Chronique de la quinzaine - 31 mars 1864

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Chronique n° 767
31 mars 1864


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




31 mars 1864.

On ne saisirait point le vrai caractère du réveil intellectuel et politique dont nous avons eu, dans ces derniers temps, à indiquer et décrire les premiers symptômes, si l’on perdait de vue un curieux phénomène au milieu duquel il se produit, et avec lequel il contraste. À mesure que le sentiment libéral redevient en France vigilant, alerte et confiant, il se passe dans les régions gouvernementales de l’Europe des choses étranges. Tandis qu’en bas les signes de vie se manifestent avec une fraîcheur pleine de promesses, en haut régnent l’indécision, l’incohérence, le décousu. Depuis une douzaine d’années, on s’était accoutumé à voir les gouvernemens donner l’impulsion aux événemens ; c’était d’eux que l’on attendait une certaine direction des choses. Depuis bientôt une année, cette direction est en train de leur échapper. On ne comprend rien à leurs desseins, s’ils en ont, ou plutôt ils semblent n’en point avoir. Les gouvernemens sont atteints d’une curieuse mollesse, ne laissent percer que leurs hésitations, et paraissent avoir perdu la faculté d’établir entre eux un concert quelconque. S’il fallait définir d’un mot cet état de choses, on dirait que l’action gouvernante et dirigeante en Europe est en proie à une anarchie indolente. C’est cette simultanéité et ce contraste d’un mouvement libéral prenant son point de départ au foyer intérieur de la France et de cette anarchie indolente travaillant sourdement les sphères gouvernementales qui marquent le trait de la situation. On n’a qu’à jeter un coup d’œil sur les principaux faits du moment pour se convaincre que nous donnons à cette situation son nom véritable.

Commençons par le fait extérieur qui en ce moment a pour la France l’intérêt le plus prochain, l’organisation de l’empire du Mexique au profit de l’archiduc Maximilien. Quand l’archiduc a eu terminé sa visite à Paris, n’aurait-on pas cru que tout était fini ? Les arrangemens politiques avaient même reçu la sanction la plus positive de notre époque, la consécration financière. Le nouvel empereur avait trouvé un banquier, et, qui mieux est, un banquier anglais. Une des plus anciennes et des plus honorables firms de la Cité, la maison Glyn, se chargeait de prêter au nouvel empire mexicain environ 120 millions de francs effectifs contre livraison de 12 millions de rentes mexicaines. On créait un 6 pour 100 mexicain que l’on se proposait d’émettre à 63. Pour assurer le crédit du nouveau fonds d’état, on retenait ici à notre caisse des dépôts et consignations une somme suffisante pour payer les deux premières annuités de l’emprunt et subvenir aussi au paiement pendant deux années des arrérages des anciens fonds mexicains, arrérages qui depuis dix ans ne sont plus soldés. Une portion de l’emprunt était réservée pour la France et devait être mise en souscription publique par un de nos établissemens les plus populaires, le comptoir d’escompte. Tout allait donc à merveille. Nous allions en finir avec les soucis et les charges de notre aventure mexicaine. Nous pouvions entrevoir le terme de nos sacrifices, nous pouvions espérer de revoir enfin nos soldats. Nous donnions du même coup au Mexique un empereur, une armée sous forme de légion étrangère et un trésor. Nous avions même le délicat plaisir de présenter ainsi de nos propres mains, avec la couronne de plumes des Incas, une magnifique indemnité au prince jeune, éclairé, réputé libéral, que nous avions dû déposséder de la vice-royauté lombarde en faisant en 1859 la guerre d’Italie. Candide aurait dit que tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles, lorsqu’un incident nouveau est venu, pour un court moment nous l’espérons, embrouiller la péripétie de ce beau roman mexicain.

Pourquoi cet incident est-il survenu si tard ? pourquoi n’avait-il pas été prévu et tourné depuis longtemps ? Voilà la critique que nous nous permettrons d’adresser à l’indolente anarchie qui préside à la direction de l’Europe. La famille impériale et la cour d’Autriche ont voulu, avant que l’archiduc Maximilien n’allât tenter sa nouvelle fortune, fixer la situation de ce prince en face des chances dynastiques que lui donnait sa position si voisine du trône d’Autriche. L’archiduc, en devenant empereur du Mexique, conserverait-il ou abandonnerait-il ses droits éventuels à la couronne d’Autriche ? Telle était la question. Que l’archiduc Maximilen eût préféré partir en laissant la question indécise, cela se comprend. On ne comprend pas moins que le gouvernement autrichien et la famille impériale aient demandé à l’archiduc une renonciation expresse à ses droits de succession en Autriche. Si les fils de François-Joseph venaient à mourir, si l’archiduc Maximilien était appelé au trône, ce ne serait pas un mince embarras pour le gouvernement autrichien d’attendre qu’un empereur lui arrivât du Mexique. La profession d’empereur mexicain n’est probablement point le meilleur apprentissage que l’on puisse souhaiter à Vienne pour un empereur d’Autriche ; puis il y a l’inconvénient d’un interrègne, lequel pourrait être très grave pour une monarchie exposée comme la monarchie autrichienne à d’incessans périls. Enfin, et c’est l’objection politique la plus grave au point de vue des intérêts autrichiens, s’il prenait fantaisie à l’empereur du Mexique, soudainement appelé au trône d’Autriche, de cumuler les deux couronnes, dans quelles ruineuses complications la politique autrichienne ne serait-elle pas engagée ! Se figure-t-on l’Autriche entraînée par le caprice de son souverain à lutter pour conserver en Amérique une domination que l’Espagne, après une possession de plusieurs siècles, a été obligée d’abandonner ! Imagine-t-on l’Autriche encourant la chance d’entreprendre et de soutenir au Mexique des expéditions dans le goût de celle qui a tant pesé à, la France ! Nous ne sommes donc point surpris de ce qui vient de se passer à Vienne, Un conseil de famille, un conseil composé de nous ne savons combien d’archiducs, a décidé que l’archiduc Maximilien devrait, en acceptant la couronne du Mexique, faire l’abandon de ses droits héréditaires en Autriche. Cette décision nous paraît juste et sage. On prétend qu’elle a étonné l’archiduc Maximilien ; on prétend qu’à la suite de la résolution du conseil des archiducs une vive controverse s’est engagée à coups de télégrammes entre Miramar, Paris et Vienne. Au point où les choses étaient arrivées, ce subit émoi nous étonne. L’archiduc Maximilien ne peut plus refuser ni de partir pour le Mexique, ni de donner la renonciation que sa famille et son pays lui demandent. Il ne faudrait pas que l’archiduc mît en avant le sacrifice de ses prétentions dynastiques en Autriche pour obtenir comme compensation du gouvernement français des engagemens positifs d’avenir qui accroîtraient encore la charge des engagemens moraux que nous avons contractés envers lui. En acceptant l’œuvre qui s’offre à lui au Mexique, et qui, si elle est hérissée de difficultés, n’est point sans promesse de gloire, il convient à l’archiduc Maximilien de ne point frapper dès le début son entreprise de discrédit. Or comment l’archiduc serait-il en droit d’obtenir pour son nouvel empire la confiance des Mexicains, des capitalistes d’Europe et des gouvernemens, s’il se montrait lui-même défiant de l’avenir, et s’il laissait lire dans son cœur, en quittant l’Europe, une intime pensée de retour ? — La renonciation aux droits dynastiques autrichiens, l’archiduc Maximilien la doit au Mexique et à la France bien plus encore qu’à sa famille et à l’Autriche. Lorsque l’on a voulu ou consenti à vouloir être empereur du Mexique, il faut faire de la couleur locale, il faut imiter Fernand Cortez, il faut brûler ses vaisseaux.

Nous nous refusons donc à croire que cette complication, qui semble avoir été une surprise pour les politiques de profession aussi bien que pour l’opinion publique, ajourne longtemps l’acceptation définitive de l’archiduc Maximilien, et retarde la solution au moins momentanée de l’affaire mexicaine. Si de la question du Mexique nous passons à la question dano-allemande, on nous dispensera de justifier sur ce point le reproche général d’incohérence et de confusion que nous adressons à l’action gouvernementale européenne. Toutes les conséquences de la faiblesse de cette action gouvernementale s’étalent depuis six mois dans cette triste affaire des duchés. Ici le désordre politique et le scandale d’hostilités sanglantes gratuitement entreprises touchent-ils à leur fin ? Il n’est peut-être pas interdit de l’espérer. L’engagement militaire le plus grave de la campagne vient d’avoir lieu à Düppel. Les Danois ont bravement repoussé un violent et opiniâtre assaut des Prussiens. C’est au moment où cette guerre fait verser sans utilité le plus de sang que la réunion de la conférence devient enfin vraisemblable. Les invitations de l’Angleterre assignent le 12 avril prochain comme la date de cette réunion. La conférence est acceptée par les belligérans, la Prusse et l’Autriche d’une part, le Danemark de l’autre, sur la base élastique de l’intégrité de la monarchie danoise. Le consentement de la Russie et de la France ne fait point de doute. Il n’y a plus en suspens que l’adhésion de la diète de Francfort. Que fera la diète ? La Prusse et l’Autriche ont-elles récemment acquis plus d’ascendant sur leurs confédérés et entraîneront-elles la majorité de la diète vers l’acceptation ? Les hommes qui dirigent les états moyens et petits de l’Allemagne se trouvent en présence d’une grave responsabilité. Le courant habituel de leurs prétentions, qui les porte à vouloir jouer un rôle dans les grandes délibérations européennes, devrait les décider à bien accueillir l’invitation qui leur est adressée. L’occasion qui s’offre à eux de prendre part à une conférence européenne et de faire consacrer à ce point de vue par un précédent solennel le droit qu’ils revendiquent depuis si longtemps, cette occasion est unique, et, s’ils la laissent échapper, ils ne pourront plus désormais s’en prendre qu’à eux-mêmes de l’abaissement et de l’annulation des états secondaires. La seule objection qu’ils puissent alléguer pour se tenir à l’écart de la conférence, c’est que la base adoptée de l’intégrité de la monarchie danoise est contraire à l’opinion qu’ils ont jusqu’à présent manifestée sur la question de succession dans les duchés. C’est ici qu’on va voir si l’esprit politique l’emporte en eux sur l’esprit de pédantisme. La conférence, en se formant sur une base vague, réserve évidemment une grande latitude à ses délibérations. Son véritable objet, un objet d’humanité et de conciliation pacifique, est de mettre fin à la guerre. La question de l’intégrité de la monarchie danoise est susceptible, on le sait, de plusieurs interprétations. Nous avons déjà dit que l’une de ces interprétations, le système de l’union personnelle, ne répugne pas moins aux Danois qu’aux états secondaires : la nation danoise irait jusqu’à préférer à ce système la séparation complète du Holstein. La discussion au sein de la conférence paraît donc devoir modifier la base aujourd’hui proposée, et les états secondaires perdraient volontairement le bénéfice des modifications possibles et probables, si la diète s’excluait elle-même de la conférence. Nous ne voulons donc point nous attendre à un refus inconsidéré de la diète ; nous ne voulons pas croire non plus que la diète puisse être encouragée dans une méticuleuse résistance par un grand gouvernement. Les états secondaires d’Allemagne ont été récemment représentés à Paris par un prince actif et influent. Le duc de Saxe-Cobourg est venu sans doute plaider auprès de l’empereur la thèse et la cause des cours secondaires ; mais nous ne croyons point trop nous avancer en affirmant qu’il n’est pas en France une tête politique sensée qui voulût prendre la responsabilité de perpétuer le désordre en Allemagne et dans le nord de l’Europe par des encouragemens puérils donnés à toutes les prétentions vétilleuses que les petites cours ont émises à propos du règlement de la question danoise. Si la politique de la France a toujours été de soutenir les petits états allemands dans la défense de leurs droits et de leurs légitimes intérêts, ce serait tromper gravement ces petits états que de leur laisser croire que cette politique pourrait jamais être mise au service de leurs préjugés ou de leurs rancunes intestines. La France elle-même, son histoire et le sentiment de la balance des forces en Europe le lui disent assez, serait la première dupe et la première victime d’une telle aberration. La place que la politique française a donnée au principe des nationalités nous permettra peut-être, dans l’affaire du Holstein, de ménager des combinaisons compatibles avec les vœux de l’Allemagne ; mais ce même principe des nationalités, si brutalement violé dans le Slesvig contre les populations de race danoise par les armées d’occupation de Prusse et d’Autriche, nous trace la limite au-delà de laquelle nous ne pouvons, en aucun cas, suivre les aspirations allemandes.

