Chez les heureux du monde/23

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Chez les heureux du monde
La Revue de Paristome 1 (p. 723-737).
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XXIII


L’automne touchait à l’hiver. Une fois de plus, le monde des oisifs passait de la campagne à la ville, et la Cinquième Avenue, encore déserte vers la fin de la semaine, montrait du lundi au vendredi un flot de voitures de plus en plus large entre les façades des maisons rendues peu à peu à la vie.

Le Concours hippique, une quinzaine plus tôt, avait produit un passager semblant d’animation, remplissant les théâtres et les restaurants de spécimens humains aussi coûteux et aussi piaffants que ceux qui journellement faisaient le tour de la piste. Dans le monde de miss Bart, le Concours hippique, et le public qu’il attirait, avaient fini par être rangés ostensiblement parmi les spectacles dédaignés des élus ; mais, de même que le seigneur féodal sort parfois de chez lui pour se mêler à la danse sur la prairie de son village, de même la société, officieusement et incidemment, condescendait encore à venir jeter un coup d’œil sur la scène. Mrs. Gormer, entre autres, ne pouvait perdre une telle occasion de s’exhiber et d’exhiber ses chevaux : il fut donné à Lily de siéger, une ou deux fois, aux côtés de son amie, dans la loge la plus en vue de l’établissement. Mais ce reste apparent d’intimité ne lui fit que mieux sentir un changement dans ses relations avec Mattie, et percevoir une aube de discernement, un idéal mondain graduellement formé, qui émergeait, chez Mrs. Gormer, du chaos où jusque-là se bornait sa conception de l’existence. Il était inévitable que Lily elle-même constituât le premier sacrifice fait à ce nouvel idéal, et elle savait que, les Gormer une fois réinstallés en ville, tout le courant de la vie élégante aiderait Mattie à se détacher d’elle. En résumé, elle n’avait pas réussi à se rendre indispensable ; ou, plutôt, ses efforts dans ce sens avaient été contrariés par une influence plus forte que toutes celles qu’elle pouvait exercer. Cette influence, en dernière analyse, était simplement le pouvoir de l’argent : le crédit mondain de Bertha Dorset était fondé sur la solidité de son crédit financier.

Lily savait que Rosedale n’avait exagéré ni la difficulté de sa position ni la parfaite sûreté de la défense qu’il lui offrait : une fois de pair avec Bertha quant aux ressources matérielles, elle pourrait facilement, grâce à ses dons supérieurs, dominer son adversaire. L’intelligence de ce que représenterait une pareille domination, et des désavantages qui en suivraient le refus, revint à Lily avec plus de netteté que jamais durant les premières semaines de l’hiver. Jusque-là, elle avait pu garder une apparence de mouvement hors du flux principal de la vie mondaine ; mais, lors du retour en ville, au moment où se concentraient les activités éparses, rien que le fait de ne pas rentrer par un glissement naturel dans ses anciennes habitudes de vie la désignait comme en étant manifestement exclue. Si l’on n’était pas soi-même une partie de la routine fixée pour la saison, on se balançait hors de toute sphère, dans le vide absolu de la non-existence mondaine. Lily, malgré tous ses rêves mal satisfaits, n’avait jamais réellement conçu la possibilité de graviter autour d’un autre centre : il était facile de mépriser le monde, mais il était décidément difficile de découvrir une autre région habitable. Son sens de l’ironie ne l’abandonnait jamais entièrement : elle pouvait encore noter, en se moquant d’elle-même, la valeur anormale soudainement acquise par les plus ennuyeux et les plus insignifiants détails de son ancienne vie. Même certaines corvées avaient un charme pour elle, maintenant qu’elle en était involontairement dispensée : — déposer des cartes, écrire des mots, faire des politesses forcées aux gens ennuyeux et âgés, endurer avec un sourire de fastidieux dîners, comme toutes ces obligations eussent agréablement rempli le néant de ses journées ! Elle laissait, à vrai dire, des cartes en abondance ; elle persistait avec une allègre vaillance à se bien tenir devant les yeux du monde, et elle n’eut à supporter aucune de ces brutales rebuffades qui parfois déterminent chez leur victime une salutaire réaction de mépris. La société ne se détournait pas d’elle ; elle passait tout simplement à côté, préoccupée et inattentive, lui faisant sentir, dans la pleine mesure de l’orgueil humilié, à quel point elle avait été la créature de sa faveur.

