Chronique de la quinzaine - 14 avril 1864

La bibliothèque libre.

Chronique no 768
14 avril 1864


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 avril 1864.

La marche de la vie politique, si l’on veut donner ce nom au travail intérieur des assemblées représentatives et aux événemens, est depuis quelques mois d’une extrême lenteur. On voyait à peine couler les eaux paresseuses de ce fleuve engourdi. Pour le moment, cette stagnation va cesser. On dirait que la politique n’est point insensible à l’influence des saisons : elle a ses lunes. On a remarqué depuis longtemps en Angleterre que les fêtes et les vacances de Pâques divisent la session en deux parts qui diffèrent par le caractère et l’importance ; c’est d’ordinaire après l’Easter recess, avec l’exposé financier du chancelier de l’Échiquier, que commence la partie laborieuse de la session anglaise, celle où se décident les luttes de partis. Cette année, par un effet du hasard, la vie politique officielle de l’Europe semble s’être conformée à cette division. Elle a eu ses vacances de Pâques, et elle en sort à peu près partout modifiée d’une certaine façon et avec quelques velléités d’activité. Nous allons avoir la conférence si longtemps attendue à propos des affaires du Danemark : c’est le 20 avril qu’elle doit se réunir ; les protocoles fleuriront avec les lilas. Le cabinet anglais se présente à nous légèrement replâtré dans son personnel, sérieusement fortifié par le budget de M. Gladstone, un peu noyé dans le pittoresque tumulte des ovations garibaldiennes. Notre corps législatif, qui avait commencé ses vacances de Pâques à la Chandeleur, se réveille. Il vient de voter la loi sur la caisse des retraites avec le luxe de science abstraite qu’aurait pu montrer un mathématicien ferré sur le calcul des probabilités ou l’actuary d’une société d’assurances sur la vie. Les rapports sur la loi des sucres et sur le budget viennent de sortir enfin du laboratoire des commissions. L’archiduc Maximilien est empereur du Mexique. Si la grippe l’eût permis, il serait déjà parti pour aller demander au saint-père sa bénédiction, et comme ses dernières offres ont paru acceptables aux bondholders, les titres de son emprunt ne tarderont point à être émis au Stock-Exchange de Londres et à la Bourse de Paris. Les choses prennent donc un nouveau tour : nous allons avoir d’autres spectacles à contempler, d’autres paroles à entendre, d’autres conjectures à former.

Dans ce renouveau, l’événement le plus digne d’intérêt est assurément la réunion de la conférence. On prophétisera ce qu’on voudra sur l’efficacité politique de la conférence : pour le moment, ce qui nous importe, ce n’est pas la fin, c’est le commencement de cette tentative diplomatique. On est d’accord en effet que le premier acte de la conférence, celui qui précédera toute délibération sur le fond ou la forme de la question dano-allemande, sera le règlement d’un armistice entre les belligérans. Quant à nous, nous avons considéré l’effusion si inutile de sang à laquelle on a vu aboutir la discussion de l’Allemagne avec le Danemark comme un des faits les plus tristes et les plus honteux de notre siècle. Cette guerre si disproportionnée, si intempestive, cette guerre dont les résultats étaient dominés d’avance par la nécessité d’une délibération européenne, laissera dans l’histoire de notre temps le souvenir et la tache d’un crime absurde. Nous n’eussions jamais cru, pour notre part, qu’un pareil mépris du sang humain pût exister à notre époque parmi des gouvernemens européens, ou que, si ce goût de la guerre arbitraire et sans scrupule existait quelque part, il ne fût pas impérieusement contenu ou réprimé par le cri de la conscience européenne. Malgré la cruelle déception que nous avons éprouvée à cet égard, nous persistons à croire que le jour où les plénipotentiaires des grandes puissances se rencontreront face à face, le jour où ils seront en présence de la responsabilité que la continuation des hostilités fait peser sur les gouvernemens de l’Europe et de la honte véritable qu’elle doit causer aux plus puissans d’entre eux, il est impossible qu’il ne soit pas mis fin immédiatement au scandale de cette guerre. Voilà le résultat, résultat trop tardif, que nous attendons de la réunion de la conférence : on peut envisager avec scepticisme et avec ironie l’œuvre politique que va entreprendre la diplomatie, quelques cabinets ont pu même en retarder la réunion à la pensée des difficultés qu’elle rencontrerait dans l’accomplissement de sa tâche ; mais les questions d’humanité doivent l’emporter sur les calculs de la politique. Ceux qui ont retardé la réunion de la conférence ont mal agi ; ceux qui en décrient d’avance l’œuvre politique n’ont pas plus de présence d’esprit que de justesse de sentiment. Il faut aller au plus pressé : or le plus pressé ici, c’est la cessation de la guerre, c’est la fin de ce monstrueux duel entre le petit Danemark et l’énorme Allemagne ; le plus pressé, c’est de pourvoir à la question d’humanité. C’est ce que fera la conférence en marquant son début par la conclusion d’un armistice, et l’armistice est le commencement et la garantie de la paix.

Quant à l’œuvre même de la conférence, tout le monde en connaît les difficultés pour ainsi dire inextricables, si chaque partie engagée dans le débat s’en tient aux prétentions qu’elle a mises en avant. Suivant nous, la question dano-allemande, si elle est résolue, ne le sera point par les discussions spéciales et techniques que les plénipotentiaires engageront entre eux ; elle le sera uniquement par un accord entre quelque-unes des puissances prépondérantes, accord qui devra s’établir en dehors et au-dessus de la conférence elle-même. Il sort de cette question danoise un très haut et très utile enseignement. Cette question nous apprend que le conflit qui afflige tous les esprits éclairés et les cœurs libéraux n’a pu éclater qu’à cause d’une situation très étrange et très exceptionnelle de l’Europe. Parmi les cinq grandes puissances, il en est trois, et ce sont les plus fortes, la France, l’Angleterre, la Russie, qui se trouvent vis-à-vis les unes des autres dans de telles relations qu’il ne leur est pas possible en ce moment de se concerter à trois ou à deux dans une action commune, et qui sont, à vrai dire, isolées dans leur politique. La séparation, l’isolement de la France, de l’Angleterre, de la Russie, enlèvent à l’action réciproque des divers états européens un contrôle, un contre-poids, une garantie. Quoique l’Europe soit formée d’états indépendans, quoiqu’elle ne soit point une fédération d’états, quoiqu’elle ne soit point soumise à une amphictyonie, on ne peut pas dire qu’il n’y ait point une sorte de gouvernement supérieur de l’Europe, et que ce gouvernement ne soit point nécessaire à la sécurité internationale. Ce gouvernement est difficile à définir d’une façon précise ; il se forme d’élémens variables et mobiles. Si nos sociétés politiques étaient en véritable voie de progrès, il agirait par la simple force morale, et la nécessité de faire appel à la force matérielle deviendrait de jour en jour plus rare pour lui. Cette sorte de gouvernement supérieur de l’Europe qu’il est difficile de définir, mais qui n’en est pas moins une réalité politique, ce gouvernement, composé d’élémens mobiles, qui donne à telle ou telle phase du mouvement politique européen une stabilité et une sécurité relatives, qui est capable de prévenir par son ascendant moral des désordres secondaires, il résulte des combinaisons et des habitudes d’alliance qui existent entre les grandes puissances. Notre génération l’a vu à l’œuvre, depuis un demi-siècle, sous différentes formes, au profit de causes diverses. Il suffit de nommer la sainte-alliance, qui constituait ce gouvernement au profit de l’absolutisme, et qui jusqu’à la révolution de juillet domina le continent. Il suffit de nommer aussi l’alliance anglo-française, qui rétablit l’équilibre au profit de la cause libérale, et qui, dans la guerre de Crimée, réussit même à briser l’alliance des cours du Nord. Quand les phases du mouvement européen ont eu une certaine durée et ont joui d’une certaine sécurité, elles l’ont toujours dû à l’existence et à la prédominance d’un système d’alliances agissant d’une façon plus ou moins avouée, plus ou moins discrète, sur les affaires européennes, comme une sorte de gouvernement supérieur. Lorsque cette haute influence vient à manquer, on dirait que le lien qui réunit l’Europe en une société d’états est rompu ; on retombe dans l’état de nature. C’est une situation semblable de l’Europe qui nous est révélée aujourd’hui par la crise dano-germanique.