Nous avons, quant à nous, un motif particulier de souhaiter la prompte réunion de la conférence : il nous tarde en effet de voir la politique française sortir enfin de l’attitude effacée et presque boudeuse qu’elle a gardée jusqu’à ce jour devant le différend dano-allemand. Une pareille attitude peut bien, pour un certain temps, ressembler à une manœuvre diplomatique ; mais à la longue la manœuvre cesserait d’être habile et finirait par paraître mesquine. Le soin de notre dignité, l’intérêt de notre autorité morale, exigent que nous ayons sur l’équilibre du Nord une politique définie, décidée, hautement avouée. De deux choses l’une : ou la conférence réussira ou elle échouera. Dans les deux cas, l’événement ne tournerait ni à notre profit ni à notre honneur, si nous avions assisté au différend boutonnés, inertes, passifs, avec mauvaise grâce. Dans l’hypothèse du succès, comme nous aurions tout laissé faire à l’Angleterre, c’est à la politique anglaise que reviendrait tout le mérite ; une réaction s’opérerait au profit de cette politique dans l’opinion européenne. Naguère elle excitait la raillerie, on la montrait s’épuisant dans une agitation stérile, on raillait ses impuissans efforts, on la disait déconsidérée ; mais le succès changerait la physionomie des choses. On dirait alors à l’avantage de cette politique qu’elle aurait pacifié le nord de l’Europe sans risquer une guerre générale ; on la louerait de ne s’être point laissé décourager par de nombreux déboires, on vanterait sa modestie laborieuse, on lui saurait gré de n’avoir pas douté de l’esprit de notre époque et de n’avoir pas désespéré de la force morale de la discussion. En cas d’insuccès, on finirait par accuser l’abstention systématique de la France, et nous ne voyons pas quels avantages cette abstention aurait pu nous procurer au point de vue des alliances. Enfin l’esprit français, les intérêts économiques français souffrent de cette longue réserve silencieuse. C’est le premier besoin de ce pays de voir clair devant lui. Il veut savoir où on le mène. Il devient nerveux et impatient lorsqu’il est réduit à percer de ses conjectures incertaines les méditations secrètes de son gouvernement, lorsqu’il est arrêté trop longtemps devant ces trois questions comme en un carrefour : le gouvernement pense peut-être à quelque chose, peut-être à tout, peut-être à rien. La réunion de la conférence ferait cesser cette incertitude vraiment anxieuse de l’opinion publique. Une autre occasion d’obtenir des éclaircissemens nécessaires se présentera quand viendra devant le corps législatif la discussion du budget. À mesure qu’éclatait le conflit dano-allemand, l’Italie a tenu pendant quelque temps une grande place dans les préoccupations inquiètes de l’opinion. On redoutait que l’Italie ne vît dans les opérations militaires de l’Autriche dans le Slesvig une de ces occasions que le roi Victor-Emmanuel appelait publiquement au début de cette année avec une impatience prophétique. Ces alarmes sont aujourd’hui beaucoup calmées ; la bonne conduite du gouvernement italien a rassuré les esprits. Le ministère italien travaille avec une fort louable activité à l’organisation financière du pays. Aux projets de loi de M. Minghetti dont nous avons parlé, nous devons ajouter celui que le ministre du commerce, M. Manna, a présenté et fait passer au sénat. Chose curieuse, au moment où en France des financiers, soutenus en cela par des économistes qui ont des idées assez peu claires, assez peu saines en matière de crédit, cherchent à se servir parmi nous de la Banque de Savoie pour préconiser et établir le système de la pluralité ou plutôt de la dualité des banques, et tandis qu’avec cette polémique intempestive on a contrarié dans une période difficile le crédit de la Banque de France et le crédit de l’état, l’Italie et son ministre du commerce, qui est un économiste éminent, ont travaillé à réaliser l’unification des banques. Il reste au projet de M. Manna à subir l’épreuve du vote de la chambre des députés. Peut-être recevra-t-il dans cette chambre quelques modifications de détail ; mais l’organisation unitaire de la Banque d’Italie est dès à présent assurée, et l’on peut prédire qu’elle fonctionnera en 1865. L’Italie est donc tranquille ; la seule exception au repos intérieur dont elle jouit se présente encore dans quelques provinces napolitaines où le brigandage essaie de reparaître. Il est certain que les brigands signalés sont partis de Rome, et ont profité de l’odieux droit d’asile dont ils jouissent dans les possessions pontificales pour s’abattre de nouveau sur les provinces napolitaines. On sait aujourd’hui ce qu’est le brigandage par les horreurs qui viennent d’être révélées dans le long procès des frères La Gala et des passagers de l’Aunis. Que ces monstrueux assassins aient joui de la protection du gouvernement pontifical, et que cette protection s’étende encore sur les recrues des bandes qui se reforment au sud de l’Italie, n’est-ce point le plus triste exemple de l’anarchie morale dont nous parlions en commençant ? L’inquiétude la plus récente qui nous soit venue du côté de l’Italie a pour objet la santé déclinante du pape ; nous croyons que les nouvelles peu rassurantes qui depuis quelque temps ont été répandues à ce sujet sont malheureusement exactes : c’est dire que les préoccupations que peut exciter un si grand et si grave intérêt sont fondées.

Un incident qui n’est point étranger aux affaires italiennes est le voyage annoncé de Garibaldi en Angleterre. L’épisode qui se prépare de l’autre côté du détroit ne nous paraît point devoir produire de conséquences politiques ; il ne sera qu’un des phénomènes moraux caractéristiques de ce temps-ci. Il va sans dire que Garibaldi rencontrera en Angleterre et de la part de toutes les classes de la population un accueil enthousiaste. Les ovations qui attendent Garibaldi ne doivent pas nous surprendre, et nous ne doutons point qu’il n’en obtînt de semblables des populations des grandes villes françaises. Entre les masses et des hommes tels que Garibaldi il y a d’impétueux courans d’électricité qu’aucune puissance humaine ne peut interrompre. Une grande simplicité d’esprit, une inflexible droiture de dessein, un enthousiasme inépuisable, un désintéressement absolu, une existence d’aventures semée des péripéties les plus surprenantes, le chef traqué de 1849 conquérant dix ans plus tard un royaume en malle-poste et en chemin de fer, et deux ans après encore tombant blessé et prisonnier dans une folle entreprise accomplie pour l’idée qui est l’unité de sa vie, il y a là plus de qualités morales et de merveilleux qu’il n’en faut pour s’emparer du cœur et de l’imagination des peuples. Mais ce qui est étrange, c’est que l’homme singulier qui est aujourd’hui le saint et le héros des causes révolutionnaires soit conduit en triomphe au sein de la société la plus conservatrice qu’il y ait au monde, par le peuple le moins révolutionnaire qui ait jamais existé. Ce contraste ne sera pas l’aspect le moins bizarre du spectacle que l’Angleterre s’apprête à nous donner. L’entière et imperturbable sécurité dont l’Angleterre jouit à l’endroit des révolutions est probablement une des causes de l’empressement candide avec lequel elle va saluer la plus grande figure des révolutions contemporaines. Un révolutionnaire de ce tempérament et de cette ampleur est en effet ce qui ressemble le moins aux Anglais, c’est la curiosité politique la plus extraordinaire qu’il puisse leur être donné de contempler. Garibaldi sera un peu pour eux ce que le prince de Galles fut, il y a quelques années, pour les masses républicaines des États-Unis. On est quelquefois choqué sur le continent de l’hospitalité que des révolutionnaires européens reçoivent dans la société anglaise ; on y voit à tort la preuve de sympathies que l’on regarde comme immorales et scandaleuses. C’est bien plus par les disparates que par les ressemblances que se forment souvent ces liaisons qui nous choquent. Un proscrit, un conspirateur européen devient facilement à Londres le lion d’une saison. La société anglaise ne comprend guère nos luttes et nos animosités politiques. Elle a vu souvent aussi le banni et le conspirateur de la veille devenir dans son pays le grand personnage du lendemain ; on la mettrait dans un cruel embarras, si on l’obligeait à deviner d’avance ceux qui seront les favoris de la fortune, et à ne réserver ses égards que pour ceux-là. Du reste, si la société anglaise est exposée à commettre à cet égard quelques imprudences, une fois ces imprudences reconnues, elle les juge avec une juste sévérité. Garibaldi arrive en Angleterre au moment même où la société politique anglaise est encore émue de la révélation des rapports regrettables qui ont existé entre un membre du parlement et du ministère, M. Stansfeld, et M. Mazzini. Dans les circonstances actuelles, il faudra, croyons-nous, que Garibaldi fasse preuve de beaucoup de discrétion et de tact, s’il ne veut point s’exposer à perdre brusquement la faveur de la nation anglaise.

