Chronique de la quinzaine - 14 janvier 1916

La bibliothèque libre.

Chronique n° 2010
14 janvier 1916


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




Si cette place ne reste pas vide aujourd’hui, comme il eût convenu peut-être à tant d’égards, et d’abord pour marquer notre juste douleur, c’est sur le désir exprimé par M. Francis Charmes lui-même, alors que rien ne pouvait laisser prévoir l’issue funeste d’un mal qui paraissait encore tout passager. Ainsi qu’il l’avait accoutumé, depuis 1898, chaque fois (et les occasions en ont été rares) qu’il se voyait obligé de s’accorder un peu de relâche, notre directeur, notre ami, m’avait demandé de tenir pour lui une fois de plus, une ou deux fois seulement, la plume que nul n’aurait cru qu’il dût si tôt déposer à jamais. Il eût voulu s’entretenir avec moi des événemens de la quinzaine ; quelque diligence que j’aie faite pour accourir à son appel, je suis arrivé trop tard ; déjà la mort était présente. Il ne m’a donc pas parlé, mais je l’ai relu. Et je suis sûr, si je les traduis moins bien, de ne pas trahir ses idées, de ne point m’écarter de la ligne qu’il a magistralement tracée, qu’il a suivie fidèlement.

Pendant près de vingt-deux ans, du 1er avril 1894 au 1er janvier 1916, il n’a pas écrit ici un mot qui ne fût pour servir au dedans la liberté, et la grandeur de la France au dehors. C’est l’esprit même de la Revue. Francis Charmes l’avait revêtu de sa forme tout ensemble facile et ferme, d’une si grande élégance en sa grande simplicité. Personne, pendant si longtemps, n’a su dire sur la politique des choses plus raisonnables ni qui eussent mieux mérité d’être écoutées. Il s’était instruit chez les sages, et il était encore tout jeune que l’expérience des vieillards habitait en lui. Tout ce qu’on peut apprendre dans la société des livres et des hommes, il l’avait appris de bonne heure ; de bonne heure aussi il avait été mis à même de contrôler le titre des doctrines par la pratique des affaires. Il y avait acquis la pondération, l’équilibre, la certitude, les élémens, les conditions d’un jugement pour ainsi dire infaillible, qu’enregistre un rédacteur impeccable. L’enveloppe de sa phrase s’adapte parfaitement à l’objet ; le contenant s’ajuste au contenu, exactement, tant la mesure est bien prise ; sa prose est du meilleur aloi et rend un son très plein. Peu de pages, fussent-elles mûries et non hâtives, sonnent l’entière plénitude autant que ses chroniques des dix-huit derniers mois. Il en a eu le sentiment, quand il a consentie les réunir en volume, lui, le journaliste que demain attirait plus qu’hier, et qui n’aimait pas se réimprimer. Ces chroniques de la guerre demeurent, en effet, et demeureront comme une excellente histoire de la guerre, à qui il va manquer désormais un témoin, l’un des plus attentifs, l’un des plus perspicaces, l’un des plus dignes de foi.


Les Chambres se sont séparées, ou plutôt elles sont parties en congé, après avoir établi entre elles, au sujet de l’application de l’impôt sur le revenu, l’accord boiteux que nous avions annoncé. Il reste à voir laquelle des deux hypothèses se réalisera, si la loi ne produira rien, ou si elle créera dans le pays une agitation, un trouble, que la plus élémentaire prudence commandait de lui épargner, puisque ce n’est l’heure, à coup sûr, ni des manifestations parlementaires, ni des manifestations populaires. Manifestation aussi, on peut le craindre, le projet voté par la Chambre des Députés, dans l’intention louable d’assurer l’approvisionnement de la France en charbon, et sa bonne répartition à un prix abordable, « péréqué, » — un barbarisme se forge plus vite qu’un canon, — de façon à instituer, en compensant le plus fort par le plus faible, une moyenne entre les divers centres de production et les divers lieux de consommation. Comme instrument de cette péréquation, comme régulateur et distributeur, le projet nous offre un bureau officiellement reconnu et investi, dans lequel il est permis, sans être trop méfiant, d’apercevoir une nouvelle amorce de socialisme d’État, l’embryon d’un organe de type socialiste, glissé là à la faveur des circonstances, qui empêchent d’y regarder de très près. Beaucoup de députés se sont abstenus, quelques-uns même ont voté « blanc » en se disant que le geste resterait vain, premièrement parce que le Sénat ne le répéterait pas, et ensuite, et surtout, parce que les lois faites de main d’homme se brisent toujours contre celles qu’a éternellement et universellement fixées la nature des choses. C’est sans doute le mieux ou le moins mal qu’il y ait à attendre d’une initiative prise d’ailleurs avec mollesse et soutenue avec hésitation.

