Chronique de la quinzaine - 14 août 1895

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Chronique n° 1520
14 août 1895


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.



14 août.


Depuis quinze jours, on ne peut pas dire que l’aspect du monde européen soit resté stationnaire. Le kaléidoscope a tourné, et tourne encore : il serait difficile de prévoir quelles images il présentera dans quelques semaines. Rien d’inquiétant en tout cela. La situation reste foncièrement la même, bien que ses manifestations extérieures deviennent de plus en plus complexes. C’est surtout en Bulgarie que les nuages se sont amassés, peut-être pour se dissiper subitement, et cela serait désirable. Mais il y aurait trop de danger à vouloir être prophète ; on s’exposerait à recevoir des événemens un démenti plus ou moins formel. Plus que jamais, — et rien d’ailleurs ne convient mieux à une chronique, — nous écrivons au jour le jour, ad narrandum.

La mission bulgare dont nous avons déjà parlé, et qui a été reçue avec tant de bienveillance à Saint-Pétersbourg et à Moscou, est rentrée à Sofia en passant par Vienne. Elle s’est à peine arrêtée dans cette dernière ville, assez toutefois pour s’être vue en butte aux entreprises des journalistes en quête de nouvelles ou d’impressions, et elle n’a su se défendre qu’à demi contre ces assauts. Le métropolite Clément a déclaré à un rédacteur de la Nouvelle Presse libre qu’il ne doutait pas de la réconciliation de la Bulgarie et de la Russie dans un avenir très prochain, et que l’accueil fait par le tsar à la délégation bulgare en était le sûr garant. Les journalistes sont indiscrets : le rédacteur de la Nouvelle Presse libre a interrogé le métropolite Clément sur la manière dont pourrait s’opérer la réconciliation, et celui-ci a répondu que la dynastie bulgare devait nécessairement être orthodoxe. Le prince Ferdinand devait-il se convertir lui-même, ou seulement faire élever son jeune fils, le prince Boris, dans la religion orthodoxe ? Le métropolite ne s’est pas expliqué sur ce point. Il y a trois ans à peine, la constitution bulgare a été modifiée, précisément pour donner au prince de Bulgarie et à ses descendans la liberté de rester catholiques, et c’est suivant le rite de cette religion que le jeune Boris a été baptisé. Le prince Ferdinand s’est certainement aveuglé s’il a cru que, dans un pays balkanique, le désaccord religieux pourrait subsister longtemps entre le souverain et ses sujets. Aux difficultés intérieures d’une pareille situation devaient s’ajouter bientôt les difficultés venues du dehors. Rêver et poursuivre une réconciliation avec la Russie, alors qu’on maintenait et qu’on fortifiait contre elle une barrière religieuse, était pure chimère. Henri IV estimait que Paris valait bien une messe : le prince Ferdinand, qui a dans ses veines quelques gouttes du sang de Henri IV, est-il du même avis ? Sous un langage qui semblait sibyllin, peut-être seulement parce qu’il était embarrassé, le métropolite Clément et M. Théodorof, président du sobranié, ont laissé entendre que tout s’arrangerait sans beaucoup de peine, qu’il suffisait d’attendre un peu ; que le prince savait ou saurait ce qu’on attendait de lui ; enfin que le cœur de la Russie était toujours magnanime. Quand on leur demandait si le prince Ferdinand avait approuvé l’envoi de la mission bulgare à Saint-Pétersbourg, ils répondaient que oui. Le prince, la mission, le gouvernement russe, tout le monde semblait d’accord ou sur le point de l’être. La réconciliation était à l’ordre du jour. Mais, hélas ! au moment même où le métropolite Clément quittait Vienne et s’apprêtait à rentrer à Sofia, où il a été reçu avec un enthousiasme dont nous aurons à parler, paraissait dans les journaux la note suivante, qui porte tous les caractères d’un communiqué officieux : « La Russie n’a aucun motif pour se réconcilier avec le « peuple « bulgare, pour cette simple raison que ce peuple n’a jamais cessé de manifester sa reconnaissance à ses frères du Nord auxquels il doit son indépendance. C’est ce qui explique l’accueil cordial que la députation bulgare a trouvé à Saint-Pétersbourg. De son côté, la Russie, fidèle aux traités, n’entretiendra jamais de rapports avec ceux auxquels on donne indument le nom de « gouvernement bulgare ». Tant que la Bulgarie officielle restera soumise à un régime illégal imposé par un usurpateur, il ne conviendra pas à la Russie d’avoir des relations avec elle. Le gouvernement russe se place strictement sur le terrain du traité de Berlin, dont il demande l’exécution. D’après ce traité, le prince de Bulgarie doit être nommé par un sobranié légal, et cette élection, après avoir reçu l’approbation de la Porte, doit être ratifiée par toutes les puissances signataires du traité. »

