Chronique de la quinzaine - 14 décembre 1861

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Chronique no 712
14 décembre 1861


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 décembre 1861.

Demain probablement la malle d’Amérique nous apportera le message adressé par M. Lincoln au congrès des États-Unis, qui a dû s’assembler dans les premiers jours du mois. Le langage qui sera tenu dans le message du président nous permettra de pressentir l’issue possible de ce conflit anglo-américain, qui excite depuis deux semaines tant d’appréhensions et une si vive anxiété. M. Lincoln aura publié son message à peu près au même moment où partait d’Angleterre la demande de réparation du gouvernement britannique pour l’outrage, comme disent nos voisins, commis sur le Trent par le commandant du San-Jacinto. M. Lincoln aura-t-il couvert d’une énergique approbation, dans son message, l’acte du capitaine Wilkes ? aura-t-il proclamé la légalité de la capture de MM. Mason et Slidell ? ou bien se sera-t-il servi d’expressions générales qui ne le lient d’avance à aucun parti-pris, et qui ne puissent pas l’empêcher de faire droit aux réclamations anglaises ? Telles sont les questions que l’on se pose en se demandant si c’est la guerre ou la paix qui doit sortir du conflit actuel : c’est la guerre, si M. Lincoln s’est coupé toute retraite vers des concessions honorables ; au contraire on se croit en droit de compter sur des négociations conciliantes dans le cas où le gouvernement américain n’aurait rien compromis par la teneur du message présidentiel.

Nous sommes si rapprochés de l’information officielle qui mettra fin à ce doute, qu’il semblerait oiseux de chercher à devancer par des conjectures les nouvelles qui seront reçues demain en Angleterre. Au risque pourtant d’être démentis presque sur-le-champ par ces nouvelles, nous devons constater l’impression qui prévaut aujourd’hui touchant l’issue de l’affaire américaine. Cette impression est bien moins mêlée d’alarmes qu’il y a quinze jours, Des éclaircissemens successifs sont venus atténuer les craintes que l’on avait conçues au premier abord. Il paraît certain maintenant que le commodore Wilkes a agi sous sa propre responsabilité, et non d’après des instructions spéciales de son gouvernement. La visite du Trent, la capture de MM. Mason et Slidell n’ont plus alors, comme on l’avait redouté au premier moment, le caractère d’un acte prémédité de la politique américaine. Ce dessein absurde que l’on avait prêté à M. Lincoln ou à ses ministres de provoquer gratuitement l’Angleterre s’évanouit dès lors comme une vaine hypothèse. C’est dans ce sens que le vénérable général Scott a expliqué publiquement les paroles qui lui avaient été attribuées à tort. Les nouvelles postérieures d’Amérique ont confirmé de plus en plus l’assertion du général Scott. La presse américaine s’est montrée beaucoup moins violente qu’on ne l’avait supposé. Des journaux qui passent pour être les organes les plus directs du gouvernement de Washington ont discuté froidement la légalité de la capture des commissaires du sud, ont avoué qu’il serait impolitique de compliquer la situation présente des États-Unis d’une querelle avec l’Angleterre, et ont même eu l’air de vouloir préparer l’opinion à la réparation que pourrait demander l’Angleterre en prétendant avec une jactance un peu forcée que la restitution des commissaires saisis serait un triomphe pour M. Lincoln ! Mais l’on a eu, sur ce qui s’est passé au sein du gouvernement américain, des informations plus importantes. S’il est un homme dont l’opinion doive aujourd’hui peser d’un grand poids dans les conseils de ce gouvernement, cet homme est sans contredit le général Mac-Lellan ; ce général représente l’intérêt, l’esprit, les ressources et les chances de la guerre entreprise pour le maintien de l’union. L’on sait positivement que le général Mac-Lellan a déclaré à son gouvernement que, si par une fausse mesure on donnait à l’armée du sud le concours des flottes anglaises, que, si on appelait par une telle témérité les vaisseaux britanniques dans la Chesapeake, il lui serait impossible de demeurer dans sa position actuelle, où il serait menacé sur son flanc, où il serait exposé à voir couper sa base d’opérations, de telle sorte que la première conséquence de la guerre avec l’Angleterre serait d’obliger l’armée américaine à battre en retraite devant les troupes rebelles et à céder un terrain immense à la cause sécessioniste.

De tels avis, présentés par une autorité si compétente, ont dû être pris en sérieuse considération par le président, qui est connu d’ailleurs pour être peu disposé à suivre dans ses emportemens et ses témérités le membre le plus aventureux de son ministère, M. Seward. Un hardi conseil, et qu’il eût été d’une politique singulièrement habile de suivre sur-le-champ, a été donné, dit-on, au président : on lui a conseillé de mettre en liberté MM. Mason et Slidell sans attendre les réclamations anglaises. Tous les hommes politiques des États-Unis qui sont en Europe tombent au surplus d’accord sur la nécessité et la justice de la restitution des commissaires saisis à bord du Trent. Le général Scott, qui, malgré ses soixante-dix-sept années et ses infirmités, a quitté la France, où il arrivait à peine et où il venait chercher le repos, pour retourner en Amérique, rapportera à ses compatriotes les impressions de l’opinion européenne, et il est impossible que ses conseils n’empruntent pas une autorité touchante à la marque de dévouement qu’il donne à sa patrie. Il faut reconnaître enfin que jamais peuple et gouvernement n’ont été en position de faire dans des conditions plus honorables la concession qui est aujourd’hui demandée à l’Amérique. En désavouant une capture opérée par l’initiative arbitraire d’un officier naval sans aucune des garanties de la justice légale, sans l’intervention et la sanction d’une cour d’amirauté, les États-Unis, loin de renoncer à aucun de leurs principes politiques, ne feraient que rendre hommage à la doctrine qu’ils ont professée en tout temps sur le droit des neutres. Ce serait en réalité un vrai triomphe pour cette doctrine de l’appliquer ainsi au profit d’une nation et d’un gouvernement qui ont toujours contesté ou violé les droits des neutres, mais qui seraient désormais contraints à l’abandon de leurs prétentions arbitraires par l’autorité éclatante d’un tel précédent.

Il est téméraire, nous l’avouons, d’exprimer une confiance que l’événement de demain peut déjouer. Cependant nous osons encore espérer que la voix de la raison et de l’équité se fera entendre et pourra prévenir entre l’Angleterre et les États-Unis cette lutte fratricide qu’un instant on a pu croire imminente. C’est en tout cas le devoir et l’intérêt de la France de consacrer tous ses efforts au succès d’une politique de conciliation entre ces deux grands peuples ; mais si cette fois encore la sagesse et l’humanité doivent échouer, s’il faut qu’une lutte atroce s’engage entre l’Angleterre et les States, le devoir et l’intérêt de la France sont très nettement tracés : comme nous le déclarions il y a quinze jours, dès la première alerte, nous devons rester neutres. Nous ne saurions protester avec trop d’énergie contre les tendances directes et détournées manifestées à cette occasion par la presse qui se dit « indépendante et dévouée, » et qui semble vouloir compromettre la politique de la France dans la cause de l’Angleterre contre les États-Unis en détresse.

