture presque comique.

— Car je suppose que c’est bien ce que vous désirez, — continua-t-elle du même ton calme. — Et, bien qu’il m’ait été impossible d’y consentir quand vous m’avez parlé ainsi pour la première fois, je suis prête, maintenant que je vous connais tellement mieux, à remettre mon bonheur en vos mains.

Elle parlait avec la noble droiture dont elle disposait en de pareilles circonstances, et qui ressemblait à une large lumière projetée tout droit à travers les ténèbres tortueuses de la situation. Rosedale sembla osciller, un moment, dans cette clarté gênante, comme s’il se rendait compte pourtant que toutes les avenues par où fuir étaient, à son grand déplaisir, illuminées.

Puis il émit un rire bref, et sortit un étui à cigarettes en or, dans lequel, de ses doigts grassouillets, tout scintillants de bijoux, il chercha une cigarette à bout doré. Il en choisit une et la contempla, un moment, avant de dire :

— Ma chère miss Lily, je regrette qu’il y ait eu un léger malentendu entre nous… mais vous m’avez fait comprendre que ma demande avait si peu de chances d’être agréée jamais que je n’avais réellement pas l’intention de la renouveler.

Lily tressaillit de toute sa personne devant la grossièreté de la rebuffade ; mais elle arrêta son premier élan de colère, et dit sur un ton de gracieuse dignité :

— Je ne dois m’en prendre qu’à moi-même, si je vous ai donné l’impression que ma décision était définitive.

Le jeu de la jeune fille, en cette escrime verbale, était toujours trop rapide pour Rosedale. Cette riposte le cloua dans un silence embarrassé, tandis qu’elle lui tendait la main et ajoutait, avec une légère inflexion de tristesse :

— Avant que nous nous disions adieu, je veux tout au moins vous remercier d’avoir un jour songé à moi comme vous y avez songé.

Le contact de sa main, la douceur émouvante de son regard touchèrent chez Rosedale une fibre vulnérable : c’était sa manière exquise d’être inaccessible, le sentiment de distance qu’elle pouvait communiquer, sans même un soupçon de dédain, — c’était cela surtout qui rendait si malaisé de se détacher d’elle.

— Pourquoi parlez-vous de se dire adieu ?… Ne pouvons-nous rester bons amis tout de même ? — insista-t-il, sans lâcher sa main.

Elle la retira tranquillement.

— Qu’entendez-vous par être bons amis ? — répliqua-t-elle avec un léger sourire ; — me faire la cour sans me demander en mariage ?

Rosedale se mit à rire : il avait retrouvé son aplomb.

— Eh bien, oui, c’est à peu près cela… Je ne peux pas m’empêcher de vous faire la cour : je ne vois pas comment n’importe qui pourrait s’en empêcher… Mais je ne compte pas vous demander en mariage, tant que je pourrai m’en dispenser.

Elle sourit encore :

— J’aime votre franchise ; mais j’ai peur que notre amitié ne puisse aller bien loin.

Elle se détourna, comme pour marquer qu’en fait cette amitié était arrivée à sa fin, et il la suivit durant quelques pas, tout dérouté, avec le sentiment que c’était elle, après tout, qui tenait le sort de la partie.

— Miss Lily !… commença-t-il, par une brusque impulsion.

Mais elle continua de marcher sans avoir l’air de l’entendre.

Il la rattrapa en quelques enjambées, et posa sur son bras une main suppliante.

— Miss Lily !… ne vous sauvez pas comme cela. Vous êtes trop dure pour un pauvre diable… Mais, si vous ne craignez pas de dire la vérité, je ne vois pas pourquoi vous ne me permettriez pas d’en faire autant.

Elle s’était arrêtée, un moment, les sourcils levés, reculant d’instinct, devant son contact, bien qu’elle ne fît aucun effort pour échapper à ses paroles.

— Il me semblait — répliqua-t-elle — que vous n’aviez pas attendu ma permission pour la dire, la vérité !

— Eh bien, alors… pourquoi ne pas écouter les raisons qui m’ont poussé à me conduire ainsi ?… Nous ne sommes pas nés d’hier, ni l’un ni l’autre : un peu de franc parler ne peut pas nous faire de mal… Je suis toujours fou de vous : il n’y a rien de neuf là dedans. Je suis plus amoureux de vous que je ne l’étais, l’année dernière, à pareille époque ; mais je dois considérer ce fait que la situation a changé.

Elle lui faisait toujours face, avec le même maintien de sérénité ironique.

