Chronique de Guillaume de Nangis/Année 1302

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Règne de Philippe IV le Bel (1285-1314)

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[1302]


Charles, comte de Valois, passa par l’ordre du roi de Toscane en Sicile, et se hâta d’assiéger Terme, château de Sicile, qui se rendit à lui vers l’Ascension du Seigneur. Il s’éleva à Bruges, ville de Flandre, une grave dissension à cause des injustes exactions et de l’inique oppression dont le peuple se vit, dit-on, accablé par les gens du roi de France, et surtout par Jacques de Saint-Paul, à qui était confiée, comme nous l’avons dit plus haut, la garde de ce pays. La révolte n’éclata d’abord que parmi le commun peuple, mais ensuite les grands se soulevèrent aussi, et de part et d’autre il fut répandu beaucoup de sang. Comme à la nouvelle de cette sédition le roi avait aussitôt envoyé environ mille hommes d’armes pour la réprimer sans beaucoup de carnage, s’il se pouvait, voilà qu’aussitôt il parvint aux oreilles des gens de Bruges que ledit gouverneur s’était vanté de faire bientôt pendre un grand nombre d’entre eux. À cette nouvelle, transportés d’une farouche fureur, ils se précipitèrent impétueusement et à l’improviste pendant la nuit sur les gens du roi de France, endormis et sans armes, et tuèrent avec la plus grande cruauté tous ceux qu’ils trouvèrent. Ledit chevalier s’échappa à grand’peine par une fuite secrète. Cependant les gens de Bruges s’étant ainsi jetés dans la rébellion ouverte, aidés par Gui de Namur, fils de Gui, comte de Flandre, et par ses gens, s’emparèrent d’un certain port de mer. Favorisés et soutenus aussitôt par beaucoup d’autres, ils se préparèrent à une vigoureuse défense, et cherchèrent partout des auxiliaires. Voilà que l’illustre Robert, comte d’Artois, envoyé par le roi en Flandre avec une nombreuse multitude de chevaliers forts et vaillans et d’hommes de pied, campa entre Bruges et Courtrai pour livrer bataille aux gens de Bruges. Un jour du mois de juillet, comme les deux partis étaient sur le point d’en venir aux mains dans un combat à jour fixé d’avance, les gens de Bruges, dans un esprit d’énergique résistance, se rassemblèrent en bataillons serrés, et vinrent presque tous à pied et en très-bon ordre. Nos chevaliers ayant en leur force une présomptueuse et excessive confiance ; et regardant leurs ennemis comme de méprisables paysans, forcèrent bientôt les hommes de pied qui marchaient à la tôte de l’armée dé reculer de leur rang, de peur qu’on n’attribuât à ces hommes de pied et non aux chevaliers la victoire qu’ils s’imaginaient devoir remporter aussitôt. Remplis d’orgueil, ils se précipitèrent donc sur les ennemis sans observer de précaution ni aucun ordre de guerre mais les gens de Bruges les attaquant vigoureusement avec des lances d’une excellente qualité, et qu’ils appellent vulgairement gethendar, tuèrent tout ce qui s’opposa à leur impétuosité. Le comte d’Artois, illustre et fameux homme de guerre, se hâta d’accourir au secours des siens pendant qu’il fondait sur les ennemis comme un lion rugissant, et combattait avec acharnement, atteint de plus de trente blessures, comme l’assurèrent ceux qui le virent ensuite, il succomba, ô douleur ! par une lamentable mort, par une mort dont gémit tout le royaume, et que nous ne rapportons qu’avec tristesse. Avec lui périt sa noble suite, à savoir Geoffroi de Brabant, son parent ; le seigneur de Vierzon, fils de ce même Geoffroi ; le comte d’Eu, le comte d’Aumale, le fils du comte de Hainaut ; Raoul, seigneur de Nesle, connétable de France ; Gui, son frère, maréchal de France ; Tancarville, chambellan ; Renaud de Trie, fameux chevalier ; Pierre Flote, Jacques de Saint-Paul ; et à peu près deux c.nts autres chevaliers, ainsi qu’un grand nombre d’hommes d’armes renommés par leur vaillance. La très-grande partie du reste de notre armée, tant nobles que gens du commun, tournèrent honteusement le dos et se mirent à fuir d’une course rapide. Environ trois jours après, le gardien des frères Mineurs d’Arras enleva le corps de Robert, et l’enterra dans une chapelle de moines, non encore consacrée, célébrant comme il put l’office des morts. Une comète apparue dans le mois de septembre précédent, et une éclipse de lune arrivée dans le mois de janvier, présageaient avec véracité, selon l’opinion de quelques-uns, l’approche de cette calamité. Gui de Namur, joyeux de cette victoire, s’efforça de diriger vers de plus hautes entreprises l’esprit des siens, enflammés de l’ambition de s’emparer de toute la Flandre ; peu de temps après, attaquant les gens de Lille, tantôt par la ruse, tantôt par les armes, il les força à se rendre, et soumit aussi ou attira dans son parti les gens d’Ypres, de Gand et d’autres villes de la Flandre. Quinze jours après l’Assomption de la sainte Vierge Marie, Philippe, roi de France, rassembla à Arras une si grande armée qu’il n’eût pas eu grand’peine à détruire toute la Flandre et ses habitans ; mais ayant dressé son camp à environ deux lieues de ladite ville, trompé, dit-on, par les mauvais conseils de quelques personnes, il ne permit pas d’attaquer les ennemis campés non loin de lui ni aucune de leurs villes ; il passa dans l’inaction tout le mois de septembre, et licenciant enfin une si puissante armée, il revint en France sans gloire et sans avoir rien fait ; ce que voyant, les ennemis incendièrent aussitôt les villages et les villes situés près du comté d’Arras ; mais les chevaliers et les serviteurs et hommes d’armes laissés en ce pays par le roi avec les préparatifs de guerre, réprimèrent souvent les entreprises et les excursions fréquentes des Flamands sur la terre d’Arras, et en étant venus aux mains avec eux la veille de la Saint-Nicolas auprès d’Aire, ils en tuèrent environ huit cents dans le combat.