Cet incident des relations de M. Stansfeld avec M. Mazzini, remis en lumière par le procès de Greco, a paru devoir comprometti^e un instant l’existence du cabinet de lord Palmerston. Sans doute personne n’a cru dans le parlement que M. Stansfeld pût être le confident des conspirations auxquelles M. Mazzini est directement ou indirectement mêlé ; mais l’honneur anglais a été blessé à l’idée que l’adresse d’un membre de la chambre des communes et du gouvernement pût se trouver dans la poche de misérables auteurs de complots de meurtre comme un moyen naturel de correspondre avec M. Mazzini. Que M. Mazzini soit coupable ou non des complicités qu’on lui reproche, il est un bien maladroit conspirateur, un homme bien compromettant, puisque les couvertures de lettres que lui prêtent ses amis sont à la disposition des plus vils criminels. Il suffit d’ailleurs, pour que M. Mazzini soit justement suspect et excite la défiance, de rappeler, comme l’a fait sir H. Stracey d’après la Revue des Deux Mondes, l’aveu ironique qu’il publia, il y a quelques années, du concours qu’il prêta autrefois à un projet de complot contre la vie du roi Charles-Albert. La découverte des relations de M. Stansfeld avec M. Mazzini a donc été pour la société anglaise une pénible surprise. M. Stansfeld a rendu cet incident plus désagréable, pour la chambre, le ministère et lui-même, en n’y coupant point court tout de suite par l’exposé complet des rapports qu’il a eus avec le conspirateur italien, par l’expression du regret qu’a dû lui laisser une complaisance inconsidérée. Cet incident a été un contre-temps douloureux pour le cabinet de lord Palmerston. M. Stansfeld représente dans le gouvernement la portion des membres radicaux de la chambre qui soutiennent le ministère. C’est un homme d’un talent réel, qui, comme lord de l’amirauté, a rendu dans le département de la marine des services positifs en réalisant des économies goûtées par le parti radical, qui marche avec lui. La retraite de M. Stansfeld eût tendu à ébranler la majorité, déjà si faible, qui soutient le cabinet. Lord Palmerston, qui a toujours vaillamment couvert ses amis en détresse, n’a pas voulu accepter la retraite de M. Stansfeld. Nous croyons cependant que renseignement qui ressort de cet incident regrettable ne sera point perdu. On doit rendre au gouvernement français cette justice, qu’il s’est conduit dans cette circonstance avec une discrétion habile et de bon goût ; il a laissé ainsi la société anglaise faire seule justice de l’imprudence de l’un de ses membres. Il faut encore porter cette aventure au compte de l’anarchie actuelle, anarchie dont le ministère anglais a donné plusieurs fois le spectacle dans ces derniers temps, et qui semblait annoncer sa chute prochaine. Le membre le plus brillant de ce cabinet, M. Gladstone, n’a point échappé lui-même à la mauvaise influence qui règne dans les sphères gouvernementales. M, Gladstone a présenté cette année un admirable projet de loi, une de ces mesures qui honoreront le plus son illustre carrière, en proposant en faveur des ouvriers une institution d’assurance sur la vie qui doit être administrée par l’état. Malheureusement, dans le beau discours qu’il a prononcé à cette occasion, il a glissé sans utilité et sans motifs une allusion à un membre de la chambre des communes, laquelle, relevée avec vigueur et talent par le député attaqué, a donné matière à un fâcheux débat personnel qui s’est terminé par la rétractation loyale du chancelier de l’échiquier. C’est cependant sur M. Gladstone qu’il faut compter pour donner du lustre à la seconde partie de la session du parlement anglais. Il va présenter son budget : en Angleterre, un budget fait ou défait la popularité d’un cabinet. Le sort du ministère anglais est donc attaché en grande partie au prochain budget de M. Gladstone.

La politique intérieure aurait entièrement chômé chez nous depuis quinze jours sans les récentes élections parisiennes et sans une discussion importante soulevée au sénat par le rapport d’une pétition. Les élections de Paris ne peuvent donner lieu à aucune observation ; il n’y avait pas de luttes de partis et de candidatures ; le résultat était connu d’avance. Quant à la discussion du sénat, on ne saurait la passer sous silence, car elle montre combien les principes fondamentaux de la société moderne sont loin encore d’avoir pénétré même parmi ceux qui sont appelés aujourd’hui, par la place qu’ils occupent dans les grands corps de l’état, à influer sur la direction de la France. L’auteur de la pétition présentée au sénat demandait que les publications récentes soutenant des doctrines contraires à la religion fussent l’objet d’une répression publique. Cette pétition était un des échos de la bruyante réaction qu’a soulevée le livre fameux de M. Renan, la Vie de Jésus. Un cardinal, M. de Bonnechose, n’a point hésité à demander pour le dogme catholique l’appui du pouvoir politique ; M. Delangle et le commissaire du gouvernement ont victorieusement soutenu le véritable principe moderne, la neutralité en matière de dogme. Les personnes et les opinions des orateurs n’appartiennent point à notre contrôle, puisque nous ne pourrions essayer de juger les unes et d’apprécier les autres sans nous exposer au péril d’un compte-rendu illicite ; mais le fait capital de cette discussion subsiste : des chefs de l’église catholique et à leur suite des catholiques laïques s’obstinent à ne point vouloir comprendre où finissent en matière religieuse les droits de l’état et où commencent les droits de la conscience. L’état doit aux cultes sa protection contre l’injure et l’outrage, et non contre les dissidences religieuses ou scientifiques. L’état vis-à-vis de ces dissidences n’a aucun droit d’intervention, non, comme on le disait autrefois avec amertume, que l’état professe l’indifférence à l’égard des religions, non qu’il soit athée : l’état est tout simplement incompétent. Le royaume de Dieu n’est pas de ce monde, les sanctions des croyances religieuses prennent l’homme à partir de la tombe ; le royaume de l’état n’est que de ce monde, ses sanctions ne suivent l’homme que jusqu’à la tombe. La puissance politique agissant au profit d’une croyance religieuse contre une autre croyance et une autre doctrine ne pourrait que faire acte d’intolérance, de persécution, d’injustice, puisqu’elle envahirait sans compétence et sans discernement le domaine de la conscience individuelle. Quand une croyance religieuse dénonce dans une doctrine qui nie ses dogmes une attaque dirigée contre elle, c’est son affaire de se défendre par la controverse, par l’évocation du sentiment religieux, par les moyens spirituels et moraux dont elle dispose ; à moins de prétendre à dominer l’état, elle ne saurait l’appeler à son secours que contre l’insulte. Si un cardinal faisait partie d’une assemblée politique dans un pays jouissant de la plénitude de la liberté religieuse, aux États-Unis par exemple, jamais il ne pourrait lui venir à l’esprit d’émettre des réclamations semblables à celles que le sénat français a entendues. Comment arrive-t-il donc que malgré l’œuvre accomplie par la révolution française, malgré les principes de notre droit, malgré l’admirable clarté avec laquelle la limite des deux souverainetés et des deux compétences a été tracée par M. Royer-Collard dans son discours sur la loi du sacrilège, l’église en France maintienne des prétentions si blessantes pour la société moderne ? Peut-être n’est-elle point seule coupable d’un aveuglement si obstiné et si compromettant pour elle. Le mal vient de la situation illogique de notre organisation des cultes reconnus et salariés par l’état. L’intervention de l’état dans la reconnaissance et dans le salaire des cultes est la cause de la méprise de l’église. De ce qu’elle est reconnue, l’église est toujours portée à se figurer que la vérité de ses dogmes est acceptée par l’état. Cette situation et le malentendu qui en découle sans cesse sont, à notre avis, funestes à la religion et à la science, funestes aux âmes. Dans cette situation, les âmes ne trouvent point à se classer dans la diversité naturelle et vivante des formes religieuses. Tout ce qui est perdu pour la foi catholique est également perdu pour la Quiconque sort du cadre catholique n’entre dans aucun autre culte. Cet état de choses n’est point naturel, et il contribue étrangement en France à l’inertie et à la déperdition du sentiment religieux.

Une autre conséquence, c’est que la philosophie et la science perdent parmi nous, dans la position qui leur est faite vis-à-vis de l’église, quelque chose de leur sérénité et de l’impartialité qui ne devrait jamais cesser de les animer. La philosophie et la science n’ont point à traiter les religions en ennemies, leur domaine est distinct de celui des religions ; leur œuvre naturelle est différente de l’œuvre religieuse, et elles ne seraient ni la science ni la philosophie, si elles méconnaissaient l’existence indestructible des sentimens et des faits religieux au sein de l’humanité, et si elles avaient la prétention de retirer à ces sentimens et à ces faits la liberté de leurs développemens. Cependant, grâce aux contradictions de notre organisation des églises, il est incontestable qu’en France le travail philosophique et scientifique présente toujours, en opposition à la religion, un caractère violent, agressif, révolutionnaire. Quand sortirons-nous de cette fausse et douloureuse position ? Nous ne le savons ; mais précisément parce que nous n’en sommes point sortis, nous devons défendre sans fléchir dans la personne des écrivains et des membres du haut enseignement attaqués par la réaction religieuse les droits de la science et de la liberté.

Nous sommes encore sous l’impression du procès qui vient d’être jugé à Aix, et de l’arrêt de la cour prononçant au civil qui a suivi le verdict du jury. Personne n’ignore que des faits qui n’ont point donné lieu à une condamnation au criminel peuvent justement soumettre leurs auteurs à des réparations civiles. La cour d’Aix, dans l’arrêt qu’elle vient de rendre à la suite du procès Armand, a entendu observer cette distinction, consacrée par la jurisprudence ; mais la conscience publique répugne à une telle distinction dans un procès où l’existence des actes imputés à l’accusé entraînait sa culpabilité, et où le verdict du jury, déclarant l’innocence, niait implicitement la participation de l’accusé aux faits qui étaient la base de l’accusation. Entre un verdict et un arrêt qui paraissent contradictoires, la conscience publique a été, pour ainsi dire, déchirée. De telles anomalies sont faites pour troubler parmi nous la notion du juste. Il n’est pas bon que de tels conflits se produisent entre l’autorité souveraine du jury et les organes les plus élevés de la justice. Le dangereux problème posé par la cour d’Aix sera résolu sans doute par la cour de cassation ; mais quand on voudra mettre la main à la réforme de notre procédure criminelle et à la réorganisation de la magistrature en France, on aura de curieux enseignemens à chercher dans les dossiers et les débats de l’affaire Armand.

Les lettres viennent de faire une perte cruelle. M. Ampère est mort subitement à Pau dimanche 27 mars. Nous ne pouvons consacrer ici qu’une parole de douloureux regret à cet éminent collaborateur, dont les lecteurs de la Revue ressentiront aussi vivement que nous la perte soudaine. M. Ampère a été un des hommes les plus remarquables de ce siècle par la variété de ses aptitudes : il connaissait toutes les langues, toutes les littératures ; il avait la passion des voyages, et l’on sait quel butin d’impressions poétiques, d’observations morales, et au besoin, comme cela lui est arrivé pour les États-Unis, d’appréciations politiques il rapportait de ses excursions lointaines et multipliées. Son séjour de prédilection fut Rome. Personne n’a connu mieux que lui la ville éternelle et n’a su la mieux reconstruire dans ses divers âges. Il lisait, nos lecteurs s’en souviennent, dans ses monumens comme en de parlantes chroniques, et c’est par un dernier fragment de cette histoire de Rome illustrée par les documens de son architecture qu’il a fait, pour ainsi dire, ses adieux à la Revue.

E. Forcade.

REVUE MUSICALE.