A son retour, lorsqu’elle aura réélu et réinstallé son bureau, ce qui ne provoquera pas de vives émotions, la Chambre se trouvera en face de la question des loyers, autre question fort épineuse, qui n’est aisée à prendre d’aucun côté, et où toute la marge qui lui est laissée va du point où elle peut être certaine de ne contenter ni les uns ni les autres au point où elle peut être menacée de mécontenter et les uns et les autres. Voilà le danger de toucher à tout, de s’y mêler ou d’y être mêlée, le moindre inconvénient de la permanence, de l’omnipotence et de l’omnicompétence. Tant que la Chambre siège, il faut qu’elle s’occupe ; or, cette année, elle n’a pas cessé de siéger. Le moment est même revenu où, aux termes de la Constitution, il lui est impossible de ne pas siéger. Le deuxième mardi de janvier, date fatidique, les deux Chambres se réunissent de plein droit. Elles se réunissent nécessairement, pour une session qui doit durer au moins cinq mois, qui, en fait, a duré les douze mois de 1915, car la session ordinaire n’a pas été close en juillet, comme de coutume ; et, en octobre ou novembre, n’a pas été ouverte, comme de coutume, une session extraordinaire. Le gouvernement, tout en maintenant théoriquement son droit, avait juré de n’en point user, pour des considérations qu’il connaît mieux que personne, mais que tout le monde connaît tout de même un peu. Il n’y a donc pas eu la plus petite solution de continuité ; pas un intervalle de trois jours ; ç’a été le bloc sans fissure ; qu’on me passe cet emploi de la comparaison, c’est la tunique sans couture, et la Chambre est sortie de 1915, entrée en 1916, sans que rien marquât pour elle, comme rien du reste ne le marque dans la réalité, cette espèce de déclenchement du temps que notre esprit compte seul, entre une année qui finit et une année qui commence. Pour ne pas l’entendre retentir en elle, elle avait eu la précaution de charger son président de la convoquer avant même le 11 janvier, s’il survenait quelque chose d’urgent ; et son président, par bonheur, a pu lui laisser ses vacances de Noël et nous les laisser, si tristes, si voilées, mais si pieuses que tant de deuils et de misères les fassent. Nous avons pu du moins nous recueillir : en de tels instans, se recueillir, c’est se retremper.

Mais pourtant soyons équitables : il n’y a à redouter que les excès de zèle. Même un léger bourdonnement de mouches n’est pas tout à fait inutile autour des chevaux qui tirent le coche. Les commissions parlementaires, dont on a quelquefois blâmé les bavardages, n’ont pas été sans rendre des services. Il s’agit seulement d’obtenir d’elles qu’elles s’imposent une discipline, et prennent garde d’elles-mêmes à ce que leur curiosité ne s’achève pas en indiscrétion, leurs observations en polémique, et finalement leur surveillance en gêne. Plus soigneusement encore, qu’elles s’abstiennent de soulever, à propos de problèmes d’intérêt général, des discussions qui puissent affecter la tournure ou l’apparence d’une querelle de personnes. Disons-le franchement : nous pensons à ce qui se passe présentement pour l’aéronautique militaire et dont nous ne savons rien, sinon qu’il ne fallait pas laisser poser une pareille question, ou qu’il faut immédiatement la résoudre.


Un gouvernement bien embarrassé, c’est le gouvernement grec. Nous avouerons qu’il a de quoi l’être, mais nous ne pousserons pas la bonté d’âme jusqu’à le plaindre. Lorsque la Bulgarie, se faisant la complice ou l’esclave de l’Austro-Allemagne, s’est jetée sur les Serbes épuisés par deux ans de lutte héroïque, la route était devant lui toute droite : il n’avait qu’à tenir sa parole, à venir en aide à ses alliés. L’engagement était clair et net, la conduite devait l’être aussi. Quoi qu’en ait dit la subtilité déplacée de fils attardés de Gorgias, les textes ne prêtaient nullement matière à épiloguer. Refuser de secourir la Serbie sous le prétexte qu’au lieu d’être attaquée par la Bulgarie seule, elle l’était par la Bulgarie assistée et poussée par deux grandes Puissances, était d’une casuistique fâcheuse, pour ne parler que de ce qui est de l’esprit. On se lançait ainsi en des volutes, spirales et détours, où l’on ne pouvait guère manquer de s’empêtrer et de s’emprisonner soi-même, d’autant plus que d’autres se déclaraient prêts à remplir le devoir auquel on se dérobait, et le prouvaient aussitôt par un acte. Déchirer un traité, en faire un chiffon de papier, est souvent beaucoup plus compliqué que de l’exécuter ; pour le faire, non point avec grâce, car le geste ne sera jamais beau, mais avec succès, il faut être ou très fort ou très habile. Si l’on n’est pas l’un ou l’autre, ou mieux encore l’un et l’autre, on le paye par toute sorte de tribulations. La morale a de ces revanches.