Elle avait rejeté la suggestion de Rosedale avec une vivacité de dédain qui l’avait presque surprise elle-même : de hauts éclairs d’indignation, elle en était encore capable. Mais elle ne pouvait respirer longtemps sur les cimes ; il n’y avait rien eu dans son éducation qui pût développer en elle une force morale un peu persévérante : ce qu’elle souhaitait, et elle sentait qu’elle y avait droit, c’était une situation où l’attitude la plus noble serait aussi la plus aisée. Jusqu’à présent, ses intermittentes velléités de résistance avaient suffi à préserver son respect d’elle-même. Si elle glissait, elle reprenait pied, et ce n’était qu’ensuite qu’elle se rendait compte que chaque fois elle avait repris à un niveau quelque peu inférieur. Elle avait rejeté l’offre de Rosedale sans avoir conscience d’un effort ; tout son être s’était dressé là contre ; et elle ne s’apercevait pas encore que, par le simple fait de l’avoir écouté, elle avait appris à vivre avec des idées qui lui auraient été jadis intolérables.


Pour Gerty Farish, qui la surveillait d’un œil moins perspicace mais plus tendre que celui de Mrs. Fisher, les résultats de la lutte étaient déjà distinctement visibles. Elle ne savait pas, à vrai dire, les gages que Lily avait déjà donnés aux nécessités conventionnelles ; mais elle la voyait s’abandonner passionnément et sans espoir de retour au système ruineux de « sauver les apparences ». Gerty souriait maintenant de son rêve d’autrefois : la rénovation de son amie par l’adversité. Elle comprenait clairement que Lily n’était pas de ceux auxquels la privation enseigne le peu d’importance de ce qu’ils ont perdu. Mais, par là même, aux yeux de Gerty, son amie était dans une détresse plus pitoyable et qu’il était urgent de secourir ; elle offrait plus de prise aux droits d’une tendresse dont elle ignorait qu’elle eût besoin.

Lily, depuis son retour en ville, n’avait pas grimpé souvent l’escalier de miss Farish. Il y avait pour elle quelque chose d’irritant dans la muette interrogation de la sympathie de Gerty : elle sentait que les réelles difficultés de sa situation ne pouvaient se communiquer à quelqu’un qui avait une théorie des valeurs respectives si différente de la sienne, et la vie restreinte de Gerty, qui avait autrefois le charme du contraste, lui rappelait maintenant trop péniblement les limites où sa propre existence allait se réduire. Lorsque enfin, une après-midi, elle mit à exécution le projet longtemps différé de rendre visite à son amie, le sentiment des occasions évanouies s’était emparé d’elle avec une violence inaccoutumée. Sa marche le long de la Cinquième Avenue, qui développait devant elle, dans le vif éclat d’un soleil d’hiver, une interminable procession de luxueux équipages, — à travers les petites fenêtres carrées des coupés, c’étaient des profils familiers penchés sur des listes de visites, où des mains pressées remettant des mots et des cartes au valet de pied, — ce coup d’œil sur les roues toujours en mouvement de la grande machine mondaine, fit paraître à Lily plus dur et plus étroit que jamais l’escalier de Gerty, comme la vie en cul-de-sac à laquelle il conduisait. Morne escalier destiné à être gravi par des gens mornes : combien de milliers de figures insignifiantes montaient et descendaient de pareils escaliers, à ce même instant, de par le monde, — figures aussi usées et aussi peu intéressantes que celle de cette dame d’âge moyen, vêtue de noir flasque, qui descendait les étages de Gerty comme Lily les montait !…

— C’est la pauvre miss Jane Silverton… Elle est venue me parler de sa situation : elle et sa sœur veulent faire quelque chose pour vivre, — expliqua Gerty, tandis que Lily la suivait dans son petit salon.

— Pour vivre ?… en sont-elles là ? — demanda miss Bart avec une pointe d’irritation.