Le 14 mars, on a exécuté dans l’hôtel princier de M. le comte Pillet-Will une messe à quatre parties de Rossini. J’ignore à quelle époque le grand maître s’est occupé d’une œuvre qui marquera non-seulement dans la vie de l’auteur de Moïse et de Guillaume Tell, mais qui sera une date dans l’histoire de la musique religieuse. Les admirateurs les plus sincères de Rossini n’auraient pu deviner que ce génie, le plus fécond et le plus varié qui ait écrit pour le théâtre, aborderait à soixante-douze ans un genre de composition dans lequel il n’avait produit que le Stabat. Le Stabat, qui a été exécuté dans toute l’Europe, est certainement une œuvre remarquable, mais le sentiment religieux, tel que le comprend le christianisme, n’y est exprimé que faiblement, et il n’y a guère que le quatuor sans accompagnement, — quando corpus morietur, — qui soit pénétré un peu de l’esprit de l’Évangile.

Rossini donne plaisamment à sa nouvelle œuvre, qui renferme onze morceaux fort développés, le titre de petite messe solennelle. Dès le Kyrie, qui débute par un chœur vigoureux, on sent la main du maître, et le Gloria se termine par une fugue d’une durée peut-être un peu excessive, mais qui produit néanmoins un effet puissant, parce que Rossini a su relever cette forme scolastique d’harmonies et de. modulations modernes d’une hardiesse inouïe. Dans tous les morceaux de cette grande composition, Rossini a mêlé les formes dialectiques de l’ancienne musique religieuse au coloris, aux riches développemens de l’art moderne. Le public d’élite qui écoutait cette merveille fit recommencer la fugue dont nous venons de parler ; elle se termine par le premier mouvement du Gloria. Un trio remarquable, pour soprano, ténor et basse, exprime d’une manière nouvelle le Gratias ; le Domine est rendu par un air de ténor dont il n’y a pas grand’chose à dire, mais le duo pour soprano et contralto sur les paroles — qui tollis peccata mundi, miserere nobis, — nous a paru le plus religieux de la première partie du programme.

Le credo est une conception presque nouvelle par la distribution habile des effets et des épisodes. Ainsi le Crucifixus donne lieu à un air de soprano fort beau, où l’on remarque surtout — passus et sepultus, — d’un accent profond et pénétrant, et le chœur qui reprend ensuite à ces paroles — et resurrexit tertia die — produit un effet qu’il est impossible de décrire, tant il y a de beautés partielles qui pétillent dans l’intérieur de cette masse puissante. Après un prélude de l’orgue, qu’on exécute pendant l’offertoire, fragment symphonique d’un beau caractère, vient le Sanctus, suivi du Benedictus, intermède à deux voix, qui est d’une couleur touchante. L’œuvre s’achève par l’Agnus Dei, dont le motif est remarquable aussi par la suavité, car cette phrase, qui est d’abord produite par une voix de contralto, va se réunir à un chœur puissant qui a ce texte pour appui : — miserere nobis, dona nobis pacem.

L’exécution de cette belle œuvre était confiée aux deux sœurs Marchisio ; M. Gardoni chantait le ténor, et M. Agnesi, du Théâtre-Italien, était chargé de la partie de basse. L’harmonicorde-Debain a été tenu par M. Lavignac. Malgré l’exiguïté des moyens dont on a pu disposer, l’auditoire qui remplissait les salons du bel hôtel où se passait la scène a fait répéter trois morceaux, — le Cum sancto, le Sanctus et l’Agnus Dei. — L’émotion a été grande, et les témoignages d’admiration n’ont pas manqué à cette messe, dont les proportions exigent absolument un accompagnement d’orchestre. Le maître du coloris voudra sans doute compléter son œuvre par une instrumentation qu’il saura approprier au caractère des différens épisodes qui composent le drame de l’église. Il n’y a que de pauvres esprits qui aient méconnu et qui méconnaissent encore la faculté dramatique du plus fécond et du plus varié des compositeurs de théâtre. Qu’on prenne la partition de Rossini qu’on voudra, Tancredi, par exemple, qui a été son début à Venise en 1813, et l’on y trouvera des scènes, des duos, des airs et des chœurs qui ont plus de charme et de vérité de style qu’il n’y en a dans dix opéras modernes comme Mireille de M. Gounod, dont j’aurai bientôt à m’occuper. — Ci rivedremo, ci parleremo !

Puisque nous venons de parler d’un chef-d’œuvre de la musique religieuse, il n’est pas hors de propos de dire quelques mots d’une Société académique de musique sacrée, qui s’est fondée en 1863, sous la direction de M. Vervoitte, maître de chapelle à l’église de Saint-Roch. Cette société, composée d’amateurs et de quelques artistes qu’elle s’adjoint, a pour but de concourir à une œuvre pieuse par des souscriptions et par le produit des concerts qu’elle donne chaque année. C’est le 7 mars, dans la salle de M, Herz, qu’a eu lieu la première séance de cette année. Le programme, divisé en deux parties, était assez bien composé. C’est par un Kyrie d’une messe d’Haydn qu’on a inauguré la fête ; un Tantum ergo, chœur à quatre parties, sans accompagnement, a rempli le second numéro du programme. Ce morceau original, qui a été assez bien rendu, est d’un compositeur russe Bortniansky, qui a été le réformateur de la chapelle impériale de Saint-Pétersbourg. Il a laissé, parmi des œuvres nombreuses, quarante-cinq psaumes qui lui ont valu une réputation presque européenne. Bortniansky est mort à Saint-Pétersbourg le 9 octobre 1828, âgé de soixante-quatorze ans. Nous ne dirons rien d’un fragment du Miserere de Jomelli, pas plus que d’un Dominus Deus de l’abbé Clari, deux morceaux qui, pour être bien interprétés, exigent des artistes familiers avec le style de ces maîtres du XVIIIe siècle. Après une chanson française à quatre parties d’Orlando di Lasso, les Vendanges, où l’on reconnaît l’imagination riante du contemporain de Palestrina, sont venus des fragmens de l’oratorio Élie de Mendelssohn, dont l’exécution a laissé beaucoup à désirer. En général il semble que l’honorable M. Vervoitte n’ait pas un instinct assez sûr pour indiquer les vrais mouvemens d’une grande composition ; il hésite, et ses gestes sont indécis et manquent de vigueur. La seconde partie du programme contenait d’abord un fragment d’un psaume de Pergolèse, Dixit Dominus, sextuor avec accompagnement d’orchestre. Écrit dans le style connu de ce doux génie, qui a écrit la Serva Padrona et le Stabat, le sextuor a été chanté avec justesse et ensemble. Un chœur à quatre voix, Gaudeamus, est une composition originale de Carissimi, où le bel esprit a mêlé la gaîté aimable avec la prière ; après ce piquant badinage, on a chanté un quatuor tiré d’un psaume d’Aiblinger, compositeur allemand d’un grand mérite. Je l’ai connu à Munich vers 1826, où il remplissait les fonctions de sous-maître de chapelle. Aiblinger est allé plusieurs fois en Italie, où il s’est fait connaître par des opéras qui ont eu un certain succès ; mais c’est dans la musique religieuse que ce maître a mérité la belle réputation dont il jouit en Allemagne. Un chœur de Lulli, Après l’hiver, et des fragmens du Samson de Haendel ont été les derniers morceaux de la séance dont nous venons de rendre compte. M. Battaille, à qui était confiée l’exécution d’un air magnifique, — Reviens, dieu des combats, — a été ridicule comme il l’est au théâtre depuis longtemps. Ce troisième concert de la Société académique n’a pas répondu à ce qu’on attendait du zèle de M. Vervoitte.

Nous faisons des vœux cependant pour que cette association d’amateurs distingués, qui s’est proposé un si noble but, se maintienne et continue à remplir sa mission de faire entendre à un public choisi les monumens de la musique religieuse. L’école de Choron avait été fondée en 1816, précisément pour propager et faire connaître les œuvres des maîtres des XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles, et c’est dans cette institution célèbre qu’on entendit pour la première fois, en France, des fragmens de Palestrina, d’Orlando di Lasso, de Scarlatti, de Porpora, de Pergolèse, de Haendel, de Bach, de Graun, et de tous les compositeurs qui ont précédé l’époque où nous vivons. Les exercices ou séances musicales qui se donnaient tous les quinze jours, pendant la saison d’hiver, attiraient dans la rue de Vaugirard, où était rétablissement de Choron, un public d’élite qui était composé de prélats, de gentilshommes, d’artistes de toute sorte et surtout de compositeurs et d’écrivains de goût, comme l’était M. Miel. J’y ai vu, à ces séances très courues, M. Fétis, qui était l’ami de Choron, qu’il a souvent défendu contre le Conservatoire et d’autres adversaires jaloux des succès qu’obtenait cette célèbre compagnie. Boïeldieu aussi y venait souvent, et son aimable figure s’épanouissait lorsqu’un passage lui plaisait. Rossini y est venu une ou deux fois, et le grand maître a conservé pour Choron une estime réelle. Il l’a défendu un jour contre un homme important qui voulait, je crois, supprimer l’institution de Choron. — Protégez plutôt un homme intelligent et dévoué qui seul, à Paris, sait aimer la musique, — répondit Rossini, qui fut écouté et qui eut le plaisir d’écarter le danger qui planait sur une école dont la fondation marque une date dans l’histoire de la musique classique en France.

Nous avons cette année de beaux et de nombreux concerts. Les plaisirs qu’ils nous offrent sont bien supérieurs à ceux que nous imposent les mélodrames qu’on donne aux théâtres sous le titre fallacieux d’opéras-comiques. À la cinquième séance du Conservatoire, qui a été fort brillante, on a entendu Mme Massart exécuter avec une bravoure admirable un morceau de piano avec accompagnement d’orchestre de Weber. Cette belle composition, où brille l’imagination chevaleresque de ce poète musicien, a produit un grand effet, et Mme Massart a été fort applaudie. Le concert a fini par la symphonie de Mozart en sol mineur, une merveille de grâce et de sentiment que l’orchestre a rendue et exécutée avec une perfection qu’on ne peut dépasser.

Les concerts populaires de musique classique attirent toujours à cette grande salle du cirque Napoléon ce public intéressant qui contient les divers élémens de la société française. Quand M. Pasdeloup ne cède pas à de fâcheuses influences, ses programmes sont plus variés que ceux du Conservatoire, qui reproduisent toujours des vieilleries insupportables, parce qu’on les a trop entendues. Le concert spirituel du vendredi saint qui s’est donné au cirque Napoléon à huit heures du soir a été le plus brillant de l’année. Le programme contenait d’abord l’ouverture d’Oberon, qui a été suivie d’un psaume de Marcello d’un beau caractère. On a exécuté ensuite un andante religioso de Mendelssohn, d’une douceur pénétrante, auquel morceau a succédé l’air di Chiesa de Stradella, que M. Delle Sedie a chanté avec un goût parfait. Je passe sur un chœur de M. Gounod, Super flamina, pour signaler les fragmens du septuor de Beethoven, dont le thème, les variations et le scherzo sont des merveilles d’imagination. L’exécution a été si bonne que le public a fait répéter le scherzo ; mais l’événement de la soirée a été Sivori exécutant la prière de Moise arrangée par Paganini. Il serait impossible de décrire avec des paroles la bravoure de ce virtuose merveilleux, qui est le premier de l’Europe. C’est un prestidigitateur qui réalise les plus grandes difficultés avec un calme qui double le plaisir et l’étonnement. Il chante admirablement ; il pleure, il rit avec un naturel qu’on ne saurait trop admirer, et il joint à ces qualités précieuses une justesse irréprochable et une sonorité que les Italiens seuls possèdent. Aussi à peine avait-il frappé le dernier accord que la salle tout entière éclata en applaudissemens frénétiques. Je n’ai jamais vu un pareil spectacle de trois mille spectateurs frappant sur leurs mains comme une armée disciplinée. Sivori a été rappelé quatre fois, et on lui a demandé de recommencer. Il s’est soumis au désir du public ; mais, après quelques mesures, on a senti qu’il jouait un nouveau morceau qui était une partie de l’œuvre de Paganini. On l’a encore accompagné par de vifs applaudissemens qui n’ont cessé qu’à la disparition du virtuose merveilleux.