Charles, comte de Valois, ayant appris la mort de ses chers nobles en Flandre, touché des malheurs du roi et du royaume, conclut, par le conseil de ses gens, avec Frédéric et les Siciliens, un traité qui portait que Frédéric épouserait Eléonore, fille du roi de Sicile, et posséderait en paix et tranquillité pendant toute sa vie l’île entière de Sicile, sans porter le nom de roi. Charles et Robert, duc de Calabre, fils du roi de Sicile, qui était présent au traité, devaient faire tous leurs efforts pour engager le roi d’Aragon et le comte de Brienne à céder tranquillement à Frédéric leurs prétentions sur les royaumes de Chypre et de Sardaigne, qu’ils disaient leur appartenir et, avec le consentement du pape, Frédéric devait tâcher de conquérir lesdits royaumes à ses propres frai ; autrement ils devaient sur leurs États lui fournir un équivalent de ceux de Chypre et de Sardaigne. Si la chose ne pouvait se faire sans de grandes difficultés, Charles, roi de Sicile, devait être tenu, après la mort de Frédéric, de donner cent mille onces d’or pour acheter des domaines et des revenus aux enfans qu’il aurait eus d’Eléonore, fille du roi. Frédéric et son frère, roi d’Aragon cédaient alors au roi de Sicile tout ce qu’ils avaient conquis depuis long-temps dans la Pouille ou la Calabre. Toute injure, rancune, offense de part et d’autre, devait être oubliée, et les prisonniers retenus en Sicile ou ailleurs, délivrés sans rançon. La paix ayant été ainsi conclue et le serment prêté sur les saints Évangiles de Dieu, que Frédéric toucha de sa main, comme firent les grands de Sicile et les principaux du peuple, ils confirmèrent leurs promesses. Charles, comte de Valois, fit absoudre les Siciliens par son chapelain à qui le pape avait confié cette mission, et retourna à Rome où, après avoir rapporté au pape et aux cardinaux ce qu’il avait fait en Sicile, il prit congé d’eux vers la Purification de la sainte Vierge, et s’en revint en France.

En ce temps mourut Othelin, comte de Bourgogne, investi récemment par le roi de la seigneurie du comté d’Artois, au titre de sa femme Mathilde, fille du feu comte Robert, sauf les droits cependant que pouvaient avoir et réclamer sur ledit comté les fils de feu Philippe, frère de ladite Mathilde. Les Bordelais, qui jusqu’alors avaient été soumis au pouvoir du roi de France, ayant appris qu’il avait quitté la Flandre sans y avoir rien fait, et craignant, comme l’affirmaient un grand nombre, à moins que les rois de France et d’Angleterre ne fissent la paix, de retomber sous la domination du roi d’Angleterre, et d’en recevoir ensuite un châtiment pareil à celui qu’ils se rappelaient avoir été infligé, il y avait long-temps, à la cité de Londres, expulsèrent les Français de Bordeaux, et usurpèrent pour leur propre compte la souveraineté de la ville. Le jour de la Cène du Seigneur, les troupes du roi de France tuèrent environ quinze mille Flamands à Saint-Omer en Flandre. À la nouvelle de cette défaite, les autres troupes flamandes qui ravageaient la terre de Jean, comte du Hainaut, qu’il tenait en fief du roi de France, et avaient déjà rasé un château très-fortifié appelé Bouchain, conclurent une trêve avec les gens du Hainaut, et revinrent défendre leurs frontières.