Chronique d’une ancienne ville royale Dourdan/10

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CHAPITRE X

DOURDAN SOUS HENRI IV
1589-1611.


Henri de Guise tombé, son frère, le duc de Mayenne, reprit sa place comme chef de la Ligue et rival du roi. Henri III, devant un peuple hostile et Paris révolté, donna la main au roi de Navarre, et tous deux, champions de la même couronne, l’un pour le présent, l’autre pour l’avenir, partirent de Tours et marchèrent sur Paris. (Juin 1589.)

La ville d’Étampes, fortifiée par la Ligue, était sur le passage des deux monarques. Le siége en fut fait et la place, prise d’assaut et livrée trois jours au pillage, expia cruellement sa résistance, « Les habitans de Dourdan, dit Palma-Cayet, l’historien et le sous-précepteur de Henri IV, furent plus advisez que ceux d’Estampes et ne receurent aucune incommodité, car ils vindrent à l’armée du roi avec la marque royale, qui estoit la croix blanche ou l’escharpe blanche (en quoy ils employèrent leurs belles serviettes de lin), au contraire de ceux de l’union, qui portoient des croix de Lorraine ou des escharpes de toutes sortes de couleurs[1]. » — C’est que pour eux, fidèles vassaux de la couronne, le roi légitime était là. Nous les retrouverons tout à l’heure plus récalcitrants et moins heureux.

La tradition du pays prête au roi de Navarre, en cette circonstance, un bon mot aux dépens des Dourdanais. En récompense de leur fidélité et de leur respectueuse démarche, ils s’attendaient à quelque grâce royale. « Combien compte-t-on de Dourdan à Étampes ? aurait demandé Henri. — Quatre lieues, sire. — Eh bien, désormais vous n’en compterez plus que trois. »

Henri III, assassiné quelques mois après, pendant le siége de sa capitale, laissait au roi de Navarre, proclamé Henri IV par l’armée, des droits incontestables, mais loin d’être incontestés. La question de religion surgissait plus grave que jamais. L’hérésie du prétendant entravait tout ; pour les uns c’était un prétexte de parti, pour beaucoup c’était une répulsion native et un scrupule de vieille foi catholique et française. Henri, avant de se décider à abjurer, dut entreprendre pied à pied la conquête du royaume que la naissance lui donnait. On vit alors de fidèles serviteurs du trône, partagés entre leurs convictions royalistes et religieuses, s’éloigner, quoique à regret, de l’héritier légitime, et l’on vit aussi des villes, attachées aux croyances de leurs ancêtres, fermées depuis un siècle à toutes les tentatives de la réforme et inquiètes d’obéir à un prince calviniste, préférer les hasards d’une dangereuse résistance et compromettre tout un passé de fidélité monarchique. De ce nombre fut Dourdan, de ce nombre aussi fut son gouverneur.

« Il y en eut quelques-uns, dit Péréfixe, le sage narrateur des faits et gestes du grand Henri, qui refusèrent absolument de signer la déclaration (de 1589), entre autres le duc d’Épernon et Louis de l’Hôpital Vitry. Ce dernier, inquiété, se disait-il, du scrupule de conscience, se jeta dans Paris et se donna quelque temps à la Ligue ; mais auparavant il abandonna le gouvernement de Dourdan, que le défunt roi lui avait donné. » Tirant de cette conduite le motif d’une réflexion générale, Péréfixe ajoute : « Telle étoit alors la maxime des vrais gens d’honneur dans les guerres civiles, qu’en quittant un parti, quel qu’il fût, ils quittaient aussi les places qu’ils en tenaient et les remettaient à ceux qui les leur avaient confiées[2]. »

Si cette conduite est digne de remarque chez quelqu’un, c’est à coup sûr chez l’homme qui devait mettre au service de Henri IV son dévouement célèbre et devenir l’ami de son maître.

Sur ces entrefaites, la Ligue plaça comme gouverneur dans Dourdan le fameux capitaine Jacques Dargiens, Ferrarais d’origine, l’un des plus acharnés ligueurs et des plus audacieux soldats du temps. Siége d’une garnison permanente, centre d’approvisionnement, fortifiée avec soin, la place de Dourdan joue un rôle important dans cette phase si agitée et si curieuse de l’histoire de la Ligue. Ce n’est certes pas pour son bonheur. Nous laissons à penser le trouble apporté dans une ville par la présence prolongée d’une garnison nombreuse, le logement de soldats turbulents, le contre-coup de toutes les péripéties de la lutte, de toutes les alertes, marches et contre-marches d’un parti ; le bouleversement causé dans la culture des campagnes par ces levées incessantes de vivres et de provisions, ces immenses convois de grains soudainement organisés au profit de la capitale affamée, et toutes les exigences d’une armée fourrageant et vivant uniquement sur le pays.

Dès novembre 1589, les soldats de Dourdan entrent en ligne contre le nouveau roi. Étampes, fortifié par la Ligue et vigoureusement assiégé par Henri, demande du secours à sa voisine et alliée. Dourdan envoie des soldats. Ceux-ci trouvent la ville investie et occupée par les troupes royales. Les habitants, fatigués de tant de vicissitudes, avaient fui, abandonnant dans la vieille forteresse et le donjon de Guinette le jeune comte de Clermont-Lodève, que la Ligue y avait jeté. Tandis que les assiégeants le battaient en brèche, les soldats de Dourdan, s’emparant par un hardi coup de main de la porte Saint-Martin, enlevèrent de l’hostellerie des Mores deux seigneurs de l’armée du roi, les sieurs de Vaugrigneuse et de Montroger. Après la reddition de la place, il fallut qu’Étampes payât au vainqueur la rançon des deux nobles prisonniers[3].

Henri IV, retenu neuf jours devant Étampes, pendant lesquels il logea, dit-on, à Brières-les-Scellés, hésita un instant s’il ne marcherait pas sur Dourdan. Mais il ne se sentait pas en sûreté au milieu de cette contrée, où la Ligue était trop puissante ; il continua sa route vers Orléans. En s’éloignant d’Étampes, il put voir commencer l’écroulement de la vaste citadelle que les habitants avaient demandé au roi, comme un bienfait, la permission de démolir eux-mêmes, pour qu’elle ne fut plus l’occasion de siéges et de malheurs nouveaux. La vieille tour de Guinette, qui domine encore la vallée de sa masse imposante, devait seule rester debout au milieu de ces ruines volontaires. A l’heure où Étampes s’annulait ainsi de plein gré par lassitude, Dourdan gardait son château dans toute sa force, mais aussi son avenir gros de menaces et de périlleux hasards.

