Chronique de la quinzaine - 14 janvier 1901

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Chronique n° 1650
14 janvier 1901


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 janvier.


Les vacances du Jour de l’an ont été, cette année, très courtes pour le monde politique : les Chambres se sont réunies le 8 janvier. M. Fallières a été réélu président du Sénat, et M. Paul Deschanel, président de la Chambre : toutefois, si le premier l’a été sans difficultés et sans concurrence, il n’en a pas été de même de l’autre. M. Henri Brisson a posé sa candidature contre M. Deschanel. Battu déjà en 1899 et en 1900, on se demandait pourquoi M. Brisson serait plus heureux en 1901, et par quel sortilège le siècle nouveau lui serait plus favorable que l’ancien. Mais les ministériels, qui avaient pris sa candidature à leur compte, assuraient que, depuis un an, au milieu des nombreux assauts qu’elle avait essuyés et repoussés avec avantage, leur majorité s’était singulièrement fortifiée ; elle était devenue plus nombreuse et plus solide ; on allait bien le voir. On a vu tout le contraire. M. Deschanel a été réélu à quatre-vingts voix de majorité. La bataille, à laquelle, de part et d’autre, on s’était préparé avec beaucoup d’ardeur, a été gagnée par les modérés et perdue par les ministériels. Grande surprise pour ceux-ci. Ils n’avaient pourtant épargné aucune manœuvre, ni même aucune intrigue, pour atteindre leur but.

Si l’on désire plus de renseignemens à ce sujet, nous les donnerons. Les ministériels avaient remarqué que, toutes les fois que la Chambre votait au scrutin public, ils avaient la majorité ; et que toutes les fois qu’elle votait au scrutin secret, ils la perdaient. Dès lors, ils ont conclu qu’il fallait supprimer, en fait, le secret du vote pour l’élection du président. Rien de plus simple : il suffisait de procéder par appel nominal à la tribune, et de donner pour consigne à leurs amis de s’abstenir au premier tour. Les partisans de M. Deschanel, ses partisans avoués et irréductibles, seraient seuls à voter ; les autres, les hésitans et les faibles, intimidés par la surveillance qu’on exercerait sur eux, n’oseraient pas le faire à découvert. Le premier qui oserait répondre à l’appel de son nom et monter à la tribune, serait couvert de telles huées que les autres seraient découragés de suivre son exemple. On espérait ainsi ne pas avoir le quorum, en d’autres termes le nombre de votans nécessaire pour qu’un vote soit valable. Ce serait déjà un grave échec pour M. Deschanel : on crierait bien haut qu’il n’avait pas la majorité de la Chambre, que l’épreuve faite en était la démonstration convaincante, et, en vertu de cette loi psychologique qui poussait déjà les moutons de Panurge à suivre l’exemple les uns des autres, quoi qu’il pût leur en coûter, la majorité se grouperait au second tour de scrutin autour de M. Brisson. Avons-nous besoin de faire remarquer combien il aurait été choquant de violer le règlement pour la nomination du président, qui devrait ensuite le faire respecter ? Or, le règlement veut que le vote soit secret, et non pas sans raison. Il est toujours délicat et souvent dangereux, dans les questions de personnes, de procéder au scrutin public ; il en reste inévitablement des animosités et des rancunes entre l’élu et ceux qui n’ont pas voté pour lui ; et, quand bien même le candidat favorisé saurait se mettre au-dessus de ces petits sentimens, on ne pourrait pas l’espérer de tous ses amis. Le président de la Chambre ne doit pas être l’homme d’un parti : il appartient également à tous, et il importe que son impartialité ne soit pas même suspectée. La prescription du règlement est donc sage et tutélaire.