Nous ne sommes point injustes envers l’Angleterre. Nous comprenons l’émotion dont la nation anglaise a été saisie à la nouvelle de la capture de MM. Mason et Slidell. Elle était offensée dans son orgueil maritime par la visite et la coercition qu’un de ses navires avait subies. Elle était frappée dans son honneur par la violation du droit d’asile commise à bord du Trent. Nous comprenons encore que de grands intérêts puissent déterminer l’Angleterre à s’emparer de l’occasion que lui offre la brutalité d’un commodore pour hâter la dissolution de la grande république américaine. Il n’est pas nécessaire de parler des ressentimens qu’ont pu inspirer à la politique anglaise les concessions pénibles qu’elle a cru devoir faire à d’autres époques aux prétentions des États-Unis. Des intérêts de deux natures, les uns politiques, les autres commerciaux, peuvent porter l’Angleterre à tirer profit des embarras présens des états du nord. Les États-Unis sont la seule puissance qui ait eu jusqu’à présent la force ou la bonne chance de faire reculer la politique anglaise. Pour cette politique, tout affaiblissement des États-Unis peut donc paraître un avantage. Le coton jouant un si grand rôle dans la vie économique de l’Angleterre, le gouvernement anglais peut être entraîné à conquérir par un coup de main le pain quotidien de son industrie. Loin de nous la pensée que de tels mobiles dussent justifier tous les procédés sommaires dont on prête aujourd’hui le dessein à l’Angleterre : qu’il existe en Angleterre des mobiles naturels d’hostilité contre les États-Unis, c’est tout ce que nous consentons à constater. Et cependant chez nos voisins reconnaissons-le à leur honneur, il se trouve des esprits sages et prépondérans, des âmes généreuses, des voix éloquentes qui, même au moment où les passions nationales sont au comble de l’effervescence, savent demeurer fidèles au devoir de l’impartialité et de la modération, et ne désespèrent pas de détourner leur pays de la politique à outrance à laquelle on l’excite. Nous faisions naguère allusion aux prophétiques conseils que lord Stanley donnait à ses concitoyens peu de jours avant la funeste affaire du Trent : « Notre devoir est d’observer envers les États-Unis une neutralité stricte en paroles aussi bien qu’en actions, de ne pas témoigner d’irritation au sujet des difficultés accidentelles inévitables dans le cours d’une telle lutte, de défendre avec fermeté, mais avec modération, ceux de nos droits qui seraient attaqués, en laissant aux mauvaises passions le temps de s’évaporer, et surtout de ne pas prendre avantage, même en apparence, de l’affaiblissement temporel de l’Amérique pour rien tenter qui pût être considéré par cette puissance comme un empiétement sur ses droits. » Ces nobles pensées, quoique exprimées avant l’incident actuel, ne sont point restées sans écho en Angleterre. M. Bright les rappelait dans le magnifique discours qu’il a prononcé à Rochdale. sur les affaires d’Amérique. Nous n’avons pas l’habitude de reporter sur les opinions de M. Bright l’admiration que nous professons pour son talent. Les appréciations que cet orateur a souvent présentées sur la politique intérieure de la France n’ont pas été toujours telles, il s’en faut, qu’elles dussent mériter l’approbation et la sympathie du parti libéral. Le déclin de sa popularité en Angleterre, la défaveur, qui le suit depuis quelque temps, nous sont expliqués par des défauts d’esprit politique dont il a souvent la maladresse de faire étalage avec une choquante jactance ; mais nous avons oublié tous nos griefs contre M. Bright en lisant son admirable harangue de Rochdale. Là l’orateur ne donnait plus la représentation du rôle d’un tribun paradoxal ; l’homme politique embrassait dans une mâle étreinte tout l’ensemble de cette lamentable crise américaine, et l’émotion humaine et virile palpitait dans toutes ses paroles. Personne n’a mieux fait comprendre encore à quel point dans cette guerre civile la cause de la justice, de la légalité, de la civilisation libérale, est identifiée avec la cause du nord. Personne n’a mieux montré à l’Angleterre ce qu’elle sacrifierait au point de vue des sympathies politiques et des intérêts, si elle se laissait aller, en un moment d’emportement, à consommer avec l’Amérique une rupture irrévocable. Lors même toutefois que la passion anglaise demeurerait sourde à des conseils si sages et à, des appels si chaleureux, du moins, répétons-le, les influences auxquelles elle céderait ont l’apparence du sentiment patriotique et de l’intérêt politique et commercial ; elles sont vivaces, elles sont naturelles, elles sont intelligibles.

Mais en serait-il de même pour la France, si elle se laissait entraîner hors de la neutralité par les insinuations ineptes ou perfides de cette presse « indépendante et dévouée » qui a conçu l’étrange pensée de nous associer à l’Angleterre dans le cas où ce pays se croirait obligé à faire la guerre à l’Amérique ? Pour nous, il est manifeste qu’aucun intérêt, ni politique, ni commercial, ne nous pousse à prendre part à une telle guerre, que tous les intérêts au contraire nous lient à la neutralité. Certes la façon dont les commissaires du sud ont été saisis à bord du Trent est une violation du droit des neutres : la France répudierait réellement tous ses principes, si elle donnait à un tel acte son approbation ; mais lors même que les États-Unis, sous l’empire de circonstances qui nous sont étrangères, s’opiniâtreraient à refuser toute satisfaction au gouvernement anglais, aurions-nous sérieusement le droit de nous alarmer et de prendre les armes contre la prétention de l’Amérique, comme si elle menaçait et atteignait véritablement tous les neutres ? Dans l’histoire maritime des États-Unis, l’affaire du Trent n’est qu’une exception isolée. Toute l’histoire des États-Unis, leurs conditions d’existence, les nécessités de leur avenir sont en contradiction avec cette exception, et empêchent l’Amérique de l’ériger en une règle du droit maritime. Quel danger y a-t-il que les états du nord appliquent cette règle aux autres neutres ? Où sont leurs escadres ? Où sont à travers le monde leurs stations maritimes ? où sont les instrumens à l’aide desquels ils pourraient aspirer à la suprématie des mers ? Qu’il plaise aux États-Unis de ne rien céder sur l’affaire du Trent et de ne pas retirer le prétexte de guerre qu’un de leurs officiers a fourni à l’Angleterre, sans doute nous le regretterons profondément dans leur intérêt ; mais il ne nous sera pas permis de voir dans cette manifestation d’hostilité du peuple américain contre la politique anglaise une menace pour nos principes et notre sécurité en matière de droit maritime. Les États-Unis ne cesseront pas pour cela d’être ce qu’ils ont toujours été, les défenseurs de la liberté des mers. Nous commettrions le contre-sens politique le plus absurde, si, nous méprenant sur la portée d’un prétexte de guerre, nous allions aider la puissance qui prétend à la suprématie maritime à démembrer et à diminuer une des puissances dont la force et la prospérité sont le plus nécessaires au maintien de l’équilibre des mers. La France moderne, la France de la révolution est trop jeune encore et a subi de trop fréquentes secousses pour avoir déjà des traditions politiques nombreuses ; mais, parmi nos rares traditions, l’alliance des États-Unis est la plus ancienne : elle est étroitement associée aux origines de notre révolution, elle représente un de nos intérêts les plus certains, l’intérêt de pouvoir opposer un contre-poids à l’Angleterre sur l’Océan. Pourquoi, au mépris de cette tradition, au mépris des affinités qui se sont manifestées à plusieurs reprises entre nos aspirations politiques et celles des États-Unis, nous hâterions-nous de reconnaître la confédération du sud et de consacrer le démembrement de la grande république ? Le froid et astucieux message de M. Jefferson Davis peut-il nous faire oublier qu’au fond la principale cause de la formation de la confédération nouvelle, c’est l’esclavage érigé en institution permanente ? Le langage de M. Davis peut-il nous donner le change sur le caractère de la conspiration odieuse qu’a couvée la triste administration de M. Buchanan, sur l’habileté corruptrice avec laquelle les ministres du dernier président, qui composent aujourd’hui le gouvernement des confédérés, se sont servis du pouvoir fédéral pour ruiner et désarmer ce pouvoir aux mains de leurs successeurs et pour démanteler par la ruse avant de la détruire par la violence la constitution des États-Unis ? Toutes les idées généreuses nous interdisent de donner à la confédération du sud une reconnaissance hâtive. Serions-nous poussés par l’intérêt matériel ? Nous aussi, dit-on, nous avons besoin de coton ; nous prenons la plus grande partie de nos tabacs dans les états du sud, aujourd’hui fermés par le blocus, et l’on sait de quelle ressource est la consommation de ce tabac pour notre revenu financier. Mais si la guerre devait éclater entre l’Angleterre et les États-Unis, nous n’aurions pas besoin de nous en mêler pour obtenir le coton et le tabac que les confédérés auraient à nous vendre. La première conséquence de cette guerre serait le débloquement des ports du sud opéré par les escadres anglaises. Les neutres n’étant tenus de respecter que les blocus effectifs, les ports du sud nous seraient ouverts, et nous y pourrions trafiquer sans être belligérans. Au contraire, au point de vue des intérêts matériels, la neutralité nous offrirait de grands profits. Une partie considérable du commerce des belligérans (et ici les belligérans seraient les deux premières nations commerçantes du monde), nous empruntant notre pavillon, élargirait la clientèle de notre marine marchande. Les intérêts égoïstes s’accordent ainsi avec les principes libéraux pour nous recommander la neutralité. Efforçons-nous donc, si notre influence à Londres comme à Washington y peut quelque chose, de prévenir la guerre ; mais, si la guerre éclate, ayons le ferme dessein de n’y point prendre part, écartons la coupable idée d’aller porter, au moment de ses désastres, des coups funestes à un gouvernement tourmenté par une révolution. Nous qui, république, avons été traqués par une coalition de rois, ne formons point une-coalition contre une république en convulsion. Toute autre conduite serait le reniement insensé de l’esprit de la révolution française et une trahison coupable des plus manifestes intérêts de la France.