Le capitaine Jacques avait toujours les yeux fixés sur Paris. De là lui venait le mot d’ordre de son parti. Il suivait de loin avec une anxieuse attention les péripéties de ce siége terrible que le roi poussait vigoureusement contre sa capitale opiniâtrément fermée. Une affreuse famine décimait les assiégés ; cinquante mille personnes étaient mortes de faim (août 1590). Paris allait se rendre. « Les ducs de Mayenne et de Parme, dit Palma-Cayet, étant venus à bout de desgager Paris, arrachèrent des mains du roy ceste ville, qui dans quatre jours au plus tard se fust rendue à luy par l’extrême famine qui estoit dedans. Aussi tost que le roy eut retiré son infanterie des faux-bourgs de Paris du costé de l’Université, qui fut le 30e  d’août, le capitaine Jacques Ferrarois, qui commandoit dans Dourdan pour l’Union, fut le premier qui le lendemain matin amena à Paris, par la porte Saint-Jacques, une grande quantité de vivres. Quatre jours après, il y arriva encore mille charettes pleines de bled qui furent amenées de devers Chartres[4]. »

Paris avait du pain et pouvait tenir longtemps. Pour cette fois encore Henri IV dut céder. À Dourdan, comme à Chartres, l’allégresse éclata et l’on chanta des Te Deum « pour rendre grâces à Dieu de la belle délivrance de Paris. » On ne songea plus qu’à coopérer au ravitaillement de la capitale épuisée et on ne trouva pas de meilleur moyen, pour se procurer de l’argent et du blé, que de saisir les revenus et de vendre les biens meubles et immeubles des propriétaires soupçonnés de royalisme. Mais ces convois de grains n’étaient pas sans danger, le 23 novembre des rôdeurs ennemis en assaillirent un près d’Auneau. Le bruit d’une attaque prochaine courait dans toute la contrée. On se préparait à la lutte, et on avait raison : le maréchal de Biron, traversant subitement les plaines de la Beauce, investissait Chartres le 10 février (1591) avec des forces considérables et, le 15, Henri IV en personne apparaissait avec tout son état-major.

La résistance de cette héroïque cité, où La Bourdaisière commandait, fut longue et terrible[5]. Assauts, brèches, feu d’une formidable artillerie, mines et contre-mines tout fut tenté, mais tout avait encore échoué le 11 mars, et le roi, malade d’impatience dans uneauberge du grand-faubourg, jurait de faire payer cher aux Chartrains la poudre qu’ils le forçaient à brûler. Chartres cependant, aux abois, avait demandé du secours aux villes ligueuses ses voisines[6] et tandis que, par crainte, la plupart le lui refusaient ou le lui faisaient attendre, Dourdan marchait sans hésiter, et le capitaine Jacques, arrivant le 12 avec ses gens, aidait les Chartrains à continuer cette lutte qui devait jusqu’au 10 avril tenir la France dans l’attente et l’admiration. A Dourdan, les esprits étaient agités, le clergé en offices continuels, le peuple en prières pour le triomphe des braves assiégés. L’émotion redoubla quand un courrier vint annoncer la reddition de la place et l’entrée de Henri IV dans la ville vaincue ; nouvelle bientôt suivie de cet autre message significatif et terrible : la marche des troupes du roi sur Auneau.

Comme dans nos grandes plaines de Beauce, on voit les laboureurs suivre du regard et prévoir presque à heure fixe l’orage qui monte à l’horizon et vient sur eux de clocher en clocher ; ainsi Dourdan voyait arriver son tour et pouvait, d’étape en étape, calculer l’heure fatale de la lutte. Le calcul était effrayant parce que le résultat était trop sûr ; disons tout de suite qu’il ne découragea pas Dourdan.

Le mois d’avril finissait : le capitaine Jacques était rentré dans Dourdan avec toutes ses troupes et sa fière attitude avait décidé la garnison à soutenir un siége à outrance contre l’armée du roi. La ville ne pouvait tenir longtemps, les forces furent concentrées dans le château. On y prépara tout, à la hâte, pour la défense ; les provisions furent entassées dans les magasins et les munitions dans les casemates, le donjon et les tours garnis d’artillerie. Le sol de la place, devant le château, exhaussé autrefois par un grand apport de terre pour servir de jardin, dominait et commandait le rez-de-chaussée de la forteresse. On fit des prodiges de terrassement ; la terre servit pour les gabions et les travaux de défense, et l’ancien solage de la place fut retrouvé. Une chose préoccupait le capitaine Jacques, c’était la proximité de l’église qui touche presque au château et dont les clochers, dominant les fossés, les murailles et l’enceinte, pouvaient, entre les mains des assiégeants, devenir un ouvrage avancé contre les assiégés. L’enragé ligueur n’hésita pas ; il fit rompre une partie des voûtes de la nef, frotter de poix et de résine toute la charpenterie du vaisseau et des clochers et entasser dans les combles de la paille et autres matières inflammables, pour y mettre le feu quand l’ennemi approcherait. Cela fait, il attendit. Il y a tout lieu de penser qu’un grand nombre d’habitants, impropres au service de la place, durent se retirer alors de la ville et abandonner leurs maisons.

Henri IV avait quitté Chartres le 22 avril pour se porter sur Château-Thierry assiégé par le duc de Mayenne ; mais il avait laissé son armée au maréchal de Biron pour reprendre Auneau et Dourdan qui s’élevaient comme deux obstacles entre Chartres et Paris[7]. À cette prise on attachait une grande importance, car ces deux forts étaient les deux clefs de la Beauce où Paris se ravitaillait, et de toutes parts on répétait « qu’il ne falloit plus qu’oster la pierre au laict à ceulx de Paris pour les ranger à leur devoir par force, s’ils n’y vouloient entendre d’amitié[8]. »

L’ennemi sortait d’Auneau que Chollard venait de rendre sans combat au nom de son maître, Ange de Joyeuse. Il déboucha dans la vallée de Dourdan du côté du couchant, et remontant vers le nord, prit position sur les pentes qui regardent le midi et dominent la ville. Le maréchal de Biron, s’appuyant à la forêt, fit camper ses troupes dans un repli de terrain formant un vallonnement entre la lisière des bois et la route qui descend de la butte de Semonds, au lieu qui porte encore aujourd’hui le nom de Val Biron. Il y eut aussi sans doute un bivouac de troupes royales dans un champtier qu’on rencontre vers l’est, en descendant le cours de l’Orge et qui s’appelle encore le Champtier de Navarre.

Quand le maréchal de Biron, pénétrant dans la vallée, put apercevoir la ville de Dourdan serrée en amphithéâtre au pied de son haut donjon et de sa grande église, il dut comprendre qu’il n’y avait pas à espérer d’entrer sans coup férir, comme à Auneau : car déjà des toits de l’église s’élevait un tourbillon de feu et les deux clochers flambaient comme deux torches au-dessus de la ville. « En effet, dit de Lescornay, le capitaine Jacques ne veit pas plus tôt les avant-coureurs, qu’il feit porter le feu, lequel embrasa en un instant le plus bel édifice qui se veist à bien loin de là[9]. »

C’est dire la résistance longue et désespérée que le brave commandant déploya contre les efforts combinés de l’artillerie royale, contre les assauts répétés d’une milice disciplinée et dressée par toutes les manœuvres du siége de Chartres, contre les tentatives de la mine et de la sape, trop faciles, hélas ! dans ce terrain. Comme l’avait prévu le capitaine Jacques, les ennemis, maîtres de la ville, dressèrent leurs batteries sur la place du marché et cherchèrent à se faire une redoute du vaisseau de l’église. L’attaque du château se faisait pour ainsi dire à bout portant, et la malheureuse ville, prise entre deux feux, souffrait autant de la riposte des assiégés que du feu des assaillants. La vieille halle, les murs de l’église, portaient encore, au bout de deux siècles et demi, engagés dans leurs façades, les projectiles que la garnison lançait contre les troupes du roi[10].