Jamais douche d’eau glacée n’a produit plus d’effet que cette note. On en a contesté l’origine officielle et nous ne voudrions pas la garantir ; on s’est demandé s’il fallait la prendre au pied de la lettre ; on a rappelé les assurances données à Saint-Pétersbourg aux délégués bulgares, à savoir que le tsar n’avait personnellement aucun grief contre le prince Ferdinand ; enfin on a essayé, par tous les moyens, de diminuer l’importance de la manifestation et d’atténuer l’émotion qu’elle a produite. On assure que M. Zankoff, le chef du parti russophile en Bulgarie, aurait dit que si le prince Ferdinand était réélu par un sobranié légal, la Russie le reconnaitrait. Mais M. Zankoff en est-il bien sûr ? Et si le prince Ferdinand était régulièrement élu par un sobranié légal, conformément aux prescriptions du traité de 1878, serait-il certain, après avoir été reconnu par la Russie, de l’être également par les autres puissances ? Il faut l’avouer, la situation du malheureux prince est des plus pénibles, des plus délicates, des plus inextricables. S’il se tourne du côté de la Russie, il aperçoit la face immobile et inquiétante du sphinx ; s’il se tourne du côté des puissances occidentales, ce n’est plus à des visages de marbre qu’il a affaire : l’irritation contre lui prend les formes les plus violentes, et, loin d’avoir été atténuée par l’attitude de la Russie, elle y a trouvé pleine licence de se donner carrière. Le prince ne voit que des yeux flamboyans de colère ; il n’entend que des paroles de réprobation et presque de haine. Les journaux allemands approuvent la Russie de ne pas le reconnaître : elle fait bien, on ne peut que l’en féliciter. Les journaux autrichiens ne sont pas moins explicites ; ils le sont même davantage ; ils affirment que le prince Ferdinand a perdu pour jamais les sympathies de l’Autriche et de l’Allemagne. Les puissances du centre comptaient sur lui, il était leur homme, il était leur chose : peu s’en faut qu’elles ne l’accusent de trahison. En un mot, il se trouve vis-à-vis d’elles à peu près dans la situation où était le prince Alexandre de Battenberg à l’égard de la Russie, après l’imprudente équipée qui l’a brouillé avec le tsar. Sa situation est menée pire, car le prince de Battenberg, aussitôt que la rupture de la Russie avec lui a été connue de l’Europe, a vu l’Autriche, l’Allemagne, l’Angleterre se tourner brusquement de son côté. Il n’a pas cherché à profiter de ces dispositions improvisées, soit qu’il doutât de leur efficacité ou de leur durée, soit qu’il ne voulût pas devenir, entre les mains occidentales, un instrument contre la Russie. S’il s’est abandonné lui-même, du moins il n’a pas été abandonné de tous, et telle est, au moins provisoirement, la triste destinée du prince Ferdinand de Saxe-Cobourg.

On a été généralement surpris que, dans une détresse aussi grande, il n’ait pas interrompu au plus vite son séjour à Carlsbad et sauté dans le premier train pour revenir à Sofia. Peut-être aurait-il dû le faire aussitôt après l’assassinat de M. Stamboulof. Il a sans doute voulu prendre le temps de réfléchir ; mais s’il en avait pris autant, il y a neuf ans, lorsque M. Stamboulof lui a offert la couronne bulgare, serait-il jamais allé à Sofia ? Tout porte à croire que l’accueil qu’il recevra aujourd’hui sera réservé : en tout cas il ne sera pas comparable à celui qu’a trouvé le métropolite Clément à son retour de Russie. À lire les récits des journaux, on se croirait transporté aux beaux jours du moyen âge, alors que les évêques dominaient les peuples et faisaient trembler les rois. Le métropolite apparaissait à ses fidèles avec tout le prestige de l’investiture qu’il rapportait de Saint-Pétersbourg et de Moscou. Plusieurs centaines de personnes étaient allées l’attendre à Zaribrod, c’est-à-dire à la frontière : toute la population de cette ville et des environs se pressait à la gare. À peine le train a-t-il été aperçu que les hourras ont éclaté. À sa sortie du wagon, le métropolite a été l’objet de manifestations enthousiastes : c’était, disent les dépêches, à qui s’efforcerait de lui baiser les mains. Il a dû prononcer quelques paroles. « La députation, a-t-il dit, a trouvé la Russie animée des mêmes sentimens qui l’ont amenée autrefois à faire la guerre pour la libération de la Bulgarie : la Russie aime aujourd’hui la Bulgarie comme elle l’a toujours aimée. » Et le peuple de crier : « Vive