Chronique de la quinzaine - 31 décembre 1861

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Chronique de la quinzaine - 31 décembre 1861
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 37 (p. 243-256).

Chronique n° 713
31 décembre 1861


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


31 décembre 1861.

Nous voyons s’achever tristement une année qui certes n’aura pas place parmi les olympiades brillantes et heureuses de ce siècle. La fâcheuse originalité de cette date de 1861, c’est d’avoir étendu à la plus jeune des sociétés modernes, à la grande république américaine, le malaise, l’incertitude, le travail de dissolution, l’esprit d’incohérence et d’extravagance dont souffre la caduque Europe. Le spectacle de la crise des États-Unis ne semble pas fait pour nous rendre plus sages ou mieux assurés dans nos voies de ce côté-ci de l’Atlantique. Manquant à la fois de prudence et d’entrain, nous ne finissons point les questions commencées. Nous ne savons si nous devons nous préparer à de nouvelles luttes militaires, ou si nous devons aborder avec une confiante ardeur les œuvres de la paix. L’esprit de révolution est aussi hésitant, on dirait presque aussi fatigué, que l’esprit de conservation. La mort d’un homme dont la figure grandit à vue d’œil de l’autre côté de la tombe a troublé et paralysé la révolution italienne. Faute d’hommes, les nationalités militantes et souffrantes s’arrêtent et vacillent dans les luttes qu’elles ont entreprises. Faute d’hommes, les gouvernemens ne peuvent ni prévenir ni surmonter les embarras qui grossissent devant eux.

Un mal singulier a d’ailleurs atteint tous les gouvernemens à la fois, le mal des finances surmenées, gaspillées, dilapidées. Presque tous les états s’aperçoivent en même temps qu’ils ont fait une consommation ruineuse de capitaux, et cependant ils n’ont ni la sagesse ni la force de s’arrêter dans leurs dépenses. Si l’on part de la Turquie pour aller jusqu’aux États-Unis, dans tous les pays on voit la plaie financière béante. La Turquie est victime d’une misérable, dette flottante de 2 ou 300 millions ; mais ces pauvres Turcs, que l’on dit exaspérés, sont au fond devenus si dociles sous la cruelle discipline de la misère, qu’en vendant une portion des immenses biens du clergé musulman, en aliénant des wakoufs, il ne serait pas difficile, si l’on s’y appliquait sérieusement, de tirer le trésor ottoman de la gêne et de rétablir un ordre quelconque dans l’empire. Après les finances de la Turquie, les plus mauvaises de l’Europe sont celles de la Russie. La Russie est un pays riche assurément ; ses misères financières n’accusent que l’impéritie de son gouvernement, lequel, après avoir sollicité pour les voies ferrées le concours des capitaux étrangers, à cru habile de faire perdre soixante millions aux capitalistes qui avaient répondu à son appel. Les finances autrichiennes sont plus mal famées que celles de la Russie : c’est à tort ; elles sont pitoyables sans doute, mais du moins on n’en dérobe pas les misères à la publicité, L’Autriche vient de faire sa confession financière devant le Reichsrath ; c’est une récapitulation de déficit annuels considérables qui n’ont pas cessé depuis quatorze ans : le crédit faisant radicalement défaut, la confiance et la bonne harmonie manquant à la situation politique, on ne sait comment l’Autriche pourra conjurer ces désastres. L’Italie, pour deux exercices seulement, 1861 et 1862, annonce un déficit de 700 millions. Il est vrai qu’elle comble cette lacune avec des ressources prévenant des emprunts négociés, qui s’élèvent à environ 550 millions, et qu’elle compte pourvoir au reste avec des impôts : situation très délicate, mais qui serait promptement sauvée, si la politique ne jouait pas de mauvais tours à l’Italie. Nous ne parlons pas de la France, qui a peu d’efforts à faire, des impôts nouveaux à créer, un emprunt à négocier, pour éviter le danger qu’elle a entrevu. Nous ne parlons pas de l’Angleterre, qui en un mois vient, dit-on, de dépenser de 3 à 4 millions sterling en arméniens maritimes, et qui, lors même que son conflit avec les États-Unis n’Irait pas jusqu’à la guerre, aura probablement de ce chef à ajouter quelques pence par livre à son income-tax. Nous ne parlons pas de l’Espagne, dont les finances dans ces derniers temps avaient paru s’améliorer, mais qui, malgré sa fierté proverbiale, ne craint pas de compromettre son crédit renaissant en manquant aux engagemens qu’elle avait pris envers les victimes de ses anciennes banqueroutes. Restent les États-Unis, qui cette année, en prodigalités financières comme en convulsions politiques, dépassent tout le monde. En moins de deux ans de guerre civile, les États-Unis auront dépensé plus de 3 milliards. D’un bond, ils seront arrivés à se donner une dette fédérale énorme. Profond désordre moral et manque de décision et d’énergie, vaste déperdition des forces économiques du monde constatée par l’épuisement de toutes les finances publiques, voilà, au point de vue politique, le fond de l’année 1861. En même temps disparaissent des hommes qui donnaient du ton aux pays auxquels ils appartenaient ou en maintenaient discrètement l’équilibre : il y a quelques mois, le comte de Cavour ; il y a quelques jours, le prince Albert. Le drame, en se traînant, se complique, et quelques-uns dès personnages qui avaient le plus d’influence sur la conduite de l’action ont disparu. 1861 transmet à 1862 Un pénible héritage.