Le maréchal de Biron, avec le caractère hautain et présomptueux que lui donne l’histoire, et son habitude de regarder comme prises les villes qu’il attaquait[11], s’irritait fort d’une résistance qui dépassait toutes ses prévisions. Il correspondait de son camp avec le roi, et les grands politiques du temps venaient en personne s’entretenir avec lui des moyens de rétablir enfin la paix dans le royaume. Du Plessis-Mornay, notre voisin, poussait fort le maréchal de Villeroy à négocier un traité entre le duc de Mayenne et Henri IV. Le prudent chancelier de Cheverny, messieurs de Videville et de Fleury consentaient à un pourparler. De Villeroy se mit en route. « Je m’acheminay, dit-il, à Estampes au commencement de mai, nous passâmes jusques à Dourdan que ledit sieur mareschal tenoit assiégé. Mon voyage fut du tout inutile, car les sieurs de Cheverny et de Biron n’avoient aucune charge ny envie d’accorder ledit commerce. Partant, chacun se tint sur les paroles générales, avec plus de défiances les uns des autres qu’il n’y en avoit, ce me semble, de subject. Au moyen de quoy, après nous estre assemblez deux jours durant, nous nous séparasmes, remettant à consulter de toutes choses avec ceux qui nous avoient envoyez[12]. »

Les négociations n’avançaient pas plus à Dourdan que le siége. L’escalade, tentée plusieurs fois, avait échoué. Les tours battues par l’artillerie avaient perdu leurs toitures, leurs planchers et leurs voûtes supérieures, mais leur puissante maçonnerie eût résisté longtemps encore aux boulets. Ce qui perdit la place, ce fut le sol sur lequel elle est bâtie, et un moyen de destruction qui n’était pas prévu par ses antiques constructeurs, la mine par la poudre. Dans la butte sablonneuse qui forme le soubassement de la citadelle, l’effet fut décisif, et deux tours, ébranlées par ce moyen, rendirent impossible une plus longue défense de l’enceinte. Restait le donjon, isolé au milieu de ses fossés. Comme une bête fauve traquée dans son repaire, le capitaine Jacques s’y enferma. Il eût encore vendu chèrement sa vie, mais une trahison le força à se rendre. On raconte qu’un maçon qui avait travaillé à la casemate qui conduit du donjon dans le milieu de la place d’armes, et, comme une sorte de grand siphon renversé, met en communication l’un avec l’autre en passant sous le fossé, indiqua cette route au maréchal de Biron, et amena ainsi la fin de la lutte. Le capitaine Jacques était forcé de capituler ; mais cette capitulation, il la reçut, dit l’histoire, « aussi advantageuse et honorable que la gentillesse de son courage l’avoit méritée. » Les officiers de l’armée du roi se connaissaient en vaillance ; ils eurent la générosité de ne point humilier de braves Français vaincus, et les articles accordés par le maréchal de Biron au capitaine Jacques en apprendront plus à nos lecteurs que tout ce que nous pourrions en dire. Nous les citons textuellement d’après de Lescornay, qui, dans son incomplète et laconique narration, les a au moins conservés.

Articles accordez par Monseigneur de Biron, mareschal de France, au capitaine Jacques, commandant au chasteau de Dourdan.

« Le capitaine Jacques sortira comme il demande, avec tous ses compagnons, tant de cheval que de pied, avec leurs chevaux, armes et bagage, avec leur Cornette, Drapeaux desployez, Tambours battans, la mesche allumée, sans qu’aucun des soldats et autres gens de guerre qui auront esté soubs sa charge puissent estre arrestez en quelque façon que ce soit, présentement, ny recherchez à l’advenir pour faict de guerre, et pourront les chefs avoir deux charrettes pour emporter les commoditez à eux appartenants et non à autres.

Pour le respect de l’artillerie, celle du Roy ayant tiré, elle est à celuy qui commande à l’artillerie de Sa Majesté.

Monseigneur le Mareschal fera conduire le capitaine Jacques et ses compagnons en lieu de seureté, par personnes notables.

Que si aucuns soldats de la compagnie du capitaine Jacques, tant de cheval que de pied, habitans de ceste ville de Dourdan, le veulent suivre, ne leur sera fait aucun desplaisir.

Pour le respect du receveur des tailles, sera suivy l’ordonnance que le Roy a faite sur ce, le Roy ne perd point ses tailles.

Les habitans de ceste ville de Dourdan pourront retourner en leurs maisons et biens, en faisant les submissions et serment de fidélité portez par les ordonnances du Roy, et seront traitez comme subjects de Sa Majesté, et jouiront doresnavant de leurs biens.

Pour les droicts et revenus de Madame de Nemours, sera renvoyé au Roy, qui y fera tousiours ce qu’il luy semblera estre à faire pour sa bonne parente.

Le capitaine Jacques sortira du chasteau de Dourdan avec les gens de guerre qui y sont, et remettra la place en l’obéissance du Roy lundi prochain au matin. Cependant il ne fera travailler en aucune façon aux fortifications de ladite place, et pour seureté de cela baillera hostages à Monseigneur le Mareschal.

Faict au Camp de Dourdan, le vendredy 17 de may 1591. Ainsi signé, BIRON. Et plus bas : Par Monseigneur le Mareschal, Julien. Et scellé du cachet dudit sieur[13]. »

En vertu de ce traité, le lundi 20 mai, au matin, le capitaine Jacques sortit fièrement du château, avec tous les honneurs de la guerre, à la tête des bataillons décimés de sa garnison. Escorté jusqu’à une certaine distance par de nobles officiers de l’armée royale[14] et des gentilshommes royalistes du pays, il reprit ses ôtages, et, se repliant en bon ordre vers Paris, alla mettre son épée et celle de ses braves gens au service des chefs de la Ligue, toujours maîtres de la capitale. Nos lecteurs nous permettront de suivre un instant à Paris la garnison de Dourdan, pour voir de près comment on l’y reçut.