Elle n’était pas venue pour écouter les infortunes des autres.

— J’ai bien peur qu’il ne leur reste plus rien : les dettes de Ned ont tout englouti. Elles avaient tant d’espoir, vous savez, après sa rupture avec Carry Fisher ! Elles s’imaginaient que Bertha Dorset aurait une si bonne influence, parce qu’elle n’aime pas les cartes !… Et, ma foi, elle a tenu des discours magnifiques à cette pauvre miss Jane : elle considérait Ned comme son frère cadet, et elle voulait l’emmener sur son yacht pour lui donner une chance de renoncer au jeu et aux courses, et de reprendre ses travaux littéraires.

Miss Farish s’arrêta. Son soupir exprimait la perplexité de la visiteuse qui venait de partir :

— Mais ce n’est pas tout, il y a pis. Il paraît que Ned s’est brouillé avec les Dorset ; ou plutôt Bertha ne veut plus le voir, et il en est si malheureux qu’il s’est remis à jouer et qu’il circule avec toute sorte de gens bizarres. Et ma cousine Grace Van Osburgh l’accuse d’avoir une très mauvaise influence sur Bertie, qui a quitté Harvard, le printemps dernier, et est sans cesse avec Ned depuis. Elle a envoyé chercher miss Jane, et lui a fait une scène terrible ; et Jack Stepney et Herbert Melson, qui étaient là, ont raconté à miss Jane que Bertie menaçait d’épouser une vilaine femme à qui Ned l’avait présenté, et qu’il n’y avait rien à faire avec lui, car maintenant il est en âge d’avoir sa fortune. Vous pouvez vous imaginer dans quel état était miss Jane : elle est venue tout de suite à moi et semblait penser que, si je lui trouvais quelque chose à faire, elle pourrait gagner de quoi payer les dettes de Ned et l’envoyer au loin… J’ai peur qu’elle n’ait aucune idée du temps qu’il lui faudrait pour payer une seule de ses soirées de bridge !… Et il était terriblement endetté à son retour de la croisière… Je ne peux pas comprendre comment il aura pu dépenser encore plus d’argent sous l’influence de Bertie que sous celle de Carry ; et vous ?

Lily répondit à cette question avec un geste d’impatience :

— Ma chère Gerty, je comprends toujours comment les gens peuvent dépenser beaucoup plus… jamais, comment ils peuvent dépenser moins !

Elle défit ses fourrures et s’installa dans le fauteuil de Gerty, tandis que celle-ci s’occupait du thé.

— Mais que peuvent-elles faire, les Silverton ? Comment ont-elles l’intention de gagner leur vie ? — demanda-t-elle, sans méconnaître l’irritation qui persistait dans sa voix.

C’était là le dernier sujet qu’elle eût songé à discuter, — cela ne l’intéressait pas le moins du monde, — mais une curiosité soudaine et perverse s’était emparée d’elle : elle voulait savoir comment les deux incolores et tremblantes victimes des expériences sentimentales du jeune Silverton comptaient tenir tête à la cruelle nécessité qui rôdait si près de son propre seuil.

— Je ne sais pas… Je tâche de leur trouver quelque chose. Miss Jane lit très gentiment à haute voix… mais il est si difficile de découvrir une personne qui veuille bien qu’on lui lise !… Et miss Annie peint un peu…

— Oui, je vois cela… des fleurs de pommier sur du papier buvard… Tout juste le genre de choses que je serai bientôt amenée à faire moi-même ! — s’écria Lily, en se dressant avec une véhémence qui menaçait de détruire la fragile table à thé de miss Farish.

Lily se pencha pour assurer les tasses ; puis elle se renfonça dans son fauteuil.

— J’avais oublié qu’il n’y a pas de place pour se démener… Comme il faut se bien tenir dans un petit appartement !… Oh ! Gerty, je n’étais pas faite pour la bonté ! — soupira-t-elle, sans aucun souci de la cohérence.

Gerty leva un regard craintif sur la figure pâle de son amie, où les yeux luisaient avec l’étrange éclat de l’insomnie.

— Vous semblez affreusement fatiguée, Lily : prenez votre thé et laissez-moi vous donner ce coussin pour vous appuyer.