Les perplexités de M. Skouloudis ont augmenté naturellement à mesure que les Anglo-Français se sont consolidés dans Salonique, ont affirmé leur volonté d’en faire une base de résistance et éventuellement une base d’opérations ; à mesure, d’autre part, que les armées germano-bulgares, ayant brisé le suprême effort de la Serbie, se sont approchées de la frontière grecque. Depuis lors, chaque jour, presque chaque heure, a apporté son angoisse. Que se passerait-il si, en se repliant, les Serbes ou les Anglo-Français franchissaient cette frontière ? — Cette fois, grondait la diplomatie des Empires du Centre, la neutralité serait violée, et la Grèce, conformément aux règles du droit international, aurait l’obligation de les désarmer et de les interner. Mais s’ils ne se laissaient pas faire ? Et qu’adviendrait-il si, passant la frontière à leur tour, Austro-Allemands et Bulgares poursuivaient sur le territoire hellénique leurs adversaires en retraite ? — Évidemment, disait la diplomatie de l’Entente, la neutralité serait violée deux fois pour une, et, selon les prescriptions du droit international, la Grèce aurait le devoir ou de les repousser, ou, du moins, de laisser le champ libre, pour les repousser, à ceux qui, à son défaut, voulaient le faire et qui n’étaient là que parce qu’elle les avait elle-même appelés. Mais si le redoutable, le formidable, le terrible Kaiser tonnait ? — Reculez-vous, conseillaient la France et l’Angleterre ; disposez vos troupes sur un autre front, nous nous chargeons de défendre Salonique, où nous tiendrons pour vous ; mais nous préférons ne sentir personne dans notre dos. — Ne bougez pas, ordonnait la voix de Berlin ; la maison est à vous : c’est aux autres d’en soi tir, qui y parlent en maîtres.

Cependant, plusieurs semaines s’écoulaient, et, soit que les Empires du Centre aient eu besoin de leurs contingens pour répondre à l’offensive russe en Bukovine, soit (ce qu’il n’est point interdit de soupçonner) qu’ils n’aient jamais eu sur ce théâtre accessoire de la grande guerre autant de monde qu’ils se sont plu à le faire dire, soit que les Bulgares, ayant conquis ou cru conquérir la Vieille-Serbie et la Macédoine, se trouvent dès maintenant fatigués et rassasiés, soit enfin qu’ayant laissé récemment dans ces régions, eux et les Turcs, des souvenirs qui saignent et qui crient encore, ils hésitent à y rentrer, de peur que les fusils grecs ne partent tout seuls, quel que soit le motif ou quels que soient les motifs de cet arrêt, les armées d’invasion sont immobilisées, elles n’envahissent pas. Et cependant, le camp retranché de Salonique s’est organisé ; il s’est étendu, aéré, outillé. A l’intérieur, il s’est purgé de quelques-uns des élémens douteux qui, de tout temps, grouillaient dans cette cité à la fois maritime et orientale, et qui, par une génération qu’il serait ingénu de croire spontanée, avaient pullulé dans ce bazar devenu ville de guerre.

Un gros incident s’est produit, qui n’a pas endormi le tourment de M. Skouloudis. Quelques aéroplanes ennemis étant venus jeter des bombes sur Salonique, comme ils ont paru avoir trop bien choisi l’endroit pour n’avoir pas été guidés par des signaux faits de la place (la principale victime a failli être un prince de la famille royale de Grèce), le général Sarrail a pris une mesure énergique : il a frappé à la tête, et fait arrêter tout d’abord les quatre consuls d’Allemagne, d’Autriche, de Bulgarie et de Turquie, que sont bientôt allées rejoindre une trentaine de personnes, parmi lesquelles il y a de tout : une violoniste de café-concert, un agent de navigation, un professeur, directeur d’une école allemande. Si les renseignemens donnés par certains journaux sont exacts, le nombre de ces « indésirables » aurait rapidement décuplé : il aurait, le 4 janvier, atteint trois cent cinquante. (À Mitylène, hier, scène analogue.) Salonique n’était pas seulement un nid, mais une ruche, une fourmilière d’espions. Sur le genre de travail auquel se livrait ce joli monde, il ne saurait en effet y avoir de doute. Le cheminement était dirigé tout autant, plus encore contre la Grèce que contre les Alliés. Outre les documens saisis, on a découvert dans les caves du consulat d’Autriche-Hongrie un arsenal complet, consistant en centaines de fusils, de revolvers, de boites de cartouches, des brassards timbrés du Croissant, des uniformes turcs, 2 000 drapeaux ottomans et toute sorte d’accessoires, qui n’attendaient plus que les conjurés. Et les conjurés étaient d’avance embrigadés, qui n’attendaient, eux, que l’occasion. Elle se serait offerte dans les murs quand se serait dessinée l’attaque contre les forts : l’armée anglo-française aurait été placée entre deux feux : par devant, la coalition ; par derrière, l’insurrection. Mais voici encore un sujet de méditation pour le ministère hellénique, s’il n’en avait déjà trop à son gré : pourquoi ces uniformes turcs, amoncelés en ballots ? Est-ce bien le signe que l’intention des conspirateurs était de conserver ou, le cas échéant, de restituer Salonique à la Grèce ?