Paris, encore une fois affamé, apprit, le lundi 20 mai, la prise de Dourdan par le roi et s’en émut, au dire des historiens du temps. Les chefs savaient gré au capitaine Jacques de sa belle défense, mais le peuple, que l’inquiétude et la faim rendaient injuste, se croyait trahi. Voici une scène curieuse que raconte à ce sujet P. de l’Estoile dans son vivant journal : « Le mardi 21 mai, le conseiller Maschaut, nouveau capitaine du quartier Saint-Eustace, à Paris, donna deux soufflets en plaine procession à la femme d’un esguilletier, demourante près la Croix du Tirouer, et l’envoya prisonnière, comme hérétique et politique, pour ce qu’elle parloit contre les voleurs et les larrons, et se moquant des soldats du capitaine Jacques, qui revenoient de Dourdan, avoit dit qu’ils ne sçavoient faire autre chose que manger et piller le bonhôme, et rendre les villes à l’ennemi au lieu de les deffendre ; qu’elle eust voulu que tous les larrons qui leur ressembloient et qui estoient à Paris, qui la faisoient mourir de faim avec tant d’autre pauvre peuple, eussent esté pendus. — A la charge que le Béarnois y dust entrer dès demain, disoit-elle, je fournirois de bon cœur les cordes qu’il faudroit pour les estrangler. — Parole de femme, à la vérité indiscrète, mais de laquelle le ventre, qui n’a point d’aureilles (comme l’on dit), crioit, et laquelle estoit assez commune à Paris en la bouche de beaucoup de pauvres femmes de sa qualité. Aussi fust-elle relaschée dès le jour mesme, à la charge qu’elle seroit plus sage une autre fois et ne parleroit plus de pendre les Larrons devant Maschaut, attendu l’intérêt qu’on voyoit qu’il y prétendoit[15]. »

Henri IV, comme les Parisiens, comprenait toute l’importance de la prise de Dourdan, et le 11 juin il écrivait au duc de Saxe, prince et électeur de l’empire : « Pendant que je faisois le dict voyage à Château-Thierry, j’avois laissé mon armée soubs la conduicte de mon cousin le mareschal de Biron, qui l’employa à l’expurgation des chasteaux de Auneau et Dourdan, entre Chartres et Paris, ce dernier très-fort, par le moyen desquels ladicte ville souloit tirer de grands rafraischissemens de vivres, et depuis la prinse d’iceulx elle demeure du tout privée des commoditez de la Beaulce, qui luy fournissoit une partie de sa nourriture[16]. »

Si nous rentrons maintenant dans Dourdan, nous y verrons tous les ravages et tous les troubles que la guerre apporte avec elle : les habitants dispersés, le château déshonoré, l’église encore une fois pillée et endommagée. Le château, devenu, hélas ! inutile, fut fermé, et on ne s’occupa guère d’effacer la trace des blessures qu’il avait reçues. Six ans plus tard, nous le retrouverons dans l’état lamentable où l’avait mis le siége, et nous aurons à décrire alors tous ses désastres. Quant à l’église, il est probable que Dourdan fit, dès la même année 1591, de grands efforts pour réparer les dégâts du capitaine Jacques, exagérés, selon nous, par de Lescornay, car nous lisons cette inscription intéressante et fort peu connue gravée sur une bande de fer servant de penture à la grande porte[17] :

Prions Diev de Bon (un cœur) qvil novs donne sa payx
Et Paradis a la fin. Faict 1591 ps. (une fleur de lys).

Les offices, en tout cas, ne furent pas longtemps interrompus. Les archives de l’église, qui subsistent presque complètes à dater de l’année 1591, nous donnent sur la reprise du culte une indication fort précise. Dans son compte pour 1591, le marguillier de la Vierge insère cette note : « Nota. Que depuis le dimanche, jour de Kasimodo, vingt et ungième jour d’apuril audit an, ledit rendant n’auroit rien receu, à cause que l’armée de monsieur le mareschal de Biron estoit en ceste ville de Dourdan, qui seroit venu exprès assieger le chasteau de ceste dicte ville, où estoit le capitayne Jacques, lors tenant le party de l’union, que jusques au premier jour de juing lors ensuyvant[18]. »

Les habitants, en vertu de la capitulation, purent rentrer dans leurs maisons et dans leurs biens en faisant le serment de fidélité exigé par l’ordonnance royale, mais ils furent bien longtemps avant de se relever de ce cruel assaut qui devait heureusement être un des derniers. Les cultivateurs appauvris retrouvaient leurs terres dévastées et pourtant il fallait payer l’impôt : « le roi ne perd point ses tailles. » Pour traiter cette question, et d’autres encore, l’administration municipale de Dourdan envoya comme messager maître Pierre Gonnot, à Mantes, où était Henri IV, et, n’ayant pas d’argent, emprunta à la fabrique de l’église, au susdit gager du bassin de Notre-Dame, les fonds nécessaires pour les frais du voyage[19].

M. de Garantières avait été donné à Dourdan pour gouverneur. La tranquillité se rétablissait, mais les propriétaires qui avaient participé à la résistance étaient toujours plus ou moins en butte à la défiance du parti nouveau. Dourdan s’était signalé comme ville catholique et éminemment rebelle au gouvernement d’un prince hérétique. Même après l’abjuration de Henri IV (juillet 1593), ce fut une défaveur et un souvenir difficile à faire effacer. Beaucoup de gentilshommes du pays qui avaient été de très-zélés ligueurs durent prendre des lettres d’abolition ; entre autres le lieutenant général du bailliage, le sieur Boudon, qui avait soutenu de tout son pouvoir le capitaine Jacques[20]. Bien entendu, au contraire, ceux qui s’étaient abstenus par prudence, ceux surtout qui avaient manifesté des opinions favorables au prétendant, ne manquèrent pas de s’en faire un mérite et de demander des attestations et des certificats de leur bonne conduite.

Au premier rang, nous trouvons Jehan de Lescornay, sieur du Mont. Dès 1592, comme la guerre civile n’est pas finie et que les représailles de la Ligue sont encore à craindre, il obtient, en considération « de sa fidélité et bons services, » que tous ses biens, sa maison de Dourdan, celle du Gravier près Dourdan, celle du Mont à Aunay, soient mis sous la sauvegarde du roi, avec promesse de n’être inquiété par aucun logement de troupes ni subside de guerre. Aussi Jehan de Lescornay est-il conservé comme président en l’élection de Dourdan, et, pour qu’il ne reste aucun soupçon sur son passé, un certificat en bonne forme lui est délivré le 28 janvier 1593 par M. de Sainte-Colombe, maréchal des logis de M. de Sourdis. Cet officier, qui a pris part au siége de Dourdan atteste que ledit de Lescornay « est et a toujours esté ton serviteur du roi ; » que lui-même l’a vu réfugié, lors du siége, dans le château de Brétencourt, appartenant à M. le chancelier Huraut de Cheverny ; qu’il a même entendu dire au capitaine Jacques, alors qu’il le conduisait en lieu sûr, après sa reddition, que « si de Lescornay tomboit jamais entre ses mains, il le chastiroit bien pour ce que de Lescornay luy avoit touiours esté contraire et que c’estoit ung vray royaliste[21]. »

Ce n’était pas un mince privilége alors d’être exempté des subsides de guerre et des logements de troupes. Pour les habitants, cet impôt était une lourde charge, et, durant les années 1595 et 1596, une de leurs grandes préoccupations paraît avoir été de faire alléger à tout prix le fardeau. Présents à leur gouverneur, M. de Garantières ; présents en argent ou en nature aux officiers de régiments ; messages à Paris pour obtenir la protection de Mme de Nemours, qui s’intéresse toujours à Dourdan, rien n’est négligé ; et comme la caisse municipale est à sec et que M. le premier marguillier Hector le Febure est en même temps receveur des tailles en l’élection, c’est toujours la caisse de la fabrique qui fournit l’argent, avec promesse de remboursement par les collecteurs Jehan Dureau et Isaac Berger, qui en somme semblent avoir assez fidèlement payé. Les détails de ce compte sont curieux[22]. On y voit que Dourdan, même en 1596, avait encore des jours d’inquiétude et d’alerte, pendant lesquels il fallait faire le guet aux clochers et se mettre sur ses gardes. Ce qu’il y avait de plus triste, c’est que la peste, cette compagne inséparable de la guerre, avait envahi la ville et, se joignant à la misère, avait forcé l’autorité à prendre des mesures sévères.