Nous ne croyons pas nous tromper en affirmant que le public français partage avec une remarquable unanimité l’opinion favorable au maintien de notre neutralité. L’on a peine à s’expliquer la pensée qui a pu diriger dans une voie différente une portion de cette presse que l’on appelait naguère officieuse, mais qui a pris soin de nous déclarer avec un certain éclat qu’elle était définitivement rendue à l’indépendance. A-t-on voulu simplement faire une avance à l’Angleterre et lui prodiguer en un moment difficile des témoignages d’amitié ? Nous pensons pour notre part que, si elle était forcée d’en venir aux mains avec les États-Unis, elle se soucierait médiocrement de notre concours, qui embarrasserait son action, au lieu de la rendre plus efficace. Quant aux témoignages d’amitié venant de journaux qui lui ont plus d’une fois lancé l’injure avec un remarquable accord, ils ne sont guère faits pour toucher les Anglais, qui ont le bon sens et le bon goût de ne faire cas des manifestations d’opinion que lorsqu’elles se produisent dans une presse libre. Si nos anti-Américains n’ont fait que céder à ce penchant ridicule qui porte certaines personnes à vouloir que la France se mêle à tout ce qui se passe dans le monde, il nous semble que les réformes financières qui nous ont été récemment annoncées auraient dû nous guérir de cette inquiète maladie.

La première vertu de ces réformes doit être en effet d’engager la France à se replier sur elle-même et à moins songer aux aventures qui pourraient au dehors la solliciter. L’examen de conscience financier que nous avons à faire, la confession publique qui le suivra, la recherche, l’examen, la discussion des ressources que nous aurons à nous procurer, et pour éteindre les découverts du passé et pour subvenir aux dépenses du présent et de l’avenir, voilà des occupations intérieures très graves, très nombreuses, très intéressantes, qui nous devraient détourner d’aller chercher des distractions à l’extérieur. Les finances d’ailleurs sont un appareil sensible auquel viennent aboutir toutes les parties de la politique, et il ne sera pas possible d’entamer un véritable débat financier, dans le cadre nouveau où sera établi le prochain budget, sans que toutes les questions politiques importantes qui naissent de notre situation soient agitées et ventilées. Nous voyons avec plaisir que le gouvernement paraît comprendre cette unité naturelle des diverses parties de la politique venant converger aux finances. Le Moniteur a publié hier un décret remarquable, conçu évidemment dans ce courant d’idées. Il importe essentiellement à l’ordre des finances, tel est le considérant de ce décret, que les charges des budgets ne puissent être augmentées sans que le ministre des finances ait été mis en mesure d’apprécier et de faire connaître au chef de l’état s’il existe des ressources suffisantes pour y pourvoir. En conséquence, à l’avenir aucun décret autorisant ou ordonnant des travaux ou des mesures quelconques pouvant avoir pour effet d’ajouter aux charges budgétaires ne sera soumis à la signature impériale, s’il n’est accompagné de l’avis du ministre des finances. Cette mesure est importante à plusieurs égards, et il nous semble que la presse et le public n’en ont point encore aperçu suffisamment la signification. Bien de plus logique et de plus naturel que de rapporter au ministre des finances dépositaire ou créateur des ressources toutes les mesures qui entraînent des dépenses, car ce ministre seul peut juger si le gouvernement est en état de satisfaire aux engagemens qu’il contracte. Jusqu’à présent, voici comment les choses se passaient dans la pratique. Chaque ministre, dans son travail particulier avec l’empereur, obtenait la signature des décrets qui concernaient son département. Ainsi émis, les décrets, au point de vue des dépenses, devenaient des engagemens revêtus de la signature impériale. La situation du ministre des finances était singulièrement difficile ; n’ayant pas été admis à l’appréciation et au contrôle de la mesure, il se trouvait dans la position d’un honnête caissier qui ne peut pas supporter l’idée de laisser protester la signature de son patron, et qui crée de la circulation, c’est-à-dire de la dette flottante, afin de faire honneur à ses échéances. Mais, dira-t-on, le ministre des finances avait une ressource : après la signature Impériale, les décrets sont portés au conseil d’état ; que n’allait-il de sa personne combattre les décrets malencontreux devant le conseil, et se défendre, lui ministre payeur, contre les importunités périlleuses et coûteuses des ministres dépensiers ? Les ministres qui ont gouverné les finances depuis dix ans étaient de nature pacifique, et il faut convenir d’ailleurs que des duels de ministres eussent été un spectacle peu édifiant pour le conseil d’état et pour le public. On est, par le décret du 1er décembre, rentré dans la vérité des choses.

Désormais le ministre des finances reprend une légitime prépondérance ; toutes les mesures politiques qui engagent les ressources de l’état viennent se coordonner et se centraliser autour de lui ; il devient, pour employer une désignation de l’ancien régime qui n’entraînait pourtant pas une autorité égale, un contrôleur-général. La responsabilité du ministre des finances croît ainsi dans la même mesure que son pouvoir, et l’on a une garantie de bonne gestion financière. Qu’il nous soit également permis de nous féliciter de cette heureuse innovation au point de vue politique. Le décret du 1er décembre n’émane pas d’une théorie ; il est l’effet d’une nécessité pratique, mais il porte des conséquences plus étendues qu’on ne le croirait au premier abord. À l’action isolée et indépendante des ministres il tend à substituer l’unité d’un ministère, ce qui s’appelle dans la langue du système représentatif le cabinet. Les lecteurs de l’admirable histoire de Macaulay n’ont pas oublié l’importance que l’illustre historien donne au cabinet parmi les rouages constitutionnels de l’Angleterre. Ils se souviennent de la sagacité animée avec laquelle Macaulay raconte comment, en avançant dans le règne de Guillaume III, on fut amené par la force des choses à quitter le système de l’action isolée et indépendante des ministres pour arriver lentement à la formation d’un cabinet solidaire et homogène. Le décret du 1er décembre est le symptôme d’un travail qui s’opère évidemment chez nous avec une logique latente. Ce travail a pour nous l’intérêt d’une expérience de physique. Comme le savant voit les lois de la nature agir sous ses yeux avec la régularité certaine qui lui est connue d’avance, nous voyons avec satisfaction, mais sans surprise, les nécessités mêmes du gouvernement produire lentement les combinaisons que les fausses théories ont pu troubler parfois, mais que la nature des choses rétablit infailliblement tôt ou tard.