La dernière Chambre, dans un de ces accès de vertu politique qui s’emparaient d’elle de temps en temps, a supprimé le scrutin secret pour les votes ordinaires, et ne l’a conservé que pour les questions de personnes. Il faut, disait-on, que chacun prenne hautement la responsabilité de ses votes, et que l’électeur sache toujours comment, dans telle ou telle affaire, son représentant s’est prononcé. Nous sommes loin de contester ce qu’il y a là de sérieux. Si le vote était toujours secret, ou même s’il l’était le plus souvent, il serait trop facile au député d’échapper au contrôle de l’électeur : le mandataire ne pourrait pas savoir comment a été rempli le mandat qu’il aurait donné. Mais la règle la plus générale a ses exceptions, et il y a eu dans la suppression radicale du scrutin secret quelque chose de trop absolu. Il était bon dans certaines circonstances, et par exemple lorsqu’une campagne d’intimidation et de violence a dépassé certaines limites, que la liberté personnelle du député pût trouver un refuge dans le scrutin anonyme. Il suffisait même que cela fût possible, pour empêcher certains excès de se produire. Ils se produisent aujourd’hui avec une audace éhontée. On voit s’organiser, dans la presse et dans les comités, de véritables entreprises en vue de déterminer un vote parlementaire dans un sens ou dans l’autre. On ne recule, pour cela, devant rien. Menaces, injures, diffamations, calomnies, tout est mis en œuvre : c’est une terreur d’un nouveau genre, et peut-être la pire de toutes, qu’on fait peser sur une assemblée. Nos députés ne sont pas des héros ; il s’en faut même de beaucoup. Un grand nombre d’entre eux sont des hommes timides, faibles, amoureux de leur tranquillité et naturellement ennemis des coups. En ce sens, ils ressemblent aux électeurs eux-mêmes. Il en est sans doute que l’habitude finit par rendre indifférens et insensibles aux accidens de la vie publique. Elle les endurcit aux intempéries parlementaires et les revêt d’une carapace imperméable. Mais c’est l’exception, et les hommes de ce caractère sont rares. Dans toutes les assemblées, depuis qu’il en existe au monde, entre les deux partis principaux qui se disputent la majorité, il y a toujours un groupe indécis et flottant qui se porte tantôt d’un côté et tantôt de l’autre, et fait pencher la balance du côté où il se porte. Ce groupe, on le voit, est le maître de la situation ; mais il n’est pas impossible de devenir le maître de ce groupe ; et c’est le problème que les radicaux et les socialistes se sont chargés de résoudre à leur profit. Pour cela, aucun scrupule ne les gêne. Ils ont une police qui exerce sur les députés susceptibles de défaillance l’inquisition la plus étroite, la plus intime, la plus sûre qu’on ait encore connue. Le malheureux qui y est soumis n’a d’autre liberté que celle d’en gémir, et il ne se fait pas faute d’en user. Ah ! s’il pouvait voter suivant sa conscience ! mais il ne le peut pas ! Lorsqu’on cause avec lui, dans les couloirs de la Chambre ou ailleurs, et qu’il peut en sécurité s’abandonner aux confidences, il ne dissimule pas l’impression d’inquiétude et d’effroi que lui fait éprouver la marche de nos affaires. Le gouvernement actuel l’épouvante : il se demande où l’on nous mène. Un homme de simple bon sens, peu rompu aux mœurs parlementaires, serait convaincu que le premier vote de son interlocuteur sera pour renverser le ministère. Point du tout : il le soutient et le conserve. Il y a deux hommes divers dans ce député effaré, mais craintif et docile, que son intelligence inspire lorsqu’il cause en liberté, mais que la peur détermine lorsqu’il vote. Et voilà de quoi se compose la majorité. Pendant les quelques jours qui ont précédé l’élection présidentielle, la presse radicale n’a mis aucun embarras à l’avouer. — Que deviendrions-nous, disait-elle, si chacun votait, par le scrutin secret, conformément à ses inclinations naturelles ? Il n’y aurait plus aucune discipline dans le parti, et bientôt tout serait perdu. C’est au scrutin public que nous avons dû la majorité dans tant de rencontres fameuses où l’éloquence de M. Waldeck-Rousseau a paru triompher à elle seule, mais où la crainte de la publicité de l’Officiel a été peut-être plus efficace encore. Il faut donc rendre public le scrutin pour l’élection du président. Le règlement s’y oppose, tournons le règlement.