Ce qui s’est passé entre l’Allemagne et le Danemark est, dans l’ordre des relations internationales au sein de l’Europe se croyant civilisée, un fait de violente et grossière anarchie. Ce fait n’a pu se produire que parce que, à droite aussi bien qu’à gauche, au point de vue libéral comme au point de vue conservateur, les élémens d’une influence dirigeante des affaires de l’Europe étaient désagrégés ou faisaient défaut. Dans l’intéressante discussion à laquelle les affaires du Danemark ont donné lieu cette semaine au sein de la chambre des lords, on a décrit l’anarchie, on n’en a pas signalé nettement la cause supérieure. Des hommes éminens ont pris cependant part à cette discussion, lord Grey, lord Russell, lord Derby, lord Wodehouse. Lord Derby par exemple s’est plaint vaguement de l’influence que les passions révolutionnaires et démocratiques exercent sur les cours. Il a déclaré que les affaires, sur notre continent, ne sont plus sous le contrôle d’hommes d’état ou de monarques guidés par la raison ; il a montré toutes choses marchant aux extrémités sous l’impulsion des passions et au hasard des incidens. À la pratique, il a fait voir le mouvement révolutionnaire agissant sur les petites cours allemandes à la fois par la persuasion, par l’ambition et par la crainte ; puis la Prusse, qui a des vues d’agrandissement personnel, qui en outre espère enlever son venin au mouvement révolutionnaire en se mettant à sa tête, qui d’ailleurs a la prétention de confisquer le mouvement révolutionnaire à son profit, tout en restant elle-même un état absolutiste et en combattant le Danemark parce qu’il est un voisin trop infecté de démocratie pour elle ; puis vient l’Autriche : celle-ci n’aurait ni l’intérêt ni le goût d’une politique violente et agressive ; mais l’Autriche est naturellement jalouse de la Prusse. L’Autriche a peur, si elle laisse la Prusse agir toute seule, de lui laisser prendre la direction de l’Allemagne ; elle a peur de perdre son ascendant sur les cours secondaires et d’être réduite à un rôle subordonné. Telle est donc l’anarchie germanique décrite par lord Derby : d’abord la puissance du parti révolutionnaire agissant sur les petits états, ensuite les petits états agissant sur les jalousies mutuelles de la Prusse et de l’Autriche, enfin ces jalousies elles-mêmes excitant entre les deux grandes puissances une émulation qui les a entraînées à attaquer ensemble le Danemark. « Voilà, a dit lord Derby, l’ensemble de circonstances qui crée pour l’Europe un danger grave et imminent de guerre, quelle que soit la politique suivie par n’importe quel gouvernement anglais. » Lord Derby s’est arrêté à moitié chemin dans son analyse. Si l’anarchie allemande s’est donné carte blanche, si chacun en Allemagne a suivi sa fantaisie, obéi à sa passion, cédé à sa jalousie, c’est que pour le moment il n’y avait en Europe aucune influence régulatrice et modératrice capable de contenir l’Allemagne par l’ascendant moral. Quand la Russie et l’empereur Nicolas conservaient leur prestige, rien de pareil n’eût pu se produire : les arrangemens d’Olmütz en sont la preuve. Quand florissait l’alliance anglo-française, les inquiétudes des petits états ne pouvaient aboutir à de tels événemens ; elles allaient, comme à Bamberg, s’éteindre en de stériles conférences. Si lord Derby eut voulu mettre le doigt sur le point vif de la situation, les aveux du comte Russell venaient de lui faire beau jeu. Avec cette placidité candide qui parfois le distingue, lord Russell venait de faire le compte en partie double de la France et de l’Angleterre par rapport à la Pologne et au Danemark. L’an dernier, l’Angleterre n’a pas adhéré à la politique proposée par la France dans la question polonaise ; la France voulait envoyer une note identique à la Russie et concerter des moyens d’action, si la Russie refusait. L’Angleterre préféra le système autrichien, qui consistait à laisser peser sur la Russie la responsabilité de son refus : elle déclara franchement à la France qu’elle ne jugeait pas convenable de faire la guerre pour la Pologne. De là mécontentement de la France, qui a de grandes sympathies pour la nation polonaise, catholique comme elle. Cette année, c’est le tour du Danemark. L’Angleterre a de grandes sympathies pour le peuple danois ; c’est un peuple vaillant, un peuple maritime, un peuple protestant comme l’Angleterre. La sympathie que la France a pour la Pologne, l’Angleterre l’a pour le Danemark, et « de même que l’année dernière, dit lord Russell, nous avons refusé de nous unir à la France dans une proposition relative à la Pologne, de même la France a refusé de s’unir à nous dans une proposition relative au Danemark. Nous n’avons à cet égard aucun reproche à faire à la France. » Voilà un compte admirablement balancé : la France et l’Angleterre se donnent là un glorieux quitus ! Et, pour que le parallélisme des deux conduites se poursuive jusqu’au bout, lord Russell ne dédaigne pas de nous emprunter la formule que nous avons mise à la mode l’année dernière à propos de la Pologne. Nous avons répété à satiété que la question polonaise était une question européenne, et que la France n’entreprendrait rien pour la résoudre, si les autres puissances n’agissaient pas dans la même mesure qu’elle-même. Lord Russell trouve la formule merveilleuse, et la répète à propos du Danemark avec une égale conviction : « S’il faut défendre le Danemark au nom des intérêts et de l’équilibre de l’Europe, il est nécessaire que les puissances européennes s’unissent pour cet objet ; ce n’est pas à l’Angleterre d’entreprendre seule cette grande tâche. » La diplomatie a inventé depuis un an deux formes de langage dont la France et l’Angleterre se sont chargées à l’envi d’apprendre au monde le sens prodigieux. Désormais, quand on épousera la cause d’un peuple ou d’un état, sans avoir cependant le dessein de passer du plaidoyer aux mesures actives, on dira à ce peuple ou à cet état : Votre affaire est européenne, et je ne peux m’y engager à un autre titre et dans une autre mesure que les autres puissances européennes. Lorsque d’un autre côté on adressera des remontrances à un gouvernement sans avoir l’intention de donner à ses réclamations une sanction pratique, on préviendra cette puissance qu’on lui laissera la responsabilité de son refus. Ainsi, Polonais et Danois, quand on élève vos justes intérêts à la hauteur d’une question européenne, vous n’ignorez pas que cela signifie pour vous l’abandon et le désespoir. Et vous. Russes et Prussiens, quand on rejette sur vous le poids écrasant de la responsabilité de vos refus, vous savez bien que vous pouvez être tranquilles, et que vous restez maîtres d’agir comme bon vous semblera. On voit que l’anarchie est bien plus haut que ne l’avouait lord Derby : elle est dans les élémens du gouvernement supérieur de l’Europe, elle est dans la question des alliances.

Les alliances ! tous les esprits élevés sentent en Europe que là est la question considérable, grave, décisive du moment. En dehors de cette question, tout dans la politique européenne n’est que hasard, jeu, intrigue, surprise, violence. La conférence qui va se réunir à Londres n’a de chances de succès que si, au-dessus des questions locales qu’elle agitera, il se reforme un système d’alliances. On n’est point à l’aise dans la presse, nos lecteurs le comprendront sans peine, pour traiter au point de vue de la France cette grave et délicate question. On n’y est point assez libre pour indiquer par exemple les conditions du rétablissement de l’alliance active de la France et de l’Angleterre. Nous avons signalé ici depuis longtemps le point de rencontre qui doit se présenter à la marche des affaires étrangères et au développement libéral de notre vie politique intérieure. Notre politique étrangère et notre politique intérieure, quoi qu’en puissent penser les frivoles et ridicules codini de l’absolutisme, sont solidaires l’une de l’autre. Pour que la France ait au dehors la sécurité de sa situation et la franchise du grand rôle que cette situation lui impose, il faut qu’elle jouisse à l’intérieur d’une vie complètement libérale. Le libéralisme pratique appliqué dans ses institutions peut seul lui acquérir au dehors cette confiance sans arrière-pensées qui est la condition des alliances efficaces et durables. Mais nous abandonnons volontiers à nos députés libéraux le soin d’exposer les rapports qui doivent exister entre notre politique étrangère et notre politique intérieure. Ils jouissent de franchises de langage qui nous sont refusées ; puis la prochaine discussion du budget leur offrira l’occasion naturelle, que, nous l’espérons, ils ne laisseront point échapper, de traiter la question étrangère avec l’ampleur et le sérieux qu’elle comporte.