— Vous voulez dire que je ne suis pas un parti aussi désirable que vous le pensiez ?

— Oui ; c’est bien ce que je veux dire, — répondit-il franchement. — Je ne veux pas entrer dans ce qui s’est passé. Je ne crois pas les histoires qu’on raconte sur vous… je ne veux pas les croire… Mais elles n’en existent pas moins… et que je ne les croie pas, cela ne change rien à la situation.

Elle rougit jusqu’aux tempes, mais l’extrême détresse où elle était réduite arrêta la réplique sur ses lèvres ; elle continua de le regarder avec calme.

— Si ces histoires ne sont pas vraies, — dit-elle, — est-ce que cela ne change rien à la situation ?

À ces mots, il attacha sur elle le regard assuré de ses petits yeux de commissaire-priseur, et, sous ce regard, elle ne se sentit rien de plus qu’une marchandise humaine superfine.

— Oui, peut-être, dans les romans ; mais pas dans la vie réelle. Vous le savez aussi bien que moi… Si nous disons la vérité, disons-la tout entière… L’année dernière, j’étais enragé pour vous épouser, et vous ne vouliez pas même me regarder ; cette année, oui, vous paraissez plus consentante. Eh bien ! qu’est-ce qui a changé dans l’intervalle ? Votre situation, voilà tout. Alors vous pensiez que vous pouviez mieux faire ; maintenant…

— Vous pensez que vous pouvez mieux faire, vous ? — interrompit-elle ironiquement.

— Mais oui, je le pense : à un certain point de vue, du moins.

Il se tenait devant elle, les mains dans les poches, la poitrine hardiment étalée sous le gilet voyant.

— Et ce point de vue, le voici : j’ai dû travailler dur, depuis quelques années, à ma position mondaine… Cela vous semble drôle que je dise cela ?… Pourquoi craindrais-je de dire que je désire pénétrer dans la société ? Un homme n’a pas honte d’avouer qu’il voudrait posséder une écurie de courses ou une galerie de tableaux : eh bien, le goût de la société n’est qu’un dada d’une autre espèce… Peut-être que je désire devenir l’égal de quelques-uns des gens qui m’ont battu froid l’an dernier. Mettons cela, si vous jugez que cela fasse mieux ! En tout cas, je veux avoir mes entrées dans les meilleures maisons ; et j’y arrive, petit à petit… Mais je sais que le plus sûr moyen de se couler auprès des gens comme il faut, c’est de se montrer avec les autres ; et voilà pourquoi je tiens à éviter les erreurs.

Miss Bart restait debout devant lui, et son silence pouvait signifier ou la raillerie ou un respect à demi forcé pour cette candeur.

Après une pause, il poursuivit :

— Voilà le fait, vous voyez. Je suis plus amoureux de vous que jamais ; mais, si je vous épousais maintenant, je me coulerais une fois pour toutes, et le résultat de tout mon travail de ces dernières années serait perdu.

Elle subit ce discours avec des yeux d’où toute nuance de ressentiment avait disparu. Après le réseau de mensonges mondains sous lequel elle s’était débattue pendant si longtemps, c’était un rafraîchissement que d’entrer dans le plein jour de l’intérêt avoué.

— Je comprends, — fit-elle ; — il y a un an, je vous aurais été utile, maintenant je ne serais plus qu’un embarras pour vous… J’estime l’honnête franchise avec laquelle vous me le dites.

Elle lui tendit la main en souriant.

Ce geste dérangea de nouveau l’équilibre de M. Rosedale.

— Mâtin ! vous êtes crâne ! — s’écria-t-il.

Et, comme elle faisait mine encore de s’éloigner, il éclata brusquement :

— Miss Lily !… arrêtez ! Vous savez que je ne crois pas ces histoires… Je crois qu’elles ont toutes été fabriquées par une femme qui n’a pas hésité à vous sacrifier à ses convenances personnelles…

Lily se retira, avec un vif mouvement de dédain : il était plus facile d’endurer son insolence que sa commisération.

— Vous êtes trop bon ; mais je n’estime pas que nous ayons besoin de discuter la chose davantage.

Mais Rosedale était par nature trop rebelle aux simples indications pour qu’il ne lui fût pas facile de balayer une semblable résistance :

— Je ne veux rien discuter du tout ; je veux simplement vous exposer le cas, — insista-t-il.

Elle s’arrêta malgré elle, retenue par un certain changement de son regard et de sa voix. Et il poursuivit, les yeux solidement rivés sur elle :

— Ce qui m’étonne, c’est que vous ayez attendu si longtemps pour régler vos comptes avec cette femme, alors que vous en aviez le pouvoir entre les mains.