Le legs le plus redoutable de l’année qui expire est la querelle anglo-américaine provoquée par l’affaire du Trent L’issue de ce conflit peut être si grave qu’il est impossible que l’attention ne se détourne point des affaires intérieures de l’Europe pour s’absorber sur les nouvelles d’Amérique jusqu’à ce que les choses aient pris enfin un tour décisif. La menace de ce terrible duel des deux fractions de la race anglo-saxonne tient le monde entier en suspens. Cette année se ferme sans que nous sachions encore si les États-Unis accorderont la réparation qui leur est demandée par l’Angleterre. Les dernières dépêches disent bien, d’après les journaux de New-York, que le gouvernement de M. Lincoln ne rendra pas la liberté à MM. Mason et Slidell ; mais les affirmations de la presse de New-York n’ont aucun caractère officiel, et nous restons encore dans le doute. Il nous est cependant difficile d’espérer que le gouvernement américain enlève du premier coup tout prétexte à la guerre par la restitution des commissaires du sud. Les manifestations populaires si favorables au capitaine Wilkes, les approbations officielles données à cet officier, la promotion qui l’a récompensé, le caractère des prisonniers considérés par la masse des unionistes non comme des ambassadeurs ennemis, mais comme de coupables rebelles, la situation du gouvernement américain, qui a besoin de toute sa force morale et de l’adhésion passionnée du peuple pour faire face à une si vaste guerre civile, tout donne à croire que le président et ses ministres ne pourront pas céder à la première sommation d’un gouvernement étranger contre lequel le peuple américain nourrit de si vives préventions. Il nous paraît donc probable qu’il ne sera pas donné satisfaction à l’ultimatum du cabinet anglais, et que lord Lyons quittera l’Amérique. La rupture des relations diplomatiques est un fait bien grave assurément ; mais ce n’est point encore la guerre. C’est après le départ de lord Lyons, après les contre-propositions que le cabinet de Washington ne manquera pas d’adresser au gouvernement anglais, qu’il importera que l’opinion publique, non-seulement en Angleterre, mais en Europe, prenne en sérieuse considération la situation des États-Unis et la perspective de cette guerre dont on sera menacé.

Le gouvernement anglais, nous le savons, a posé la question sur un terrain de droit strict où en effet sa cause paraît si invincible qu’il ne lui semble pas permis de l’affaiblir par des concessions. L’Angleterre ne discute point la question de savoir si MM. Mason et Slidell pouvaient être considérés comme contrebande de guerre et pouvaient à ce titre être saisis à bord d’un navire neutre : l’Angleterre se borne à nier qu’un officier, pût s’ériger en juge dans une telle cause, dont la décision ne devait appartenir qu’à une cour d’amirauté. Le capitaine Wilkes se substituant arbitrairement à l’autorité judiciaire, seule compétente pour donner un caractère légal à sa prise, l’Angleterre ne peut voir, dans l’acte qu’il a commis sur le Trent qu’un fait de violence, qu’un outrage accompli contre le pavillon britannique. Enfermée dans ces termes de légalité rigoureuse, la protestation et la revendication anglaises sont d’une justice inflexible et absolue ; mais l’équité et même la politique permettent-elles ou conseillent-elles toujours de placer ainsi les questions dans d’infranchissables limites ? N’y a-t-il pas des argumens qui, sans avoir une valeur juridique absolue, possèdent cependant en politique une influence très grande et parlent aux consciences au nom de l’équité ? Par exemple cette affaire du Trent ne fournit-elle pas elle-même des argumens de cette nature ? Nous en connaissons deux de cette sorte, celui que le capitaine Wilkes a exposé dans son rapport et celui que le général Scott a présenté dans sa lettre au consul des États-Unis à Paris. Le capitaine Wilkes explique dans son rapport que c’est pour ménager les intérêts anglais, des intérêts innocens, qu’il n’a pas voulu opérer la capture du Trent. La raison, au point de vue du droit, n’est pas sérieuse ; mais, au point de vue pratique, n’est-il pas étrange que, si le capitaine américain eût fait subir un plus grave dommage aux intérêts anglais engagés dans le Trent, il eût échappé à la logique judiciaire dans laquelle les juristes britanniques enserrent la culpabilité de son acte ? Il y a là une de ces contradictions morales que la politique a justement pour devoir de concilier, au lieu de les abandonner au recours aveugle de la force brutale. Il en est de même de l’argument du général Scott. Le vieux général disait que les États-Unis ne feraient pas difficulté de rendre les prisonniers, si de son côté l’Angleterre consentait à reconnaître en termes généraux le principe du droit des neutres, qui serait consacré par le fait spécial de cette restitution. Évidemment, dans la logique du droit, la condition mise par le général Scott à la réparation d’une injure particulière n’a pas de force. Il n’y a pas de connexité entre un acte injuste, dont le redressement est poursuivi, et la proclamation d’un principe général imposé en réciprocité à la partie offensée. Cependant la transaction suggérée par le général Scott, en dépit des légistes de chancellerie, a grande prise sur la conscience humaine. C’est encore un de ces cas où la politique doit bien peser si le summum jus n’est pas la summa injuria, et où la pensée de l’homme d’état doit s’élever au-dessus de la limite que se pose l’esprit d’un attorney ou d’un procureur.