Nous avions touché en passant au côté financier par lequel la question romaine se présente à la France. Un journal, en récapitulant les dépenses de l’occupation de Rome depuis l’origine, a montré sans peine que les frais de cette occupation forment une somme considérable qui a contribué d’autant à augmenter le passif de notre situation financière ; mais il ne faudrait pas croire que c’est réellement là tout ce que nous coûte le système incompréhensible que nous suivons dans les affaires de Rome. La France n’est pas liée seulement, par la coopération militaire et politique qu’elle lui a donnée, à la création et aux chances du nouveau royaume italien. Les capitaux français, lorsqu’il y a quelques mois l’Italie fit appel au crédit, se sont engagés avec empressement et avec confiance dans l’emprunt de 500 millions contracté par le gouvernement de Turin. On peut dire que c’est le marché français qui supporte presque exclusivement le fardeau de cet emprunt. De là naît une solidarité passagère, si l’on veut, mais pour le moment très réelle, entre le crédit italien et notre propre crédit. Les fonds italiens, qui flottent sur le marché français en quantités considérables, ne peuvent pas être affectés défavorablement sans que la rente française reçoive le contrecoup de cette dépréciation. Or, par l’effet du système que nous suivons à Rome, avec l’inquiétude que ce système entretient en Italie, avec les difficultés qu’il crée indirectement au gouvernement de Turin, où il use les hommes d’état et fatigue l’opinion, l’emprunt italien a subi une dépréciation considérable, qui, se traduisant en pertes sensibles pour les capitalistes français, est une cause très réelle d’embarras en ce moment pour notre propre crédit public.

L’on a suivi avec intérêt les débats du parlement de Turin, et pourtant l’on savait d’avance que ce n’est pas à Turin que pouvait se faire entendre le mot décisif de la situation, que ce mot ne peut être prononcé qu’à Paris. Dans cette attente forcée dont nul ne nous dit le terme, ce que nous regretterions surtout, c’est que les questions de personnes ne prissent en Italie une importance excessive, et que ce grand sentiment de patriotisme qui avait jusqu’à présent soutenu le mouvement de la péninsule ne fît place à des conflits de mesquines jalousies et de petites rivalités d’ambition. On s’est beaucoup disputé au parlement sur des questions d’administration intérieure. À nos yeux, le malaise qui se trahit dans les questions administratives est dominé par le malaise qui existe dans la situation politique. Le gouvernement de Turin apporterait plus de force et de sûreté dans l’administration des provinces, s’il n’était point entravé dans son développement politique par le triste statu quo romain. Ni les hommes de la gauche, ni ceux du centre gauche ne feraient mieux que M. Ricasoli et ses collègues, vraisemblablement ils ne feraient pas aussi bien. Il n’était permis à M. Ricasoli que de poser et d’ouvrir la question romaine, dans le cadre tracé par M. de Cavour. C’est ce qu’il a fait avec une sincérité et une dignité que personne assurément n’eût dépassées. La route de Rome étant fermée, il n’est pas d’esprit subtil et fécond en ressources qui eût pu agir avec plus d’efficacité que le ministre actuel. À sa place, nous ne voyons pas que M. de Cavour eût pu trouver une autre conduite à suivre que de quitter peut-être le ministère et de prendre patience en passant à d’autres les responsabilités du pouvoir. Des ambitieux de génie ne devraient pas en ce moment disputer ouvertement ou sourdement le pouvoir à M. Ricasoli, et les bons citoyens devraient lui savoir gré de la patriotique abnégation qui lui donne la force d’y rester. Il manque au cabinet de M. Ricasoli un ministre de l’intérieur, et il est à désirer que cette place soit bientôt remplie par un bon administrateur ; mais nous doutons qu’aucune autre combinaison pût réunir un nombre d’hommes aussi distingués que les ministres intelligens et laborieux qui composent l’administration actuelle. Des hommes tels que les généraux délia Rovere et Menabrea, ou tels que MM. Peruzzi et Bastogi, ne seraient pas aisément remplacés. Nous regrettons que la presse française, la presse officieuse surtout, donne trop d’importance aux questions personnelles qui s’agitent en Italie. Ce sont des journaux officieux qui ont eu chez nous la funeste idée d’aigrir les divisions intestines dont l’Italie peut être le théâtre en groupant ces divisions sous les dénominations de parti anglais et de parti français : c’est avec de tels mots, imprudemment lancés, que l’on crée les antagonismes que l’on a l’air de déplorer, et que l’on allume des luttes d’influences déplorables. La presse française ferait mieux sans contredit de se préoccuper avant tout de ce qui engage notre responsabilité et nos intérêts dans les affaires italiennes, c’est-à-dire de la question de Rome. Nous avons parlé de finances à propos de la question romaine. Il est possible qu’avant peu un incident financier vienne nous causer à Rome une désagréable surprise. On assure que le parti national se propose d’inaugurer un système de résistance passive au gouvernement pontifical en organisant le refus de l’impôt. Que feront nos soldats en face de cette émeute pacifique ? Prêterons-nous des garnisaires aux collecteurs des taxes pontificales ?

La discussion de l’adresse dans la chambre des représentans de Belgique vient de se terminer après avoir duré plusieurs semaines. Ces débats, surtout dans les deux dernières séances, ont présenté un grand intérêt. La question de confiance, c’est-à-dire l’adhésion de la chambre à la politique du ministère, était nettement posée dans les deux derniers paragraphes de l’adresse. La droite a choisi ce terrain pour y faire assaut de libéralisme avec le ministère. Cette lutte vaut la peine d’être observée. Il n’y a pas sur le continent de pays qui puisse présenter un spectacle aussi consolant. Les deux grands partis qui sont maintenant aux prises dans toute l’Europe, le parti conservateur, plus particulièrement dévoué aux intérêts religieux, et le parti libéral, existent depuis longtemps en Belgique ; mais c’est la bonne fortune de ce pays que le parti catholique y soit au fond et s’y fasse honneur d’être libéral. Le chef de la droite, M. le comte de Theux, a discuté l’ensemble de la politique du parti qui s’appelle plus spécialement libéral depuis l’année 1847 jusqu’à l’heure présente. Il a soutenu cette thèse, quelque peu paradoxale, que depuis 1830 le parti conservateur a toujours été le parti de la liberté, tandis que, suivant lui, le parti dit libéral se serait montré, dès même les discussions du congrès, l’adversaire des libertés constitutionnelles. Un autre orateur très distingué de la droite, M. Dechamps, a repris le même point de vue et l’a développé sous une forme plus littéraire. Suivant lui, le parti libéral serait bien plutôt le parti de l’état, défendant toujours le monopole de l’état contre le monopole de la liberté individuelle. « Vous vous donnez pour le parti libéral, s’est-il écrié, vous qui ne voulez pas de la liberté qui profite à vos adversaires ! Non, vous n’êtes pas le parti libéral, vous êtes le parti doctrinaire ! » Le rapporteur de l’adresse, M. Orts, a répondu à M. Dechamps ; mais c’est M. Frère-Orban qui a répliqué à M. de Theux. Le ministre des finances a parlé avec son éloquence ordinaire, avec une grande force d’argumentation et une profonde connaissance de l’histoire des partis en Belgique depuis la révolution. De telles discussions, d’où il ressort qu’en définitive la liberté est entrée dans les mœurs d’un peuple et que chaque parti en est également épris, ne font pas peu d’honneur à la Belgique. La Hollande, qui a recommencé, elle aussi, la vie parlementaire, a eu des agitations dans son cabinet et dans ses chambres, mais ne nous offre pas des débats aussi brillans et d’une portée aussi générale que ceux du parlement belge. C’est en Hollande le budget qui, affecté d’un déficit de 5 ou 6 millions de florins, a provoqué une opposition très violente. Le ministre des affaires étrangères, le baron van Zuylen, qui a quitté son portefeuille par suite de mésintelligences avec son collègue des colonies, M. Loudon, n’a été remplacé que provisoirement. La Hollande a d’assez bonnes nouvelles de ses colonies orientales ; elle a obtenu dans le Banjermassin, au sud de Bornéo, la soumission d’un chef d’insurgés. Le gouvernement a proposé un nouveau projet d’émancipation des esclaves de Surinam.