Miss Bart accepta la tasse de thé, mais repoussa le coussin d’une main impatiente.

— Ne me donnez pas cela ! Je ne veux pas m’appuyer : je m’endormirais, si je le faisais.

— Eh bien, pourquoi pas, chérie ? je resterai aussi tranquille qu’une souris, — insista Gerty affectueusement.

— Non, non, ne restez pas tranquille ; parlez-moi… tenez-moi éveillée !… Je ne dors pas la nuit, et, dans la journée, je suis envahie par une terrible torpeur.

— Vous ne dormez pas la nuit ?… depuis quand ?

— Je ne sais pas… je ne me souviens plus.

Elle se leva et déposa la tasse vide sur le plateau :

— Une autre, et plus forte, s’il vous plaît : si je ne me tiens pas éveillée maintenant, j’aurai d’horribles visions, cette nuit… tout à fait horribles !

— Mais elles seront pires, si vous buvez trop de thé !

— Non, non… donnez-m’en ; et pas de sermon, je vous en prie ! — répliqua Lily d’un ton impérieux.

Sa voix avait une âpreté singulière, et Gerty vit trembler la main qu’elle tendait pour recevoir la seconde tasse.

— Mais vous avez l’air si fatiguée !… Je suis sûre que vous êtes malade.

Miss Bart posa la tasse avec un sursaut :

— Ai-je l’air malade ? Ma figure le dit-elle ?

Elle se leva et marcha rapidement vers le petit miroir placé au-dessus de la table à écrire.

— Quelle horrible glace !… elle est toute tachée et décolorée… N’importe qui, là dedans, serait blême !

Elle se retourna, fixant des yeux plaintifs sur Gerty :

— Chérie, stupide chérie, pourquoi me dites-vous des choses aussi odieuses ?… C’est de quoi rendre quelqu’un malade que de lui déclarer qu’il en a l’air !… Et malade, cela veut dire laide.

Elle saisit les poignets de Gerty, et l’entraîna tout près de la fenêtre :

— Après tout, j’aime mieux savoir la vérité. Regardez-moi bien en face, Gerty, et répondez-moi : suis-je à faire peur ?

— Vous êtes admirablement belle, en ce moment, Lily : vos yeux sont brillants, et vos joues sont devenues si roses tout à coup !…

— Ah ! elles étaient pâles, alors… blafardes, quand je suis entrée ? Pourquoi ne me dites-vous pas franchement que je suis une ruine ?… Mes yeux luisent en ce moment parce que je suis énervée… mais, le matin, ils ont l’air de plomb… Et je peux suivre le progrès des rides sur ma figure… Les rides de l’anxiété, du désappointement, de la défaite ! Chaque nuit d’insomnie en laisse une nouvelle, et comment pourrais-je dormir, quand j’ai de si terribles choses auxquelles penser !

— De terribles choses ?… quelles choses ? — demanda Gerty, dégageant doucement ses poignets des doigts fiévreux de son amie.

— Quelles choses ? Eh bien, la pauvreté, entre autres… et je n’en sais pas de plus terrible.

Lily se détourna et se laissa choir avec une lassitude soudaine dans le fauteuil voisin de la table à thé.

— Vous me demandiez tout à l’heure si je comprenais comment Ned Silverton dépensait tant d’argent. Mais oui, je le comprends : il le dépense à vivre avec les riches. Vous croyez que nous vivons des riches, plutôt qu’avec eux : et c’est vrai, dans un sens… mais c’est un privilège que nous avons à payer ! Nous mangeons leurs dîners, nous buvons leurs vins, nous fumons leurs cigarettes, nous nous servons de leurs voitures, de leurs loges à l’Opéra et de leurs wagons particuliers… oui, mais nous avons une taxe à payer pour chacun de ces luxes. L’homme la paye, cette taxe, en donnant de gros pourboires aux domestiques, en jouant aux cartes au delà de ses moyens, par des fleurs, des cadeaux, et bien d’autres choses qui sont chères ; la jeune fille, elle, la paye par des pourboires et par le jeu aussi… eh ! oui, j’ai dû me remettre au bridge… et en allant chez les meilleures couturières, en ayant toujours exactement la robe qu’il faut pour chaque circonstance, et en se gardant toujours fraîche, exquise et amusante !