Il nous semble impossible que l’Angleterre, qui a eu pendant un mois le temps de réfléchir mûrement aux conséquences d’une rupture brusque et violente avec les États-Unis, veuille aujourd’hui emprisonner l’Amérique et s’emprisonner elle-même dans un cercle de Popilius. L’on a dans ces derniers temps beaucoup parlé des anciennes injures que l’Angleterre a eu à souffrir de la part des États-Unis et des concessions réitérées qu’elle a cru devoir faire à d’autres époques à l’intraitable impétuosité américaine. L’on a ajouté qu’autrefois c’est l’intérêt du coton qui rendait l’Angleterre si accommodante, qu’aujourd’hui au contraire, les États-Unis étant déchirés par la guerre civile et la sortie du coton empêchée par le blocus des ports du sud, l’Angleterre est sollicitée par l’occasion et poussée par intérêt à tirer des anciennes insultes une vengeance suprême. Ceux qui parlent ainsi calomnient l’Angleterre dans le passé, et, nous en avons confiance, la calomnient dans le présent. Au temps où elle a réglé ses derniers litiges avec les États-Unis dans un esprit de modération qu’on a étourdiment taxé de faiblesse, les ministres de l’Angleterre étaient sir Robert Peel, lord Aberdeen. Ce fut sous le grand ministère de sir Robert Peel que furent terminées les questions de l’Oregon et des frontières du Maine. Sir Robert Peel avec ses grandes conceptions économiques, lord Aberdeen avec son esprit élevé de justice, de conciliation et de paix, étaient placés bien au-dessus des tentations de l’intérêt sordide et des conseils d’une lâche pusillanimité. Nous le demandons à l’Angleterre actuelle : quelle était à cette époque la conduite qui devait être la plus profitable à sa véritable grandeur ? N’est-ce pas celle que lord Aberdeen et sir Robert Peel ont suivie ? L’Angleterre serait-elle bien aise aujourd’hui d’avoir sacrifié à la satisfaction d’humilier la jactance américaine ces pacifiques réformes de 1842 et de 1846 auxquelles elle a dû sa paix intérieure et sa prospérité au milieu des agitations qui depuis ont bouleversé le reste de l’Europe ? En dépit de leurs émotions présentes, les Anglais feront bien de ne point oublier l’enseignement de ces beaux souvenirs. Ils feraient bien aussi, lorsqu’on les exhorte à profiter de la détresse des États-Unis pour les accabler au nom d’anciennes injures, de se reporter encore vers le passé.

Quels sont en Amérique les hommes qui se sont toujours montrés les ennemis arrogans de l’Angleterre ? Ce sont les hommes du sud, qui ont eu le monopole du pouvoir pendant près d’un demi-siècle. Ce sont les hommes du sud, qui ont préconisé cette politique d’annexion qui menaçait l’Angleterre, politique de flibustiers, comme les Anglais l’appelaient avec tant de raison. Ce sont les hommes du sud, du parti de l’esclavage, qui favorisaient la traite et cherchaient aux croiseurs anglais de si mauvaises et de si fréquentes querelles. Quels sont au contraire parmi les Américains ceux qui avaient le plus d’affinité avec les aspirations généreuses de l’Angleterre, ceux qui étaient ses alliés naturels ? Ce sont les hommes du nord, les républicains. Or, aujourd’hui que les hommes du sud, le parti de l’esclavage, le parti de la politique flibustière, le parti qui s’était fait un moyen de popularité de son insolence envers l’Angleterre a perdu le pouvoir et veut briser l’union uniquement parce qu’il a perdu le pouvoir, c’est au profit de ce parti et de ces hommes, qui étaient hier ses antagonistes acharnés, que l’Angleterre voudrait venger les injures qu’elle a reçues d’eux autrefois, en accablant de ses réclamations inexorables et de tout le poids de sa puissance maritime, qui ? le parti qui lui a toujours été le plus favorable, le parti qui se rapproche le plus de ses principes, le parti du travail libre, le parti républicain ! Parmi les contradictions dont nous a fatigués la politique contemporaine, il n’y en aurait pas de plus choquante et, nous le croyons aussi, de plus imprévoyante.

Il faut, en effet que les peuples de l’Europe dont l’influence s’étend au-delà des mers, il faut que la France aussi bien que l’Angleterre prennent en considération l’avenir des États-Unis. Les puissances européennes, la France à leur tête, se sont hâtées, dans l’affaire du Trent, de se prononcer pour la légitimité des réclamations anglaises. Cette intervention morale dans le différend anglo-américain a été de notre part toute gratuite. La France, comme M. Thouvenel le rappelle dans sa dépêche du 3 décembre, est liée par des traités avec les États-Unis aux mêmes principes de droit maritime ; l’Angleterre n’ayant pas admis ces principes, on pourrait comprendre que les États-Unis fissent à l’Angleterre l’application des règles de droit maritime qu’elle professe, sans que nous fussions autorisés par de tels actes à douter de la fidélité de la république américaine à remplir les obligations qu’elle a contractées envers nous. Nous ne regrettons pas cependant que la France et l’Europe aient fait connaître à l’Amérique leur pensée unanime sur l’affaire du Trent. Cette manifestation d’opinion peut être d’un grand secours pour le gouvernement de Washington. Il sera plus facile à ce gouvernement, qui a besoin de popularité, de consentir à des réparations lorsqu’il aura l’air de céder non plus seulement à un ultimatum appuyé d’une menace de guerre, mais à l’opinion unanime des gouvernemens amis et désintéressés de l’Europe. Nous voyons donc dans la dépêche de M. Thouvenel une marque effective d’intérêt donnée aux États-Unis. La France, si par malheur la guerre ne peut pas être prévenue, doit sans doute demeurer neutre ; mais si elle pouvait quelque chose pour prévenir la guerre, qui ne souhaiterait de lui voir consacrer à une telle œuvre ses plus sincères efforts ?