Les récentes élections prussiennes sont un des symptômes actuels de la politique continentale. Ces élections donnent une majorité considérable au parti libéral, qui se décompose en deux sections, les libéraux ministériels et les libéraux plus avancés. Les premiers auront 150 voix dans la chambre populaire, et les seconds 120 ; le reste, c’est-à-dire une très faible minorité, appartient au parti rétrograde. Faut-il voir dans cette victoire du libéralisme une réaction du pays contre les tendances féodales que le roi aurait montrées depuis son couronnement ? La session prussienne, après un tel mouvement électoral, présentera sans doute un vif intérêt. Dans l’Allemagne méridionale, les adversaires des prétentions de la Prusse s’applaudissent du succès que les démocrates ont obtenu dans les élections ; ils préfèrent la franchise des démocrates à la politique du parti de Gotha. Ils citent d’ailleurs avec éloges un discours de l’un des chefs du parti libéral avancé, M. Waldeck, qui a déclaré que c’est par le développement de ses institutions, par l’exemple de libéralisme qu’elle donnera aux autres états, et non par des conquêtes, que la Prusse doit travailler à mériter l’hégémonie.

Nous ne pouvons terminer ces pages sans exprimer l’indignation qu’inspirent à tous les hommes de cœur les violentes mesures que les agens du gouvernement russe appliquent à la Pologne. La condamnation de l’administrateur du diocèse de Varsovie, d’un prêtre et d’un vieillard, à l’exil en Sibérie, l’enrôlement forcé des prêtres et des prisonniers dépassent la mesure d’oppression dont on peut même de loin endurer le spectacle. L’empereur Alexandre est mal conseillé ; nous ne voulons pas croire que ses agens laissent la vérité parvenir jusqu’à lui. Ce prince a montré qu’il aspirait à l’estime de l’Europe libérale, et nous espérons qu’il ne souffrira pas que sa bonne renommée soit compromise par des actes pareils commis en son nom.


E. FORCADE.


Les vives et profondes impressions qu’a éveillées la mort du roi dom Pedro V ne sont point effacées en Portugal. Le nouveau roi dom Louis n’a pas eu encore le temps de faire acte de souverain ; il s’est renfermé dans son deuil, se bornant à confirmer pour le moment le ministère qu’il trouvait au pouvoir. Un mauvais sort d’ailleurs semble peser sur ce petit pays. Un autre frère du roi est encore gravement malade, le duc de Saldañha est mort aussi presque en même temps. Tous ces coups répétés ont frappé l’imagination populaire au point de lui imprimer un ébranlement profond et de lui montrer une sorte de malignité mystérieuse dans cette obstination du malheur. Les masses ne raisonnent pas, elles ont tout soupçonné, même quelque crime longuement prémédité et qui serait absurde. À tout prendre, il ne faut voir ici que la marque de l’affection dévouée et touchante que ce petit pays a pour la famille royale, qu’il avait surtout pour ce jeune roi mort récemment avant d’avoir pu faire tout le bien qu’il voulait, mais après avoir assez vécu pour s’être fait aimer et estimer de son peuple. Dom Pedro V méritait cette affection populaire qui éclate aujourd’hui dans le deuil.

C’était sur le trône le type curieux et attachant d’un prince sincère, honnête, laborieux, libéral, d’un esprit très cultivé, quoique un peu lent et un peu timide. Il n’avait au monde qu’une passion, si on peut lui donner ce nom, celle de gouverner utilement et libéralement ; il était pénétré des devoirs de la royauté. Souvent il voyait ses ministres se tromper ou ne pas faire ce qui aurait dû être fait, il les critiquait et même les persiflait quelquefois ; mais il respectait en eux la loi et la volonté du parlement, il les consultait toujours et ne s’écartait pas de leurs conseils, et si on lui faisait remarquer cette contradiction entre ses critiques et ses actes, il répondait qu’en faisant son devoir de roi constitutionnel, il ne restait pas moins citoyen et gardait les libertés du citoyen. Il ne regrettait nullement les prérogatives du pouvoir absolu ; mais on sentait que souvent il étouffait le désir de mieux faire, il refoulait une certaine ambition du bien et se consumait lentement. Honnête homme avant tout, il repoussait doucement la corruption et l’éloignait par instinct. Il avait une haute et sérieuse vertu, et dans sa famille on l’appelait, dit-on, le père. Il était curieux de voir ce jeune homme choyé de son peuple, estimé de tous, dégoûté de la vie, allant chercher dans son éducation allemande des rêves confus, mêlant un grand bon sens au philosophisme de Heidelberg, étudiant à s’épuiser et faisant parfois des discours où passait comme un éclair mystique. Il savait d’ailleurs garder d’une façon remarquable sa dignité de roi, n’ayant pour son compte aucune rancune personnelle, mais ayant de la peine à pardonner à ceux qui avaient autrefois humilié sa mère dona Maria. Dom Pedro aimait aussi les appareils militaires, les manœuvres, les soldats ; il s’essayait aux plus rudes fatigues, et il y soumettait les siens. C’est peut-être ce qui a hâté sa mort. Il voulut l’été dernier parcourir l’Alemtejo à cheval, et il rapporta, dit-on, de ce voyage le germe du mal qui l’a tué prématurément. Il a disparu dans la fleur de la jeunesse et d’une honnête popularité, laissant la royauté aimée et respectée en Portugal, et le nouveau règne ne fera qu’affermir sans nul doute ce précieux héritage.


CH. DE MAZADE.


REVUE MUSICALE


Le théâtre de l’Opéra est assez bien lancé cette année. On s’y remue, on s’y ingénie à combiner des choses nouvelles, on essaie des ténors, on semble enfin se préoccuper de l’avenir de ce grand établissement lyrique, où rien ne peut être improvisé. Alceste soutient sa vieille renommée, et les amateurs d’élite, dont Paris et la France renferment un si grand nombre, accourent à ce noble spectacle et applaudissent ce qui ne cessera d’être admirable que le jour où on aura perdu le sens de la grandeur et du pathétique.