Elle se pencha en arrière, un moment, et ferma les yeux, et, comme elle était là, ses lèvres pâles légèrement entr’ouvertes, les paupières baissées sur son regard brillant de bête forcée, Gerty eut la brusque sensation qu’elle changeait de visage, — comme si un jour cendré venait tout à coup en éteindre l’artificiel éclat. Lily leva les yeux, et la vision s’évanouit.

— Tout cela n’a pas l’air très amusant, n’est-ce pas ? Et cela ne l’est pas, non plus ; j’en suis écœurée à mort !… Et pourtant l’idée de renoncer à tout cela me tue presque, oui… voilà ce qui me tient éveillée la nuit, et me pousse à boire du thé si fort… Car je ne puis continuer ainsi beaucoup plus longtemps, vous savez… je suis presque au bout de mon rouleau. Et alors que faire ?… comment diable arriverai-je à vivre ?… Je me vois réduite au sort de cette pauvre Silverton… visitant en cachette les agences de placement, essayant de vendre des buvards peints à des sociétés féminines d’assistance mutuelle ! Et il y a déjà des milliers et des milliers de femmes qui essayent de faire la même chose, et, dans le nombre, pas une qui sache moins que moi comment s’y prendre pour gagner un dollar !

Elle se leva de nouveau et jeta un coup d’œil rapide sur la pendule :

— Il est tard, et il faut que je m’en aille : j’ai un rendez-vous avec Carry Fisher… N’ayez pas l’air si tourmentée, pauvre chérie… ne pensez pas trop à toutes les bêtises que je vous ai dites.

Elle était de nouveau devant le miroir, arrangeant ses cheveux d’une main légère, baissant sa voilette et ajustant ses fourrures :

— Bien entendu, vous savez, je n’en suis pas encore aux agences de placement, ni aux buvards peints ; mais je suis un peu à court, pour le moment, et, si je pouvais trouver quelque chose à faire… des mots à écrire, des listes de visites à préparer… enfin, dans cet ordre d’idées-là… cela me tiendrait à flot jusqu’au paiement du legs. Et Carry m’a promis de me trouver quelqu’un ayant besoin d’une sorte de secrétaire mondain : vous savez, elle s’est fait une spécialité des riches qui ont besoin d’assistance…


Miss Bart n’avait pas révélé à Gerty toute l’étendue de ses anxiétés. Elle avait, en réalité, un besoin urgent et immédiat d’argent : l’argent nécessaire pour faire face tout simplement à la note hebdomadaire qui ne pouvait être ni différée ni éludée. Renoncer à son appartement, et s’abaisser à l’obscurité d’une pension de famille ou à l’hospitalité provisoire d’un lit dans le petit salon de Gerty Farish, c’était là un expédient qui ne pouvait que reculer le problème posé devant elle ; et il lui semblait tout à la fois plus sage et plus agréable de rester où elle était et de trouver quelque moyen de gagner sa vie. La possibilité d’avoir à le faire était de celles qu’elle n’avait jamais examinées sérieusement jusqu’à ce jour, et la découverte qu’elle se montrerait sans doute aussi impuissante, aussi incapable de gagner son pain que la pauvre miss Silverton, porta un rude coup à son assurance.