Ce n’est pas avec le même enthousiasme qu’un violoniste allemand, M. Beeker, a été accueilli au deuxième concert spirituel du Conservatoire, où il a abordé témérairement le concerto de Beethoven. M. Beeker, qui est de Manheim, est venu à Paris il y a quelques années. Il a donné plusieurs séances dans les salons d’Érard, où il a fait preuve d’un talent hardi et varié. Lorsque je vis le nom de M. Beeker sur les affiches de la Société des Concerts, j’espérais qu’il aurait fait des progrès depuis que je ne l’avais entendu. Hélas ! que j’ai été désabusé ! Ce virtuose a perdu la tête, il a succombé sous le poids d’une composition qui dépasse son talent de cent coudées. M. Beeker a un petit style, des sons maigres, et dans le fameux point d’orgue il ne savait plus comment s’en tirer. Le public, qui restait calme devant ce spectacle d’un artiste qui succombe, s’est réveillé tout à coup pour réprimer des applaudissemens qui partaient de ce groupe de prétendus amis qui sont la plaie des théâtres et de toutes les représentations publiques. La leçon a été bonne, surtout pour le comité de la société, qui a grand besoin qu’on le surveille, car il ne se distingue pas par l’activité. Malgré le désastre de M. Beeker, malgré un chœur de M. Gounod, Ave verum, malgré la vieille niaiserie antique O filii de Leisring qu’on reproduit tous les ans, le concert a été brillant. L’ouverture de Zampa surtout, ce chef-d’œuvre d’un vrai génie, a été exécutée avec une précision et une fougue admirables. La salle a éclaté en cris d’enthousiasme et a rendu hommage au compositeur le plus charmant qu’ait produit la France. L’ombre d’Hérold heureusement n’a point été troublée par ces éloges excessifs qui blessent la raison et la conscience publique.

Un mot maintenant sur les deux concerts spirituels qui ont été donnés au Théâtre-Italien le vendredi saint et le jour de Pâques. Le programme contenait le Stabat de Pergolèse, des fragmens d’Haydn, et le Stabat de Rossini. Les chanteurs sont trop de notre temps pour avoir compris le style de Pergolèse, ils ont été plus habiles à rendre les beautés du Stabat de Rossini, œuvre puissante comme musique, et qui n’est pas dépourvue, comme on l’a dit, de tout sentiment religieux. Le quatuor sans accompagnement, — quando corpus morietur, — est l’expression profonde du texte sacré, et le duo charmant pour deux voix de femme, — quis est homo, — est aussi religieux que la musique de Cherubini. Les sœurs Marchisio ont chanté ce duo avec la perfection qu’elles mettent dans le duo de Sémiramis. Carlotta, qui possède une des plus belles voix de soprano qu’on puisse entendre, a chanté l’air avec chœur, — Inflammatus, — avec un éclat de sons purs qui éblouissent l’oreille sans la blesser. Dans le finale, elle n’a pas été moins heureuse que dans les morceaux précédens, et son succès a été grand et mérité.

Les nouveautés musicales n’ont pas manqué cette quinzaine au théâtre ; mais nous avons besoin de revoir, d’entendre encore ces œuvres fraîchement écloses. Pour le moment, il nous reste à dire que Fraschini est de retour et qu’il a reparu aux Italiens le 30 mars dans le rôle de Manrico du Trovatore. Il a été rappelé plusieurs fois, ainsi que Carlotta Marchisio, qui a déployé aussi les plus rares qualités. La soirée a été belle, et quelques parties de ce drame vigoureux ont produit un grand effet.

P. Scudo.


ESSAIS ET NOTICES.


DE QUELQUES OPINIONS SUR LA JEUNESSE CONTEMPORAINE.


La jeunesse aujourd’hui donne à ses pères de grands soucis, et il faut avouer que cette inquiétude est bien naturelle à une heure où nulle chose ne semble définitive, où les hommes, déçus et mécontens, demeurent tournés vers l’avenir comme dans l’attente d’une réparation. Un livre publié il y a quelque temps reproduit cette grave préoccupation que les nouveau-venus inspirent aux anciens. L’auteur, M. Achille Gournot, reconnaît que cette jeunesse, avec laquelle il est nécessaire de compter, paraît se présenter sous un vilain jour à ceux qui veulent l’étudier. Aussi ne se fait-on pas faute de la malmener. Ce sont les jeunes gens que le doigt désigne quand, le mot décadence est sur les lèvres, et toutes les fois que l’on parle d’eux, ce n’est qu’avec cette tristesse mêlée de mépris qui achève les méchantes réputations. La jeunesse pourtant, s’il faut en croire du moins des hommes sortis de ses rangs et qui parlent en sa faveur, ne s’effraie pas trop de ces malveillans pronostics ; elle pense que l’heure est venue de connaître la vérité. A-t-elle décliné la tâche qui lui revenait et le rôle qu’elle avait à prendre ? ou bien a-t-elle l’attitude logique de la situation, celle de son droit et de son devoir ? Ce qui est certain, c’est que l’on trouve dans le passé des comparaisons qui semblent accablantes pour elle, et que l’on évoque volontiers ses devanciers de 1830 en lui disant : « Il fallait les voir à votre âge ! Quelles luttes littéraires ils entreprenaient ! Quelle flamme allumaient en eux les seuls mots d’art et de poésie ! Qu’avez-vous fait de cet enthousiasme ? Rien ! Vous êtes comme ces champs en friche du Nouveau-Monde, sur lesquels il faut promener l’incendie pour les préparer aux nouvelles moissons ! »

Le livre de M. Gournot, plaidoyer vague, abstrait et déclamatoire, n’est guère propre à ramener d’emblée vers la jeunesse ceux qui s’en éloignent en maugréant. Le côté historique de la question demeure en dehors des horizons de l’auteur ; on ne voit pas assez dans son livre comment les jeunes gens sont devenus et devaient devenir ce qu’ils sont. Si l’atmosphère a ses variations, le milieu social a les siennes, dont les âmes subissent le contre-coup, et l’âme atteinte, nous le savons, ne se refait pas comme le corps. Ceux dont la jeunesse a fleuri au beau soleil de 1820 à 1830 ont pu voir comment les esprits depuis cette époque se sont assombris insensiblement avec le ciel ; mais ils ne sont pas trop à plaindre : ils ont conservé de la pure lumière qui les éclairait au début je ne sais quelle lueur qui les dispense encore aujourd’hui d’aller à tâtons, là où nous trébuchons ; leur oreille a gardé l’écho des féconds tumultes qui la remplirent autrefois, et en ce temps d’apparente torpeur ils se réfugient dans le passé, ils réveillent leurs jeunes impressions ; ils soulèvent encore sous leurs pieds un bruit de feuilles mortes qui les rassérène, et le souvenir illumine leur vie.

Ce fut, il faut en convenir, une noble race d’hommes que cette race de 1815 à 1830. Elle eut toutes les qualités, et put les montrer à son aise. Elle vécut sans quitter la botte et l’éperon ; elle eut, et c’était son droit, l’opiniâtre innocence des illusions, la magnanimité de l’effort commun, la naïveté de toutes les confiances, et par-dessus tout une triomphale entrée dans les lettres et la renommée. Écolier la veille, on était le lendemain apôtre et réformateur ; après les grandes batailles de l’empire, la France était lasse de brutalités : il lui fallait, car ce n’est qu’ainsi qu’elle se délasse, de nouvelles passions pour la reposer des anciennes. Or voici que des hommes inspirés se lèvent, et elle tressaille, s’échauffe, reprend ses marches forcées, mais cette fois à travers un monde plus vaste que celui qui s’étend du Caire à Moscou, à travers le monde des idées et des utopies. Si l’on étudie, abstraction faite du milieu et des circonstances, le caractère de la jeunesse, on sent qu’elle vit avant tout de franchise et de liberté ; elle veut avoir la bride sur le cou, bondir sans encombre et comme il lui plaît ; mais elle a besoin aussi d’un mot d’ordre et d’émulation, d’un guide qui, sans l’asservir, l’anime et l’entraîne. De 1815 à 1830, elle eut non-seulement la faculté de se mouvoir à sa guise, mais encore elle reçut de l’art, de la poésie, le coup de fouet qui cingle l’intelligence, et trouva partout autour d’elle ce je ne sais quoi qui pince les âmes et les affriande. Dans sa fougue instinctive, elle ne savait guère où elle allait, mais elle allait, et toujours plus oultre, accomplissant une loi de nature, comme le flot qui coule et le vent qui souffle. Si le but entrevu par cette jeunesse ne fut pas atteint, qu’importe, puisque l’intention mérite le respect à l’égal du fait ? D’ailleurs ne vivons-nous pas dans un pays où les ailes repoussent à Icare pour tomber et repousser encore ?

C’est là ce que M. Gournot aurait dû nous dire ; nous aurions voulu, encore une fois, trouver dans son livre un peu moins de phrases et plus de faits ; il eût pu remonter davantage dans le passé, dégager l’origine des choses et des hommes, expliquer les fils par les pères. La tâche avait son attrait, car il n’y eut peut-être jamais un siècle de physionomie aussi mobile et ondoyante que le XIXee. On pouvait croire il y a trente ans qu’il allait conquérir définitivement sa forme, son originalité, résoudre tous les problèmes. Aux messies de l’ordre littéraire succédaient les messies de l’ordre social et politique, aspirant à refondre lois, morale, religion, usages et idées ; c’était donc toujours affaire d’enthousiasme et d’inspiration, et le moment continuait d’être propice pour la jeunesse. Aussi, pendant une période de quinze années (1833-1848), se produit un riche développement, suivant la ligne du sens pratique, des talens et des facultés. Le XVIIIee siècle aristocratique et monarchique s’était éteint avec cette parole du neveu de Rameau : « Que le diable m’emporte si je sais au fond ce que je suis ! » À la date où nous nous plaçons dans le xixe les hommes ont ressaisi nettement la conscience d’eux-mêmes. Dégagés du mouvement un peu confus des premières années de la renaissance, connaissant leurs droits et leurs devoirs, ils veulent reconstruire l’édifice social : ils appliquent à coups de marteau la forme à l’idée ; ils travaillent jusqu’au jour imprévu où, sur le point de toucher le but, leurs mains tendues embrassent le vide.