Un joli ballet, l’Étoile de Messine, a été donné le 20 novembre avec assez d’éclat. C’est l’œuvre presque de trois Italiens, de Mme Ferraris d’abord, pour qui le scenario a été conçu, d’un M. Borri, chorégraphe habile qui nous vient du pays où l’on a inventé les fêtes galantes, et de M. le comte Gabrielli, l’arrangeur de la triste musique qu’on y a ajoutée. Qu’a donc fait M. Gabrielli pour mériter l’honneur de faire entendre ses fades pots-pourris dans la salle de l’Opéra ? Il y a dans Paris vingt compositeurs plus instruits, mieux inspirés que lui, et qui seraient heureux de faire danser aux sons de leur chalumeau une ballerine aussi charmante et aussi inventive que Mme Ferraris. Pourquoi s’adresser à des incapables fuorusciti, quand on a sous la main des hommes de talent, nés Français et chrétiens, comme dit le moraliste ? C’est M. Paul Foucher qui raconte cette lamentable histoire d’une ballerine di piazza qui parcourt le monde sur la pointe de ses jolis pieds, et qui s’éprend tout à coup d’un amour funeste pour don Raphaël de Lemos, fils du gouverneur de Messine. Elle expire, la pauvre Gazella, en voyant sortir de l’église son bien-aimé donnant le bras à la comtesse Aldini, qu’il vient d’épouser. L’intérêt de ce ballet est dans les groupes, dans les évolutions dessinées par M. Borri, surtout dans le talent de Mme Ferraris, qui a plus d’esprit et de grâce au bout de ses pieds mignons qu’il n’y a de fausses notes dans la musique de M. Gabrielli. Quand me sera-t-il donné de voir un ballet comme je me l’imagine ? Une légende d’or, un songe d’une nuit d’été rêvé par un Shakspeare, illustré par un Beethoven ou par un Mendelssohn ! Eh quoi ! directeurs de théâtres petits ou grands, vous ne voyez pas qu’il y a une révolution à faire dans la poétique du ballet, qu’il y a un monde d’adorables fantaisies à tirer de ce cadre vieilli et usé ? Il ne s’est pas rencontré un homme assez avisé pour demander à Alfred de Musset, quand le monde possédait cette fleur de poésie, un scenario, un conte bleu de sa façon, rempli d’amour, de caprices, de désespoirs et de sublimes incantations. Le chant mêlé à la danse, la féerie succédant à l’expression des sentimens humains, la pantomime achevant le sens de la parole, la musique partout et toujours variant ses rhythmes et ses modes, et remplissant le cadre de ses harmonies mystérieuses : comprenez-vous mon rêve ? Allez donc trouver M. Doré, proposez-lui de tirer de la Divine Comédie, qu’il vient d’illustrer, un immense scenario où le ciel et la terre, l’enfer, le purgatoire et le paradis s’entr’ouvriront sur la scène de l’Opéra ; qu’on y chante, qu’on y danse et qu’on y parle tour à tour, et que, du fond de l’abîme, on entende s’élever ce lai d’un amour immortel :

Amor condusse noi ad una morte.

Pourquoi me refuserais-je le plaisir de dire un mot du festival qui a eu lieu à l’Opéra, le 23 novembre, au bénéfice de la caisse des pensions des artistes de ce théâtre ? Est-ce parce que mon cœur y a éprouvé une joie bien légitime ? La vie est trop courte pour ne pas marquer d’un clou d’or les instans bienheureux que nous accorde la Providence. Le programme de ce festival était rempli de toute sorte de morceaux assez mal choisis pour une pareille circonstance. Mme Viardot a eu le tort d’y chanter deux vieux airs, l’un de Graün et l’autre de Hasse, qui n’avaient aucune chance d’être appréciés par un auditoire aussi mêlé. Après avoir dit avec une grande bravoure un menuet d’un opéra de Hasse, l’orchestre exécuta un fragment de la symphonie de Roméo et Juliette, de M. Berlioz. À l’audition de cette musique puérile et prétentieuse, le public de l’Opéra s’est comporté exactement comme celui du Conservatoire l’année dernière : il s’est mis à rire. La séance s’est terminée par un coup de foudre, par la bénédiction des poignards du quatrième acte des Huguenots, que le public a fait recommencer.

Je voudrais bien parler de l’Opéra-Comique sans colère, sans amertume, et pouvoir dire que ce théâtre éminemment national est dans l’état le plus prospère, qu’il n’y manque ni voix, ni talens, ni répertoire intéressant. Le répertoire de l’Opéra-Comique, s’il était bien aménagé, est vraiment le plus riche que possède aucun théâtre de Paris : les chefs-d’œuvre y abondent, et il n’y a qu’à tendre la main pour trouver un joyau qui attirerait la foule à ce spectacle, heureux mélange d’esprit et de sentiment, de gaieté et de douleur, de prose et de poésie ; mais comment veut-on qu’on se plaise à entendre la Sirène, qu’on a reprise le 4 novembre avec M. Roger, qui ne donne plus qu’à grand’peine un son musical, et avec Mlle Marimon, qui fait des efforts inouïs pour chanter faux ? Est-ce avec la voix sourde et usée de M. Battaille qu’on me fera supporter l’Étoile du Nord, où Mlle Saint-Urbain a été dernièrement si bien jugée par le public impatient ? J’aime mieux la drôlerie du prince Poniatowski, Au Travers du Mur, que des chefs-d’œuvre si tristement exécutés. Mlle Bélia, remplaçant dans le Postillon de Long jumeau Mme Faure-Lefèvre, manque de tout, excepté d’audace. Si je m’attardais à apprécier le personnel insignifiant qui encombre le théâtre de l’Opéra-Comique, ces petites voix criardes de femme qui ont été affilées sur la meule du Conservatoire, ces ténors engorgés, ces basses gutturales chantant des opérettes sans nom, on croirait que j’exagère la situation du second théâtre lyrique de la France, où l’on ne peut entendre sans frémir ni Zampa, ni le Pré aux Clercs, ni la Dame Blanche, ni le Domino noir, ni aucun des beaux et charmans chefs-d’œuvre qu’on y a vus naître.

Ce n’est pas l’ouvrage en trois actes qu’on a donné récemment, le 11 décembre, sous ce titre : les Recruteurs, qui relèvera le théâtre de l’Opéra-Comique. Il serait difficile de voir quelque chose de plus affligeant ; depuis la catastrophe de feu Barkouf de M. Offenbach, il ne s’est rien produit de semblable. La musique est pourtant l’œuvre d’un homme de talent, d’un organiste fort connu et fort apprécié du beau monde parisien qui va chercher à l’église ce qu’il demande au théâtre, d’agréables distractions. M. Lefébure-Wély, qui tire de l’orgue, ce magnifique instrument du christianisme, toute sorte de jolis effets, a voulu s’essayer aussi dans la musique dramatique, qui est en France la seule ressource des compositeurs. Il nous est impossible de dire que M. Lefébure-Wély a réussi dans sa périlleuse tentative, et, sans insister davantage sur une œuvre qui, selon nous, ne possède aucune des qualités qui constituent le succès durable, nous laisserons le public juger lui-même le poème, la musique et l’exécution des Recruteurs.