Réveillée par tant de malheurs, la foi de la population se traduisait en aumônes et en dons aux églises. Un tronc pour la réparation de Saint-Germain était en permanence[23] ; mais, ce qui affligeait le plus les habitants de Dourdan, c’était de ne plus entendre leurs belles sonneries. Le métal de leurs cloches, revendiqué par l’artillerie royale, par suite d’un privilége, avait été emporté et on soupçonnait qu’il était à Chartres. Une touchante souscription s’ouvrit, des quêteurs allèrent de maison en maison : les plus riches donnèrent de l’argent, les autres de menus objets de quincaillerie et de vieilles ferrailles qu’on vendit[24]. On fit marché avec un fondeur de Paris, Thomas Mousset, qui se chargea de fabriquer trois cloches. Il établit son atelier sur la place, au pied même des clochers, et malgré la rigueur de l’hiver (1596), il modela, coula et monta les trois cloches[25].

Le peuple était avide d’entendre la parole de Dieu, et la fabrique avait recommencé à faire venir, suivant l’usage, des prédicateurs de Paris et de la province qu’elle défrayait à l’auberge du Croissant.

Le 29 mai 1596, en exécution de l’édit de septembre 1591 pour la vente et revente du domaine du roi jusqu’à deux cent mille livres, celui de Dourdan fut vendu à faculté de rachat perpétuel et adjugé par les commissaires royaux au sieur Imbert de Diesbach, gentilhomme bourgeois et conseiller de la ville et canton de Berne, colonel d’un régiment suisse, moyennant la somme de quarante un mille six cent vingt écus et cinquante sols, mais presque aussitôt, le 12 janvier 1597, ce gentilhomme fit un contrat au profit de Nicolas de Harlay de Sancy, par lequel il déclarait « que ce auroit esté ledict sieur de Sancy qui auroit païé et fourny le prix de ladicte terre[26], » et que, par conséquent, c’était lui le véritable acquéreur.

Nous trouvons, dans cette substitution, la trace d’un de ces marchés que le célèbre surintendant faisait alors avec les Suisses. Il avait su, pendant deux règnes, les retenir au service de la France, et exerçait sur eux la plus complète influence.

Il est curieux de savoir au juste en quoi consistait alors la seigneurie de Dourdan. Nous le lisons dans le procès-verbal de mise en possession du 13 mars 1597 :

« La terre et seigneurie de Dourdan, domaine et revenus d’icelle, ses appartenances et deppendances consistant en chastel, maisons, manoirs, bailliage, prevosté, justice, seigneurie, cens, rentes, exploicts, admendes, sceaulx, escriptures, minage, mesurage, droits de hallage, estaulx, foires, prez, pasturages, herbages, estancs, rachapts, reliefs, profficts des fiefs, lots, ventes, saisines et amendes, ventes ordinaires de bois taillis, garennes, pessons, pannages, admendes et confiscation, eaulx et forests, et aultres reuenus en deniers et grains tant muables qu’immuables ; nomination des officiers ordinaires, fors et excepté de ceulx des forests, à la charge que la justice sera rendue tant soubs le nom de Sa Majesté, que soubs celuy de l’acque’reur par engagement, auquel toultefois les profficts et esmollumens d’icelle justice appartiendront, et sans aucune chose réservée et retenue, fors les bois de haulte fustaie, offices extraordinaires et ceulx cy-devant vendus et engagés à faculté de rachapt, à la charge de païer les charges, gaiges, fiefs et aumosnes, ventes et aultres redebuances »[27].

Ce procès-verbal de mise en possession, qui est en même temps celui de visitation, nous donne de précieux détails sur l’état du château de Dourdan, en 1597 ; il nous le montre tel que de Harlay de Sancy l’a trouvé, six ans après le terrible siége dont toutes les traces subsistaient encore et n’ont jamais pu être effacées.

Pierre Boudon, le lieutenant général du bailliage, accompagné du procureur du roi et de maître Claude Gonnet, procureur de M. de Sancy, assisté de Jehan Le Roy et Louis Gerbin, « maistres massons, » et de Michel du Brun et Jehan Granvau, « maistres charpentiers, » dûment assermentés, se présente, le 13 mars, devant le château, pour « faire la visitation de l’estat des lieulx. »

Le résultat est lamentable. Le bâtiment de la grange, à droite en entrant, n’est plus qu’un bastion comblé de terre, pour amortir le choc des boulets de l’attaque. Les divers « corps d’hostel » qui environnent la cour sont criblés par les boulets, et les toitures rompues, les charpentes brisées sont pendantes ou effondrées. Les tours de l’enceinte sont découronnées ou fendues. Il ne reste qu’un pan de la chapelle ; et le donjon lui-même a son faîte écorché et sa casemate forcée.

Du reste, pour ne pas interrompre notre récit, nous ne suivrons point nos experts dans cet examen des lieux. Nous y reviendrons avec eux, dans le chapitre que nous consacrons spécialement à la description du château. Nous les accompagnerons rapidement dans leurs autres visites aux divers endroits dépendant du domaine de Dourdan.

Aux halles, la charpenterie, qui est fort belle, est demeurée « bonne et vallable. » Il y a bien cinq ou six poutres « couppées de coups de canon, mais qui néantmoings ne laissent de porter leurs charges. » La couverture a plus souffert et se trouve percée en plusieurs endroits. Quelques marches et gardes-fous manquent au grand escalier de grès qui conduit « en l’audithoire du siége roïal, » mais la chambre du barreau a été remise à neuf, enduite et recarrelée, et bien « garnie de bancs, chaizes et perches d’appuy des procureurs et bureau. » La justice s’y rend, mais la chambre du conseil est à refaire. Sous la halle, le commerce a repris sa place, mais faiblement encore. La grande allée du milieu est seule garnie d’étaux de boucherie et divers métiers, mais les trois autres allées sont vides, et on n’y voit que huit places occupées en partie par des poissonniers.