À ce jour s’arrête l’histoire des jeunes gens de la seconde période (de 1833 à 1848). Nous avions affaire tout à l’heure à des hommes qui portent maintenant des cheveux blancs ; ici se présentent à nous des esprits de pleine maturité. À ceux-là surtout paraît étrange la léthargie de l’époque présente : pour eux, hier est encore si près d’aujourd’hui ! La transition leur a dû être d’autant plus dure, que, moins bruyans, moins démonstratifs que leurs devanciers de 1830, ils avaient, comme eux, l’audace de l’action et de la pensée. Ce sont eux qui regardent les jeunes gens du jour dans la prunelle et les interrogent en silence. Ils semblent dire : « Voilà, vraiment, de tristes licteurs à faire marcher en avant du progrès. Quelles sont ces âmes paralytiques ? De quelle mal’aria morale sont-elles atteintes ? Leur nature a-t-elle un besoin obstiné de sommeil, ou sont-ils moins richement approvisionnés de pensées, de science et de sentiment ? « Non ; mais il faut ici prononcer un mot qui fait du ravage dans bien des consciences : c’est le mot scepticisme. La jeunesse a perdu, dit-on, ce qui est le propre de la jeunesse, cette foi naïve à la tradition qui, seule, assure l’avenir. Elle présente aujourd’hui, dit M. Gournot, la figure inquiète et maladive d’Hamlet : « Voyez-le accablé d’événemens, essayant un pâle amour aussitôt étouffé ; rien ne l’attire, le tracas des affaires et des hommes moins encore que le reste ; il entrevoit la vérité, et la vérité lui échappe ; il est supérieur au monde qui l’entoure, et le monde le repousse ; il faudrait agir, et l’action est au-dessus de ses forces ; le moindre incident l’arrête, le plus petit phénomène devient pour lui un sujet de dissertation et de rêverie. Comme un homme qui voyage dans la nuit, il s’écoute marcher, il s’émeut lui-même au bruit de ses pas ; sa pensée s’exhale et s’évapore en subtilités voisines de l’hallucination. »

Tout cela cependant ne nous autorise pas à répéter, avec le héros de Shakspeare, que le temps est hors de ses gonds. La vérité est que, sans remonter au XVIIIe siècle, la résurrection de cet esprit d’analyse et de scepticisme date, en ce siècle même, de plus de vingt-cinq années. Dès l’an 1840, les comptes-rendus de la critique signalent la nouvelle tendance de la jeunesse. Seulement elle s’est depuis si bien fortifiée, que nous voici, à l’heure qu’il est, en face d’une jeunesse purement chercheuse, rationaliste, toujours en éveil, sans esprit public, et ne posant le pied qu’à bon escient. On se demande où aboutira cette débauche d’incrédulité et d’analyse. En effet, la jeunesse, que sa nature porte aux extrémités, exagère à plaisir en elle l’esprit critique de l’époque ; mais le symptôme n’a rien d’effrayant. Les jeunes gens de 1830 n’abusèrent-ils pas, au même titre, de deux choses d’ailleurs bonnes en soi, du lyrisme et de l’enthousiasme ? La nature n’a pas changé en un quart de siècle : si les prémisses se sont modifiées, les conclusions sont toujours logiques. D’ailleurs, quand on entend dire : Les dieux s’en vont ! on est tenté de leur ouvrir la porte à deux battans, de les pousser un peu par derrière. S’ils s’en vont, c’est qu’apparemment ils n’ont rien à faire parmi nous et qu’on leur montre un méchant visage. À certaines époques de l’histoire, on a signalé de la même façon la retraite de dieux qu’on n’a plus revus et que nul n’a pu retenir. Les dieux qui s’en vont en ce moment, ne serait-ce pas le reste des superstitions et des préjugés qui ont mis tant de fois en échec le génie du progrès et de la vérité ? Pascal disait : « Rien n’est sûr, donc croyons à l’absurde. » Aujourd’hui l’on dit : « Quelque chose est sûr, cherchons-le. » Et en vérité, dans cette recherche, des allures pythiques ne sont guère de mise ; il faut, avant tout, se ménager un bagage de science et de patience, avoir toujours du courage de reste et ne pas prononcer prématurément le fiat lux qui conclut.

Puisque l’enthousiasme n’a rien fondé, la nouvelle génération veut voir sans doute ce qui sortira de la froide raison. Selon elle, il vaut mieux allonger sa route, naviguer un peu plus longtemps dans les solitudes de l’océan, et qu’un coup de vent imprévu ne ramène pas derechef en arrière, par-delà les caps dangereux qu’on croyait doublés à jamais, le navire qui trace son sillon. Quand la jeunesse repasse l’histoire de notre pays, quelle impression lui en reste-t-il ? Elle voit toutes nos exaltations se heurter contre une réalité qui, à cause même de notre foi, n’a pu entrer dans nos calculs ; elle voit tous les grands événemens accomplis à l’issue des siècles chercheurs et incrédules, le XVIIIe siècle par exemple aboutissant à 89 ; elle voit au contraire l’enthousiasme guerrier et conquérant amener l’amoindrissement matériel et moral de 1815. En remontant plus loin dans le passé, elle remarque que l’exaltation religieuse, qu’on essaie en vain de ranimer en elle aujourd’hui, n’a produit que non-sens en politique et que contre-sens en morale. Elle a vu tomber tour à tour la noblesse et la bourgeoisie, les rois et les empereurs, les monarchies de toute origine et de toute couleur, constitutionnelles et de droit divin ; elle a vu crouler les autels despotiques et révolutionnaires, les dieux d’or et de boue. Elle-même a grandi parmi les décombres les plus disparates ; elle a pu tenir dans sa main d’enfant la cendre de tout ce qui avait brillé et dominé. Eh bien ! est-ce indifférence ou résignation ? elle n’a ni murmuré ni récriminé ; mais, rejetant à haute voix toute fâcheuse solidarité, elle est rentrée en elle-même, s’est repliée sur sa conscience, a revendiqué son libre arbitre et son libre effort. Quelles que soient les leçons que l’histoire ait pu lui donner, la jeunesse n’est pas fataliste, ses défenseurs l’affirment du moins ; elle pense que des fautes ont été commises, et que c’est elle qui les expie ; elle est née en pleine crise, n’a recueilli pour tout patrimoine qu’amertume et désenchantement, et elle a de plus la douleur de voir ses anciens douter de son sens et de son courage. En politique, en religion, en littérature, elle n’est la fidèle d’aucun temple ; elle écarte tout symbole préparé d’avance, elle aime avant tout la discussion, et son esprit, quoi qu’on dise, ne s’accommode pas du scellé. Elle est, il est vrai, en désaccord avec cette parole, tant répétée : « il faut savoir montrer l’esprit de son âge et le fruit de sa saison ; » mais, ses défenseurs appuient sur ce point, quand la tête des hommes mûrs est pleine de chaos, quand les idées ont reçu des faits un démenti provisoire, la jeunesse n’a-t-elle donc qu’à rire, à chanter ou à folâtrer ? Dans la situation que les choses lui font, elle montre sa force par son silence et son recueillement. Elle n’ignore pas que ce certain excédant de pensées et d’aspirations qu’elle sent fermenter en elle ne peut pas être une non-valeur ; elle sait que l’âme est comme le budget d’un gouvernement, qu’elle a ses dépenses ordinaires et ses dépenses extraordinaires : les premières, c’est tout simplement cette activité que l’on déploie dans le train de la vie commune et banale ; les autres, c’est ce flux intermittent d’idées et de passions qui monte en nous, comme ces grandes marées qui dépassent à de certains jours le niveau marqué dans nos ports. Ce dernier fonds, la jeunesse le tient en réserve, l’économise à dessein. En faut-il conclure qu’elle demeure indifférente à toute question, à tout intérêt d’un ordre élevé ? Est-ce sa faute, à elle, dit M. Gournot dans son livre, a si la fonction réservée aux hommes mûrs ne s’est point faite ? Là où la jeunesse devait trouver une œuvre commencée et d’un dessin ferme, une route ouverte, une marche décidée et sûre, elle a recueilli le vide, l’indécision, les contradictions, l’indifférence. Le patrimoine commun des générations a manqué aux dernières venues. Les mains de nos prédécesseurs étaient vides avant les nôtres : la chaîne était brisée. »

Que faire alors ? Lire, étudier, observer, se pétrir le cœur et l’esprit à l’image des hommes que l’on respecte. Tel est le travail silencieux des jeunes gens d’aujourd’hui, de ceux-là du moins avec lesquels il faudra compter. Ces allures, sans fixer sur eux l’attention, ne les rendent pas moins originaux ; elles permettent de les reconnaître, comme les jeunes gens de toutes les époques, à un je ne sais quoi qui leur est propre : leur attitude, leur sourire, leur silence même les désignent à qui a des yeux ; ils se taisent et ils attendent : quum lacent, clamant, eut dit Cicéron en les regardant.

Ne jugeons donc pas une génération sans considérer le milieu social où elle vit et se meut ; les âmes, pour s’affirmer au dehors, ont besoin de l’aveu des circonstances. Qui sait ce que notre jeunesse pourrait produire, si plus d’ouverture était laissée aux intelligences, si elles étaient emportées, comme autrefois, dans un entrain libre et universel ? Quelque jour, il faut l’espérer, un rayon de soleil bienfaisant traversera le nuage qui nous enveloppe ; ceux qui se taisent parleront, ceux qui dorment ou semblent dormir sortiront de leur assoupissement, et, délivrés des entraves funestes qui paralysaient leurs mouvemens, montreront que ni le courage ni l’intelligence ne leur font défaut ; mais que les jeunes gens s’en souviennent, ce qui trempe fortement les âmes, les revêt d’une armure solide, c’est l’alliance de l’esprit littéraire et de l’esprit politique. On ne sépare pas sans dommage deux choses qui doivent marcher de front et se prêter un mutuel appui. N’est-ce pas un des beaux côtés de l’éducation britannique que ce mélange de deux forces qui se complètent en s’équilibrant ? Et nous ne parlons pas ici de cette politique haletante, de parti-pris, qui milite avec des passions, frappe d’estoc et de taille ; nous prenons la science générale, absolue et spéculative, d’où naît pourtant le sens pratique, et qui dote l’esprit d’expérience sans lui ôter sa sérénité. Ces hommes de 1830, dont l’énergie nous étonne, passèrent par ce double apprentissage qui prépare à la fois à la vie d’action et d’étude. Les plus fermes d’entre eux furent non-seulement des lettrés, mais des politiques. Le secret de leur puissance fut sans doute dans ce développement parallèle de leurs facultés, et si tel talent s’arrêta court dans sa marche ou ne s’éleva pas aux hauteurs qu’il pouvait atteindre, c’est peut-être qu’il fut nourri exclusivement de la moelle des lettres. Que voyons-nous aujourd’hui ? Les esprits subissent une mutilation ; on a coupé en deux par une barrière ce vaste monde du savoir et de l’intelligence. Je vois là deux hémisphères qui vivent en quelque façon étrangers l’un à l’autre, et il arrive pour la culture et l’initiation intellectuelles ce qui arriverait à une partie de la terre habitée, si on la privait des ressources et des productions qu’elle emprunte à l’autre. Oubliera-t-on longtemps encore que la vie morale se soutient, aussi bien que la vie physique, par un échange et par un courant incessant de forces et de sève ? Si les œuvres littéraires de notre jeunesse paraissent pâles et débiles, si les jeunes poitrines manquent de souffle, n’est-ce pas que l’air qu’elles respirent a perdu quelque principe essentiel ? Parce que le forum n’a plus de tumultes et que le milieu politique n’attire ni ne forme plus, pourquoi laisser cependant retomber sa tête et ses bras ? Que chacun, en vue de l’avenir, par la lecture, la méditation, l’étude de ces sciences sociales et politiques auxquelles appartient le monde futur, se refasse chez soi un forum et une vie d’affaires.