Nous croyons ne pas nous tromper en montrant dans le système des alliances le point par lequel la question étrangère peut être utilement abordée en ce moment. Que si l’on entreprenait de discuter les solutions qui peuvent être données à la question danoise, on irait se perdre dans une confusion ennuyeuse et stérile. C’est à la conférence de débrouiller, si elle le peut, ce chaos. On disait que la conférence se réunirait sans bases ; le défaut et le péril de ce petit congrès spécial seront au contraire d’avoir trop de bases. Chacun s’y présentera avec la sienne. L’Angleterre y entre avec le principe de l’intégrité de la monarchie danoise, qui, à en croire lord Russell, serait encore accepté par l’Autriche et par la Prusse. Le Danemark, au principe de l’intégrité formulé dans le traité de 1852, ajoute les engagemens de 1851. Les états secondaires viendront soutenir l’union du Slesvig et du Holstein et les prétentions du prince d’Augustenbourg. L’Autriche, qui par l’organe du prince Félix Schwarzenberg avait rédigé les engagemens de 1851, aura bien de la peine à présenter une interprétation claire et raisonnable de cet arrangement ambigu. La France, en demandant que les populations des duchés soient consultées, ne simplifiera point ces difficultés enchevêtrées. Que fera la Prusse ? On peut faire halte devant cette question avec un mouvement de curiosité. Quelque jugement que l’on porte sur le caractère et la politique du premier ministre du roi de Prusse, il y aurait mauvaise grâce à ne point convenir que M. de Bismark est, dans cette crise dano-allemande, le grand homme de la situation. Il ne connaît point les captieuses défiances et les méticuleux scrupules qui arrêtent tour à tour lord Russell ou M. Drouyn de Lhuys. Il n’a point l’esprit embrouillé de la théorie des questions européennes auxquelles chacun ne doit prendre part qu’avec le concours des autres, et sa conscience porte légèrement le poids de la responsabilité des refus. Lui seul a eu de l’initiative ; il a créé les événemens. Il a fait marcher l’Autriche, d’après la méthode dont nous indiquions l’efficacité, il y a un an, à propos de la question polonaise, en plaçant cette puissance entre deux peurs, en la forçant d’opter pour la moindre et en l’entraînant dans sa propre action. S’il est de l’école d’Alberoni ou s’il possède une étincelle du diabolique génie de Frédéric II, c’est ce que l’avenir nous apprendra. En attendant, M. de Bismark, qui a gardé à la Prusse l’alliance reconnaissante de la Russie et qui lui a gagné l’alliance contrainte de l’Autriche, M. de Bismark, qui a quelquefois l’audace de dire ce qu’il pense et quelquefois l’audace d’afficher des dissimulations plus hardies que des aveux, M. de Bismark, qui ne craint pas de faire des événemens, est un personnage considérable dont il serait puéril et ridicule de contester l’importance. Le ministre prussien voit trop clair dans le jeu des états secondaires, il tient trop à ménager à la Prusse les occasions d’agrandissement dans l’avenir, s’il ne peut les mettre à profit dans le présent, pour que les prétentions du duc d’Augustenbourg ne rencontrent point en lui un adversaire déclaré ou latent. Donnant le bras à la Russie, allant au-devant de l’Angleterre, trop heureuse si elle a quelque chance d’obtenir une satisfaction littérale pour le principe de l’intégrité de la monarchie danoise, ramassant l’Autriche au moment où sera proposé un système intolérable à la cour de Vienne, celui des populations émettant leurs vœux sur une question de nationalité par le suffrage universel, M. de Bismark a chance de rallier à certain moment décisif de la délibération la majorité des voix dans la conférence. Cette perspective nous effarouche un peu, car c’est la France qui propose de consulter les populations, proposition entièrement favorable au duc d’Augustenbourg, au moins dans ses prétentions sur le Holstein. Notre véritable adversaire au sein de la conférence sera donc M. de Bismark, et si la proposition de la consultation du suffrage universel n’était point de notre part une de ces propositions platoniques qui n’entraînent pour ceux qui les repoussent que la responsabilité du refus, nous ne tirerions point un favorable augure du rôle que nous irions jouer au meeting diplomatique de Londres. Espérons néanmoins, tout en signalant le danger, que M. de Bismark sera vaincu, s’il ose nous combattre. Les élémens d’une solution raisonnable de la question dano-allemande ne manquent point, si en effet de tous les côtés on veut être raisonnable. Au pis aller, les Danois divorceraient sans trop de regret avec le Holstein, qui est contre leur propre nationalité une menace permanente, tant qu’il demeure annexé à la monarchie et qu’il fournit un prétexte aux ingérences allemandes. Les meilleurs amis du Danemark ne semblent plus pouvoir espérer qu’il sorte sans perte de cette épreuve. Lord Wodehouse, qui a récemment rempli une mission extraordinaire à Copenhague, n’a guère dissimulé ses craintes dans une récente séance de la chambre des lords. Il s’est plaint que le Danemark n’eût point fait de concessions opportunes ; quand il cédait quelque chose, c’était toujours trop tard. « Sans doute, disait lord Wodehouse, j’admets que la conduite des puissances allemandes a été mauvaise, qu’elle a été marquée par la violence et une grande duplicité ; mais je persiste à penser que, si le Danemark avait suivi une autre conduite, il aurait obtenu une conférence avant que le Slesvig ne lui eût été enlevé. « Il faut tenir compte de ces regrets et de ces craintes, car dans les courtes observations qu’il a présentées sur cette question, lord Wodehouse n’a point démenti la réputation discrète encore d’homme d’état dont il jouit dans les cercles politiques. Lord Wodehouse a prononcé un mot qui montre qu’il est préoccupé de la dislocation des grandes alliances. « Dans la position, a-t-il dit, où se trouvent maintenant l’Angleterre, la Russie et la France, je doute beaucoup qu’il nous convienne de prendre part à des traités tels que celui de 1852. L’Angleterre ne doit plus intervenir que le moins possible dans les diverses affaires de l’Europe. » L’observation de lord Wodehouse n’est pas seulement applicable à l’Angleterre. Les grandes alliances faisant défaut, toutes les questions internationales deviennent des occasions de froissemens pénibles pour l’amour-propre des cabinets ou de périls pour les solides intérêts des peuples.