Cette question, disons-nous, est vieille comme les assemblées. Nous relisions, ces jours-ci, les deux lettres si curieuses qui nous restent de la correspondance de Salluste avec César, à une époque très différente de la nôtre à bien des égards, mais où les hommes se ressemblaient tout de même. Salluste se demandait comment on pourrait avoir une majorité certaine dans le Sénat, et il semblerait au premier abord qu’il aurait dû pousser César à y introduire le scrutin public, si favorable au gouvernement actuel : mais il fait le contraire. Il croyait évidemment que l’opinion véritable et sincère était avec César, et qu’il lui suffirait de pouvoir s’exprimer librement pour le faire en sa faveur. « Fais en sorte, disait-il, que le vote soit dégagé de toute crainte : par-là, sûr du secret, chacun préférera sa liberté à la puissance d’un autre. Car la liberté est également chère aux bons et aux méchans, aux braves et aux lâches ; mais la plupart des hommes, dans leur folie, l’abandonnent par peur, et, sans attendre l’issue d’un combat incertain, se soumettent par faiblesse au joug qu’on n’impose qu’aux vaincus. » Sententias eorum a metu libera, dit le vieil historien : ne répéterait-il pas la même chose s’il vivait aujourd’hui ? C’est la peur qui dicte les votes ; c’est de la peur qu’il faudrait les affranchir. Nous convenons que cela est difficile ; mais, s’il est difficile de guérir le mal, ce n’est pas une raison pour en méconnaître la nature et les causes. On a vu une fois de plus, au Palais-Bourbon, que le scrutin public assurait la majorité au ministère, et que le scrutin secret la lui enlevait. Au scrutin public, il a environ quatre-vingts voix de majorité ; au scrutin secret, il a quatre-vingts voix de minorité. L’écart est considérable. Par la faute des ministériels, qui ont voulu livrer bataille et qui l’ont perdue, on a pu jeter un coup de sonde dans les profondeurs mystérieuses du parlement. Le malheur est que, dès demain, la Chambre sera soumise de nouveau au régime du scrutin public ; et alors tous ceux qui, le jour de la rentrée, ont voté suivant leur conscience, ne voteront plus que suivant leurs craintes. Le ministère n’est pas encore sur le point d’être renversé. On a vu seulement sur quelles bases il reposait.

Au point de vue parlementaire, la session se rouvre dans des conditions assez nouvelles. Pour la première fois depuis longtemps, la Chambre est débarrassée du budget à cette époque de l’année. Sans doute il n’est pas encore voté ; nous avons déjà un douzième provisoire et peut-être en aurons-nous deux ; mais la discussion est, pour le moment, épuisée au Palais-Bourbon. Lorsque, du Luxembourg, le budget y reviendra, la Chambre lui consacrera encore un peu de son temps, mais pas beaucoup : il sera comme un intermède, qui interrompra à peine le travail entamé. Quel sera ce travail ?

On a promis au pays beaucoup de réformes, et, jusqu’ici, on n’en a fait absolument aucune. Le budget remplissant toute l’année, le temps matériel manquait pour autre chose. On peut discuter pour savoir si cela n’était pas préférable : quoi qu’il en soit, la Chambre a aujourd’hui du temps disponible, et nous allons voir à quoi elle l’emploiera. En ouvrant sa session, elle n’a eu que l’embarras du choix. Si jamais le labeur parlementaire n’a été moins productif, jamais non plus on n’avait accumulé un aussi grand nombre de projets, — et nous parlons seulement de ceux qui sont dus à l’initiative gouvernementale : — il faudrait vingt ans pour liquider le stock qui provient de l’initiative individuelle. — On a pu croire assez longtemps qu’il y avait d’autant moins d’inconvéniens à entasser ainsi projets sur projets, qu’il serait probablement impossible d’en aborder aucun. Mais la hâte inusitée avec laquelle la Chambre a bâclé le dernier budget, sans y regarder de très près, lui a fait des loisirs, et il faut qu’elle les remplisse. Si on laisse de côté, pour le moment, les projets de loi de moindre importance, on peut diviser les autres en deux catégories, suivant qu’ils se rapportent à des questions sociales, ou à des questions religieuses et scolaires : ces dernières sont, en fait, étroitement confondues. Le ministère a déposé, d’une part, des projets de loi sur les retraites ouvrières, sur l’arbitrage obligatoire, sur la grève également obligatoire lorsqu’elle aura été résolue par la majorité des ouvriers ; et, de l’autre, des projets sur le droit d’association et le stage scolaire. Par quoi commencera-t-on ? Le gouvernement a demandé que ce fût par la loi sur les associations, et la Chambre s’est empressée d’y acquiescer. Mais ceux qui en concluraient que M. le président du Conseil jouit sur elle d’une grande autorité ont eu bientôt de quoi se détromper. Nous allons avoir à parler de la lettre que le Saint-Père a écrite au cardinal-archevêque de Paris : un socialiste a demandé à interpeller à ce sujet le gouvernement, en insistant pour que son interpellation vînt avant la loi sur les associations et y servit de préface. M. Waldeck-Rousseau a essayé de s’y opposer, il a été battu. Les radicaux et les socialistes tiennent à agiter les passions antireligieuses avant d’aborder la loi sur les associations : ainsi sera-t-il fait. Nous avouons, toutefois, regretter l’ajournement des lois sociales. A supposer que la loi sur les associations soit jamais votée, il en résultera certainement dans le pays une grande effervescence ; mais, certainement aussi, ni nos ouvriers, ni nos paysans n’en seront plus heureux ; ni notre commerce, ni notre industrie n’en tireront le moindre profit ; et le pays pourra dire que ce n’est pas encore cela qu’on lui avait promis. Le caractère des lois de ce genre est d’être exclusivement politiques, et les lois exclusivement politiques flattent les uns, tandis qu’elles inquiètent les autres, mais ne rapportent à tous que des satisfactions ou des irritations morales. Néanmoins il était devenu difficile de retarder encore la loi sur les associations. M. le président du Conseil, toutes les fois qu’il a été dans ces derniers temps amené à prendre la parole, a présenté cette loi comme la pierre angulaire de tout son système de gouvernement ; et de plus, par un procédé oratoire peu digne de son talent, il a constamment accusé ses adversaires de ne lui faire de l’opposition que pour retarder ou empêcher l’ouverture d’un débat qui leur causait de vives alarmes. Si l’on attaquait, par exemple, l’amnistie, ou si l’on proposait de l’étendre davantage, c’était pour échapper à la loi sur les associations. Si l’on demandait une enquête parlementaire sur certains désordres qui se sont produits en pays lointain, c’était dans le même dessein. Et ainsi du reste : l’argument servait à tout. Aussi s’est-il un peu usé. On n’aurait pas compris qu’aujourd’hui M. le président du Conseil eût reculé devant une discussion qu’il avait si souvent appelée de ses vœux : il l’aurait voulu, qu’il ne l’aurait pas pu.