Jules Gourdault.


LA PHILOSOPHIE DU DIX-HUITIEME SIÈCLE.


La philosophie du XVIIIe siècle est encore aujourd’hui et sera pendant longtemps un des plus grands problèmes de la critique. Démêler le vrai du faux, le bien du mal dans cette époque extraordinaire est une œuvre d’autant plus difficile, qu’on ne l’aborde guère en général sans passion et sans prévention, soit dans un sens, soit dans l’autre. On adore le XVIIIe siècle ou on l’abhorre, on ne le juge pas. Ceux qui voudront se faire une opinion juste de la philosophie de ce temps consulteront avec fruit les ingénieux, solides et consciencieux Mémoires[1] qu’un de nos philosophes les plus regrettés, M. Damiron, avait publiés, il y a quelques années, sur cette époque intéressante, et dont le troisième volume posthume nous est donné aujourd’hui. Le véritable intérêt de ces Mémoires est précisément le partage si décidé et si sincère que l’auteur a su faire entre toutes les opinions du XVIIIe siècle. Autant il adopte avec foi, je dirais presque avec enthousiasme, les grandes idées libérales du XVIIIe siècle, autant il répudie avec énergie ses théories matérialistes et athées. Ce partage, que l’école de Rousseau, de Mme de Staël, de M. Cousin et de M. Jouffroy avait cru pouvoir faire au commencement de notre siècle, est de nouveau mis en question ; de nouveau la liberté de penser paraît s’engager dans toutes les négations. Les conseils fermes et purs d’un noble esprit sont donc d’une parfaite opportunité. Tel est l’attrait des Mémoires de M. Damiron, où l’on ne trouvera pas sans doute le feu de la jeunesse et l’élan d’une pensée téméraire, mais le doux éclat d’un esprit reposé, la sérénité de l’âge, sans aucun mélange de ce désenchantement et de cette amertume qu’il apporte souvent avec lui.

L’auteur de l’introduction qui précède ce dernier volume, M. Ch. Gouraud, a signalé avec justesse et bonheur le remarquable caractère de ces écrits, où il semble que la réfutation du faux sorte beaucoup moins des argumens de l’auteur que de l’esprit de haute moralité qu’il a maintenu partout sans effort en présence de cette société équivoque des d’Holbach, des Lamettrie, des Diderot, dans laquelle son sujet l’obligeait à vivre : « Rien que cette attitude, dit M. Charles Gouraud, d’une âme pure et d’un esprit bien fait au milieu de ces intelligences intempérantes, faibles ou déréglées, forme un enseignement ou un spectacle dont la pureté parle au cœur et subjugue la raison. Je ne crois pas qu’on ait jamais vu dans aucun livre de critique morale la police des idées basses se faire ainsi d’elle-même avec cette aisance et cette autorité, par la seule vertu de l’intervention au milieu d’elles d’une conscience parfaitement pure et d’une raison parfaitement droite. » Cet excellent jugement est le vrai. C’est bien là l’originalité de ces Mémoires, qui ont été le dernier ouvrage de M. Damiron, et qui resteront comme le meilleur de ses écrits. Dans cet ouvrage, M. Damiron est prêtre pour ainsi dire par l’onction, par le sentiment, par une sorte de foi pleine de candeur et de douceur ; mais il est philosophe par la tolérance, par l’équité de la critique, par l’effort qu’il fait pour avoir raison, par l’absence d’anathèmes pour ses adversaires, par le respect de la pensée, même dans ses égaremens.

Le volume posthume sur la Philosophie au dix-huitième siècle se compose de trois mémoires, l’un sur Maupertuis, l’autre sur Dumarsais, le troisième sur Condillac. Ce troisième mémoire est le dernier de l’auteur, et, par une circonstance bien touchante, il a été en quelque sorte le dernier adieu du philosophe. Il le lisait à l’Académie le jour même de sa mort, que rien au monde ne faisait prévoir. À peine rentré chez lui, il va se reposer quelques instans dans son cabinet. Il s’assoit dans son fauteuil, penche la tête et meurt. « Nous avons perdu un sage, » dit le duc de Broglie en apprenant sa mort, La dernière phrase que M. Damiron ait prononcée ici-bas, celle par laquelle se termine le mémoire sur Condillac ne pourrait-elle pas, légèrement modifiée, lui être appliquée : « Avoir bien vécu, disait-il, et n’avoir eu que des pensées irréprochables, en faut-il plus pour laisser une noble et digne mémoire ? »

Les trois études que contient le nouveau volume n’ont peut-être pas un aussi grand intérêt que celles des volumes déjà publiés. Cependant Maupertuis, plus connu par ses démêlés avec Voltaire que par ses propres écrits, est bien loin d’être un penseur méprisable. Il y a en lui des germes d’idées, et le travail de M. Damiron donne le désir de le mieux connaître. La prétention de démontrer l’existence de Dieu par le principe mathématique de la moindre action, principe dont il est l’inventeur, est une prétention, probablement erronée, mais qui mérite cependant d’être considérée d’un peu près. Son Essai sur le Bonheur contient des observations fines ; enfin ses vues, quoique vagues, sur l’essence de la matière, par leurs analogies avec celles de Bonnet, de Leibnitz et de Diderot, ont de quoi nous intéresser. Le mémoire sur Condillac a aussi son intérêt. L’auteur a borné son examen au Traité des systèmes et il n’a pas de peine à démontrer combien l’ignorance de l’histoire de la philosophie rendait les jugemens des meilleurs esprits courts, étroits, exclusifs, insuffisans. La lecture du Traité des systèmes est la meilleure justification qui se puisse donner des travaux considérables de notre temps sur l’histoire de la philosophie. Comme on se lasse de tout, on est aujourd’hui las des recherches de la philosophie sur sa propre histoire, et on lui demande d’oublier un peu le passé pour le présent et pour l’avenir. Je ne dis point que l’on ait tort, et je suis volontiers d’avis qu’il faut étudier les problèmes en eux-mêmes ; mais cette nouvelle disposition ne doit point nous rendre injustes, et nous devons reconnaître qu’il était nécessaire pour la philosophie de revenir sur elle-même, de se rendre bien compte de son passé, et, par une critique exacte de ses travaux antérieurs, de bien mesurer où elle en est arrivée et ce qu’il lui reste à faire.

J’ai déjà dit que ce troisième volume de M. Damiron est précédé d’une introduction où M. Ch. Gouraud apprécie avec un grand sens les travaux d’un philosophe qu’il a aimé et vénéré. Il relève aussi avec chaleur l’importance de ces nobles travaux dans un temps où, pour employer une expression célèbre, le matérialisme coule à pleins bords. J’adhère entièrement à ce qu’il dit sur ce sujet. Seulement je ne serais pas tout à fait d’accord avec lui sur les causes qu’il assigne à ce triste phénomène. Il paraît en imputer la plus grande responsabilité à l’économie politique, et il en veut surtout à cette science, ou du moins à quelques-uns de ses représentans, de la célèbre théorie de la production immatérielle. On sait en effet que certains économistes ont considéré l’intelligence comme un capital, et ses œuvres comme des produits ; mais cette théorie ne me paraît avoir rien à faire dans le matérialisme actuel. Le mal a son origine non dans l’économie politique, mais dans le développement des sciences physiques et naturelles, et il a été surtout provoqué par l’exemple remarquable de certaines généralisations scientifiques. On a vu des phénomènes très différens ramenés à une même cause, le magnétisme à l’électricité, la chaleur à la lumière, et tous ces phénomènes au mouvement. On en a conclu qu’il pourrait bien en être ainsi de la pensée. Telle est la vraie cause scientifique du matérialisme actuel. L’économie politique n’a rien à y voir. On peut même dire au contraire que cette science s’est de plus en plus rapprochée du spiritualisme, car, en montrant que la richesse a pour principale cause le travail humain, et que le travail c’est la volonté humaine, l’intelligence, l’âme enfin, on spiritualisait la richesse. Qu’y a-t-il d’étonnant alors que l’intelligence elle-même dans un ordre plus élevé et dans ses propres œuvres puisse être une source de richesse ? Et qui pourrait contester que le peintre qui fait payer son tableau, l’artiste son chant, le médecin ses visites, ne possèdent vraiment un capital, et ne soient dans toute la force du terme de véritables producteurs ? Attacher tant d’importance aux mots, quand on est obligé de reconnaître les choses, ne me paraît pas un scrupule vraiment scientifique ; mais, cette réserve faite, on fit avec plaisir l’introduction de M. Gouraud, où l’élévation de la pensée est en harmonie avec l’esprit de l’excellent et généreux ouvrage auprès duquel il nous introduit.

Paul Janet, de l’Institut.


LA PRÉDICATION FRANÇAISE AVANT BOSSUET[2].