la Russie ! Vive le tsar ! » On ne dit pas qu’il ait ajouté : « Vive le prince Ferdinand ! » À Sofia les mêmes scènes se sont reproduites. Les abords de la gare étaient encombrés de monde. Les corporations étaient là avec leurs drapeaux. Mais ce qui donnait à la fête une signification officielle, c’était la présence de M. Stoïlof, président du Conseil, des ministres de la justice, de la guerre et des affaires étrangères, enfin du maréchal de la cour. Au moment où le métropolite Clément est descendu du train, la foule s’est précipitée sur lui dans un élan que rien n’a pu contenir. Il a dû se réfugier, avec les membres du gouvernement, dans la salle d’attente de la gare, et il a eu beaucoup de peine à en sortir ensuite pour se rendre à son palais. Là, il a fallu qu’il se montrât sur un balcon, pour prononcer les mêmes discours qu’à Zaribrod. La Russie, a-t-il dit d’après les dépêches, ne désire que le bien et la prospérité de la Bulgarie ; et il a affirmé que le prince et le gouvernement, s’ils agissaient de concert, réussiraient certainement à atteindre le but désiré de tous, — paroles un peu vagues, qu’il faut laisser à l’avenir le soin d’expliquer et de confirmer. Quoi qu’il en soit, les sentimens de la Bulgarie envers la Russie, longtemps étouffés dans leur manifestation extérieure par le dur despotisme de M. Stamboulof, ont fait tout d’un coup une explosion formidable. Le gouvernement et le prince lui-même ont contribué à déchaîner ce mouvement lorsqu’ils ont autorisé la députation bulgare à se rendre à Saint-Pétersbourg : auront-ils maintenant la force de le contenir ou de le régler ? Quant à la Russie, son attitude paraît très nette, très claire, très positive si l’on se reporte au texte littéral du traité de Berlin qu’elle invoque, mais très confuse, obscure même, et négative si l’on se reporte à l’état de choses qui existe en Bulgarie depuis près de dix ans.

Ce n’est donc pas sans quelques préoccupations que les regards se tournent vers les Balkans. Toutefois, une des principales causes d’inquiétude qui venaient de là semble avoir disparu, et c’est un fait à enregistrer avec satisfaction. Bien que le gouvernement bulgare ait montré une médiocre énergie à combattre sur son territoire la formation des bandes destinées à passer en Macédoine pour y fomenter une agitation révolutionnaire, cette agitation est arrivée à son terme. L’entente unanime des grandes puissances n’a pas peu contribué à atteindre ce résultat. Elles ont déjà sur les bras la question arménienne ; le moment serait bien mal choisi pour se charger par surcroit de la question macédonienne. Nous ne dirons qu’un mot de la question arménienne, c’est qu’elle reste ouverte : les gouvernemens qui ont pris à tâche d’obtenir du Sultan une solution raisonnable n’y ont pas encore réussi, ce qui est fâcheux. On voudrait espérer que l’éloquente intervention de M. Gladstone en faveur de l’Arménie apportera aux puissances, et notamment à l’Angleterre, un concours vraiment utile. L’illustre vieillard a prononcé à Chester un grand discours, sur lequel tous les partis s’étaient mis d’accord avant même de ravoir entendu. Les libéraux devaient naturellement l’applaudir, et les conservateurs l’applaudissaient aussi par avance, dans la pensée que le gouvernement nouveau y puiserait plus de force pour continuer ses négociations avec la Porte. Mais peut-être M. Gladstone, dont les quatre-vingt-six ans n’ont pas éteint l’ardeur toujours jeune, a-t-il un peu dépassé la mesure lorsqu’il a dit par exemple, que c’était pour l’Angleterre non seulement un droit, mais un devoir d’intervenir, au besoin même par la force. Le Standard, journal conservateur par excellence, en appréciant le discours de Chester, fait observer qu’il y a certaines limites que le gouvernement ne saurait franchir sans risquer de provoquer la guerre. Nous agissons, dit-il, de concert avec d’autres puissances, et nous n’avons aucune raison de douter de leur loyauté. Ce langage est plus politique assurément que celui de M. Gladstone, et la presse anglaise ferait bien de s’en inspirer d’une manière générale. Par malheur elle ne le fait pas toujours, et si nous ne craignions d’entrer ici dans une trop longue digression, il nous serait facile de citer un grand nombre de journaux dont le ton, à l’égard de certaines nations européennes, dénote un état d’esprit au moins singulier. Le Standard lui-même a profité de la présence de l’empereur Guillaume chez la reine Victoria pour lui adresser des admonestations que la presse germanique a d’ailleurs relevées avec l’accent le plus rogue. Il semble