Nous ne dirons rien des questions multiples que soulève le projet de loi : au surplus, on trouvera, dans une autre partie de la Revue, une étude approfondie sur toutes celles qui se rattachent à l’ordre juridique. Mais comment ne pas parler des manifestations que le Souverain Pontife, après beaucoup de patience, a cru devoir faire pour donner aux pouvoirs publics et à l’opinion un avertissement qu’il jugeait indispensable ? Jamais le langage de Léon XIII n’avait été plus mesuré, mais en même temps plus ferme. On y sent une émotion dont l’effet est d’autant plus puissant qu’il en surveille et qu’il en contient mieux l’expression. Il n’y a pas un mot dont les plus susceptibles puissent se plaindre ; à chaque ligne, on trouve pour la France l’assurance d’une affection évidemment sincère ; le Pape en a donné d’ailleurs trop de preuves pour qu’on puisse la mettre en doute. Sa lettre au cardinal-archevêque de Paris en est une preuve de plus. Avant cette lettre, un journal avait publié une conversation de Léon XIII avec un de ses rédacteurs, conversation qui portait tous les caractères de l’authenticité, qui n’a été démentie sur aucun point, qui a été confirmée sur presque tous par la lettre publiée le surlendemain, mais où l’illustre pontife parlait, avec plus de liberté qu’il ne pouvait le faire dans un document officiel, des promesses qu’on lui avait faites, ou qu’il pensait avoir reçues, et des pénibles surprises qu’il avait éprouvées à leur sujet. Quelles étaient ces promesses ? Le Pape ne le dit pas expressément. Mais on peut croire que, depuis le dépôt déjà ancien du projet de loi sur les associations, il a été entretenu dans l’assurance qu’il n’avait rien à en craindre ; que ce projet ne verrait probablement jamais le grand jour de la tribune ; en tout cas, qu’il ne serait pas voté tel quel ; enfin, qu’il n’y avait là, de la part du gouvernement, qu’une manifestation parlementaire sans conséquences ultérieures et durables, dont il ne fallait pas se préoccuper, ni encore moins s’alarmer. Le Pape en a-t-il été convaincu ? Nous l’ignorons ; en tout cas, il a eu l’air de l’être, aussi longtemps que cela lui a été possible. Le jour est venu où cette attitude ne pouvait plus être conservée sans cesser d’être de la confiance pour devenir de la crédulité. C’est alors que Léon XIII a rompu le silence, en laissant apercevoir à la fois sa douleur et sa déception. Il n’a dit qu’un mot sur M. Waldeck-Rousseau, à savoir que la déférence à laquelle celui-ci l’avait accoutumé, soit avant d’arriver au pouvoir, soit depuis, lui avait fait espérer de sa part autre chose. Il a parlé de plus, — et, certes, il en avait le droit, — de l’appui dévoué qu’il avait prêté à la France républicaine aussi bien dans sa politique intérieure que dans sa politique extérieure. On l’en a, paraît-il, souvent remercié.