Sur le continent néanmoins, la politique d’abstention est accompagnée d’un danger dont l’Angleterre peut se croire à l’abri : il peut arriver qu’un état continental qui n’a pas su entretenir et conserver ses alliances se trouve, sur une grande question, frappé d’isolement ; sur le continent, une politique isolée ne peut ni inspirer la sécurité, ni la posséder pour elle-même d’une façon durable. Ce danger touche peu l’Angleterre. Ce pays jouit en effet de la vie politique intérieure la plus large, la plus active, la plus saine : les progrès gigantesques et ininterrompus de son industrie, de son commerce, sa prospérité financière, l’accroissement incessant de ses capitaux et l’extension de ses entreprises dans toutes les parties du monde lui tiennent amplement lieu de ces satisfactions que l’imagination d’autres peuples rêve ou cherche dans les expéditions militaires ou dans la propagande des idées. La plus grande crise intérieure que l’Angleterre ait à redouter, c’est le spectacle intéressant des luttes de partis, c’est la victoire d’un parti sur un autre, victoire qui s’accomplit par la substitution pacifique d’un nouveau ministère à un vieux cabinet. On s’était cru naguère à Londres à la veille d’un changement de scène de cette sorte. Le ministère, qui s’appuie sur une majorité peu considérable, était menacé d’un prochain et pénible échec auquel il n’eût pu survivre. Une question personnelle mettait en péril le cabinet : c’était la présence persistante de M. Stansfeld dans l’administration après le fâcheux éclat que venaient de recevoir ses relations avec M. Mazzini. Certes le caractère de M. Stansfeld était estimé comme son talent : personne ne supposait un instant qu’il fût mêlé, même indirectement, à de viles conspirations, on le considérait comme victime d’un accident ; mais un sentiment très vif de bienséance souffrait dans la société anglaise de voir qu’il ne prît pas son parti de bonne grâce, et qu’il ne sortît pas immédiatement, pour ainsi dire, du salon où était venue l’atteindre une éclaboussure très désagréable pour lui et pour ses voisins. Ce sentiment en s’irritant était monté jusqu’à l’impatience, et pour se défaire de cet hôte on eût bientôt congédié peu poliment les personnes de sa compagnie, c’est-à-dire le cabinet. Les clémentes vacances de Pâques ont arrangé tout cela. Pendant ce loisir, M. Stansfeld a compris qu’il ne suffisait pas d’offrir, comme il l’avait fait, sa démission ; il l’a donnée. Lord Palmerston a profité de l’occasion pour remanier un peu son ministère en le fortifiant. Le duc de Newcastle, ministre des colonies, était malade depuis longtemps ; désespérant d’un rétablissement prochain, il a donné sa démission. Si cette démission annonce une retraite absolue des affaires, le monde politique anglais éprouve une perte sensible. Quand il n’était encore que lord Lincoln, le duc de Newcastle avait fait avec distinction son apprentissage ministériel à l’école de sir Robert Peel. Il avait été sous lord Aberdeen, et pendant l’expédition de Crimée, ministre de la guerre. C’est lui qui fut chargé d’accompagner le prince de Galles dans son voyage aux États-Unis. C’était un ministre laborieux, d’un caractère ferme, d’opinions libérales très décidées, et son nom était prononcé parmi ceux des rares personnages que l’on considère comme pouvant être un jour premiers ministres d’un cabinet libéral. Le duc de Newcastle est remplacé par M. Cardwell, un autre élève favori de Peel, qui occupait déjà dans le cabinet la sinécure de la chancellerie du duché de Lancastre. En laissant cette sinécure vacante, M. Cardwell a permis à lord Palmerston d’obtenir une accession importante. Lord Clarendon a accepté la chancellerie de Lancastre et un siège dans le cabinet. Lord Clarendon est aussi, en Angleterre, de l’étoffe des hommes qui peuvent être premiers ministres, et l’on sait l’intérêt qu’il ne cesse de prendre aux questions étrangères, qu’il a longtemps dirigées. L’entrée de lord Clarendon, en prouvant qu’il adhère à la politique du cabinet, lui apporte une nouvelle force. Lord Clarendon n’eût peut-être pas écrit, comme lord Russell, cent soixante-dix dépêches sur la question danoise ; mais il approuve évidemment la politique suivie dans cette prodigieuse effusion diplomatique. Voilà donc le personnel du char de l’état remis au complet ; il est lesté du budget de M. Gladstone, et le vieux Pam peut remonter sur le siège en mordillant de ses lèvres narquoises une fleurette printanière.

On ne peut point analyser ces brillans discours que M. Gladstone prononce chaque session en présentant à la chambre des communes les voies et moyens de l’année. Comment essayer de tirer la quintessence de ces harangues qui s’étalent joyeusement dans une douzaine de colonnes du Times ? C’est la statistique élevée à la poésie, c’est l’arithmétique illustrant de totaux splendides la vie de ménage d’un peuple ; ce sont des chants économiques accompagnés de fanfares de chiffres. Comme M. Gladstone est à l’aise au milieu de ces millions qui produisent des milliards, avec quelle prestesse il leur fait accomplir les manœuvres de l’addition, de la soustraction, de la multiplication et de la division ! comme il sait et nous apprend d’où ils viennent et où ils vont ! Ceux-ci arrivent de telle cédule A, B, C ou D de l’income-tax, ceux-là descendent du thé, les uns du sucre, les autres de la drèche. Et ce n’est pas tout de nous montrer ces magiques résidus de la consommation qui se cristallisent en livres sterling : chaque branche du revenu, pour qui sait y lire comme M. Gladstone, est l’épopée du commerce, de l’industrie, de la marine et de la vie de la nation. Si le revenu a donné tant, c’est qu’on a importé tant de la Chine et de la Russie, des États-Unis et de l’Égypte, de l’Australie et de la France : mais si l’on a Importé tant, on a consommé tant dans le pays et exporté tant. Alors recommence cette odyssée qui traverse toutes les mers et s’en va à tous les bouts du monde. Puis tout cela se résume en quelques faits décisifs qui établissent la marche de la politique gouvernementale ; l’honneur, la gloire du ministre financier sont triples : victoire si les dépenses ont diminué, victoire si le revenu s’est accru, victoire enfin si l’excédant des recettes sur les dépenses laisse dans le présent une ressource pour amortir la dette publique, et pour l’avenir la faculté de réduire les impôts ! Cette triple victoire, M. Gladstone l’a remportée cette année aux applaudissemens de l’Angleterre. Les dépenses sont en voie de diminution ; elles ont été réduites de 150 millions de francs depuis 1860 ; l’excédant des recettes est de plus de 70 millions de francs ; il sert à diminuer les droits sur le sucre, sur le thé, à diminuer d’un penny par livre L’income-tax. Le budget de M. Gladstone est en un mot l’exposé de cette situation économique si prodigieusement prospère où se trouve l’Angleterre, et qui lui fait prendre en répugnance et en dédain ces petites querelles politiques de notre petit continent qui pourraient venir déranger ce colossal atelier de richesse et introduire de ruineuses soustractions dans les voies et moyens de M. Gladstone. Cet éloquent ministre ne sert pas seulement son pays par son esprit de vigilante économie et par ses hardies et libérales conceptions ; il rend aussi service à la science financière par la lucide, chaude et séduisante forme de ses exposés. Il nous montre par son exemple qu’il est possible de traiter les questions financières autrement que d’une façon ennuyeuse. C’est ce que l’orw ne veut point encore comprendre dans nos corps politiques. Que l’on compare les discours de M. Gladstone aux insipides et inutiles rapports de nos commissions de finance. Ces rapports, nous en convenons, ont rarement à nous apprendre quelque chose d’agréable ; chez nous, les dépenses ne diminuent pas : au contraire la dette publique augmente, les accroissemens du revenu, au lieu de fournir des ressources à la réduction des impôts, ne suffisent point à remplir les insatiables découverts ; mais si toutes ces choses-là nous étaient dites d’une façon claire et animée, avec l’intelligence et le sentiment qui remontent vivement des effets aux causes, le pays apprendrait dans les discussions du budget sa situation, ses besoins, ses droits, et sa volonté réagirait vite sur la politique dont un budget est la conséquence et l’expression. En quelques heures employées à la chambre des communes et avec quelques colonnes remplies dans le Times, un chancelier de l’Échiquier apprend cela à l’Angleterre ; chez nous, une commission consacre trois mois à préparer sur la loi de finances présentée en un volume, que les initiés seuls savent déchiffrer, un rapport non moins indéchiffrable pour le public, et que le public n’a jamais lu.

Que dirons-nous de la réception faite par le peuple anglais à Garibaldi ? Elle ne nous a point surpris. Cet enthousiasme s’adresse non certes à toutes les idées de Garibaldi, mais aux qualités que tout le monde aime et admire dans son caractère, et à la vie d’aventures extraordinaire que lui a faite son héroïque fanatisme. Comme symptôme moral, cet empressement auprès d’un soldat qui n’a voulu être que l’homme d’une seule idée, ces foules qui l’accompagnent, ces corporations municipales qui le félicitent, ces palais qui l’abritent, ces sélect parties aristocratiques qui se réunissent pour le recevoir, ces luncheons que les duchesses lui préparent dans leurs villas, cette fête bruyante, bigarrée, mais cordiale, donnée ainsi par un peuple entier à un homme du peuple sincère, vaillant et dévoué, compose un spectacle qui laissera une page honorable dans l’histoire illustrée de ce temps-ci. Nous croyons que Garibaldi, à travers son enthousiasme, a du bon sens ; son bon sens l’avertira, nous l’espérons, que les hommes d’état anglais sont plus de la famille de Cavour que de la sienne, et que, s’il veut faire durer auprès d’eux son succès, il doit se garder des excentricités révolutionnaires.