que les élections dernières aient un peu grisé tout le monde en Angleterre, sauf le gouvernement qui, du moins jusqu’à présent, a conservé son sang-froid. Les libéraux eux-mêmes se consolent de leur défaite en jetant des regards courroucés au-delà des frontières et en menaçant de lord Salisbury tantôt ceux-ci, tantôt ceux-là. Il va sans dire que nous ne sommes pas oubliés dans cette distribution de réprimandes, suivies aussitôt de l’annonce du châtiment. On n’imagine pas le nombre d’éventualités, qui toutes dépendent de nous, dans lesquelles l’Angleterre s’affilierait tout de suite à la triple alliance. Au moindre mécontentement que nous pourrions lui causer, ce serait fait. Beaucoup de ces articles semblent écrits par des élèves de rhétorique, et il n’y a pas lieu d’y insister : la presse anglaise se trompe évidemment sur les moyens de faire impression sur nous. Elle nous traite comme M. Gladstone traite la Turquie, et elle serait bien en peine de dire comment et pourquoi nous avons mérité d’être ainsi rudoyés. Au reste, nous ne le lui demandons pas : mieux vaut laisser tomber ce feu de paille que de lui fournir de nouveaux et de plus substantiels alimens.

Il y a aujourd’hui, de la part de plusieurs puissances, un désir et comme une préoccupation de rendre plus manifestes les accords qui existent entre elles. Rien de plus légitime, et si nous en montrions quelque étonnement on nous répondrait sans doute que nous avons été les premiers à donner l’exemple. N’avons-nous pas, au moment des fêtes de Kiel, accentué le caractère de nos rapports avec la Russie ? Personne n’en a pris et ne pouvait en prendre ombrage : d’abord parce que notre situation internationale était déjà connue du monde diplomatique, ensuite parce qu’on y sait parfaitement qu’elle n’a d’autre objet que le maintien de la paix. En somme, les autres puissances n’ont pas, elles non plus, à nous apprendre des choses bien nouvelles. En quittant la rade de Kiel, la flotte italienne est allée en Angleterre : elle y a été reçue comme autrefois la nôtre à son retour de Cronstadt. Faut-il conclure de là que les rapports de l’Angleterre et de l’Italie ont pris, dans ces derniers temps, un caractère plus intime ? On essaie bien un peu de nous le faire croire, mais nous savions déjà que l’Angleterre et l’Italie étaient animées l’une à l’égard de l’autre des sentimens les plus bienveillans, et que la première le prouverait toujours volontiers à la seconde dans l’exacte mesure de ses intérêts du moment. On a admiré les beaux navires italiens, et nous comprenons que l’Italie aime à les montrer : toutes les puissances n’en font-elles pas autant pour les leurs, chacune à son tour ? L’Italie, après avoir envoyé ses vaisseaux en Allemagne et en Angleterre, les aurait très probablement dirigés sur l’Autriche s’il n’avait pas fallu pour cela pénétrer dans les eaux de Trieste. Pour notre compte, nous n’y aurions vu aucun inconvénient, et cela ne nous aurait appris rien que nous ne sachions depuis longtemps. Guillaume II est en Angleterre, et il a dîné chez la reine avec lord Salisbury. Quoi de plus naturel ? Est-ce la première fois que l’empereur d’Allemagne va en Angleterre et qu’il est reçu par sa grand’mère ? N’est-il pas tout simple qu’il voie lord Salisbury, et qu’il s’entretienne avec lui ? En Autriche, il y a eu aussi des rencontres d’hommes politiques et même de souverains. Le comte Goluchowski, après quelques malentendus qui ont retardé sa visite, a fini par voir le prince de Hohenlohe à Aussee. Le roi Charles de Roumanie, accompagné de la reine, a été reçu par l’empereur et par l’impératrice d’Autriche à Ischl. Cette fois, il faut bien convenir qu’on a mis à la rencontre un peu plus d’apparat qu’à l’ordinaire, et les journaux viennois en ont tiré la conclusion que la Roumanie avait adhéré formellement à la triple alliance. Qu’en savent-ils ? Les sympathies envers l’Allemagne du roi Charles de Hohenzollern n’ont rien que de normal ; mais sa visite à l’empereur d’Autriche se reproduit presque tous les ans. Pourquoi cette visite aurait-elle, cette année, un autre caractère que les années précédentes ? S’il y a eu un rapprochement plus étroit entre la Roumanie et les puissances du centre, ce n’est pas là un fait tout nouveau. Dès le mois de septembre dernier, le ministre des affaires étrangères de l’empire austro-hongrois en parlait très ouvertement aux Délégations. « Un autre pays voisin, disait le comte Kalnoky, auquel il est nécessaire de consacrer quelques mots, est la Roumanie. Cet État est, parmi ceux qui ne font pas partie de la triple alliance, l’un