Accoutumée qu’elle était à s’estimer d’après l’évaluation générale comme une personne d’énergie et de ressources, naturellement faite pour être supérieure à toute situation où elle se trouvait, elle s’était vaguement imaginé que de pareils dons seraient précieux à des gens qui cherchaient une direction mondaine ; il n’y avait malheureusement pas d’étiquette spécifique sous le couvert de laquelle l’art de dire et de faire la chose convenable pouvait être offert sur le marché, et même l’ingéniosité de Mrs. Fisher échoua devant la difficulté de découvrir une veine productive dans le trésor indéfini des grâces de Lily. Mrs. Fisher regorgeait d’expédients indirects pour permettre à ses amis de gagner leur vie, et elle pouvait affirmer en toute conscience qu’elle avait proposé plusieurs occasions de ce genre à Lily ; mais de plus légitimes gagne-pain étaient en dehors de sa sphère comme au-dessus des capacités des malheureux qui habituellement réclamaient ses offices. Lily n’avait pas su profiter des chances qu’elle lui avait déjà offertes, ce qui aurait pu justifier le renoncement à tout nouvel effort en sa faveur ; mais l’inépuisable bonté d’âme de Mrs. Fisher l’avait rendue experte à créer des demandes artificielles en réponse à une offre réelle. C’est pourquoi elle était partie aussitôt en voyage de découverte au bénéfice de miss Bart ; et, à la suite de ses explorations, elle mandait maintenant Lily en lui annonçant qu’elle avait « trouvé quelque chose ».


Restée seule, Gerty songeait avec tristesse à la situation de son amie et à sa propre incapacité de la secourir. Elle voyait clairement que, pour le moment du moins, Lily ne voulait pas du genre d’aide qu’elle pouvait lui donner. Miss Farish n’avait d’espoir pour son amie que dans une vie complètement réorganisée et détachée de son ancien milieu, tandis que toutes les énergies de Lily étaient concentrées dans un effort résolu pour s’attacher à ce milieu, pour s’identifier visiblement avec lui, aussi longtemps que l’illusion pourrait être maintenue. Quelque pitoyable qu’une telle attitude parût à Gerty, elle ne pouvait la juger aussi sévèrement que l’eût fait Selden, par exemple. Elle n’avait pas oublié la nuit émouvante où Lily et elle avaient reposé dans les bras l’une de l’autre, et où il lui avait semblé sentir le sang même de son cœur passer en son amie. Sans doute, le sacrifice qu’elle avait fait demeurait vain ; aucune trace ne subsistait en Lily des influences bienfaisantes de cette heure-là ; mais la tendresse de Gerty, disciplinée par de longues années de contact avec la souffrance obscure et inexprimée, savait attendre son objet avec une résignation silencieuse qui ne tenait pas compte du temps. Elle ne pouvait toutefois se refuser la consolation de se concerter anxieusement avec Laurence Selden, avec lequel, depuis qu’il était revenu d’Europe, elle avait renoué ses anciennes relations de cousinage et de confiance.

Selden lui-même ne s’était jamais aperçu d’aucun changement dans leurs relations. Il retrouva Gerty comme il l’avait laissée, simple, sans exigence et dévouée, mais avec une plus vive divination du cœur, qu’il reconnut sans chercher à l’expliquer. Quant à Gerty, elle aurait naguère jugé impossible de jamais plus parler librement avec lui de Lily Bart ; mais ce qui s’était passé dans les secrètes profondeurs d’elle-même eut pour effet d’abolir en quelque sorte, une fois tombée la poussière du combat, les frontières de son être moral, et désormais, pour elle, toute émotion personnelle alla se perdre dans un courant général de sympathie humaine.

Ce ne fut qu’environ quinze jours après la visite de Lily que Gerty eut l’occasion de communiquer ses craintes à Selden. Celui-ci, venu un dimanche, dans l’après-midi, était resté là durant toute l’heure du thé, frappé d’une animation qui ne lui disait rien de bon : il remarquait dans la voix et dans le regard de sa cousine quelque chose qui sollicitait un moment de tête-à-tête ; et, sitôt le dernier visiteur parti, Gerty ouvrit le feu en lui demandant depuis combien de temps il n’avait pas vu miss Bart.

L’hésitation perceptible de Selden lui permit un léger mouvement de surprise.

— Je ne l’ai pas vue du tout… je n’ai pu arriver jusqu’à elle, depuis son retour d’Europe.

Cet aveu inattendu fit que Gerty hésita, elle aussi ; elle balançait encore, au bord du sujet, quand il la tira d’embarras en ajoutant :

— J’aurais voulu la voir… mais elle m’a l’air d’avoir été absorbée par le clan des Gormer.

— Raison de plus : elle a été très malheureuse.

— Malheureuse avec les Gormer ?