M. Duvergier de Hauranne vient de publier le sixième volume de son histoire parlementaire de la France. À mesure que ce grand ouvrage se poursuit, on en comprend mieux l’importance. M. Duvergier de Hauranne fait, à proprement parler, aux générations nouvelles un cours de politique expérimentale. Où pouvons-nous mieux apprendre les causes des échecs que la liberté a subis en France dans le passé, et les raisons profondes qui rendent son succès inévitable dans l’avenir, que dans le récit des tâtonnemens, des aspirations, des erreurs, des luttes à travers lesquelles notre pays a si longtemps et si ardemment poursuivi l’établissement du régime représentatif ? Le sixième volume termine une curieuse phase politique de la restauration, celle qui commence à l’ordonnance du 5 septembre, à la dissolution de la chambre introuvable, et qui se termine par l’avènement de M. de Villèle au ministère. Un grand effort fut fait durant cette phase par une élite d’hommes sensés et modérés pour placer le gouvernement au-dessus des deux partis, le parti royaliste et le parti révolutionnaire, qui ne pouvaient triompher l’un ou l’autre que par le renversement de la charte ou le renversement du trône. Dans ce volume, nous voyons le parti modéré, le centre, succomber enfin sous les fougueuses et aveugles agressions de la droite. À l’intérêt des luttes parlementaires, expliquées et résumées avec un grand art par M. Duvergier de Hauranne, s’ajoute le récit des combinaisons particulières qui furent souvent le secret ressort des événemens publics. C’est cette partie de son récit qui donne surtout un prix réel à cet ouvrage ; une foule d’éclaircissemens y arrivent pour la première fois à l’histoire ; l’auteur a eu à sa disposition les papiers, les correspondances, les mémoires des hommes d’état de ce temps, et personne n’en pouvait tirer un meilleur parti. Les papiers de M. de Villèle lui ont déjà fourni d’utiles indications ; mais c’est dans les volumes suivans qu’il aura surtout à en faire usage, et nous sommes curieux de voir la physionomie définitive que ces révélations inédites donneront à cet habile ministre.

La publication du dernier volume de M. Duvergier de Hauranne a suivi de près la séance de réception de M. Dufaure à l’Académie française ; c’est une coïncidence, car l’homme distingué, M. Pasquier, dont M. Dufaure avait à esquisser le portrait, remplit aussi le récent volume de l’historien parlementaire. M. Pasquier n’a peut-être jamais eu à déployer plus d’activité dans sa vie politique que sous le second ministère du duc de Richelieu, au moment où le centre allait être supplanté au pouvoir par la droite. Le discours de M. Dufaure a été grave, sobre, simple : peut-être M. Pasquier était-il une nature trop souple, trop déliée, trop mondaine et en même temps pas assez saillante au point de vue du talent pour se laisser saisir par le vigoureux avocat, mieux préparé par les habitudes de sa vie aux mâles argumentations de la tribune ou du barreau qu’au dessin des pastels académiques. À la façon remarquable dont l’orateur a défini et décrit ce grand acte de l’esprit humain que l’on appelle l’improvisation, il était visible qu’il était à la gêne dans le cadre du discours écrit. M. Dufaure paraît avoir fait des volumineux mémoires de M. Pasquier une lecture studieuse, et il en a tiré une biographie claire, exacte, mesurée. C’est M. Patin qui a répondu à M. Dufaure. Bien qu’une excursion dans la vie politique fût une aventure un peu nouvelle pour un homme voué aux recherches et aux délicates voluptés de l’érudition, M. Patin a mené son escapade à très bonne fin. Il a su dignement marquer la place que M. Dufaure occupe dans l’éloquence politique contemporaine, guidé par cette pénétration et servi par cet art des nuances au moyen desquels le littérateur accompli comprend tout et sait tout rendre. e. forcade.



REVUE MUSICALE.


Il n’est pas trop tard encore pour parler d’un opéra en cinq actes représenté au Théâtre-Lyrique le 19 mars. Tout le monde sait déjà que la musique est de M. Gounod et que le libretto a été arrangé par M. Michel Carré. Le sujet de Mireille est tiré d’un poème écrit en langue provençale par M. Frédéric Mistral. Ce petit chef-d’œuvre parut, je crois, en 1859, et le poète du midi le dédiait à M. de Lamartine. « Je te consacre Mireille, disait-il à l’auteur des Méditations : c’est mon cœur et mon âme, — c’est la fleur de mes années, — c’est un raisin de Crau qu’avec toutes ses feuilles t’offre un paysan. » Ces simples paroles indiquent déjà que M. Mistral s’est nourri de la poésie grecque.

« Écoutez donc. — Je chante une jeune fille de Provence, — Dans les amours de sa jeunesse, — à travers la Crau[1], vers la mer, dans les blés, — humble écolier du grand homme, je veux la suivre. — Comme c’était seulement une fille de la glèbe, — en dehors de la Crau il s’en est peu parlé… « Au bord du Rhône, entre les peupliers — et les saulaies de la rive, — dans une pauvre maisonnette rongée par l’eau, — un vannier demeurait, — qui, avec son fils, passait ensuite de ferme en ferme, et raccommodait — les corbeilles rompues et les paniers troués. — Ce vannier, Ambroise, avait un fils, Vincent, qui — n’avait pas encore seize ans ; mais, tant de corps que de visage, c’était certes un beau gars et des mieux découplés, — aux joues assez brunes. »

L’héroïne de ce poème est Mireille, fille de maître Ramon, riche fermier.

« Mireille était dans ses quinze ans… Le gai soleil l’avait fait éclore pure et ingénue ; son visage avait deux fossettes ; son regard était une rosée qui dissipe toute douleur… Le rayon des étoiles est moins doux et moins pur. — Folâtre, sémillante et un peu sauvage, elle séduisait tous ceux qui l’approchaient… »

Le riche Ramon, père de Mireille, reçoit un soir dans sa maison les laboureurs et les ouvriers qui travaillaient dans sa ferme. C’était un homme fier, rude, dont on craignait les emportemens. « Maître Ambroise, dit-il d’un ton superbe, allons, laissez là les corbeilles ; ne voyez-vous pas naître les étoiles ? Mireille, apporte une écuelle ! Allons, à table, car vous devez être las. — Allons, dit le vannier. » Et tous s’avancent vers un coin de la table de pierre. Mireille, leste et accorte, assaisonna avec l’huile des oliviers un plat de féveroles qu’elle vint apporter elle-même. » Au milieu de ce repas champêtre : « Eh bien ! maître Ambroise, dirent quelques laboureurs, ne nous chanterez-vous rien ce soir ? » Comme il ne répondait pas à la question qu’on lui faisait : « De grâce, maître Ambroise, dit Mireille, chantez un peu, cela récrée. — Belle fillette, répondit Ambroise, ma voix est un épi égrené ; mais pour te plaire elle est déjà prête. » Aussitôt il commença cette chanson. Ambroise avait été marin, et la chanson qu’on lui demande, c’est le récit d’un combat naval où il était présent sous le commandement du bailli de Suffren. Après avoir terminé sa description, qui est une des pages les plus belles du poème, les laboureurs se lèvent de table pour aller abreuver leurs bêtes. Mireille reste seule avec Vincent, le fils de maître Ambroise. Ils causaient entre eux, lorsque la jeune fille lui dit : « Ah çà ! Vincent, quand tu as sur le dos ta bourrée et que tu erres çà et là, raccommodant les paniers, tu dois voir dans tes courses des châteaux antiques, des lieux sauvages, des fêtes, des pardons… Nous, nous ne sortons jamais de notre colombier. » À cette question, d’une simplicité adorable, Vincent répond par un long récit où il raconte sa vie et le genre de ses travaux. « Dès que l’été vient, sitôt que les arbres d’olives se sont couverts de fleurs,… nous allons chercher la cantharide… « Après avoir demandé à Mireille si elle a jamais été aux Saintes, Vincent décrit une fête populaire, les Saintes-Maries de la mer, qui se donnait le 23 mai de chaque année. Le récit terminé, la jeune fille dit à sa mère : « Il m’est avis, ma mère, que, pour un enfant d’un vannier, il parle merveilleusement… Écoutons, écoutons encore… Je passerais à l’entendre mes veillées et ma vie ! »

Ainsi se noua cet amour si chaste de la riche Mireille avec le fils du pauvre Ambroise. Dans le deuxième chant se trouve la description de la cueillette des mûriers, qui est aussi une fête joyeuse de la Provence. « Mireille est à la feuillée ; elle avait mis ce jour-là pour pendeloques deux cerises. » Vincent ne tarde pas à apparaître avec son vêtement pittoresque : « Oh ! Vincent, lui crie Mireille du milieu des allées vertes, pourquoi passes-tu si vite ? » Vincent se tourne aussitôt vers la plantation, où il découvre la fillette tout au haut d’un mûrier. « Eh bien ! Mireille, vient-elle bien la feuilles ? — Ah ! peu à peu tout se dépouille. — Voulez-vous que je vous aide ? — Oui. » Pendant qu’elle riait là-haut, Vincent grimpa sur l’arbre comme un loir.