Nous ne pouvons assister avec indifférence à cette crise, qui menace de dissolution la partie la plus vivace de l’Amérique. Le cynisme avec lequel le sud semble avoir voulu lier pour toujours sa cause à celle de l’esclavage, le grand principe du travail libre sur lequel repose la prospérité du nord, ne permettent pas aux sentimens généreux d’hésiter entre les deux partis. Les plus pressans intérêts doivent nous faire désirer la prompte fin de cette crise, à laquelle une guerre étrangère donnerait une durée et des proportions plus dangereuses en augmentant les souffrances que l’Angleterre, la France et toute l’Europe en ressentent indirectement. Or la crise américaine ne peut finir que par le rétablissement de l’union. La doctrine sécessioniste, si elle était consacrée par le succès, serait pour les états de l’Amérique septentrionale, pour ceux du nord comme pour ceux du sud, une cause permanente de dissolution. Elle se reproduirait partout et à tout propos. L’état se séparerait de l’état, le comté du comté, la commune de la commune. On tomberait, comme dans l’Amérique méridionale, en une anarchie qui n’aurait pour remède que de mobiles dictatures, suscitées et renversées par la violence. Si la guerre civile actuelle se prolonge, ou si la fatalité veut qu’elle soit compliquée d’une guerre étrangère, le nord sera obligé de recourir à l’abolition immédiate et radicale de l’esclavage, à la guerre servile, moyens suprêmes qui ne répareront pas le mal, mais qui consommeront la ruine du sud. On voit déjà par le dernier message du président Lincoln, et surtout par les propositions présentées et débattues au congrès, combien il est difficile au nord de se défendre contre la tendance qui mène à ces extrémités désespérées, Pour le dire en passant, depuis le commencement de cette lutte, on n’a pas été assez juste en Europe envers M. Lincoln et ses amis. On n’a pas tenu assez de compte de la réserve consciencieuse qu’ils ont apportée dans cette question de l’esclavage. Autant que cela dépendait d’eux, ils n’ont pas voulu la résoudre sommairement, dans le feu d’une guerre civile, au prix de cruelles incertitudes et de maux incalculables. Ils ont cherché à enlever à la violence la solution d’un si redoutable problème ; ils se sont efforcés de resserrer le débat entre eux et les sécessionistes sur un terrain exclusivement politique, sur la question de savoir si le plus respectable de tous les contrats, celui de qui dépend l’existence d’un état constitué, peut être rompu au bon plaisir de l’un des contractans. Leur modération échouera peut-être, mais il importe de la reconnaître pour dégager leur responsabilité des terribles conséquences que peuvent avoir pour l’humanité les nécessités qui seraient créées aux États-Unis par les complications de la politique étrangère.

L’incident d’une guerre avec l’Angleterre serait d’autant plus déplorable qu’à l’heure qu’il est un grand événement militaire qui serait favorable à la cause du nord pourrait conduire plus rapidement qu’on n’a l’air de le croire en Europe au rétablissement de l’union. Qu’on n’oublie pas que les États-Unis sont dans un de ces accès révolutionnaires où l’effet moral est tout-puissant, où il suffit d’un accident pour renverser le courant des idées et des faits. Si le nord obtenait une éclatante revanche de la défaite de Bull Run, si l’on ne donnait pas au gouvernement de la confédération du sud le temps de s’enraciner dans l’esprit des masses inoffensives, si, après avoir brisé la force matérielle sur laquelle il s’appuie, on l’ébranlait dans l’opinion des hommes d’ordre en offrant à leurs intérêts de sérieuses garanties, il ne serait pas impossible que l’édifice sécessioniste s’écroulât comme une de ces fragiles constructions que le génie américain se plaît à élever en un jour. C’est peut-être au moment où le coup décisif allait être porté que les Américains seront surpris par la funeste diversion d’une guerre étrangère.