Le Théâtre-Italien fait de louables efforts pour varier son répertoire et pour contenter un public qui a perdu l’envie d’être difficile. Là aussi les signes du temps se font sentir par l’absence de grands virtuoses, par la rareté surtout de ténors et de vraies voix de basse qu’on ne sait plus où trouver. Si au moins on suppléait à l’éclat de ces phénomènes qu’on appelle Rubini, Lablache, Grisi, Sontag, Malibran, par le soin de l’exécution générale, par les ensembles, par l’observation scrupuleuse des nuances et des mouvemens ! Mais il n’y a qu’à entendre le Barbier de Séville chanté avec une superbe désinvolture par M. Mario et dirigé par M. Bonetti, le chef d’orchestre, pour se faire une idée de la licence qu’on se donne vis-à-vis d’un chef-d’œuvre que tout le monde sait par cœur. M. Mario ne chante du bout des lèvres que la moitié de la cavatine Ecco ridente in cielo ; il ne dit que la moitié du duo avec Figaro, dont le dernier mouvement est tellement précipité qu’il n’existe plus de division de temps ni de rhythme reconnaissable. Il en est de même du quintette du second acte, — La testa vi gira, — chef-d’œuvre de grâce, d’entrain et de gaieté maligne, dont ils font un gâchis de sons par la rapidité avec laquelle ils bredouillent le rhythme délicat qui circule à travers ce chant joyeux. Le public ne dit rien de ces énormités, et la critique pas davantage. C’est ainsi que les choses s’altèrent peu à peu, que la tradition se perd, et qu’il viendra un moment où la musique de Rossini n’aura plus de sens pour les oreilles corrompues par la violente sonorité de M. Verdi. Cependant on a eu la bonne pensée de reprendre au Théâtre-Italien Don Pasquale de Donizetti, qu’on n’y avait pas entendu depuis longtemps. Cette charmante improvisation, — car Don Pasquale a été composé dans le court espace de dix-huit jours pour des chanteurs tels que Lablache, Tamburini, Mario et Mme Grisi, alors dans tout l’éclat de sa beauté et de son talent, — Don Pasquale, disons-nous, n’a pas été rendu avec la gaieté et le brio qu’on pouvait désirer. Mlle Battu, dans le rôle de Dorina, qu’elle abordait pour la première fois, n’a pas le charme de voix et de femme qu’il faut, et M. Zucchini, qui est un artiste de talent, ne possède pas la voix de basse qu’exige un rôle qui a été écrit pour Lablache. M. Bélart, qui ne brille guère par l’élégance, a dit avec assez de charme la jolie sérénade où M. Mario était autrefois ravissant. La reprise de Rigoletto de M. Verdi a été plus heureuse, parce qu’on y a vu un artiste distingué, M. délie Sedie, jouer en grand comédien le rôle important du père de Gilda. Il a été surtout remarquable dans la scène et le duo du second acte, dont il a bien dit la phrase vigoureuse, Vendetta, tremenda vendetta. Il a été bien secondé par Mlle Battu, qui, dans le rôle charmant de Gilda, qu’elle chantait aussi pour la première fois, a fait preuve d’intelligence et de talent. Nous voudrions n’avoir que des complimens à adresser à Mlle Battu, qui fait toujours de son mieux et qui fait souvent très bien. Nos réserves ne portent que sur la nature exiguë de son organe, sur certains défauts de prononciation, sur le timbre tout parisien de sa voix de soprano, qui n’a pas été pénétrée par le beau soleil de l’Italie. Ce n’est pas la faute de Mlle Battu si ces qualités désirables lui manquent ; mais ce n’est pas la nôtre non plus, ni celle du public qui va entendre de la musique et des chanteurs italiens. On a repris aussi tout récemment au Théâtre-Italien un vieil opéra de Donizetti, Anna Bolena, que ce charmant compositeur avait écrit à Milan en 1831 pour trois chanteurs de premier ordre, pour la Pasta, Rubini et Galli. Quelques années après, Anna Bolena fut chantée à Paris par Mme Grisi, Rubini et Lablache, qui, dans le rôle de Henri VIII, était d’une beauté effrayante. Le costume seul de Lablache dans le personnage du roi d’Angleterre, dont il s’était étudié, à reproduire la physionomie, avait produit à Londres une très grande sensation. Quant à Rubini chantant la cavatine de Percy :

Da quel di che lei perduta
Disperato in bando andai,


il faut plaindre ceux qui n’ont pu apprécier un si admirable exemple de l’art de chanter. Et si l’on a eu le bonheur d’entendre Rubini dérouler les notes douloureuses de l’andante de ce morceau et pousser les éclats de joie divine de l’allegro qui suit :

Ah ! cosi nei di ridenti
Del primier felice amore,


il ne faut pas demander à aucun virtuose de vous procurer des sensations pareilles. Aussi, en assistant à la seconde représentation de la reprise d’Anna Bolena, n’ai-je pas fait un crime à ce pauvre M. Bélart de n’être que la caricature de Rubini dans le rôle de Percy. Il a pourtant quelques sons agréables dans la voix, M. Bélart ; mais quel triste chanteur, qui ne sait pas respirer, et qui coupe chaque phrase par une espèce de hoquet qu’il voudrait nous faire accepter pour un sanglot de sa douleur absente ! M. Badiali est mieux dans le personnage de Henri VIII, qu’il joue et qu’il chante avec talent. Mme Alboni, dont la belle voix de contralto aspire un peu à descendre, a de beaux momens dans Anna Bolena, où elle se fait vivement applaudir, particulièrement dans la seconde partie de la cavatine finale : — Copia iniqua.

On ne peut pas dire qu’Anna Bolena soit une partition bien originale. L’imitation du style et des idées de Rossini y est flagrante, surtout l’imitation de la Semiramide. L’air de Percy et le quintette du premier acte, le trio, le second air de Percy, — Vivi tu, — et la cavatine de la fin que chante la reine marchant à la mort sont les morceaux les plus saillans d’un opéra dont le style est faible, inégal et rempli de ces concetti de vocalisation qui sont propres à l’école italienne. J’avoue que je commence à me fatiguer de ces étranges contre-sens de l’opera seria, et que je trouve que, par-delà les monts, on abuse du droit d’être absurde en fait de musique dramatique. Si M. Verdi avait été un homme de génie et un meilleur musicien qu’il n’est, la réforme qu’il a apportée dans l’opera seria de son pays eût été définitive et aurait pu être l’origine d’une école salutaire et féconde.

Le Théâtre-Lyrique fait également de courageux efforts pour atteindre le but de ses désirs, qui est de vivre modestement en attendant des jours plus prospères. Après la reprise de Jaguarita l’Indienne de M. Halévy, où Mme Cabel fait toute sorte de prouesses vocales, au grand ébahissement des sauvages et des Hollandais, on a donné plusieurs opérettes en un acte, qui ne sont pas destinées à faire de vieux jours. Le Café du Roi, paroles de M. Meilhac et musique de M. Deffès, est une historiette du règne de Louis XV le Bien-Aimé, où le compositeur s’est essayé, pour la seconde fois, à reproduire quelques vieux fredons de Lully et de Rameau. La Nuit aux Gondoles, de M. Prosper Pascal, avait des prétentions plus hautes, que le public n’a pas encouragées. Et pourtant M. Prosper Pascal est un esprit cultivé, un musicien délicat, qui vise à la poésie et qui l’atteint parfois. Il lui manque de l’expérience dans l’art d’exprimer sa pensée, l’habitude de s’entendre et de pouvoir se corriger. La Tyrolienne est encore un opéra-comique en un acte qui ne fera pas la fortune du Théâtre-Lyrique, qui a produit ce beau rosier le 6 décembre. Il est de la façon de MM. Saint-Georges et Dartois, musique de M. Leblicq, un Belge blond, dont c’est le premier rêve d’amour. Dans la Tyrolienne, il y a un chasseur qui est très content de son sort et qui chante une romance en l’honneur de sa carabine ; il y a une espèce de cicisbei russe, qui n’est pas moins content de lui, et qui chante à son tour : — Ah ! quel plaisir d’être Russe ! — Il y a une cantatrice qui vient de Saint-Pétersbourg chargée de gloire et de roubles, et qui chante le bonheur d’être une virtuose célèbre avec une petite voix aigrelette qui a été limée au Conservatoire de Paris, où ils n’en font pas d’autres. Elle se nomme Mlle Baretti. Quant à la musique de M. Leblicq, c’est un tissu de lieux-communs qui courent les rues de Paris depuis trente ans. Je souhaite au Théâtre-Lyrique une meilleure rencontre, un véritable succès, dont il me semble avoir grand besoin. Il ne trouvera pas ce phénix parmi les compositeurs belges qui nous inondent, et qui tous n’ont guère plus d’idées que M. Gevaërt.