Il s’engage ici entre les deux amans un dialogue d’une grâce et d’une simplicité charmantes qui rappelle certaines scènes des romans grecs[2]. Après s’être questionnés sur leur famille et sur leur manière de vivre : « Ressembles-tu à ta sœur ? dit Mireille. — Qui ? moi ?… Il s’en faut ! elle est blondine, et moi je suis, vous le voyez, brun comme un puceron ; mais savez-vous qui elle rappelle, vous ? Vos têtes éveillées comme les feuilles du myrte, vos chevelures abondantes, on les dirait jumelles… — Ainsi tu me trouves jolie, répond Mireille, plus jolie que ta sœur ? — Beaucoup plus. — Et qu’ai-je donc de plus ? — Mère divine ! et qu’a le chardonneret de plus que le troglodyte grêle, sinon la beauté même, le chant et la grâce ? » Ce dialogue, d’une exquise fraîcheur, amène bientôt un incident qu’il est bon de connaître.

« Ils firent une halte dans leur travail, et, comme ils mettaient les feuilles cueillies dans le même sac, les doigts de la jeune fille rencontrèrent emmêlés les doigts brûlans de Vincent. Ils tressaillirent tous les deux de ce contact imprévu, et leurs joues se colorèrent de la fleur d’amour. La jeune fille retirant sa main du sac avec effroi : Qu’avez-vous ? une guêpe cachée vous a-t-elle piquée ? — Je ne sais, dit-elle à voix basse et en baissant le front… Et sans plus tarder chacun se met à cueillir de nouveau quelque brindille… Avec des yeux malins, ils s’épiaient à qui rirait le premier. » Quelle délicatesse ! On ne peut mieux exprimer les nuances de deux jeunes cœurs qui sont aussi purs que la lumière qui éclaire ce tableau d’une couleur vraiment antique. « Vois, vois, s’écrie Mireille… — Qu’est-ce ? répond Vincent. — Le doigt sur la bouche, vive comme une locustelle sur un cep, elle indique du bras un nid… Alors Vincent, retenant son souffle, plonge sa main dans un trou. — Qu’est-ce ? demande Mireille toute haletante. — Des pimparriens. — Comment ? — De belles mésanges bleues. » Mireille éclate de rire. — « Écoute, dit-elle, ne l’as-tu jamais entendu dire ? lorsqu’on trouve à deux un nid au faîte d’un mûrier ou de tout arbre pareil, l’année ne se passe pas que la sainte église ne vous unisse. Un proverbe, dit mon père, est toujours véridique.— Oui, réplique Vincent, mais il faut ajouter que cet espoir peut se fondre, si avant d’être en cage ils s’échappent. — Jésus mon Dieu ! prends garde ! — Ma foi, répond le jouvenceau, le meilleur endroit pour les serrer serait peut-être votre corsage. — Tiens, oui, donne. » Et le garçon aussitôt plonge sa main dans le nid et en tire quatre oiselets. « Bon Dieu ! s’écrie Mireille en tendant la main, oh ! la gentille nichée ! oh ! les jolies têtes bleues !… Et, blottie dans le sein de la jeune fille, la couvée croit qu’on l’a remise au fond de son nid. »

Cet amour entre une riche héritière et le fils d’un pauvre vannier sera traversé par trois prétendans : il y a d’abord le berger Alari, « qui possède mille bêtes à laine ; on dit aussi qu’il a neuf tondeurs qui travaillent pour lui pendant trois jours. Je ne fais qu’indiquer une charmante description où le poète a peint ce mouvement de la campagne si propre à féconder l’imagination. « Voilà Mireille qui va et vient, se dit le pâtre ; oh ! Dieu ! l’on m’a dit vrai, ni dans la plaine, ni sur les hauteurs, ni en peinture, ni en réalité, je n’en aurai vu aucune qui aille à la ceinture de cette jeune fille pour les manières, la grâce et la beauté. » Quand il fut devant elle, il lui dit d’une voix tremblante : « Pourrais-tu me montrer un sentier pour traverser les collines ? Sinon, jeune fille, j’ai peur de ne pas en sortir. — Il n’y a qu’à prendre le droit chemin… Voyez, répondit la fille des champs, vous enfilez ensuite le désert de l’Iremale… — Ah ! répondit le pâtre, si j’avais l’heur que tu acceptasses ma livrée, je t’offrirais non pas des bijoux d’or, mais un vase de buis que j’ai fait pour toi. — En vérité, répondit Mireille, votre livrée tente la vue ;… mais mon bien-aimé en a une plus belle,… son amour, pâtre ! — Et la jeune fille disparut comme un lutin. »

Le second prétendant est Veran, le gardien de cavales. « Il venait du Sambuc, où il possédait cent cavales blanches… Un jour que Veran parcourait la Crau jusqu’auprès de Mireille, dont il avait entendu louer la rare beauté, il y vint fièrement, avec veste à l’arlésienne longue et blonde, et jetée sur l’épaule en guise de manteau… Lorsqu’il fut devant le père de Mireille : — Bonjour à vous et bien-être aussi ! je suis le petit-fils du gardien Pierre. —-J’ai connu ton aïeul, et certes j’avais avec lui une amitié de longue main… — Ce n’est pas tout, dit le jeune homme, et vous ne savez pas ce que je veux de vous… Les gens de Crau qui viennent au Sambuc m’ont parlé souvent de votre Mireille, dont on m’a fait un portrait qui m’inspire le désir de devenir votre gendre. — Veran, répondit le père, puissé-je voir cela, car le rejeton de Pierre ne peut que m’honorer ! — Puis, levant les mains au ciel, Ramon ajouta : — Pourvu que tu plaises à la petite,… car, étant seule, elle est la bien-aimée… » Sur cela, il appelle sa fille, et lui conte vite ce qui se traite. Pâle, tremblante d’appréhension, elle lui dit : — « À quoi pense votre sainte intelligence pour vouloir m’éloigner de vous si jeune ? La mère de Mireille approuve ces paroles, et le gardien, en souriant : — Maître Ramon, répond-il, je me retire, car, je vous le dis, un gardien camarguais connaît la piqûre. »

Un troisième prétendant sera le mauvais génie qui brisera la destinée des deux enfans. Ourrias le toucheur vient aussi au mas pour voir la jeune fille. Il vivait seul avec ses vaches qu’il conduisait lui-même aux pâturages. « Élevé avec les bœufs, il en avait l’allure. Il avait l’air sauvage, l’air revêche et l’âme dure. » Et ce portrait se complète par le récit d’une lutte homérique d’Ourrias contre un bœuf colossal. « Miséricorde ! s’écrie le poète, le bœuf l’emporte. L’homme a roulé devant lui, entraîné par l’élan. Fuis la mort, fuis la mort, lui crie-t-on ; mais le bœuf avec ses pointes l’enlève dans les airs et le lance en arrière à une grande distance. Le malheureux tomba la face contre terre où il fut brisé. Il portait depuis lors la cicatrice qui le défigurait. C’est ainsi qu’il vint voir Mireille, monté sur sa cavale et armé de sa pique. »