On sait en effet que la capitale de l’Union n’est plus qu’un vaste camp, et que les préparatifs militaires sont devenus l’unique préoccupation des états du nord. Après les étourderies du début, les Américains ont compris qu’une grande guerre ne s’organise pas comme une élection présidentielle. Les Américains participent de ce caractère de la race anglaise, ordinairement si lente à se préparer. L’événement montrera s’ils ont hérité aussi de la persévérance britannique. D’ailleurs, par la manière dont elle est levée et organisée, par sa composition et son esprit, l’armée actuelle des États-Unis ne ressemble à rien de ce que l’Europe connaît. L’esprit démocratique et mercantile, par un phénomène curieux, y a produit des combinaisons qui pour nous se rattachent aux temps de la féodalité et de l’ancien régime. On y voit, comme dans l’ancienne organisation militaire de la France, si bien exposée dans l’excellente Histoire de Louvois que vient de publier M. Camille Rousset, des compagnies formées à l’entreprise et des espèces de colonels propriétaires ! Pour s’y introduire, la discipline a eu à lutter contre l’influence des mœurs civiles des États-Unis, contre le système d’élection des officiers par les volontaires, et contre l’autorité jalouse des gouverneurs d’états intervenant entre les troupes et le pouvoir central : curieuse armée, dont on ne saurait dire si elle est une armée de mercenaires, ou une armée nationale, ou une armée de volontaires. Ce sont des mercenaires, comme les appellent les gens du sud, puisqu’ils prennent la profession des armes pour vivre et spéculent sur la haute paie qu’ils reçoivent ; mais comment les appeler des mercenaires, puisqu’ils ne sont pas des étrangers ? Les soldats que l’Union a rassemblés par centaines de mille représentent tout aussi bien qu’une armée de conscrits toutes les classes qui composent la nation et en reflètent l’esprit. Ils comptent, il est vrai, dans leurs rangs cinquante ou soixante mille Européens ; ce n’est qu’une juste proportion accordée à la population des émigrans, qui, établis depuis quelque temps aux États-Unis font déjà partie de la nation et commencent à jouer un rôle important dans toutes ses affaires. Le soldat américain a enfin du volontaire l’inexpérience et l’impatience de la discipline ; mais il a moins d’enthousiasme que lui. On le dit en revanche intelligent et dur à la fatigué. Singuliers élémens avec lesquels le général Mac-Clellan, en s’aidant des officiers et des soldats des anciennes troupes régulières aguerries par la vie des prairies, compose une armée qui peut devenir formidable, et qui semble appelée à exercer sur les destinées des États-Unis reconstitués une sérieuse influence, quoique voilée encore par les incertitudes mystérieuses de l’avenir !

L’esprit public peut difficilement porter à la fois deux grandes préoccupations, et nous ne serions pas surpris que l’anxiété causée par les affaires d’Amérique eût fait tort à la grande question qui était, il y a quelques jours, soumise aux délibérations de notre sénat.

Nous l’avouerons sans détour, la discussion du sénatus-consulte qui doit introduire une plus étroite régularité dans la confection et le vote de nos budgets n’a point répondu à notre attente. Nous nous étions figuré que l’initiative prise à cet égard par le gouvernement, et dont l’empereur a laissé publiquement l’honneur à M. Fould, devait exciter dans nos assemblées politiques une généreuse émulation. Un grand objet leur était proposé : établir les finances de la France sur des bases puissantes et stables, contenir les dépenses dans les limites des ressources, rendre à notre politique financière sa liberté d’action, en l’affranchissant autant que possible de ces dettes exigibles à courte échéance qui mettent un pays à la merci de circonstances imprévues, et, par cette application à la réforme des finances publiques qui est le devoir et l’œuvre féconde des temps de paix, imprimer une impulsion plus saine à l’activité industrielle et commerciale de la nation. Il nous semblait que lorsqu’un tel appel était adressé par le gouvernement aux assemblées politiques, il n’était personne qui ne dût l’accueillir avec joie. Nous nous imaginions que chacun ferait preuve de zèle, d’abord pour bien comprendre la pensée du gouvernement, ensuite pour en seconder la réalisation.

Nous regrettons de le dire : le public n’a pas trouvé dans les discours qui ont été prononcés au sénat cette sorte d’électricité morale par laquelle un mouvement d’opinion s’associe à une heureuse entreprise politique. Il ne semble pas que la question principale ait été bien saisie par ceux des sénateurs qui ont pris part à la discussion. Chose bizarre, quoique les votes fussent acquis à la proposition du gouvernement, les discours trahissaient une sorte de mauvaise humeur ou une maussade hésitation de pensée. On avait l’air de se réveiller de mauvaise grâce, et de ne pas vouloir croire aux difficultés, aux dangers de la situation financière où les vieux erremens nous avaient conduits. On était visiblement mécontent d’apprendre que tout n’allait pas pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles. Il y a en France des courans bien contradictoires. Il est des temps où le dénigrement est universellement à l’ordre du jour, où nous mettons une émulation maladive à nous décrier nous-mêmes sous toutes les formes, à nous rabaisser sur tous les points. Il en est d’autres où nous nous épuisons en adulations sur notre propre compte, où nous nous admirons avec une infatigable complaisance, où toutes les bouches officielles, tous les organes de la publicité se croient tenus de célébrer à l’envi, et à tout propos, nos mérites, notre suprématie, notre gloire. Dans certaines régions de notre monde politique, on était évidemment dans une de ces veines de béatitude enchantée ; l’on y a su mauvais gré à M. Fould d’avoir troublé un beau songe. Sans doute l’on n’a eu que de l’admiration pour les lettres adressées par l’empereur au ministre d’état et au ministre des finances ; mais le terrible mémoire dont l’empereur a autorisé la publication semble n’avoir été pour certaines gens qu’une révélation malencontreuse.