Un homme actif et intelligent dont nous avons eu souvent l’occasion de mentionner le nom ici, M. Pasdeloup, le fondateur et le directeur de la société musicale des Jeunes artistes, vient d’accomplir un acte plus méritoire encore, qui a eu un plein succès. Doublant ou triplant son vaillant orchestre, il l’a transporté dans la grande salle du Cirque-Napoléon, située boulevard des Filles-du-Calvaire, c’est-à-dire au centre de la population ouvrière de Paris, qu’il a conviée à de nobles fêtes de l’art. Pour les prix modiques de 75 centimes, de 1 franc 25 centimes et de 2 francs 50 centimes, il a donné une série de séances où il a fait entendre les chefs-d’œuvre de la musique instrumentale. Un public compacte et varié, composé des divers élémens de la nouvelle société française, est accouru aux concerts populaires de musique classique et a montré une rare intelligence des beautés qu’on déroulait devant lui. Haydn, Mozart, Beethoven, Mendelssohn, Weber, Rossini et M. Auber ont été compris et acclamés par quatre mille auditeurs émus. C’est un spectacle touchant pour l’âme du poète comme pour l’intelligence du philosophe et du véritable chrétien que de voir cette grande salle du Cirque-Napoléon remplie jusqu’aux combles d’un peuple laborieux et intelligent qui tressaille et qui éclate en doux transports aux magiques accords d’une symphonie de Beethoven ou de Mozart. Vous niez le progrès, ingrats que vous êtes ; vous contestez les bienfaits de cette grande révolution française qui nous a tirés tous du néant, qui a développé en nous le sens du juste et la notion du beau : allez donc aux concerts populaires de musique classique, et vous en sortirez convaincus que Dieu est grand et que l’homme est sa plus noble créature, que la société de notre temps n’a rien à envier à celle des siècles passés, et que la démocratie, surtout la démocratie française, est digne de sa glorieuse destinée. Par la fondation et la direction des concerts populaires de musique classique, qui attirent tous les dimanches une foule enthousiaste au Cirque-Napoléon, M. Pasdeloup a bien mérité de l’art et de l’autorité supérieure, qui doit avoir souci de la bonne éducation publique.

Je ne puis mieux terminer ce court résumé des faits accomplis dans l’art musical qu’en annonçant l’apparition du bel ouvrage que publie M. Farrenc : le Trésor des Pianistes. J’ai là sous les yeux la première livraison contenant douze sonates d’Emmanuel Bach, deux livres de pièces de Rameau, six sonates de Durante et six de Porpora. Cela forme un volume infolio gravé avec un grand soin, accompagné de biographies et de notes explicatives sur le style de chaque maître. Un second cahier, portant le titre de Préliminaires, contient la préface, une introduction, l’histoire du piano, des observations générales sur l’exécution des différens morceaux, un traité des agrémens qui est du plus haut intérêt historique. Cette publication, qui fait tant d’honneur à l’activité et au goût de M. Farrenc, s’adresse à tous les vrais amateurs, à tout professeur de piano, à tout organiste qui s’élève au-dessus du commun et qui veut se rendre compte de la marche de l’esprit humain dans une branche aussi importante de l’art. On ne comprend bien l’art de son temps qu’en remontant à la source des élémens qui le composent. Cela est surtout indispensable au critique et au professeur. Le Trésor des Pianistes vous met sous les yeux toutes les formes musicales qui se sont produites depuis le milieu du XVIe siècle jusqu’à nos jours. En lisant une sonate de Durante ou de Porpora, d’Emmanuel Bach ou de Rameau, on sent mieux les chefs-d’œuvre de la musique moderne. D’ailleurs chaque époque a ses nécessités. Les Romains, venus après les Grecs, héritiers de leur civilisation, étaient obligés d’en étudier les monumens. Nous qui vivons dans un siècle curieux et investigateur, nous ne pouvons ignorer impunément ce qui s’est fait avant nous. Aussi la connaissance de l’histoire de l’art est-elle aujourd’hui indispensable à tout esprit un peu cultivé. Un autre fait qui vient à l’appui de ce besoin de l’histoire qui se fait sentir de nos jours, c’est la publication de la deuxième édition de la Biographie universelle des Musiciens, par M. Fétis, qui poursuit son cours et dont le troisième volume vient de paraître.

Faisons maintenant le signe de la croix, car l’année qui va finir dans quelques jours aura été propice à l’art le plus charmant qu’aient inventé les hommes à l’aide de Dieu. Un Tudesque perturbateur de la beauté, M. Richard Wagner, a reçu à Paris la juste récompense de son audace ; le génie de Gluck a soulevé la pierre de son tombeau, Alceste a été restaurée par une grande cantatrice dramatique et nous a fait entendre de sublimes accens, qui font le désespoir de tous les compositeurs de canzonette ; M. Pasdeloup a fait une tentative heureuse en mettant les chefs-d’œuvre de la musique instrumentale à la portée de tous ; la musique sans style et sans idées a été malmenée au Conservatoire et au festival de l’Opéra. Tout va donc pour le mieux dans le meilleur des mondes connus.


P. SCUDO.


Dans les relations les plus détaillées de la bataille de Ligny (16 juin 1815), on s’accordait à dire que le colonel Tiburce Sébastiani commanda la division Girard après que les généraux eurent été mis hors de combat. Les écrivains qui m’ont précédé, et chez lesquels j’ai puisé cette assertion, n’ont pas été contredits[1]. Je me suis conformé, après eux, à ce qui pouvait passer pour un fait accepté. Les fils du général Matis, poussés par un sentiment respectable, réclament l’honneur de ce commandement pour leur père, déjà colonel en 1811, qui s’était signalé au siège de Sagonte et commandait en 1815 le 82e à Ligny. Les preuves qu’ils allèguent pour cette revendication sont l’ancienneté du grade, les souvenirs d’anciens officiers du 82e et par-dessus tout l’assertion du général Matis dans ses mémoires posthumes et encore inédits. On y lit en effet ce qui suit : « Le général de brigade Villiers prit le commandement de la division et moi, celui de sa brigade. Il fit avancer la seconde brigade et marcha sur les Prussiens, mais à peine avions-nous parcouru un quart de lieue qu’il fut blessé d’une balle à la main et me remit le commandement de la division. »


E. QUINET.


Dans la livraison du 1er octobre, deux fautes d’impression ont altéré le sens en deux endroits ; elles doivent être corrigées comme il suit :

Page 555, ligne 26, au lieu de : éloquemment, lisez : noblement.
Page 563, ligne 23, au lieu de : la France près de sa perte, lisez : la France.


V. DE MARS.

  1. Le capitaine de Mauduit, les Derniers Jours de la grande armée, p. 73, 1848. — Le colonel Charras, Campagne de 1815, p. 144-155, 1857.