Du Moullin du Roy, où nous ne les accompagnerons pas, monsieur le lieutenant général et ses assesseurs se rendent au grand estang, situé à l’ouest de la ville, près du Petit Huis. « Vuide d’eau tant qu’à présent et en prairie, » le grand étang ne nous apparaît que comme un bassin à sec, avec « sa chaussée et contrescarpe faicte de gresserie picquée, de la longueur de quatre-vingtz six thoises et de neuf à dix piedz de haulteur, » sa bonde, au milieu de la chaussée, « faicte en vouste de gresserie picquée, de largeur de trois pieds et de haulteur de neuf toises, » et à la queue dudit étang, le gril et le glacis de pierres de taille « par où renversent les eaux. »

A l’estang de la Muette, sur le chemin des Granges, il n’y a plus qu’une simple chaussée de terre et une « bonde en charpenterie. » Quant à l’estang de Gauldrée, sa chaussée est coupée ; il est « empesché, comme à vuide et de nulle valleur[28]. »

Mis en possession de Dourdan, de Harlay de Sancy paraît s’être plu à y venir. Dans les heures de loisir de sa vie agitée d’homme d’État, dans ses jours de lutte avec la belle et puissante Gabrielle, il aima à s’y récréer et à y dépenser de l’argent. Le grand surintendant ne pouvait se contenter des antiques logis délabrés du château. Le plus agréable de tous, celui qui regarde le midi et jouit de la vue de la vallée, étant hors de service, il le fit raser. À la place il éleva un grand bâtiment appuyé d’un côté à la terrasse qui regarde l’église, de l’autre à la tour du couchant. La tour qui existe au milieu de ce côté de l’enceinte fut comprise dans la nouvelle construction et son haut toit d’ardoise en devint le centre.

Là ne devaient point se borner les projets d’embellissement de Nicolas de Sancy. Chacun des vieux bâtiments du château aurait à son tour fait place à de nouvelles constructions ; mais la disgrâce du ministre arrêta tout, et ses grandioses desseins furent repris, avec infiniment plus d’économie, par son illustre et prudent successeur.

Maximilien de Béthune, duc de Sully, remplaça de Harlay de Sancy dans la faveur du roi Henri IV et dans le poste de surintendant des finances. Il le remplaça aussi dans la jouissance de la terre de Dourdan. « La terre de Dourdan que j’achetai de Sancy, qui la tenait des Suisses, dit Sully dans ses Mémoires, me coûta, outre l’argent que me devoit Sancy, cent mille livres d’argent déboursé[29]. » Il est très-probable que c’est à l’instigation de sa femme que Sully fit ce marché. Sully venait en effet d’épouser, en 1592, Rachel de Cochefilet, veuve de François Hurault, sieur de Châteaupers et du Marais, et cette dame qui avait dans le pays ses habitudes et ses intérêts fut sans doute heureuse d’y revenir. Des alliances de famille augmentèrent l’à-propos de ce voisinage. Rachel de Cochefilet maria sa fille, Mlle Du Marais, avec M. de la Boulaye, et Sully fit épouser Marguerite de Béthune, sa fille, à Henri II duc de Rohan, de la famille des seigneurs de Rochefort.

Pendant une douzaine d’années, Dourdan demeura entre les mains de l’intelligent ministre, aussi habile à régir ses propres affaires qu’à administrer la fortune publique. C’était ce qui pouvait arriver de plus heureux à ce domaine, depuis longtemps livré à l’incurie de maîtres passagers et à tous les désordres d’une gestion troublée par la guerre et l’occupation violente de deux partis rivaux.

Sous la sage tutelle de ce riche seigneur, et déchargée, grâce à son influence, du fardeau de l’impôt[30], la ville répara ses ruines ; le pays pacifié travailla à effacer la trace de ses désastres. L’église restaurée reprit peu à peu, au centre de la ville, sa noble et fière attitude et le timbre brisé et muet de son horloge, remplacé par une belle cloche, recommença à sonner les heures aux quatre coins de la vallée. Ce nouveau timbre mérite une description toute spéciale, tant à cause de son élégante facture que pour la curieuse inscription qu’il porte.

La cloche de l’horloge de l’église de Saint-Germain[31], placée dans l’une des tours du portail principal, a environ un mètre de largeur à sa base, sur une hauteur à peu près égale. Dans sa partie supérieure, elle est ornée d’un cordon de fleurs de lys très-bien modelées, de quatre à cinq centimètres de hauteur, interrompu seulement par l’intercalation des trois lettres R. H. P. en majuscules romaines.

Au-dessous de ce cordon, règne une inscription composée de six vers français, de quatre noms, de la date à laquelle la cloche fut fondue et du nom de l’ouvrier qui l’a faite. Elle est écrite en minuscules romaines, en relief, et forme une spirale autour de la cloche. La division des vers n’est point indiquée, comme nous le faisons ici. Seulement les mots sont séparés les uns des autres par un petit signe en forme d’s. Voici cette inscription fidèlement transcrite :

Av s venir s des s Bovrbons s av s finir s des s Valois s
Grande s combvstion s enflamma les s Françoys s
Tant s ie s vovs s sonnay s lors s de s malhevrevses s hevres s
La s ville s mise s à s sac s le s fev s en s ce s sainct s liev s
Maint s bovrgeois s ransonné s o s Dovrdan s priez s Diev s
Qva s vous s a s tovt s iamais s ie s les s sonne s meillevres s
Mathvrin Provsteau s i s Ivard s e s Lasne s caigers s[32]
— En s l’an s 1599 s Thomas s Movset s ma s faictt s

Au-dessus de cette inscription sont six figures de femmes, en relief, de quatre à cinq centimètres de hauteur. Quatre d’entre elles, exactement pareilles, sont debout, la tête couronnée, et tiennent un enfant dans leurs bras. Les deux autres, également debout et tenant un enfant, ont la tête environnée de trois fleurs de lys et sont montées sur une estrade de trois degrés fleurdelysés. Elles représentent sans doute la vierge Marie. L’ornementation de cette cloche est complétée par un double cordon de peu de saillie.

Cette cloche est encore celle de l’horloge et, à chaque heure, son tintement grave et puissant rappelle aux habitants de Dourdan les malheurs et les espérances de leurs pères.

Au mois de septembre 1609, une grande solennité et une procession autour de la ville, ordonnée par l’évêque de Chartres, était comme l’inauguration de la nouvelle ère de paix et un acte de réparation pour le passé. Les reliques vénérées de saint Étienne, conservées par la pieuse femme qui les avait recueillies en 1567 et déposées ensuite par elle entre les mains du prieur de Saint-Germain, frère Pierre Duchesne, étaient portées en grande pompe dans la nouvelle châsse due à la générosité des fidèles et au retour « mises et posées en la dicte église de Saint-Germain bien décemment et en lieu honneste pour y estre enfermées et gardées, afin d’y estre cy-après par le peuple révérées et honorées, pour, implorant leur aide et secours, obtenir par leur intercession ce qui lui sera nécessaire pour la direction et la conduite de la vie[33]. »

Dourdan se réjouissait de retrouver, avec le culte de son saint patron, le gage d’un heureux avenir et comme le palladium de ses anciens jours.