C’est un problème psychologique très complexe que celui de savoir dans quelle mesure M. Waldeck-Rousseau était sincère lorsqu’il donnait au Pape les assurances tranquillisantes auxquelles celui-ci a fait allusion. M. Waldeck-Rousseau a une tournure d’esprit et de parole volontiers doctrinaire ; mais il improvise ses doctrines au fur et à mesure qu’il en a besoin, et ceux qui ne considéreraient que la forme nette, ferme, péremptoire dans laquelle il les exprime risqueraient de se tromper sur ce qu’elles ont en réalité de fragile, d’inconsistant et de successif. M. le président du Conseil a donné depuis quelque temps de si nombreux exemples de cette mobilité qu’il est inutile d’y insister davantage ; mais, quand on l’écoute, on peut s’y laisser prendre. Peut-être est-il le premier à s’y tromper ; il s’auto-suggestionne en parlant ; et c’est l’explication la meilleure, aussi bien que la plus indulgente, que l’on puisse donner de ses évolutions déconcertantes. Il n’est d’ailleurs pas un sectaire, loin de là ! il est un indifférent. Peut-être manque-t-il de mémoire, mais il n’en a que plus d’aisance à se mouvoir dans le moment présent. Il possède l’à-propos des circonstances, et les fait servir à la thèse qu’elles l’ont amené à adopter provisoirement et à soutenir. Par-dessus tout, artiste et tacticien parlementaire consommé : il faut un certain temps pour s’apercevoir que ce qu’il vous a dit n’est pas ou n’est plus la vérité.

Le Pape s’en est aperçu ; d’autres, dans des ordres d’idées différens, s’en apercevront après lui. Mais, pour ne pas sortir de notre sujet, il n’est pas impossible que M. Waldeck-Rousseau soit, de toute la République, un des hommes qui tiennent le moins à la loi sur les associations, qu’il a présentée. Il en avait présenté une autre à peu près identique en 1882, après être tombé du pouvoir, et, pendant dix-huit ans, il ne s’en est plus soucié le moins du monde. Il est revenu au pouvoir pendant deux ans, il l’a quitté, il a même quitté la vie politique, il y est rentré, sans paraître même se souvenir qu’il avait été autrefois l’auteur d’une loi sur cette matière. Tout d’un coup il se l’est rappelé, et il a fait avec nonchalance une nouvelle rédaction de son vieux projet, non pas qu’il y tînt plus qu’autrefois, mais parce que ses amis du moment voulaient qu’il fit quelque chose, sans savoir au juste quoi. Il a pensé peut-être que son projet de loi n’aurait pas beaucoup plus d’importance à la seconde édition qu’à la première, et il a pu le dire, ou le laisser entendre à Rome, sans cesser d’être sincère. Mais les choses ont tourné autrement qu’il ne l’avait cru. D’abord, son ministère a duré au-delà de ses propres prévisions ; ensuite, les exigences de sa clientèle sont devenues de plus en plus impérieuses. La première fois qu’il avait déposé un projet sur les associations, il avait eu la sage précaution de ne le faire qu’après être tombé du pouvoir ; cette fois, au contraire, il a eu l’imprudence de le déposer pendant qu’il y était encore. Et il y est toujours ; ses amis ne veulent pas le lâcher ; son gouvernement s’éternise ; les échéances, qui paraissaient d’abord si lointaines, sont enfin arrivées. Bon gré, mal gré, M. Waldeck-Rousseau est le prisonnier de ses engagemens. Il est obligé de ramer sur la galère où il s’est embarqué, et de cingler vers le port qu’il a lui-même assigné à son équipage. Il défendra donc son projet, et le fera de son mieux. Une fois à la tribune, il mettra son dilettantisme à le faire voter, sans se préoccuper autrement des conséquences. La Chambre le votera-t-elle ? c’est une autre question, et la solution nous en échappe. Elle votera, toutefois, quelque chose, et il est difficile de croire que ce quelque chose soit très bon.