des premiers qui se sont rendu compte de la nature pacifique de cette alliance et qui se sont résolus à s’y associer et à chercher à s’appuyer sur les puissances de l’Europe centrale. Les relations très amicales que nous avons en conséquence entretenues depuis des années en Roumanie se sont montrées durables, et l’impulsion donnée à ce point de vue par le roi de Roumanie et son gouvernement a trouvé dans le pays un écho de plus en plus retentissant. » Voilà, certes, un langage plus significatif encore qu’une simple visite du roi Charles à l’empereur François-Joseph, et pourtant on a fait l’année dernière moins de bruit autour de ces paroles qu’on n’en fait aujourd’hui autour de l’entrevue d’Ischl. Cela prouve que les choses tirent une grande partie de leur importance du moment où elles se produisent et des circonstances qui les accompagnent, et, comme nous le disions tantôt, les puissances recherchent aujourd’hui les occasions de donner plus de relief à leurs groupemens politiques. Certaines situations en deviennent plus précises : aucune jusqu’ici n’est apparue sensiblement modifiée aux yeux de l’observateur attentif.

Ce serait, par exemple, exagérer beaucoup la valeur de l’arrangement conclu en Afrique par l’Angleterre et par l’Italie, que d’y voir, comme certains journaux essaient de le faire, un indice de rapports nouveaux qui se seraient formés entre les deux pays. L’existence de cet arrangement a été révélée par M. le baron Blanc, dans le récent discours qu’il a prononcé devant la Chambre des députés italienne. Il porte, paraît-il, sur la « délimitation septentrionale la plus pratique » des possessions italiennes en Erythrée. Il aurait été signé avec « les autorités anglo-égyptiennes », expression qui n’a pas encore cours dans le vocabulaire du droit des gens et dont il faut laisser toute la responsabilité au ministre des affaires étrangères d’Italie. Au reste, et sauf des détails de forme comme celui-ci, le discours, ou plutôt les discours prononcés par M. le baron Blanc, sont d’une correction parfaite, et ils ont produit en Europe une bonne impression. Il y règne même un ton de bonne humeur qui n’est pas fait pour déplaire. Après les longs et laborieux efforts dont on n’a pas perdu le souvenir, l’Italie est parvenue à se créer en Erythrée une colonie dont elle est satisfaite, et qu’elle commence à montrer aux autres nations avec un légitime orgueil. Quoi qu’on en ait pu croire quelquefois de l’autre côté des Alpes, l’opinion réfléchie en France a toujours vu sans défaveur les progrès de l’Italie dans ces contrées. Il n’est pas venu un seul moment à notre pensée de contrarier en quoi que ce soit l’expansion coloniale de nos voisins à l’ouest de la mer Rouge, à la condition, bien entendu, que tous les droits antérieurs soient reconnus et respectés par eux. Les puissances européennes qui ont des droits ou des intérêts préexistans dans cette partie de l’Afrique sont d’ailleurs peu nombreuses. Il y a d’abord la Porte et l’Égypte qui ne font qu’un. Il y a ensuite la France qui, longtemps avant que l’Italie ait pénétré en Abyssinie, était déjà établie à Obock et au sud du golfe de Tadjoura. Il y a enfin la Russie qui a des intérêts religieux à ménager en Abyssinie. On sait qu’une mission abyssine a été tout récemment envoyée à Saint-Pétersbourg, où elle a été reçue en même temps et à peu près dans les mêmes conditions extérieures que la délégation bulgare. Le gouvernement italien s’en est montré d’abord un peu préoccupé, mais le discours du baron Blanc montre que, s’il y a eu à ce sujet quelques très légers nuages entre les deux pays, ils sont dès maintenant dissipés. Le gouvernement russe a fait savoir à Rome que ses intérêts en Abyssinie étaient de l’ordre purement spirituel : le gouvernement italien en a conclu qu’il devait traiter les popes sur le même pied que les Lazaristes, et il a promis de le faire. Par conséquent, on est d’accord. L’accord s’est fait aussi avec l’Égypte, ou du moins, comme dit M. le baron Blanc, avec les « autorités anglo-égyptiennes ». Comme personne ne connaît encore les détails de cet arrangement, on ne peut en rien dire, sinon qu’il y a lieu d’espérer que les droits de la Porte y sont respectés. Enfin vient la France, à laquelle M. le baron Blanc a adressé les invites les plus séduisantes. Il a reconnu, pour commencer, que notre attitude à l’égard de l’Italie, avait été parfaitement correcte, et cette déclaration honore également sa loyauté et la nôtre. Mais ce que l’Italie a fait au nord, il lui reste à le faire au sud. Le moment est venu de délimiter les possessions