C’est à ce conflit de sentimens froissés et d’illusions contrariées que nous attribuons le ton chagrin et la stérilité de certains discours prononcés au sénat. Au lieu d’attaquer de front la question principale et d’entrer de bon cœur dans la voie ouverte par le gouvernement, on s’est égaré dans des préoccupations rétrospectives, dans des apologies mesquines. La renonciation aux crédits supplémentaires et extraordinaires par décrets, le vote du budget par grandes sections ne seraient-ils pas un retour au régime parlementaire et au système de la responsabilité des ministres ? Voilà par exemple une des questions dont on s’est le plus ému. Ce n’est point un retour au régime parlementaire, c’est au contraire l’abrogation d’une tradition de ce régime, — a dit victorieusement M. Troplong dans son rapport sur le projet de sénatus-consulte, et cependant l’autorité du président du sénat n’a pu rassurer M. Brenier sur les périls que court la constitution ! Puis, comme si l’on répondait à nous ne savons quels invisibles et muets adversaires, on s’est cru obligé de défendre la politique financière de l’empire depuis son origine ; on a rappelé les 2 milliards empruntés sur rentes consolidées, et expropriant généreusement le mot célèbre d’une autre époque, la France est assez riche pour payer sa gloire, on s’est écrié : « Est-ce donc un argent mal placé que celui qui sert à payer tant de gloire, de grandeur et de générosité ? » Argent bien placé assurément, s’écrie un honorable sénateur, M, Bonjean, car il a révélé la richesse de la France, il a utilisé les épargnes du pays, épargnes si considérables que nous avons pu, suivant cet économiste enthousiaste, prêter en outre 5 milliards aux gouvernemens ou aux entreprises industrielles des autres pays, et que nous sommes devenus les banquiers de l’Europe. Enfin il n’est pas jusqu’à la dette flottante qui n’ait fourni matière à de consolantes répliques. Comparant le chiffre actuel des découverts à celui qu’ils avaient atteint sous de précédens régimes, on a prétendu que pour la plus grande partie on n’avait fait qu’hériter des dettes de ces régimes, auxquelles on n’avait tout au plus ajouté que 300 millions. Passant ensuite aux moyens de trésorerie à l’aide desquels ces découverts se transforment en dette flottante, l’on a témoigné presque l’intention de soutenir que ces moyens de trésorerie sont en quelque sorte des prêts forcés que le gouvernement est contraint de subir. L’état, un emprunteur nécessiteux ! Quelle erreur ! Il est débiteur malgré lui.

À nos yeux, ce n’est point dans ces diversions, qu’était le véritable intérêt du débat, la vraie question à laquelle on devait s’efforcer d’attacher l’opinion publique. Nous n’avons aucun goût à conjecturer quelles seront les conséquences constitutionnelles de la renonciation par laquelle la couronne abandonne, le droit de décréter des crédits, et de l’accroissement d’attributions que le corps législatif vient de recevoir. C’est à la pratique que se font, à vrai dire, les institutions politiques, et nous attendons patiemment que l’expérience nous apprenne la vertu de développement que le sénatus-consulte récemment adopté peut inculquer à la constitution. De même nous ne voyons aucune utilité à ces récapitulations complaisantes des emprunts contractés depuis dix ans ; une seule réflexion au sujet de ces emprunts eût été opportune : à quel taux ont-ils été négociés ? En moyenne, on n’a guère emprunté depuis dix ans qu’aux environs de 60 francs, tandis que le dernier emprunt négocié avant 1848 avait été placé à 75. Il y a dans ce rapprochement une leçon de modestie pour le présent, dont il est bon de profiter pour s’appliquer plus résolument à la réforme des finances. Nous ne saisissons pas davantage la justesse des distinctions que l’on fait sur les découverts et le motif de gloire ou d’excuse que l’on prétend tirer de ces legs d’arriéré que l’on impute aux anciens régimes. Nous n’avons pas à défendre la politique financière antérieure à 1848 ; elle a été justifiée dans la Revue par deux de ses organes naturels, M. Vitet et M. Dumon, et tout le monde sait que le découvert de 1848 allait être ramené dans de rassurantes limites par un emprunt dont les versemens furent interrompus par la révolution de février. Quand on a soi-même emprunté deux milliards, il semble que l’on eût dû avoir des ressources suffisantes pour atténuer même les découverts légués par le passé. D’ailleurs on a consolidé plus de 200 millions sur les découverts de 1857 avec les 100 millions du nouveau capital de la Banque de France et les rentes fournies à la caisse de la dotation de l’armée, et si l’on trouve quelque intérêt à comparer la dette flottante d’un régime avec la dette flottante d’un autre, il serait certes équitable de rappeler pour mémoire cette consolidation récente. Enfin nous sommes loin d’admettre que le trésor soit en quelque sorte obligé, comme on a affecté de le dire, par les ressources qui s’imposent à lui, d’entretenir une énorme dette flottante. Ceux qui professent cette opinion apportent dans l’appréciation de ces questions l’optimisme routinier de l’esprit administratif, au lieu de s’inspirer de l’esprit sagace des affaires. D’abord il est connu de tous ceux qui sont mêlés aux mouvemens du marché financier que, bien loin de se contenter des ressources qui lui arrivent naturellement par les comptes-courans des receveurs-généraux, par les fonds des communes, par les caisses d’épargne, le trésor a sollicité d’autres ressources. Qu’est-ce par exemple que le compte-courant du crédit foncier, le compte-courant de certaines compagnies de chemins de fer ? Ensuite il n’est nullement exact qu’une bonne politique financière ne conseille pas au gouvernement de restreindre certaines charges qui s’imposent à lui : sans parler des fonds de dépôt du crédit foncier, dont il pourrait fort bien se passer, pourquoi l’état s’astreindrait-il à maintenir à 1, 000 francs le maximum des livrets de caisses d’épargne et ne réduirait-il pas même de moitié ce maximum ? Dans un temps où l’on semble avoir renoncé à l’amortissement, il ne serait pas indifférent, par la même mesure, de décharger les responsabilités du trésor et de reporter vers les fonds publics un courant de petits capitaux qui jusqu’à un certain point y ferait la fonction de l’amortissement, aujourd’hui tombé en désuétude.