On comprend donc parfaitement les inquiétudes du Saint-Père, telles qu’il les exprime dans sa lettre au cardinal-archevêque de Paris. Cette lettre se divise en deux parties distinctes. Dans la première, le Pape parle en pontife, et, s’adressant à un prélat, il rappelle ce que sont les congrégations religieuses, ce qu’elles ont fait dans le passé, ce qu’elles font encore dans le présent, enfin quels services elles rendent à l’Église. Quelle que soit l’importance de cette première partie de la lettre pontificale, ce n’est pas celle qui nous touche le plus au point de vue purement politique où nous nous plaçons en ce moment : la seconde nous frappe davantage. Après avoir énuméré les bienfaits que les congrégations catholiques répandent dans le monde, le Pape discute les reproches qu’on leur adresse. Les plus importans sont, d’abord, qu’elles échappent à l’autorité de l’ordinaire, c’est-à-dire des évêques qui sont seuls reconnus par le Concordat de 1801 ; et, ensuite, qu’elles détiennent des propriétés considérables, dont l’étendue et la valeur vont sans cesse en augmentant, qui seraient, pour la plus grande partie du moins, des biens de mainmorte, et dont l’accumulation présenterait dès lors un double danger, au point de vue politique et au point de vue économique et social. Bien qu’il repousse ces reproches comme non fondés, Léon XIII est trop éclairé pour ne pas sentir que les gouvernemens, quels qu’ils soient, ne peuvent pas se désintéresser des questions qu’ils soulèvent. En admettant même qu’il ne soit pas immédiat, le danger est toujours à craindre dans l’avenir. Qu’on s’en préoccupe, soit ; qu’on y veille, rien de mieux. Mais de là à supprimer les congrégations elles-mêmes, c’est-à-dire à tarir la source parce qu’elle pourrait, si elle grossissait démesurément, submerger tout un pays, il y a loin. Alors, que faut-il faire ?

Le Concordat ne dit rien des congrégations religieuses, pour la bonne raison qu’il n’en existait plus, au moment où il a été signé : si elles devaient renaître plus tard, on a préféré que ce fût en vertu de la législation intérieure, ou d’une simple tolérance administrative. Donc le Concordat est muet. Il ne supprime pas les congrégations ; il ne leur est ni favorable, ni défavorable ; il les ignore. En fait, les congrégations n’ont pas tardé à renaître, aussitôt que la paix religieuse a été conclue. Les unes ont demandé la reconnaissance légale ; les autres ont préféré s’en passer, peut-être parce que quelques-unes d’entre elles n’espéraient pas l’obtenir. La législation a ignoré ces dernières, comme le Concordat lui-même ; et quant à l’autorité politique ou administrative, elle a été extrêmement variable dans ses rapports avec elles. Tantôt indifférente, tantôt hostile et brutale, il serait impossible de lui découvrir d’autre principe que celui du bon plaisir. Bien que cet état de choses n’ait pas empêché le développement des congrégations, — ce qui montre d’ailleurs qu’elles correspondent à un besoin sérieux, — leur existence est restée menacée et précaire. L’idée la plus simple qui se présente à l’esprit est de faire une loi pour fixer les conditions dans lesquelles elles pourraient dorénavant naître et vivre ; mais on ne tarde pas à s’apercevoir que cette loi est si difficile à faire qu’elle dépasse peut-être les facultés du législateur. Ne serait-ce pas que la question n’est pas du domaine législatif, mais plutôt du domaine politique, ou même diplomatique ?