italiennes et les possessions françaises. « Il dépend de la France, a dit M. le baron Blanc, d’établir la délimitation proposée parelle en 1891. » Si M. le baron Blanc est vraiment disposé, comme il l’assure, à adhérer aux propositions de la France, l’entente se fera facile et prompte. Il connaît nos propositions, sur lesquelles nous n’avons pas varié. Un arrangement que nous avons fait avec l’Angleterre, pour la délimitation de nos zones d’influence entre le raz Djeboutil et Harrar, a d’ailleurs fixé nos droits dans ces contrées. Aucun doute ne saurait donc subsister dans la pensée du gouvernement italien. Il dépend de nous, assure-t-il, de conclure ; nous répondons que cela dépend de lui. Par malheur, — et nous ne disons pas cela pour M. le baron Blanc, — il nous est arrivé plus d’une fois avec le gouvernement italien d’échouer tout juste au moment où nous croyions atteindre le port. Les négociations commencent généralement bien avec lui et finissent mal, ou ne finissent pas du tout. La main qu’on nous tend se retire ou se referme aussitôt que la nôtre s’avance pour la saisir, et à maintes reprises, après s’être donné le mérite d’une ouverture pleine de cordialité dans la forme, on a rejeté sur nous la responsabilité de malentendus qui ne provenaient certainement pas de notre faute. Mais ce n’est pas là une récrimination : elle ne serait pas à sa place après le discours conciliant et amical qu’a prononcé M. le baron Blanc et que notre plus vif désir est de voir confirmé par des actes.

M. le baron Blanc a fait de grands efforts pour déterminer exactement la situation respective de l’Italie envers Menelik d’une part, et de l’autre envers l’Europe. Il nous a appris qu’on avait trouvé dans certains papiers la preuve certaine de la « trahison » du Négus. C’est un bien gros mot. Est-il vrai que Menelik doive tout à l’Italie, et qu’il l’ait ensuite trahie en violant des engagemens formels ? Dans quelle mesure le traité d’Ucciali est-il valable entre les deux parties ? On sait qu’elles ne sont pas d’accord sur ce point, mais c’est une question à régler entre elles. M. le baron Blanc soutient que personne n’a le droit d’intervenir entre Menelik et l’Italie : il est encore plus certain que personne n’a la pensée de le faire. Faut-il voir dans ces paroles de M. le baron Blanc l’annonce d’une prochaine expédition militaire contre le Négus ? La présence à Rome du général Baratieri serait de nature à le faire croire : toutefois, le gouvernement italien ne peut pas se dissimuler que c’est là une entreprise considérable et dont l’exécution, pour réussir pleinement, doit être préparée avec le plus grand soin. Nous connaissons assez pour notre compte, et l’Italie a éprouvé par sa propre expérience les difficultés des expéditions coloniales. Mais, encore une fois, elle est seule juge de ses intérêts en Afrique et nous n’avons même pas à lui donner des conseils qui pourraient être mal interprétés. Les dispositions de l’Angleterre paraissent être pour elle un encouragement. M. le baron Blanc a donné sur ce point des détails dont quelques-uns étaient mal connus jusqu’à ce jour. Il en ressort, par exemple, que l’Angleterre a demandé à plusieurs reprises sa coopération à l’Italie, et que celle-ci l’a refusée, en quoi M. le baron Blanc juge évidemment qu’elle a eu tort, puisqu’il dit que ces refus ont été « réparés »en partie par l’occupation de Kassala. Comment ne pas rappeler ici l’attitude de la presse anglaise au moment de cette occupation ? Assurément, elle n’était pas dans le secret de l’affaire, car elle a manifesté une mauvaise humeur presque agressive : il était impossible d’être plus désobligeant pour l’Italie que ne l’ont été les journaux de Londres à cette époque : on aurait pu croire que l’Italie avait occupé un point qui appartenait à l’Angleterre, et si nous avions montré le même déplaisir, on nous aurait accusés des plus noirs sentimens. Eh bien ! l’opinion anglaise avait tort l’année dernière. Lord Cromer a découvert depuis que la tranquillité du Soudan provient principalement de l’occupation de Kassala, et il s’en félicite. M. le baron Blanc ne doute pas que les progrès ultérieurs de l’Italie ne produisent le même effet. « Lorsque la région esclavagiste du Choa sera, dit-il, complètement isolée, nous pourrons y laisser le désordre se tuer de lui-même, de même que le mahdisme tombe en dissolution dans le Soudan, sans qu’il soit nécessaire de faire agir les troupes italiennes de Kassala ou les troupes anglaises de Wadi-Halfa et de Souakim. » Tant il est vrai que le tout est d’occuper les bonnes positions.