Quant au château, le plan complet d’embellissement de Sancy n’était point exécuté, mais des améliorations intérieures y étaient faites. C’est Sully qui, jugeant sans doute l’ère des siéges finie pour Dourdan, ordonna, en 1608, de combler la partie du fossé qui séparait le donjon de l’intérieur de la forteresse, et condamnant la grosse tour à n’être plus qu’une habitation pacifique, la relia par un terre-plein au sol de la cour et permit ainsi d’entrer directement par la porte du premier étage qu’on n’abordait auparavant que par un pont-levis. Sully voulut peut-être, en faisant exécuter ce travail, utiliser les apports de terre du capitaine Jacques ; nous croyons surtout qu’il trouva là l’occasion de donner une occupation lucrative à de pauvres habitants ruinés par la guerre. Ce genre de bienfaisance était dans les habitudes de Sully[34]. C’était la duchesse qui, d’après les historiens, « s’occupait de surveiller ces travaux, de faire dresser les baux et recevoir les comptes des fermiers et des receveurs ; c’était elle qui faisait dans les terres de son mari presque tous les voyages nécessaires. » (Mém., p. 403.)

  1. Palma Cayet, Chronol. novenaire. — Collect. Michaud, 1re série, t. XII, p. 145.
  2. Les seigneurs de la contrée étaient généralement dévoués au parti catholique. L’un d’eux, pourtant, le seigneur de Sermaise, Louis de Hémery, nous apparaît comme protestant ; mais pour satisfaire à la volonté du roi Henri III et à la déclaration faite pour l’exécution de l’édit du mois de juillet 1585, touchant la réunion de tous les sujets à l’Église catholique, apostolique et romaine, il abjura le 16 juin 1587, et nous avons vu, à ce propos, l’attestation de Louis Hurault, bailli et gouverneur de Dourdan, et le certificat du curé et du vicaire de Sermaise.
  3. Le P. Fleureau, Antiquitez d’Estampes, p. 259.
  4. Palma Cayet. — Collect. Michaut, p. 247.
  5. Voir, pour tous les détails de ce siége mémorable, le très-intéressant chapitre que lui a consacré M. de Lépinois dans son excellente Histoire de Chartres (ch. xxi, t. II).
  6. État des dépenses faites pendant le siége et compte de Michel Bachelier. (Arch. de la mairie de Chartres.)
  7. Lettre de Henri IV au duc de Nivernais, 29 avril 1591. — Documents inédits de l’histoire de France. Lettres missives de Henri IV, t. III.
  8. Mémoires d’État de Villeroy. — Collect. Michaut, 1re série, XIe vol., p. 151.
  9. De Lescornay, p. 170.
  10. Lors de la démolition de l’ancienne halle, en 1836, on a trouvé dans les poutres qui soutenaient la toiture, des boulets du poids de six à huit livres. La plus grande partie de la charpente était criblée de balles et de pointes de fer semblables à des pointes de javelots. Les balles, comme des groupes de cerises, étaient unies ensemble par de petits fils de fer. Plusieurs de ces projectiles ont été déposés alors à Paris au musée d’artillerie.
  11. Mémoires de Sully.
  12. Mémoires d’État de Villeroy, p. 173
  13. On voit, d’après les dates, que de Lescornay a singulièrement exagéré la longueur du siége, quand il la porte à six semaines. L’histoire nous apprend que Henri IV quitta Chartres le lundi 22 avril, et que le maréchal de Biron y resta au moins jusqu’au 24, pour asseoir la taille sur les habitants et désarmer la milice. Il ne dut être devant Dourdan que le 26. Du 26 avril au 17 mai, il put y avoir 21 jours de siége. C’est déjà, de la part d’une ville comme Dourdan, en face d’un pareil ennemi, une résistance qui peut passer pour héroïque.
  14. Entre autres, M. de Sainte-Colombe, maréchal des logis de la compagnie de M. de Châtillon.
  15. Journal de P. de l’Étoile. — Collect. Michaut, 2e série, t. I, p. 51.
  16. Lettres missives de Henri IV, t. III, p. 394.
  17. Cette inscription, avec son curieux rébus, sous laquelle les habitants de Dourdan passent chaque jour sans la lire, forme deux lignes de 30 centimètres de longueur.
  18. Archives de l’Église. « Compte rendu par devant Pierre Boudon, lieutenant général en l’élection, et Tristand Fanon et Jacques Fougerange élus, par honneste personne Léonard Pelault, marchand, gager du bassin Nostre-Dame, pour 1591 et 1592. » — « Le dimanche vingt et ungième jour d’apuril, le jour de Kasimodo, receu unze sols neuf deniers tornois… Item, le samedy, le dimanche et jour de la Pentecoste, le premier, deulx, troys et quatriesme jour de juing audit an, receu trente-cinq sols cinq deniers tornois. »
  19. « Baillé à Me  François Gonnot, demourant audict Dourdan, la somme de 17 escus 52 sols tornoys pour sa peyne et vacations d’avoir esté à Mentes pour les affaires de la ville dudict Dourdan, du consentement des habitans de cette dicte ville, comme il appert par acte donné de M. le bailly de Dourdan. — 15 sols à Jehan Depars, greffier du bailliage, pour ledit acte de consentement. — 2 escus ½ pour dix journées d’un homme et son cheval, qui feu baillé audict Gonnot pour aller à Mentes pour les affaires de la ville. » — Comptes de Me  Pelault, Archives de l’Église.
  20. M. P.-V. Roger, lieutenant général au xviiie siècle, dit, dans une note qu’il a laissée, avoir vu ces lettres d’abolition.
  21. Nous avons eu entre les mains les originaux de ces deux pièces, signées l’une Henry, l’autre Saincte-Coulombe, et conservées parmi les papiers de famille de M. Roger.
  22. « Sommes livrées à Me  Pierre Guyot, syndic des habitans, par ordonnance de M. le lieutenant :

    Pour un présent faict à un capitaine logé avec ses troupes à Corbereuse, 2 escus.

    Pour ledict Guyot avoir esté à Paris à la poursuite d’un officier de la ville, 10 escus.

    Pour un message à M. de Garantières pour l’advertir que la compaignie de M. le connestable vouloit venir loger à Dourdan.

    Pour un présent de 9 escus fait par les habitans à M. de Garantières, pour avoir ce empesché par un voyage à Paris.

    Pour un présent de 2 escus aux gendarmes de M. le connestable logez à Saint-Arnoul.

    Pour ung poinson de vin, ung mouton et aultres vivres donnés à des gendarmes logez aux faulxbourgs de la ville, 7 escus.

    Pour trois pintes de vin données à des soldats des troupes de Mgr le comte de Soissons, qui passoient près les portes de la ville, 15 sols 6 deniers (c’est l’Église qui les paie).

    A Toussainct Hudicourt, pour avoir faict le guet au clocher pendant l’année 1596, quand il a esté besoing, 6 escus 45 s.

    Pour un présent de 24 escus à M. le gouverneur.