Saisie d’étonnement, elle garda le silence. Il s’approcha d’un pas pour lui demander à voix basse, mais à bout portant :

— Pourquoi ne vous servez-vous pas de ces lettres que vous avez achetées, l’année dernière ?

Lily demeura muette sous le choc de cette question. Dans la phrase qui l’avait précédée, elle avait vu, tout au plus, une allusion à son influence supposée sur George Dorset ; et ce n’était certes pas la prodigieuse indélicatesse d’une telle allusion qui diminuait les probabilités que Rosedale y pût recourir. Mais maintenant elle voyait combien elle était loin de compte ; et elle était si surprise d’apprendre qu’il avait découvert le secret de ces lettres qu’elle n’aperçut pas, pour le moment, l’usage particulier qu’il prétendait faire de sa découverte.

Elle perdit, une minute, son sang-froid ce qui permit à Rosedale de développer ; et il poursuivit rapidement, comme pour se rendre plus complètement maître de la situation :

— Vous voyez, je sais où vous en êtes ; je sais à quel point cette femme est en votre pouvoir… J’ai l’air de parler comme au théâtre, n’est-ce pas ? Mais il y a beaucoup de vrai dans quelques-uns de ces vieux bateaux ; et je ne suppose pas que vous ayez acheté ces lettres simplement parce que vous faisiez, collection d’autographes.

Elle continua de le regarder avec un ahurissement croissant : elle n’avait plus qu’une impression nette, et c’était une sensation d’effroi devant la puissance de cet homme.

— Vous vous demandez comment j’ai déniché cela ? — reprit-il, répondant à son regard avec un air de fierté consciente. — Peut-être avez-vous oublié que je suis le propriétaire du Benedick… mais peu importe, pour le moment… Être au courant, c’est un talent très utile dans les affaires, et je n’ai fait que l’étendre à mes affaires privées… Car ceci est en partie mon affaire, voyez-vous… du moins, il dépend de vous qu’il en soit ainsi… Regardons la situation bien en face. Mrs. Dorset, pour des raisons dans lesquelles nous n’entrerons pas, vous a joué un sale tour, le printemps dernier… Tout le monde sait ce qu’est Mrs. Dorset, et ses meilleures amies ne la croiraient pas sur parole là où leurs propres intérêts seraient en jeu ; mais, tant qu’ils ne sont pas eux-mêmes en question, il est beaucoup plus facile de suivre le mouvement que de s’y opposer, et vous avez été tout simplement sacrifiée à leur paresse et à leur égoïsme… N’est-ce pas un exposé assez exact de votre cas ?… Eh bien ! il y a des gens qui soutiennent que vous avez entre les mains la meilleure de toutes les réponses : d’après eux, George Dorset vous épouserait demain si vous consentiez à lui dire tout ce que vous savez, et si vous lui donniez l’occasion de mettre la dame à la porte… Oui, peut-être en serait-il capable ; mais vous ne semblez pas goûter particulièrement cette forme de réhabilitation, et moi, jugeant la chose purement en homme d’affaires, j’estime que vous n’avez pas tort. Personne ne se tire d’une pareille aventure les mains parfaitement nettes, et la seule manière pour vous de recommencer la partie, c’est d’obtenir de Bertha Dorset qu’elle vous soutienne, au lieu d’essayer de lutter contre elle.

Il s’arrêta assez longtemps pour respirer, pas assez pour lui donner le temps d’exprimer sa résistance en voie de formation ; et comme il parlait toujours, expliquant et élucidant son idée avec toute la décision d’un homme qui ne met pas en doute l’excellence de sa cause, elle sentit l’indignation se figer peu à peu sur ses lèvres, et se trouva bientôt prisonnière de son argument, rien que par la froide énergie avec laquelle il le présentait. Elle n’avait pas le temps maintenant de se demander comment il avait appris l’achat des lettres ; le monde entier, pour elle, n’était que ténèbres, hors du monstrueux rayonnement qui venait de ce point unique : l’emplette à utiliser… Et, une fois le premier moment passé, ce n’était pas l’horreur de ce projet qui la tenait subjuguée, soumise à la volonté de cet homme ; c’était plutôt son affinité subtile avec ses propres et ses plus intimes aspirations. Rosedale l’épouserait demain, si elle pouvait regagner l’amitié de Bertha Dorset ; et, pour obtenir la reprise ouverte de cette amitié, la tacite rétractation de tout ce qui en avait causé la rupture, elle n’avait qu’à faire peser sur la dame la menace latente du paquet si miraculeusement tombé entre ses mains.