Le véritable intérêt de la discussion était dans l’équilibre financier que l’on se propose de rétablir. Il y avait jusqu’à présent deux budgets, le budget voté, le budget normal, et le budget décrété, le budget irrégulier. Il n’y avait de ressources régulières et prévues que pour le premier ; le second était, pour les ressources, livré à la tentation et à l’imprévu des moyens de trésorerie. Ni les chambres ni le pays ne pouvaient chaque année balancer avec précision et les ressources du revenu public et les dépenses totales de l’année. De là pour le gouvernement et pour le pays une tendance maladive à dépenser plus que le revenu, si bien qu’un budget sur dix se soldant en équilibre pouvait passer pour un phénomène. De là la triste nécessité pour le gouvernement de venir emprunter au-delà de toute mesure sur le marché des capitaux flottans, d’y faire concurrence au crédit commercial, auquel ces capitaux appartiennent essentiellement, et l’inconvénient de frapper le crédit public, surveillé sans relâche par le marché monétaire, d’une dépréciation lente et funeste. C’est à cet état de choses que M. Fould veut mettre un terme. Nous ne sommes pas surpris qu’il y ait parmi nous une sorte de vieux parti turc que cette réforme trouble et inquiète ; mais nous sommes fâchés qu’un homme aussi spirituel que M. Brenier, et qui a pu voir naguère à Naples combien il est périlleux pour un gouvernement d’être trop lent à se réformer, ait dénoncé dans le système qu’on va inaugurer une innovation compromettante. M. Brenier aurait voulu que l’on gardât la prérogative des crédits décrétés. Comment pourvoir à ces crédits ? Par les moyens de trésorerie ? Mais il arrive toujours un moment où les moyens de trésorerie ne suffisent plus à porter les découverts existans. À ce moment-là, on rendrait l’élasticité aux moyens de trésorerie en consolidant une petite portion de la dette flottante. Voilà donc le cercle où des esprits conservateurs pensent que nos finances pourraient se mouvoir avec sécurité ! On marcherait des crédits décrétés à la dette flottante, de la dette flottante à la consolidation ! et ce serait toujours à recommencer ! et on enflerait ainsi, en temps de paix, par des accroissemens périodiques, et la dette flottante, et l’impôt ! Hélas ! c’est le triste horoscope qu’au lendemain des actes du 14 novembre un journal anglais renommé, l’Economist prévoyant les obstacles que rencontrerait l’entreprise de M. Fould, tirait de l’avenir financier de la France. Pourquoi des conservateurs du régime actuel donnent-ils raison d’avance aux fâcheuses prophéties des incurables parlementaires d’Angleterre ?

Quant à nous qui, en toute circonstance, avons à cœur de placer les grands intérêts du pays.au-dessus de dissidences secondaires, nous nous estimerons heureux du succès de l’œuvre commencée par M. Fould, et nous l’accompagnerons de nos encouragemens les plus sincères ; Nous irons plus loin : nous croirons contribuer dans notre faible mesure au succès du ministre des finances en signalant les circonstances politiques qui nous paraîtraient de nature à entraver l’accomplissement de sa tâche. Nous avons déjà indiqué à ce propos le dissentiment qui nous sépare de M. le ministre de l’intérieur. M. le comte de Persigny n’a jamais montré, plus de zèle à appliquer à la presse le système des avertissemens que depuis quelques semaines. Il y a peu de Jours, un avertissement a été donné par lui au Journal des Débats dans la personne d’un de nos plus illustres amis, d’un écrivain aussi renommé par la modération de ses opinions que par la grâce et l’urbanité de son esprit. Nous n’avons point à discuter les motifs de cet avertissement ; mais M. le comte de Persigny, en arrivant au pouvoir, nous a prévenus qu’il livrait à nos discussions ses actes administratifs. Il nous permettra donc d’user de cette licence pour lui exprimer le regret de le voir se montrer aussi sévère en ce moment envers la presse qu’eût pu l’être un juge hanovrien au lendemain d’une entreprise de prétendant. Pourquoi multiplier les avertissemens dans un temps de réforme financière ? C’est surtout par le concours confiant de l’opinion que des réformes de ce genre réussissent ; or l’opinion a besoin de se croire libre pour s’ouvrir à la confiance. C’est par l’indulgence envers la presse qu’il serait sage en ce moment de préparer l’opinion aux mesures de M. Fould. M. Saint-Marc Girardin a pu se tromper, au gré de M. de Persigny, dans la fine tournure qu’il a donnée à un compliment ; mais nous sommes sûrs qu’il ne figurera point parmi les adversaires du ministre des finances, et nous eussions aimé, sur ce point, à nous trouver d’accord avec celui des collègues de M. Fould qui tient dans ses mains le sort de la presse.