    Pour un voyage de Paris pour aller prier Mme de Nemours d’obtenir l’exemption des munitions demandées aux habitans pour les troupes de M. de Nemours, 2 escus 30 s.

    Pour trois paires de chausses de soye données à cet effect à trois officiers de M. de Nemours, 16 escus.

    Du lundy 3 juing, baillé à Jehan le Cerf et Germain Bérard, enterreurs des pestiférés, par commandement de M. le lieutenant, 10 escus.

    Pour un messager que M. de Garantières, estant à Briere, envoya à Dourdan, afin que l’on se tint sur ses gardes, 45 sols.

    A un autre messager, pour avoir apporté une sauvegarde de Mme de Nemours, 1 escu.

    A un soldat de M. de Nemours, mallade en ceste ville, 3 escus 36 sols.

    Payé aux maistres (de l’auberge) du Loup, pour la despense faicte par le sr du Belloy, commandant en l’armée de M. d’Espernon, 33 escus.

    Pour deux journées de cheval, pour aller à Paris prier Mme de Sancy de rescrire au sr du Belloy, 30 sols.

    Pris sur les quatre mesureurs de grains de la fabricque, par ordonnance de M. le lieutenant du 6 oct. 1596, pour les pauvres et pour païer ceulx qui ensépulturoient les pauvres, 17 escus 45 sols.

    A deux hommes qui firent le guet au clocher ung jour et une nuict, qui fut le 27 nov. 1596, 20 sols. » — Compte rendu par Hector le Fébure, principal gager et proviseur de l’esqlise Monsieur Sainct-Germain de Dourdan, pour les années 1595 et 1596, signé du président en l’élection, de Lescornay, et du lieutenant général au bailliage, Boudon. — Archives de l’Église. — La recette de ce compte se monte, pour les deux années, à 998 écus, 57 s., 10 den., et la dépense et mise à 939 écus, 22 s., 11 den.

  23. Hector le Fébure accuse 59 écus pour le produit des quêtes des bassins pour ses deux années, toutes charges de messes, services et autres payées. — Les droits de fosses montent à 52 écus.
  24. « Recette en argent, 112 escus. — Vente de 227 livres de quincaillerie, à 2 sols la livre, 7 escus. — Don des parrains et marraines le jour de la bénédiction, 22 escus 13 s. » — Compte de le Fébure.
  25. « Du 28 janvier 1596, pour despence faicte à l’Autruche par Thomas Mousset, fondeur, venu pour faire le marché, 50 sols. — Journées de maçon, à 6 sols ; — de fondeur, à 5 sols. — Un tombereau de terre, 6 sols. — Fagots pour faire chauffer l’eau à destremper le mortier, à cause du froid. — Suif à 6 sols 6 d. la livre. — Chandelle à 7 sols la livre, pour travailler le soir. — 3 livres de cire pour faire l’escripture sur la cloche, 1 escu. — Pesée du métal, 1 escu. — Pour 50 livres d’étain sonnant, 3 escus. — Pour 1700 livres pesant de métail, à 7 escus les 100 livres, achetées à Paris. — Plus, pour 80 livres fournies par le fondeur. — A Thomas Mousset, pour l’accort faict avec lui pour la fonte de 2 cloches, 20 escus. — Voyage du marguillier qui a essaié de retirer le mé tail des cloches de la ville, que l’on disoit estre à Chartres. — Pour le bafroy du clocher, 17 escus. — Pour la despence occasionnée par la refonte d’une des cloches cassée par Marin le Maire, qui fut condamné à païer 20 escus pour la faire refondre. » Le total de la dépense portée à ce compte pour ledit article, se monte à environ 212 écus. — Compte d’Hector le Fébure.
  26. Archives de l’Empire Q, 1514.
  27. Archives de l’Empire Q, 1514.
  28. Archives de l’Empire Q, 1514. — Cette visite demande trois jours aux experts, et Pierre Boudon alloue « à chascun d’eulx, pour chascun trois journées, la somme de deulx escus deulx tiers, et au clerc qui a escript ledict procès-verbal ung escu sol. ; à quoy sera ledict sieur de Sancy ou son recepveur constrainct par toultes voies deubes et raisonnables. » La minute reste au greffe de Dourdan, où sont enregistrés tous les contrats et autres titres d’engagement. — 12 mars 1599, un jugement reçoit le dépôt dudit procès-verbal.
  29. Mémoires de Sully, in-8, Londres, 1778, t. VIII, p. 274.
  30. Arrêt du Conseil, du 24 juillet 1607, qui décharge les habitants de la ville de Dourdan et des paroisses de Corbreuse, les Granges, Roinville, le Bréau Saint-Lubin, Saint-Germain, Saint-Cyr-sous-Rochefort, Authon, Sermaise, Saint-Chéron, Garancières, Saint-Maurice et Angervilliers, detoutes tailles et crues ordinaires et extraordinaires, à la charge qu’ils paieront le taillon et solde du vice-bailli de Chartres. —Archives de l’Empire, E. 14.
  31. Nous ne pouvons mieux faire que d’emprunter, pour cette description, les termes dont s’est servi M. Auguste Moutié dans une courte notice lue à la Société archéologique de Rambouillet, le 3 août 1842, insérée dans la gazette de cette ville le 18 août, et reproduite alors par presque tous les journaux.
  32. Il faut lire gaigers. — Ce sont les noms des trois marguilliers alors en charge : M. Prousteau, J. Ivard et E. Lasne.
  33. Lettre de Philippe Hurault, évêque de Chartres, du 22 septembre 1609, à la requête du prieur, gagers, manans et habitans de la paroisse, et après enquête de Mrs Hierosme le Beau, chancelier, chanoine et officiai de Chartres, « par laquelle appert de la recognoissance faicte par un grand nombre de témoings de luy enquis ; ensemble des graces faictes à une infinité des habitans de la ville qui auroient esté guaris et receu allegement en des extresmes et désespérées maladies, mesme au mois d’aoust dernier, leur estant ledict Reliquaire apporté par ledict Duchesne ou ses vicaires ; ledict Duchesne ayant iceluy réservé le plus honnestement qui luy auroit esté possible, attendant la commodité de le faire recognoistre. »
  34. Dans le supplément à ses Mémoires, nous lisons qu’il fit faire ainsi dans sa terre de Villebon un étang de trois cent soixante toises de long. « On recevoit indifféremment tous ceux qui s’offroient pour ce travail, et jusqu’aux plus petits enfants, auxquels on ne donnoit quelquefois pas plus d’une demi-livre de terre à porter : on avoit eu la précaution de faire faire pour cet effet un nombre infini de hottes de toutes grandeurs. On distribuoit à tous ces pauvres, le matin un morceau de pain, à dîner une grande écuellée de soupe, et le soir, outre un morceau de pain, un salaire en argent proportionné à l’âge et au travail. Cet ouvrage, que le duc de Sully n’auroit jamais entrepris pour le seul embellissement de sa maison, lui coûta quatre-vingt mille livres. » Mémoires, Londres, 1778, t. VIII, p. 406.