— Oh ! je ne défends pas son intimité avec les Gormer ; mais cela aussi touche à sa fin, je crois… Vous savez qu’on a été très mal pour elle depuis sa brouille avec Bertha Dorset.

— Ah ! — s’écria Selden.

Il se leva brusquement, gagna la fenêtre, et demeura les yeux fixés sur la rue assombrie, tandis que sa cousine continuait d’expliquer :

— Judy Trenor et sa propre famille l’ont abandonnée aussi… et tout cela, à cause des horribles choses que Bertha Dorset a racontées sur elle… Et puis elle est très pauvre… Vous savez que Mrs. Peniston l’a déshéritée, avec un tout petit legs, après lui avoir donné à entendre qu’elle lui laisserait tout.

— Oui… je sais, — fit Selden d’un ton bref, en se retournant, mais pour se promener d’un pas inquiet dans l’espace circonscrit entre la porte et la fenêtre. — Oui… elle a été abominablement traitée ; mais, par malheur, c’est justement ce qu’un homme qui voudrait lui témoigner de la sympathie ne peut pas lui dire.

Ces mots déterminèrent chez Gerty comme un frisson de désappointement.

— Il y aurait d’autres moyens de témoigner votre sympathie ! suggéra-t-elle.

Selden, avec un léger rire, s’assit à côté d’elle sur le petit sofa, près du foyer.

— À quoi pensez-vous encore, incorrigible missionnaire ? demanda-t-il.

Gerty rougit, et d’abord cette rougeur fut sa seule réponse. Puis elle s’expliqua plus clairement et dit :

— Je pensais à ceci, qu’elle et vous étiez autrefois grands amis… qu’elle se souciait énormément de l’opinion que vous aviez d’elle… et que, si elle considère votre éloignement comme un signe de votre opinion actuelle, j’imagine que cela doit ajouter beaucoup à son malheur.

— Ma chère enfant, n’y ajoutez pas davantage… au moins dans votre imagination… en lui attribuant toutes sortes de délicatesses qui vous sont propres.

Selden, malgré lui, avait parlé d’une voix sèche, mais il rencontra le regard perplexe de Gerty et reprit avec plus de douceur :

— Mais, bien que vous exagériez énormément l’importance de ce que je pourrais faire pour miss Bart, vous ne sauriez exagérer mon empressement à le faire, si vous me le demandez.

Il posa la main, un moment, sur celle de Gerty : à ce rare contact, par un courant soudain, se fit un de ces échanges d’intelligence qui remplissent les réservoirs cachés de l’affection. Gerty eut le sentiment qu’il mesurait ce qu’il lui en coûtait, à elle, de faire cette requête, aussi nettement qu’elle lisait la signification de sa réponse ; et la notion de tout ce qui subitement s’était éclairci entre eux lui permit de trouver plus facilement ces paroles :

— Je vous le demande, alors ; je vous le demande, parce qu’elle m’a dit un jour que vous aviez été une aide pour elle, et parce qu’elle a besoin d’aide maintenant plus que jamais. Vous savez à quel point elle a toujours été dépendante du bien-être et du luxe ; combien elle a toujours haï ce qui était pauvre, laid et inconfortable. Elle ne peut pas s’en empêcher : elle a été élevée avec ces idées-là, elle n’a jamais pu s’en débarrasser. Mais aujourd’hui toutes les choses auxquelles elle tenait lui ont été enlevées, et les gens qui lui avaient appris à y tenir l’ont abandonnée aussi : et il me semble que si quelqu’un pouvait lui tendre la main et lui montrer l’autre côté de l’existence… lui montrer combien il reste encore de choses dans la vie et en elle-même…

Gerty s’arrêta, confondue par le son de sa propre éloquence, et gênée par la difficulté de donner une expression précise au vague désir de relèvement qu’elle éprouvait pour son amie.