Si l’esprit qui a présidé jadis à l’élaboration du Concordat s’appliquait aux circonstances nouvelles avec la ferme volonté de trouver, à défaut d’une loi, une règle pour les congrégations, il procéderait sans doute comme au début du dernier siècle, et chercherait dans une entente avec Rome la solution du problème. Il y trouverait, nous en sommes sûrs, des dispositions favorables : à défaut d’autres raisons de le croire, il nous suffirait pour cela de lire avec attention la lettre du Saint-Père. On répète, y voyons-nous, que les congrégations « empiètent sur la juridiction des évêques et lèsent les droits du clergé séculier. » À cette accusation, voici la réponse. « Tout en sauvegardant, dit Léon XIII, la dépendance due au chef de l’Église, elles ne manquent pas, en beaucoup de cas (il s’agit des lois de l’Église en concordance avec les dispositions et l’esprit du concile de Trente), d’attribuer aux évêques une autorité suprême sur les congrégations par voie de disposition apostolique. » Il semble que cela soit suffisamment clair, et que le Pape ne se refuserait pas à placer les congrégations religieuses sous l’autorité des évêques d’une manière encore plus étroite et plus réelle qu’elles n’y sont aujourd’hui. Au reste, toutes les fois qu’un conflit s’est élevé entre un évêque et une congrégation, à qui le Vatican a-t-il donné raison ? De quel côté a-t-il reconnu l’autorité véritable ? Le cas s’est présenté tout récemment encore à Laval : il ne semble pas que le gouvernement ait eu à se plaindre de l’intervention du Saint-Siège. Sur le premier point donc, à savoir la soumission aux évêques, l’accord peut indubitablement se faire, si on le veut à Paris, autant qu’on y est disposé à Rome. Il en est de même sur le second. Sans doute il est délicat de limiter le nombre des congrégations religieuses et des maisons qui s’y rattachent, et plus délicat encore de limiter le chiffre de leur fortune ; cependant cela n’est pas impossible. M. le ministre des Finances vient de publier deux énormes volumes qui contiennent la nomenclature des biens immeubles possédés par les congrégations. Un tel travail a besoin d’être contrôlé ; mais, tel qu’il est, il pourrait servir de base à une discussion sérieuse, si on la soutenait de part et d’autre avec bonne foi et bonne volonté. Cette bonne volonté, la trouverait-on à Rome ? Ici encore, la lettre du Saint-Père nous fournit la réponse. Après avoir rappelé les inquiétudes manifestées au sujet de la fortune croissante des congrégations : « Passant sous silence, dit-elle, d’autres considérations, nous nous bornons à cette importante remarque : la France entretient avec le Saint-Siège des rapports amicaux fondés sur un traité solennel. Si donc les inconvéniens que l’on indique ont sur tel ou tel point quelque réalité, la voie est tout ouverte pour les signaler au Saint-Siège, qui est disposé à les prendre en sérieux examen et à leur appliquer, s’il y a lieu, des remèdes opportuns. » Cette fois, il serait difficile d’être plus explicite, et, sans forcer le sens des termes dont s’est servi le Saint-Père, on peut y voir une suggestion ou même une invite. Seront-elles accueillies à Paris ? La bonne politique le conseillerait ; mais on en suit de préférence une autre, celle-là même qui a inspiré le projet tout jacobin qui consiste à supprimer les congrégations non autorisées et à les spolier. Par malheur, l’expérience a prouvé que ces procédés ne réussissent pas, ou qu’ils ne le font que pour un temps. Ce sont des expédiens, ce n’est pas une solution.

Léon XIII, dans sa lettre, parle avec éloquence des intérêts de notre protectorat catholique au dehors. Les considérations qu’il présente à ce sujet sont celles que nous avons reproduites souvent ici même, avec une autorité moins grande. Le Pape s’étonne de la contradiction qu’il y a dans notre conduite. Nous tenons essentiellement à notre protectorat ; tous les gouvernemens qui se sont succédé en France, — et l’on sait combien ils ont différé de tendances et de caractères ! — ont également compris qu’il y avait là un instrument d’influence, et nous avons pu mesurer, dans ces derniers temps, à quel point il était encore précieux, par l’acharnement qu’on a mis à nous le disputer. Sur ce terrain encore, et surtout, nous avons besoin du Pape : nous a-t-il fait défaut ? Non. Son concours dévoué nous a toujours été acquis, et c’est grâce à lui que, sur certains points du monde, nous avons pu maintenir l’exercice des droits que nous tenions de la tradition et des traités. Mais qu’arrivera-t-il, le jour où nous aurions enlevé aux congrégations religieuses le seul moyen qu’elles ont de se recruter, c’est-à-dire la liberté ? « D’autres nations, dit le Saint-Père, en ont fait la douloureuse expérience. Après avoir, à l’intérieur, arrêté l’expansion des congrégations religieuses et en avoir tari graduellement la sève, elle ont vu, à l’extérieur, décliner proportionnellement leur influence et leur prestige, car il est impossible de demander des fruits à un arbre dont on a coupé les racines. » Le bon sens l’indique en effet. Il est vrai que nos radicaux et nos socialistes sont parfaitement indifférens à des fruits que la politique française peut cueillir en Syrie, en Palestine ou en Chine : c’est si loin de leurs arrondissemens !