On peut citer l’entrevue d’Ourrias et de Mireille, le dialogue qui s’engage entre eux comme une des pages de la poésie moderne qui se rapprochent le plus de la simplicité de l’art grec. Ce dialogue semble détaché d’un chant de l’Odyssée. « Bonjour, dit Ourrias. Eh bien ! vous rincez vos éclisses… à cette source claire ? Si vous le permettiez, j’abreuverais ma bête blanche. — Oh ! l’eau ne manque pas ici, répondit-elle, vous pouvez la faire boire dans l’écluse tant qu’il vous plaira. — Belle, dit le sauvage enfant, si comme épouse ou pèlerine vous veniez à Sylvaréal, où l’on entend la mer, belle, vous n’auriez pas tant de peine, car la vache de race noire, libre et farouche, on ne la trait jamais, et les femmes ont du bon temps. — Jeune homme, au pays des bœufs, les jeunes filles meurent d’ennui. — Belle, il n’y a pas d’ennui quand on est deux. — Jeune homme, qui s’égare dans ces contrées lointaines boit, dit-on, une eau amère, et le soleil brûle le visage. — Belle, vous vous tiendrez sous l’ombre des pins. — Jeune homme, écoutez : ils sont trop loin, vos pins, de mes micocouliers. — Belle, prêtres et filles ne peuvent savoir dans quelle patrie ils iront, dit le proverbe, manger leur pain un jour. — Pourvu que je le mange avec celui que j’aime, jeune homme, je ne demande rien de plus, pour me sevrer de mon nid. — Belle, s’il en est ainsi, donnez-moi votre amour. — Jeune homme, vous l’aurez, dit Mireille ; mais auparavant ces plantes de nymphéa porteront des raisins colombins, votre trident jettera des pleurs, ces collines s’amolliront comme la cire, et l’on ira par mer à la ville des Baux. »

Ainsi, dans le poème de M. Mistral, les sentimens les plus exquis, la force, la vérité, la grâce, s’unissent et forment une œuvre d’une originalité incontestable. Sans prolonger cette analyse, il nous suffira de dire qu’Ourrias tente d’assassiner Vincent, qui se conduit en héros sans perdre la vie. Mireille, désespérée, quitte la maison paternelle et va se réfugier aux Saintes-Maries, où elle expire vierge et martyre, entourée de son père, de sa mère et de Vincent, à qui elle adresse ces touchantes paroles : « Mon bel ami, d’où viens-tu ? dis, te souviens-tu des jours où nous causions là-bas à la ferme, assis ensemble sous la treille ? Si quelque mal te déconcerte, me dis-tu, cours vite aux Saintes-Maries ;… tu auras vite du soulagement… Ah ! cher Vincent, que ne peux-tu voir dans mon cœur ! mon amour est une source qui déborde ;… délices de toute sorte, grâces, bonheurs, j’en ai en surcroît… — Elle est morte… ne voyez-vous pas qu’elle est morte ? s’écria Vincent, et avec toi le trône de ma vie est tombé… Bons Saintins, je me confie en vous… pour un deuil pareil, ce n’est pas assez que les pleurs :… creusez-nous dans l’arène pour tous deux un seul berceau ;… élevez un tas de pierres, afin que l’onde ne puisse jamais nous séparer… — Et hors de lui le vannier vint éperdument se jeter sur le corps de Mireille, et l’infortuné serra la morte dans ses embrassemens frénétiques… Le cantique là-bas, dans les vieilles églises, se fait entendre… »

Il est inutile maintenant que nous donnions une analyse du libretto de M. Michel Carré, dont les personnages et les principales scènes sont tirés du poème ; c’est pourquoi nous allons aborder la musique de M. Gounod, qui est la partie de l’œuvre qu’il nous importe le plus d’apprécier. Il y a une ouverture qui n’est pas un chef-d’œuvre, bien que le compositeur ait essayé de se pénétrer de la poésie de son sujet. Le rideau se lève, et un chœur de femmes chante le plaisir de la cueillette, scène agréable dans le poème ; mais le motif de M. Gounod est d’une vulgarité fâcheuse, ainsi que le récit de la sorcière Taven. L’entrée de Mireille nous prouve que cette figure idéale est complètement défigurée par le pinceau gris de M. Gounod. J’engage les amateurs de la bonne musique, qui ne sont pas inféodés à l’auteur de la Reine de Saba, à parcourir la partition que nous avons sous les yeux ; ils y verront des phrases boiteuses, laides, tourmentées, écrites avec une prétention au style qui double l’ennui. Le duo entre Mireille et Vincent, qui dans le poème est une situation presque digne de Théocrite, n’a que la grâce vulgaire d’un nocturne. Je ne connais rien de plus commun et de plus prosaïque que la phrase par laquelle M. Gounod traduit ce dialogue charmant : « Ainsi tu me trouves gentille plus que ta sœur ? — Beaucoup plus ! répond Vincent. — Et qu’ai-je de plus ? — Mère divine ! et qu’a le chardonneret de plus que le troglodyte, sinon la beauté même, le chant et la grâce ? »

Le second acte s’ouvre par la farandole, fête qui se donne dans l’enceinte des arènes d’Arles. On chante, on boit, on rit, et le chœur à trois voix est d’un bon effet. Il y a dans l’accompagnement de cette introduction de jolis détails d’instrumentation. De la chanson du Magali, qui est une petite merveille dans le poème, où un seul personnage la chante, M. Gounod a fait presque un duo entre Mireille et Vincent, soutenus par le chœur. La phrase qui accompagne ces paroles : — l’oiseau s’endort sous la ramée, — est du plain-chant et non pas de la musique, et on chercherait vainement dans cette longue complainte un rayon de lumière qui indique le pays béni où se passe l’action. Une autre chanson, celle de la magicienne, n’est pas plus originale que le Magali : c’est une mélopée en style syllabique qui serait mieux placée dans une petite comédie que dans une légende poétique. L’air qui suit, et dans lequel Mireille exprime son amour pour Vincent, n’a d’autre mérite que d’être trop long, trop développé, et surtout trop modulé pour les ressources de la voix humaine. Dans le second mouvement en mi bémol, où Mireille se dit : — A toi mon âme, je suis ta femme, — M. Gounod a enveloppé ce texte vulgaire d’une mélopée qui n’est ni de la mélodie franche, ni du récitatif cursif, qui est la forme de la déclamation lyrique. Il ne manque rien à cet air pour être digne de la Mireille du Théâtre-Lyrique : on y a mis des points d’orgue et de chétives fioritures. Je passe sur des couplets pour voix de basse que chante Ourrias pour célébrer les filles d’Arles, et j’arrive au finale, dont le motif est la demande de la main de Mireille par Ambroise, père de Vincent. Le refus de Ramon, l’opposition que fait Ourrias, le désespoir de Mireille, sa résistance héroïque, les menaces de son père, tous ces épisodes sont encadrés dans un grand tableau qui est la page la mieux réussie de l’ouvrage.

Le troisième acte représente le Val-d’Enfer. Cette scène de mélodrame est d’un style violent qui fatigue l’esprit sans produire aucune émotion. Passons sur un duo entre Vincent et Ourrias qui ne mérite pas même une mention honorable, et nous laisserons aussi aux amateurs des rêvasseries de M. Gounod l’air de basse dans lequel Ourrias s’accuse d’avoir assassiné Vincent. Ce n’est pas une mélodie, ce n’est pas un chant, ce n’est pas un récit cursif ; c’est une mêlée de sons et d’accords dissonans, effet grossier que M. Wagner lui-même blâmerait. J’aime mieux le chœur des moissonneurs qui ouvre le quatrième acte : il est joli, et il produit un bon effet, parce qu’il repose sur un motif bien accusé qui domine heureusement l’harmonie de l’ensemble. Les parties marchent avec aisance, et ne font pas dans ce morceau ces intervalles diminués dont abuse si souvent M. Gounod. Ce chant est coupé par un chœur d’enfans qui ajoute à l’heureux effet de l’introduction. J’estime moins le duo entre Mireille et Vincenette : le chant en est commun, et la conclusion en la majeur manque d’originalité. Une chanson de berger, d’un accent mélancolique, fait une diversion piquante avec le duo qui précède. Que dire de tout ce qui reste encore de morceaux et de scènes dans cet interminable quatrième acte ? La vision de Mireille est quelque chose d’inouï. Je signale aux artistes et aux hommes de goût la partie de cette déclamation vulgaire qui commence à la page 196 de la partition. « Marchons, marchons, » dit Mireille, et la voilà partie sur une mélopée laide, commune, remplie d’intervalles crus comme celui qui traduit ce mot : « sous le ciel qui rayonne. » Le morceau étant en si majeur, le saut périlleux est sol dièse tombant sur si dièse ! O musique, où es-tu ? On peut la trouver peut-être dans la marche religieuse et le chœur qui se chante à l’église des Saintes-Maries au commencement du cinquième acte. Clairement écrite sur un motif bien accusé, cette scène est d’autant plus remarquable qu’elle tranche avec le style tourmenté de cette longue lamentation. Ni la cavatine que chante Vincent ni le finale ne peuvent être le sujet d’une analyse sérieuse.