— Moi, je ne peux rien pour elle : elle m’échappe, — continua-t-elle. — Je crois qu’elle a peur de m’être à charge. La dernière fois qu’elle est venue, il y a quinze jours, elle semblait affreusement tourmentée au sujet de son avenir : elle m’a dit que Carry Fisher essayait de lui trouver quelque chose à faire… Peu après, elle m’a écrit qu’elle avait accepté un emploi de secrétaire particulier, et que je n’avais pas à m’inquiéter, car tout était pour le mieux, et qu’elle viendrait me voir et tout me raconter aussitôt qu’elle en aurait le temps ; mais elle n’est jamais venue, et je ne veux pas y aller la première, parce que j’ai peur de m’imposer alors qu’elle ne me désire pas. Un jour, quand nous étions petites, comme je me précipitais sur elle, après une longue séparation, et lui jetais les bras autour du cou, elle me dit : « Je vous en prie, ne m’embrassez pas à moins que je ne vous le demande, Gerty… » et elle me l’a demandé, une minute plus tard ; mais, depuis, j’ai toujours attendu qu’elle me le demandât.

Selden l’avait écoutée en silence, avec cet air concentré que prenait sa figure brune et maigre lorsqu’il voulait se garder d’un changement involontaire d’expression. Quand sa cousine eut terminé, il dit avec un léger sourire :

— Puisque vous avez appris la sagesse de l’attente, je ne vois pas pourquoi vous me poussez en avant…

Mais, devant l’appel troublé de ses yeux, il ajouta, tout en se levant pour prendre congé :

— N’importe, je ferai ce que vous désirez, et je ne vous rendrai pas responsable de mon insuccès.


C’était avec intention que Selden avait évité miss Bart, — avec plus d’intention qu’il n’avait laissé supposer à sa cousine. Tout d’abord, à vrai dire, tandis que le souvenir de la dernière heure passée à Monte-Carlo le maintenait encore en pleine chaleur d’indignation, il avait attendu son retour avec anxiété ; mais elle l’avait désappointé en s’attardant en Angleterre, et quand, finalement, elle reparut, il se trouva que des affaires l’avaient appelé dans l’Ouest, d’où il ne revint que pour apprendre qu’elle allait en Alaska avec les Gormer. La révélation de cette nouvelle et soudaine intimité refroidit sensiblement son désir de la voir. Si, à un moment où sa vie tout entière semblait s’écrouler, elle pouvait en confier joyeusement la reconstruction aux Gormer, il n’y avait pas de raison pour que de tels accidents pussent jamais la frapper comme irréparables. Chaque pas qu’elle faisait semblait l’éloigner davantage de la région où, une ou deux fois, lui et elle s’étaient rencontrés pour une heure illuminée ; et la constatation de ce fait, une fois le premier émoi surmonté, lui procura un soulagement négatif. Il était bien plus simple pour lui de juger miss Bart sur sa conduite habituelle que par les rares déviations qui l’avaient jetée, d’une façon si troublante, en travers de son chemin, et tout acte de Lily qui rendait plus improbable le renouvellement de semblables déviations le confirmait dans le sentiment de délivrance avec lequel il revenait à l’idée conventionnelle que l’on avait d’elle.

Mais les paroles de Gerty Farish avaient suffi pour lui faire voir combien cette idée, en somme, était peu la sienne propre, et à quel point il lui était impossible de vivre tranquille avec la pensée de Lily Bart. Apprendre qu’elle avait besoin d’aide, — même d’une aide aussi vague que celle qu’il pouvait lui offrir, — c’était recommencer aussitôt à être possédé de cette pensée ; et, à peine dans la rue, il était suffisamment convaincu de l’urgence que présentait la requête de sa cousine pour diriger immédiatement ses pas vers l’hôtel de Lily.

Là son zèle se heurta à la nouvelle inattendue que miss Bart avait déménagé ; mais, comme il insistait, l’employé se rappela qu’elle avait laissé une adresse et il se mit à la rechercher dans ses livres.

Il était certainement étrange qu’elle eût fait cela sans avertir Gerty Farish de sa décision ; et Selden éprouva un vague malaise tandis qu’on recherchait l’adresse. La recherche dura assez longtemps pour que le malaise se changeât en appréhension ; et lorsque enfin on lui tendît un bout de papier où il lut ces mots : « Aux soins de Mrs. Norma Hatch, Hôtel Emporium », l’appréhension s’acheva en regard d’incrédulité, puis en geste de dégoût : il déchira le papier en deux, et rentra vivement chez lui.