Lily vit dans un éclair l’avantage de cette méthode sur celle que lui avait proposée le pauvre Dorset. Le succès de celle-ci dépendait d’une injure publiquement infligée, tandis que celle-là réduisait la transaction à une entente privée dont aucune tierce personne n’avait besoin d’avoir même le plus léger soupçon. Énoncée par Rosedale en termes d’affaires, — donnant, donnant, — cette entente prenait l’apparence innocente d’un arrangement mutuel, analogue à un transfert de propriété ou à un déplacement de mur mitoyen. Cela simplifiait certainement la vie que de l’envisager ainsi comme un jeu de perpétuels accords, un manège de politiciens, où toute concession avait son équivalent reconnu : l’esprit harassé de Lily était séduit par cette fuite loin des flottants critériums moraux, dans une région de poids et mesures concrets.

Rosedale, tandis qu’elle l’écoutait, semblait lire dans son silence, non seulement un acquiescement graduel à son plan, mais encore une intelligence dangereusement perspicace des chances que ce plan offrait ; et, comme elle s’obstinait à rester devant lui sans rien dire, il conclut par un rapide retour sur lui-même :

— Vous voyez comme tout cela est simple, n’est-ce pas ? Bon ! mais ne vous laissez pas trop aller à l’idée que c’est si simple que cela… Ce n’est pas tout à fait comme si vous débutiez avec un certificat bien net de bonne vie et mœurs… Puisque nous causons ouvertement, appelons les choses par leur nom, et tirons au clair la chose… Vous savez parfaitement que Bertha Dorset n’aurait pas pu vous atteindre, s’il n’y avait eu… comment dire ?… des questions posées… des petits points d’interrogations, hé ?… Cela arrive nécessairement, j’imagine, à une jolie jeune fille dont la famille est avare ; en tout cas, c’est arrivé, et Bertha a trouvé un terrain tout préparé… Voyez-vous où je vais en venir ?… Vous ne voulez plus que ces petites questions puissent se poser de nouveau. Il faut que Bertha prenne l’alignement, mais il faut aussi qu’elle le garde, et ça, c’est plus difficile… Sans doute, vous pouvez lui faire peur, et tout de suite… mais le moyen de faire durer cette peur ? C’est de lui montrer que vous êtes aussi puissante qu’elle. Toutes les lettres du monde n’y suffiraient pas, dans votre situation actuelle ; mais, avec un fort appui derrière vous, vous la maintiendrez exactement au point où vous désirez qu’elle soit… Ça, c’est ma part dans l’affaire, c’est ce que je vous offre… Vous ne pouvez pas y réussir sans moi : ne vous sauvez pas avec l’idée que vous le puissiez… Avant six mois, vous retomberiez dans vos anciens ennuis, ou dans de pires ; et me voilà, moi, prêt à vous en tirer demain, si vous voulez… Voulez-vous, miss Lily ? — ajouta-t-il en se rapprochant soudain.

Ces paroles, et le mouvement qui les accompagnait, se combinèrent pour faire tressaillir Lily et la tirer de cet état de dépendance hypnotique où elle avait insensiblement glissé. La lumière parvient par des voies détournées à une conscience qui tâtonne, et elle lui parvint, cette fois, à travers le dégoût : son complice éventuel ne présumait-il pas tout naturellement, qu’elle pouvait ne pas avoir confiance en lui, qu’elle tenterait peut-être de le frustrer de sa part du butin ? Ce coup d’œil jeté sur les arrière-pensées de Rosedale lui découvrait toute la transaction sous un jour nouveau : elle vit que la bassesse essentielle de l’acte résidait dans le fait qu’on ne courait aucun risque.

Elle recula, avec un geste rapide de refus, en disant, d’une voix qui la surprit elle-même :

— Vous vous trompez… vous vous trompez absolument… et sur les faits et dans les déductions que vous en tirez.

Rosedale la regarda, un moment, ahuri par cet écart subit dans une direction si différente de celle où elle avait paru se laisser guider par lui.

— Que diable voulez-vous dire, à présent ? Je croyais que nous nous comprenions, nous deux ! — s’écria-t-il.

Elle murmura :

— Ah ! oui, nous nous comprenons, à présent !

Il repartit, avec un soudain éclat de violence :

— Alors, c’est parce que les lettres lui sont adressées, à lui, je suppose ?… Eh bien, le diable m’emporte si je vois les remerciements que vous avez reçus de lui !