En attendant de nouveaux succès en Afrique, le gouvernement italien en a obtenu d’immédiats devant le parlement, à Montecitorio. Dans la situation où nous sommes, et qui nous permet de juger avec une parfaite impartialité ce qui se passe en Italie, nous constatons que M. Crispi a eu, au cours de cette session de quelques semaines, tout l’avantage sur ses adversaires. Il a pris la parole à diverses reprises, toujours opportunément, et avec un instinct remarquable de ce qui pouvait agir avec le plus de force sur l’esprit de ses compatriotes. Il a parlé des soucis et des misères du pouvoir avec mélancolie : ce n’est que par le sentiment élevé du devoir qu’il a accepté d’en subir plus longtemps « les amères déceptions ». Il a remercié la Chambre d’avoir repoussé les débats stériles, ou du moins de les avoir ajournés jusqu’après le budget. On pouvait se demander si celui-ci serait voté ; tout semblait conspirer contre lui, même la chaleur extrême qui rendait l’enceinte législative presque inhabitable ; cependant l’énergie du ministère et le dévouement de la Chambre sont venus à bout de tous les obstacles. Le budget a été voté comme il avait été présenté. C’est une grande victoire pour M. Sonnino ; c’en est une aussi pour M. Crispi. Il en a obtenu une autre, non moins importante, en faisant repousser, à la suite de la discussion des affaires étrangères, les ordres du jour de MM. Pandolfi et Imbriani. Le premier exprimait le vœu que le gouvernement eût toujours en vue, dans sa politique étrangère, le triomphe de la justice internationale et l’union des peuples civilisés. Pour bien comprendre ce que cela veut dire, il faut être au courant du jargon parlementaire de nos voisins : l’ordre du jour de M. Pandolfi est un ordre du jour irrédentiste, et c’est bien ainsi que M. Crispi l’a entendu puisqu’il l’a repoussé dans l’intérêt de la paix, de cette paix qui est tous les jours garantie et sauvée par la triple alliance, mais qu’il ne faudrait pourtant pas mettre à de trop fortes épreuves. « L’ordre du jour proposé, a-t-il déclaré, n’est pas opportun. Si réellement on devait pourvoir à la reconstitution des États sur la base exclusive de la nationalité, il se produirait de très graves complications et la guerre éclaterait dans toute l’Europe. » Ce langage est plein de sagesse. Ce n’est pas celui que M. Crispi a toujours tenu, ni même celui qu’il tenait, il n’y a pas longtemps encore, aux peuples frères des Balkans, mais il n’en est pas moins bon. L’Autriche peut se rassurer : on ne lui réclamera pas encore Trente et Trieste. Quant à M. Imbriani, son ordre du jour affirmait que le gouvernement ne pouvait pas disposer de l’argent et de la vie des citoyens sans la volonté de ceux-ci, et il exhortait le gouvernement à renoncer à sa politique coloniale de guerre et de conquête. Qu’est-ce à dire ? M. Imbriani proposait à la Chambre de voter un blâme pour le passé, une interdiction pour l’avenir. On comprend que M. Crispi ait repoussé une telle motion avec toutes les ressources de son éloquence. « Le plateau de l’Érythrée, a-t-il dit, nous appartient en vertu du traité d’Ucciali, et le Tigré en vertu des armes que nous avons prises pour nous défendre. Nous resterons dans ces terres et nous les défendrons. Nous espérons vaincre toujours comme nous avons vaincu jusqu’ici. Ces victoires sont les premières pour nous depuis 1859. » Cette dernière phrase a été couverte d’applaudissemens chaleureux. « Oui ! oui ! » s’est écriée l’assemblée avec enthousiasme. Il était difficile de faire vibrer plus énergiquement la fibre patriotique de la Chambre et du pays. M. Crispi a montré là, une fois de plus, à quel point il connaissait et savait manier son auditoire. Qu’est-ce que l’Italie est allée faire en Érythrée ? Fonder une colonie sans doute, mais avant tout chercher de la gloire, car tout pays jeune, toute monarchie nouvelle ne saurait s’en passer ; et qui n’applaudirait pas l’Italie d’en demander à une lutte héroïque soutenue au