Nous avions, en commençant, négligé de compter la Hollande parmi les pays auxquels les questions financières donnent du souci. La Hollande ne court certes point les mêmes périls que des états, plus grands et plus puissans qu’elle ; mais elle veille attentivement à la bonne administration de ses ressources, et la discussion du budget vient d’être au sein de son parlement une chaude affaire. La seconde chambre n’a pas consacré moins d’un mois au débat et au vote du budget. Les ministres n’ont pas tous eu à se louer de cette épreuve. Le ministre de l’intérieur, M. van Heemstra, s’est vu refuser le chapitre de l’intérieur, comme qui dirait chez nous une grande section du budget, et pour l’expédition des affaires la chambre a voté à l’unanimité un simple crédit. Les chapitres des finances et de la guerre ont soulevé une opposition marquée ; on a passé sur le ministère de la marine, dont le nouveau titulaire, le contre-amiral van Kattendyle, propose un nouveau système maritime dont l’examen a été renvoyé à une commission. On s’est ardemment disputé, sur les projets de réforme coloniale de M. Landon, qui ont motivé la sortie du cabinet de l’ancien ministre des affaires étrangères, M. van Zuylen. Bref, après avoir ébauché le budget en plusieurs endroits, on a fini par rejeter le chapitre des dépenses imprévues, ce que l’on appellerait chez nous les dépenses extraordinaires. L’année politique finit donc pour la Hollande sur cette interrogation : le cabinet sera-t-il remanié ? la chambre sera-t-elle dissoute ? e. forcade.



LES CONTES DE PERRAULT illustrés par Gustave Doré.[1]

Les contes de Perrault ont eu depuis deux siècles une quantité de bonnes fortunes, qui auraient sans doute fort étonné, s’il avait pu les prévoir, l’auteur modeste et ingénieux auquel nous devons la très habile et cependant très naïve rédaction de ces charmans récits. Leur première et leur plus grande bonne fortune a été l’adoption qu’en a faite l’inventif écrivain qui leur a donné son nom. Orphelins de la tradition, enfans déclassés et sans asile de l’inspiration chevaleresque ou de la poésie populaire, ils ont été recueillis au moment où ils couraient risque de se perdre pour toujours dans un monde qui devenait de moins en mois rêveur et naïf, et introduits dans le milieu de la bourgeoisie française. Admis au foyer de Perrault, choyés et caressés par lui, décemment revêtus de l’honnête et simple habit des classes moyennes de l’ancienne France, ils ont fait leur chemin dans le monde. Ils ont été adoptés à la suite du bon Perrault par toutes les classes et par tous les âges, car ce qui donne à ces contes leur rare mérite et leur confère le droit de cité dans le monde supérieur de l’art, c’est qu’ils ne s’adressent pas seulement à une classe de la société ou à un âge des la vie. Populaires ou chevaleresques par l’origine, ils sont bourgeois par le langage et la moralité. L’enfant s’amuse de ces contes et y laisse jouer son imagination qui s’essaie, le jeune homme y cherche un miroir pour ses rêveries, l’homme fait y vérifie ses expériences, le vieillard s’y souvient. Cependant, bien que ce livre s’adresse à tous les âges, nul n’aurait jamais songé à le donner en cadeau d’étrennes à d’autres personnes que des enfans ou quelques rares adolescens naïfs, s’il en reste encore. Les enfans sont maintenant si précoces ! Il vient d’obtenir cette dernière bonne fortune. Les contes de Perrault, grâce à un éditeur intelligent et hardi, sont devenus aujourd’hui un très beau livre, qu’on peut offrir en cadeau à tout le monde, et que les parens peut envier à leurs enfans. Tout est excellent dans cette nouvelle édition, papier, impression et correction typographique. L’éditeur, par un raffinement de goût, a fait imprimer ce volume eu caractères du XVIIe siècle, comme pour joindre le charme de l’archaïsme à la somptuosité moderne, et conserver à ces charmans récits le cachet de leur origine sous le magnifique accoutrement dont il les a revêtus. L’écrivain qui, sous le nom de Stahl ; s’est chargé d’introduire ces vieux contes auprès du public moderne, l’a fait dans une préface qui est en heureuse harmonie avec le genre de littérature qu’il voulait recommander. M. Gustave Doré s’est chargé des illustrations. Nous avons dit ici même, à l’occasion de l’Enfer de Danse, tout le bien que nous pension des dessins du jeune artiste, l’œuvre la plus parfaite à notre avis qui soit sortie de sa main. Il a restitué à chacun de ses héros son origine véritable et raconté par le crayon son histoire dans le style qui lui convient. Les dessins qui représentent l’histoire du petit Chaperon-Rouge ont toute la grâce rustique d’un récit villageois, et ceux qui racontent l’histoire de la Barbe-Bleue toute la dure magnificence de la vie féodale à l’aurore de la renaissance. Il est vraiment difficile de faire un choix parmi tant de poétique compositions : , arrêtez cependant vos yeux sur celles qui racontent les histoires du Petit Poucet, de la Belle au bois dormant et de Peau d’Ane. Tous les clairs de lune de la féérie brillent dans les dessins qui illustrent les aventure de la filleule de la fée des lilas ; le château de la Belle au bois dormant pourrait servir de décor aux plus poétiques de contes allemands, et l’heureux Petit Poucet, à qui jusqu’aujourd’hui les modestes taillis de la France avaient suffi pour l’égarer, a obtenu l’insigne honneur d’errer avec ses frères dans des paysages grandioses et sauvages, tout comme s’il était Siegfried l’invincible et non pas le fils du pauvre bûcheron.


EMILE MONTEGUT


V. DE MARS.

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  1. Paris, Didot et Hetzel, 1862.