Les événemens d’Extrême-Orient montrent pourtant à quel point il nous importe d’avoir, dans ces régions, des ouvriers de la civilisation et de l’influence française : et au premier rang sont les missionnaires catholiques. La place nous manque pour nous étendre sur la situation actuelle, telle qu’elle ressort des dernières dépêches. Au reste, elle est encore fort confuse, et ne permet guère de prévoir quelle sera la suite des négociations. Lorsque les ministres ont eu remis leur note collective au prince Ching, il a semblé d’abord que toutes les difficultés s’aplanissaient comme par enchantement, et on a pu croire que le gouvernement chinois attendait cette note avec une impatience secrète, afin d’en ratifier tout de suite les conditions. Un édit impérial a autorisé Li-Hong-Chang et le prince Ching à tout accepter. C’était trop beau. La rapidité même avec laquelle tout s’était passé devait inspirer certaines inquiétudes. Avait-on bien compris à Si-Ngan-Fou ? N’y avait-il eu aucun malentendu ? Allait-on se mettre vraiment d’accord ? C’était l’hypothèse favorable. Mais une autre donnait à craindre qu’après avoir éprouvé leur faiblesse sur le terrain militaire, les Chinois n’espérassent se trouver beaucoup plus forts sur le terrain diplomatique : l’idée avait pu leur venir de passer de l’un à l’autre, au fond sans désarmer. De ces deux hypothèses, nous ne savons pas encore quelle est la vraie. À peine l’édit impérial avait-il autorisé Li-Hong-Chang et le prince Ching a signer l’arrangement, qu’un autre est venu le leur défendre. Mais on a aussitôt ajouté que ces deux grands citoyens, soucieux avant tout de l’intérêt de leur pays et de leur bon renom dans le monde, passeraient outre à cette opposition tardive, et signeraient le papier convenu, au risque d’y perdre leur tête. Le geste est beau assurément : toutefois, s’ils signent sans en avoir l’autorisation définitive, à quoi cela nous servira-t-il ? On assure que le second édit a été inspiré par un vice-roi mécontent, et que d’autres se joindraient déjà à lui : on nomme ces derniers, ce sont ceux qui se sont montrés jusqu’ici le plus favorables aux étrangers. La vieille impératrice serait prise de scrupules. Mais, en tout cela, il n’y a rien de certain, et les nouvelles de demain peuvent démentir celles d’aujourd’hui. Il en sera ainsi jusqu’à la fin des négociations, et peut-être même après. Attendons-nous à ce que le gouvernement impérial, s’il accepte tout en bloc, discute chaque point en détail avec la ténacité et la ruse dont il est coutumier. Nous ne sommes pas encore au bout de nos peines.

La Russie seule, jusqu’ici, a tiré quelque avantage de l’imbroglio d’Extrême-Orient, et ce n’est pas en rudoyant la Chine, mais bien en la ménageant. Elle a rappelé ses troupes de Pékin et s’est installée, — provisoirement, — dans la Mandchourie : il y a des chances pour que ce provisoire dure quelque temps. Un récent arrangement vient de le régulariser. L’opinion anglaise en a manifesté tout d’abord quelque mauvaise humeur, puis elle s’est tue. L’Angleterre est occupée ailleurs en ce moment. Elle est, non plus au Transvaal, mais dans sa colonie du Cap envahie par les Boers, en face de difficultés plus grandes que jamais. Quant à son traité avec l’Allemagne, il ne saurait lui servir à quoi que ce soit en l’occurrence, et les journaux allemands le lui ont déclaré en termes très catégoriques. L’Allemagne n’a pas d’intérêts en Mandchourie, la France en a encore moins : or, l’Allemagne et la France sont les seuls pays qui aient encore aujourd’hui des forces militaires sérieuses à Pékin et dans les environs. Nos soldats marchent d’accord : mais qu’adviendrait-il si l’Allemagne dessinait un mouvement quelconque, fût-il seulement politique, à l’encontre de la Russie ? Au reste, elle est fort éloignée d’y songer. Nous avons grandement besoin de l’union de nos forces, et ce n’est pas le moment pour les autres puissances de laisser apercevoir entre elles des germes de jalousie ou de division. Les choses en sont là.

Francis Charmes.
Le Directeur-Gérant,
F. Brunetiere.

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