profit de la civilisation ? Ses victoires, « les premières qu’elle remporte depuis 1859 », doivent remplir son cœur d’une émotion généreuse. M. Crispi les a fait résonner à ses oreilles avec l’éclat du clairon. Il ne s’en est pas tenu là, il a ouvert à son pays des perspectives d’avenir confuses, mais pleines de suggestions excitantes. « L’Afrique, s’est-il écrié, est une haute école pour nos soldats ; de l’Afrique comme de l’Orient peut surgir la première étincelle d’une guerre européenne. » Et cela n’est que trop vrai : l’étincelle peut jaillir indifféremment de vingt points divers, si on ne s’applique pas, avec toute la prévoyance de la diplomatie, à l’empêcher partout d’éclater. Certes, lorsque M. Crispi affirme qu’il veut la paix, lorsqu’il croit même en être un des garans les plus efficaces, nous ne doutons pas de sa sincérité ; mais il veut aussi être prêt à tout événement, et il n’a pas tort. Il aime, tout en parlant de la paix, à faire retentir le bruit de ses armes, et il en a le droit : bien d’autres l’ont fait ailleurs, et avant lui. Par-dessus tout, il est l’homme des circonstances, et il a le secret des mots qui parlent fortement à l’imagination italienne. C’est par là qu’il se relève de tant de défaillances et qu’il se raffermit dans une situation qui paraissait naguère presque désespérée. Rien ne lui a coûté pour atteindre ce but, mais il l’a atteint. L’impression produite par son discours a été si vive que MM. Brin et di Rudini ont déclaré ne pas s’associer à l’ordre du jour de M. Imbriani, et ont demandé à celui-ci de le retirer. Bien plus, M. di Rudini en a présenté un autre, pour dire que la Chambre acceptait les déclarations du gouvernement. Le président ayant donné lecture de cet ordre du jour : « Je l’accepte, s’est écrié M. Crispi, avant même de savoir quel en était l’auteur. — Je vous fais observer, a dit alors M. Villa, qu’il porte la signature de M. di Rudini. — Je l’accepte quand même », a répliqué M. Crispi. Et l’ordre du jour a été voté à une écrasante majorité, presque à l’unanimité de la Chambre : l’extrême gauche seule a refusé de s’y associer.

Qui aurait cru, il y a quelques semaines encore, alors qu’une lutte si chaude se déroulait sur le terrain électoral entre M. Crispi et ses adversaires, que le plus qualifié de ces derniers, le marquis di Rudini, au moment de la clôture de la discussion du plus important des budgets, déposerait un ordre du jour qui ressemble, en vérité, à un ordre du jour de confiance ? Et pourtant il en a été ainsi, soit que le patriotisme de la Chambre ait fait disparaître pour un moment toutes les hostilités personnelles, toutes les divergences de partis, soit que les passions aient été un peu usées par leur violence même et que la lassitude générale ait amené un désarmement passager. Ici encore on peut voir un nouvel exemple, et nous en avons montré plus d’un dans cette chronique, de ce que la situation de l’Europe a souvent d’imprévu, tantôt en bien, tantôt en mal, sans qu’on puisse encore assigner un terme à une évolution qui se poursuit. Il y a quinze jours, les troubles de Macédoine inquiétaient ; l’horizon de la Bulgarie semblait au contraire se rasséréner du côté de la Russie. Aujourd’hui l’horizon bulgare se couvre au Nord de ténèbres, en même temps que, par une compensation heureuse, au Sud l’agitation macédonienne a pris fin. Mais la question arménienne est toujours ouverte. Mais le règlement des affaires pendantes entre la Russie et le Japon en Extrême Orient n’est pas terminé. Mais des massacres de missionnaires ont de nouveau ensanglanté le sol de la Chine. Plus d’un point demeure obscur dans le monde. On attend quelque chose de lord Salisbury, sans savoir quoi. Et tout ce qu’on peut dire, c’est que nous sommes à un de ces momens de l’histoire où la diplomatie a besoin de toute sa vigilance pour suppléer à ce que la perspicacité la plus éveillée ne permet pas toujours de prévoir.


Francis charmes.
Le Directeur-gérant,
F. Brunetière.