Il ne faudrait pas se laisser tromper par le titre donné au livre de M. Jacquinet sur les Prédicateurs au dix-septième siècle avant Bossuet, ni par la thèse que ce titre semble annoncer. Il y a là tout d’abord un nuage qu’il importe de dissiper, et dont il reste d’ailleurs fort peu de chose après la lecture ; ce peu est cependant à noter et à peser, parce qu’il pourrait subsister comme prétexte d’une objection générale contre tout l’ouvrage. La thèse qui paraîtrait au premier abord impliquée dans le titre serait celle-ci : qu’une réforme de la prédication chrétienne s’étant manifestée au commencement du XVIIe siècle, avec un affranchissement progressif des défauts inhérens à la chaire pendant le siècle précédent, un progrès continu a élevé ce genre d’éloquence jusqu’à une région dont l’atmosphère purifiée aurait été préparée pour un Bossuet. Pour deux raisons, M. Jacquinet s’est gardé d’instituer dans toute sa rigueur une pareille thèse. D’abord son admiration raisonnée place trop soigneusement Bossuet hors de pair en présence des orateurs de la chaire chrétienne ses contemporains pour admettre que ses prédécesseurs immédiats, par exemple, se soient trouvés, en vertu d’un progrès commun, élevés sur des hauteurs qui fussent presque de plain-pied avec les siennes. En second lieu, M. Jacquinet n’a pas non plus entrepris de démontrer que toute la partie du XVIIe siècle qui a précédé Bossuet ait été absolument nécessaire pour déblayer le terrain, bannir les locutions vicieuses, préparer les esprits et le goût, car il nous fait voir au contraire dans la prédication des pères de l’Oratoire, particulièrement dans celle de Pierre de Bérulle, une école déjà excellente, débarrassée des vices ordinaires de celle qui l’a précédée. Bien plus, malgré la gravité et le bon sens de cette école, l’éloquence chrétienne se trouve compromise, au moment où Bossuet paraît, par d’autres défauts auxquels les récentes vicissitudes du goût littéraire ont donné naissance. Déjà en effet cette flamme qui avait animé les esprits et les âmes dans toute la première moitié du XVIIe siècle est enfermée dans des formes convenues qui menacent d’amoindrir son intensité et de nuire à son éclat ; M. Jacquinet a fort bien montré l’influence de Balzac et même celle de l’Académie, risquant de faire pénétrer à nouveau dans l’éloquence chrétienne une froide rhétorique, un pédantisme étroit, une politesse affectée. Il est bien vrai qu’il avait fallu, au commencement du XVIIe siècle, un travail d’épuration de la langue et d’éducation du goût, sans lequel Bossuet, tel du moins que nous le connaissons, ne se serait pas montré ; mais ce travail a été fort vite achevé, et n’a pas extirpé des imperfections, attributs inévitables de la médiocrité communément inhérente à la nature humaine, et qu’attestent les sermons des contemporains de La Bruyère et de Mme de Sévigné aussi bien que ceux des prédécesseurs de Bossuet. Le génie de Bossuet s’est élevé au-dessus des faiblesses de son temps, en dépit desquelles il a dédaigné ce que l’on commençait d’adorer autour de lui, et a ranimé en lui-même cette libre ardeur d’imagination qui avait déjà brillé chez le vieux Corneille ; sans doute à cause de cette supériorité même, il paraît n’avoir pas été, comme prédicateur, estimé à sa juste valeur par ses contemporains. Bourdaloue, si fort admiré par Mme de Sévigné, qui parle à peine des sermons de Bossuet, lui a été longtemps préféré. Bussy mande le 31 mars 1687 que, suivant ce qu’il a entendu raconter, l’oraison funèbre de Condé « n’a fait honneur ni au mort ni à l’orateur. » La Bruyère paraît bien en certaine page du chapitre de la chaire, décrire avec une admiration sincère l’éloquence de Bossuet, lorsqu’il veut que l’orateur chrétien choisisse pour chaque discours une vérité unique, terrible ou instructive, — qu’il se rende « si maître de sa matière que le tour et les expressions naissent dans l’action et coulent de source, — qu’il se livre après une certaine préparation à son génie et au mouvement qu’un grand sujet peut inspirer, » — qu’il jette enfin, « par un bel enthousiasme, la persuasion dans les esprits et l’alarme dans le cœur, et touche ses auditeurs d’une tout autre crainte que de celle de le voir, après des efforts prodigieux de mémoire, demeurer court. » Il semble à la vérité qu’il y ait dans ces lignes un magnifique témoignage pour Bossuet et une critique de Bourdaloue, qui fermait les yeux en prêchant de peur de perdre le fil ; mais, dans d’autres passages, La Bruyère paraît se conformer à l’opinion de son temps, et tenir tout au moins la balance égale entre les deux orateurs.

Ainsi deux sortes de preuves contrediraient le système qui représenterait la prédication de Bossuet comme le couronnement du progrès continu d’un genre particulier d’éloquence ; le génie de Bossuet est de ceux qui ne se laissent pas classer ni préparer lentement à l’avance, et Bossuet n’est pas venu dans le temps précis où son éloquence comme prédicateur aurait été le mieux accueillie et le plus admirée. L’éloquence de Bossuet a été, dans l’histoire de la prédication chrétienne au XVIIe siècle, un de ces accidens qui déjouent toutes les théories d’histoire littéraire ; aussi M. Jacquinet, ennemi des idées préconçues, s’est-il arrêté en présence d’un tel accident, sans tenir bon, malgré tout, pour une théorie qui l’eût conduit jusqu’à Bourdaloue, le vrai prédicateur approprié à son temps, et dont l’éloquence résume en réalité les progrès faits jusqu’à lui.

L’auteur des Prédicateurs française au dix-septième siècle s’est borné à montrer, par l’examen détaillé des œuvres qu’elle a produites, les vicissitudes de l’éloquence de la chaire depuis la fin du XVIe siècle jusqu’au moment où parut Bossuet. Après avoir constaté l’abaissement de la prédication au commencement de cette période, il met habilement en relief les principaux traits de ce qu’on a justement appelé la réforme catholique, qui a produit un renouvellement fécond des croyances chrétiennes et de l’esprit chrétien au sein de la société du XVIIe siècle. Avec quelle ardeur ce mouvement s’est produit, personne ne l’ignore : c’est l’époque de saint Vincent de Paul, de César de Bus, de Mme  de Chantal, c’est-à-dire de la charité la plus ingénieuse et la plus sincère, et de quelques-unes des plus importantes fondations religieuses, — enfans trouvés, prêtres des missions, sœurs de charité. M. Jacquinet réserve avec raison une large place aux doctrines et à l’action des grands réformateurs du clergé français : à ce titre, Pierre de Bérulle et Saint-Cyran, outre saint Vincent de Paul, figurent dans son livre à côté des plus célèbres sermonnaires qui, de 1610 à 1650, sortent de l’Oratoire, de Port-Royal ou de la société de Jésus, à côté du père Le Jeune, dont nos jeunes prêtres étudient encore assidûment les œuvres, de Singlin, de Lingendes, etc. Chemin faisant, l’auteur apprécie, dès qu’il les rencontre, les diverses circonstances et les influences extérieures qui viennent favoriser ou entraver les progrès de la chaire : domination de l’hôtel de Rambouillet ou de l’Académie française, règne de la rhétorique fastueuse à l’exemple de Balzac, et même renaissance inattendue de la prédication burlesque dans les plus turbulentes années de la régence. Le livre s’arrête vers la fin de la minorité de Louis XIV, au moment où prévaut l’esprit de ces utiles précurseurs qui, à défaut du génie et du talent créateurs, eurent la sévérité des principes, l’ardeur de la foi et la sincérité du langage.

Le cadre du livre est, comme on voit, assez beau, et M. Jacquinet l’a étendu suivant des proportions justement calculées. Le sujet même est des plus attachans : contenu habilement dans les limites du domaine littéraire, il offre une intéressante succession d’aspects, tant est varié l’accent de la parole religieuse dans cette vivante époque dont personne, avant M. Jacquinet, n’avait entrepris l’étude à ce point de vue. Le nombre est d’ailleurs considérable des pages excellentes qui pourraient être détachées des Prédicateurs au dix-septième siècle pour justifier ce que nous avons dit en commençant du sérieux mérite de son ouvrage. J’en choisirai deux ou trois seulement où se trouvent appréciés des orateurs fort divers, et qui par là mettront au jour à la fois l’agréable variété du livre et le talent flexible de l’auteur. La première est celle où les visibles défauts de l’éloquence charmante de saint François de Sales sont confessés et absous. « Chez lui, dit M. Jacquinet, les pensées subtiles, les images raffinées n’ont rien de pédantesque : le bel esprit dans ses sermons n’est point affecté, au sens propre du mot, et n’a rien d’ambitieux… On retrouve, on sent jusque dans ses combinaisons d’idées ou d’images les plus singulières, dans ses paraphrases et ses paraboles les plus inattendues et les moins simples, la plus parfaite simplicité d’âme, une exquise candeur, l’oubli de soi le plus complet, une onction tendre et charmante qui gagne le cœur. Grâce à ce caractère d’affectueuse naïveté partout répandu, les défauts même de cette éloquence deviennent aimables, et quelque chose de plus encore : dulcia et sancta vitia. »

Après ce jugement, remarquable par la délicatesse et la mesure, voici, sous la rubrique du goût chez les jésuites, un arrêt spirituel et fin : « Le goût chez eux fut à l’origine, et longtemps, très au-dessous du zèle, et laissa place, dans leur enseignement public comme dans leurs écrits, à bien des grâces douteuses et à de singuliers écarts d’imagination. Rien ne rappelle leurs sermons comme certaines églises bâties alors sous l’inspiration de leur esprit. Dans l’œuvre de l’architecte comme dans celle de l’orateur, c’est la même surabondance de fleurs, la même profusion d’arabesques dévotes ; c’est le même déluge de figures allégoriques et d’emblèmes représentant aux yeux, avec une réalité parfois bizarre ou peu séante, les plus intimes émotions de la vie religieuse et ses plus délicats mystères. » Devant les jésuites enfin, M. Jacquinet place l’école toute contraire de Port-Royal, et dessine d’un mot avec une heureuse fermeté la virile figure de Saint-Cyran. « Sa méthode, dit-il, est d’aller tout droit des principes les plus élevés à la pratique. » Et voici comment l’auteur, ne quittant pas de vue son sujet, interprète ensuite les leçons que recevaient les religieux de Port-Royal en vue de la prédication : « un des ennemis auxquels M. de Saint-Cyran a juré une guerre implacable, c’est cette espèce d’amour-propre, le plus subtil de tous et le plus dangereux, qui se développe dans les plus hautes et les plus saintes occupations de l’esprit, et en corrompt tout le mérite. Il connaît bien cet ennemi-là, pour en avoir étudié la fidèle image chez les meilleurs maîtres de la vie morale, surtout pour l’avoir attentivement observé chez les autres et dans lui-même, et n’ignore rien de ses pièges délicats, de ses secrètes surprises… Méditer longtemps en silence devant Dieu et prier, prière et méditation confondues, voilà la meilleure préparation, et presque la seule utile, avant de parler aux âmes. »

L’excès visible d’une telle théorie n’échappe pas à M. Jacquinet, et, après avoir rendu justice aux vertueux stoïciens du christianisme, il se garde bien d’omettre, même à leur endroit, les devoirs que lui impose la critique. C’est qu’en effet l’esprit et le goût vraiment littéraires ne sont jamais chez lui mis en défaut ou distraits de leur calme et vigilante observation par les séductions d’une théorie particulière, quelque majesté que lui donne le caractère de ceux qui la soutiennent. Aussi y a-t-il un grand plaisir en même temps qu’un grand profit à lire son livre, qui n’est pas seulement une œuvre de sérieuse et forte doctrine littéraire, fruit d’une méditation sincère et d’une critique à la fois délicate et élevée, mais qui offre encore, au point de vue de l’exécution et de la forme, un harmonieux ensemble où chaque détail occupe la place et prend le relief qui convient,

A. Geffroy

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  1. Mémoires pour servir à l’histoire de la Philosophie au dix-huitième siècle, par M. Ph. Damiron, de l’Institut, avec une introduction de M. Ch. Gouraud.
  2. Des Prédicateurs au dix-septième siècle avant Bossuet, par M. Jacquinet, I vol. in-8o, Didier, 1863.