Voilà donc cette œuvre hybride, qui n’est ni un opéra ni un opéra-comique, et dans les cinq actes dont se compose cette triste légende il n’y a pas six morceaux qu’on puisse considérer comme de la musique dramatique. L’action est presque nulle, et aucun des caractères que les auteurs ont tirés du poème n’a conservé le type originel. La Mireille du Théâtre-Lyrique n’est qu’une cantatrice parisienne de talent ; elle a altéré cette nature charmante de la fille de Ramon au point de la rendre méconnaissable. Que le dieu du goût et de la vérité pardonne à Mme Carvalho ces concetti de vocalisation, ces coups de gosier dont elle surcharge les trop nombreux morceaux qu’elle a exigés de la complaisance de M. Gounod. Pauvres compositeurs, que vous êtes à plaindre d’être obligés de subir le contrôle d’une virtuose qui manque d’idéal, et dont la voix aigre aspire à descendre ! C’est pourtant une savante artiste que Mme Carvalho : sa carrière a été brillante, et on peut encore la considérer comme la cantatrice la plus parfaite qu’il y ait à Paris ; mais le rôle de Mireille lui a porté malheur. J’aime mieux M. Ismaël, dont la voix mordante et l’intelligence dramatique font un artiste distingué : aussi a-t-il assez bien saisi le caractère violent d’Ourrias. M. Petit, qui possède une voix de basse sonore et du goût, s’est tiré avec adresse du rôle de Ramon, qui exige de la fierté mêlée de bonhomie. Avec le concours de Mme  Faure-Lefebvre, sans oublier M. Wartel ni le ténor Morini, on peut avouer que l’exécution est assez bonne. Les chœurs bien dirigés, l’orchestre, des ballerines et de beaux décors forment un spectacle qui fait mieux ressortir les grisailles de la partition de M. Gounod. Il n’y a pas de soleil dans cette musique, il n’y a pas de verdure, et on dirait que le compositeur n’a jamais été dans le pays dont il a voulu retracer les mœurs et la nature. Le contraire est pourtant vrai, car il existe une lettre de M. Gounod du 7 février 1863 où il dit à M. Mistral : « J’ai tout d’abord à vous remercier de l’adhésion que vous avez bien voulu donner à notre projet de tirer une œuvre lyrique de votre adorable poème provençal, Mireio… » Dans la réponse de M. Mistral, qui est datée de Maillane (Bouches-du-Rhône), 25 février 1863, on remarque ces paroles : « Je suis ravi que ma fillette vous ait plu, et encore vous ne l’avez vue que dans mes vers ; mais venez à Arles, à Avignon, à Saint-Remy, venez la voir le dimanche quand elle sort de vêpres, et devant cette beauté, cette lumière et cette grâce, vous comprendrez combien il est facile et charmant de recueillir par ici des pages poétiques. Cela veut dire, maître, que la Provence et moi, nous vous attendons au mois d’avril prochain. » Il paraît que la chose n’a pas été aussi facile pour M. Gounod ; le compositeur a bien regardé les lieux, les êtres et les mœurs de la Provence, mais il n’a rien vu, car on ne voit que par les yeux de l’imagination et par un cœur de poète qui devine les secrets des caractères les plus compliqués. Rossini n’a pas eu besoin d’aller en Suisse pour écrire Guillaume Tell, M. Auber, qui n’est jamais sorti de Paris, a fait la Muette et le Domino noir. Ce qui manque à l’auteur de Mireille, c’est cette inspiration divinatrice, et en quittant la salle du Théâtre-lyrique le soir de la première représentation, je ne pouvais m’empêcher de m’écrier : « Vive Verdi ! Il y a plus de musique dramatique dans Rigoletto que dans toutes les œuvres de M. Gounod ! »

Si après avoir entendu Mireille au Théâtre-Lyrique on va à l’Opéra-Comique le jour où l’on donne Lara, on sera bien étonné : Lara, opéra-comique en trois actes, dit le livret, par MM. Cormon et Michel Carré, musique de M. Aimé Maillard. C’est le 21 mars qu’a eu lieu la première représentation de Lara, et le public a paru, dès ce soir, accepter cette œuvre, qui n’est, par le style, ni un opéra-comique ni un opéra comme on l’entend : c’est un mélodrame vigoureux où M. Maillard a fait preuve d’un vrai talent dramatique. M. Maillard, qui est né à Paris, je crois, a traversé l’école de Choron avant d’aller au Conservatoire, où ses études patientes lui firent remporter le premier prix de l’Institut. Revenu de Rome je ne sais en quelle année, M. Maillard a composé une dizaine d’opéras dont un seul, les Dragons de Villars, a obtenu un succès véritable qui dure encore. M. Maillard est un artiste de talent et un homme honorable qui vit loin des intrigues du monde pour conserver une indépendance qui lui est chère. Je ne puis aujourd’hui que dire quelques mots sur le mérite de Lara, dont le succès s’est raffermi depuis son apparition. Le sujet est tiré d’un poème de lord Byron, Lara, qu’on croit être la suite du Corsaire du même poète. Quoi qu’il en soit, la pièce de MM. Cormon et Michel Carré n’est pas sans intérêt, et on y trouve des situations et des caractères très favorables au compositeur. Dans ces trois actes de Lara, dont le dernier est interminable, on peut citer, non pas l’ouverture, qui n’est qu’un prélude symphonique, mais le chœur de l’introduction, qui a un rhythme vivant. Je ne puis louer sans restriction la romance que chante Ezzelin par la voix de M. Crosti :

Insoucieuse
De l’amour.
Folle et rieuse
Tour à tour,


car cette romance, comme beaucoup d’autres morceaux, est écrite dans un style syllabique dont la persistance produit l’ennui. Du reste, on sent dans tout l’ouvrage l’influence de Donizetti, d’Halévy, à qui M. Maillard a pris une marche chromatique dont il ne peut se dépêtrer ; enfin c’est à Verdi surtout qu’il a fait des emprunts. Il a imité par exemple jusqu’à satiété les effets d’unisson qui sont même insupportables dans les ouvrages nombreux du barde lombard. C’est au second acte qu’on trouve un petit chef-d’œuvre, — une chanson arabe que chante Caled, être mystérieux qui suit Lara comme un ange protecteur. Caled est une femme qui, sous un déguisement d’esclave arabe, aime Lara comme son maître et comme un amant. Invitée par Lara et par la comtesse de Flor à chanter un air de son pays, elle se met à chanter en s’accompagnant d’une mandoline que lui avait remise la comtesse de Flor, qui se trouve être la rivale de Caled :

À l’ombre des verts platanes
Où dorment les caravanes,
Mohamed est de retour.

Il ramène sous sa tente
Une épouse souriante
Et fière de son amour.

À ses pieds elle sommeille ;
Mirza seule écoute et veille
Sur les rochers d’alentour.

. . . . . . . . . . .

Dans sa colère fatale,
Mirza frappe sa rivale
Et ferme ses yeux au jour…

À ces mots, la marquise s’élance précipitamment de sa chaise en s’écriant : « Lara, c’est une femme !… » Cette scène est touchante, et l’artiste qui représente Caled, Mme Galli-Marié, excelle à rendre les diverses nuances de son cœur dans la position difficile où elle se trouve. Je m’arrête ici pour laisser aux lecteurs une bonne impression du talent vigoureux de M. Maillard. Comme la partition de Lara va bientôt paraître, je serai heureux alors d’apprécier une œuvre dont le succès au théâtre semble assuré, pour quelque temps du moins.

P. Scudo.

---

  1. La Crau (du grec krauros, aride), vaste plaine aride et rocailleuse. C’est l’Arabie-Pétrée de la France. Elle est traversée par le canal de Craponne, qui la parsème d’oasis.
  2. Le Chasseur ou Histoire eubéenne par exemple, conte moral de Dion Chrysostome, qui parut avant Daphnis et Chloé, et qui lui est supérieur par la franchise des peintures, la vérité du ton et la pureté des sentimens. On trouve d’intéressans détails à ce sujet dans l’Histoire du Roman de M. Chassang, maître de conférences à l’École normale.