Pris en flagrant délit, la main dans le sac de poudre, les auteurs responsables de la machination se sont empressés d’user du procédé classique : ils ont jeté les hauts cris, et, avant qu’on leur reprochât leur crime, protesté contre un « attentat, » qui, en fait comme endroit, reste à démontrer. En fait, il leur faudrait prouver que le consulat d’Autriche-Hongrie n’était pas transformé en magasin d’armes, en boutique clandestine de costumier et d’armurier ; que les consulats d’Allemagne, de Bulgarie et de Turquie ne fonctionnaient pas jour et nuit en bureaux de renseignement pour l’ennemi et d’enrôlement. En droit, il faudrait établir que des consuls qui font ce métier continuent à être couverts par les immunités diplomatiques. Il suffit d’énoncer la thèse pour qu’en éclate aux yeux les plus prévenus toute l’aveuglante absurdité. Néanmoins, l’Austro-Allemagne somme la Grèce de revendiquer sa souveraineté outragée après ou avec sa neutralité. Elle la somme de restaurer le droit des gens qu’elle déclare injurié, — et elle s’y connaît ! Telle que l’affaire se présente en toutes ses circonstances, voilà un procès sur lequel nous accepterons volontiers la sentence des neutres. Mais quoi ! Allons-nous discuter, en fait, avec les deux empires qui ont vu successivement expulser des États-Unis, pour abus de leurs fonctions, leurs attachés militaire et naval, leur ambassadeur même, un Dumba et un Boy-Ed ? Allons-nous discuter, en droit, avec l’Allemagne et l’Autriche ? Qu’elles cherchent ailleurs des naïfs qui, les suivant sur ce terrain, consentent à les réhabiliter. Pour nous, quoique le soin de notre défense nous oblige à croiser le fer avec eux, les bourreaux de la Belgique et de la Serbie, ceux qui ont brûlé Louvain, détruit Arras, saccagé Reims, inventé les gaz asphyxians, torpillé paquebots et navires de commerce, martyrisé vieillards, femmes et enfans, emmené comme des troupeaux et voué à toutes les misères des populations innocentes, sont et demeurent disqualifiés. L’humanité tout entière leur dénie le droit de se réclamer du droit.

Mais ils ont prétendu faire marcher M. Skouloudis. Sur leurs instances menaçantes, des explications auraient été demandées, au nom du gouvernement hellénique, par le lieutenant-colonel Tricoupis, chef d’état-major de la troisième division, à M. le général Sarrail, et une protestation aurait été rédigée par le ministère lui-même, qui y aurait exprimé vivement la colère, et peut-être un autre sentiment mieux caché, de ses membres les plus germanophiles. Les gazettes impériales, qui relatent cette double démarche, prêtent au général français une réponse qu’il n’a certainement pas faite et donnent de la note remise au gouvernement anglais et au nôtre une version que nous ne garantissons pas, mais que les Münchener Neueste Nachrkhten présentent triomphalement à leurs lecteurs. Si cette note a été réellement envoyée, une autre, par compensation, était, dans le même temps, adressée aux Austro-Allemands pour protester contre le bombardement de Salonique par les Aviatiks et les Albatros, car c’est encore une manière de violer, du haut des airs, la souveraineté, la neutralité et même la sécurité de la Grèce. On voit que, faute d’avoir adopté une attitude, le gouvernement grec, à son grand déplaisir, est contraint de s’en ménager deux.

Distinguons au surplus et décomposons cette entité, le gouvernement. Il y a le Roi, qui seul est populaire et dont la popularité est faite de la volonté qu’on lui sait de ne pas se battre aujourd’hui, non moins que de l’admiration qu’on lui garde pour s’être autrefois bien battu. Mais le roi Constantin, murmurent les indiscrets, ne gagerait plus, avec autant d’entrain, que, même dans les Balkans, la « victorieuse Allemagne » est invincible. Or il est nécessaire à sa justification que les Empires du Centre l’emportent sans conteste. Quand on a « lâché » un allié, parce que cet allié était en mauvaise posture et qu’il ne semblait pas que ses autres alliés pussent le sauver ou le redresser, encore faut-il ne pas s’être trompé sur le camp où l’on a préféré suivre la Force, qui a paru plus belle. Ce sont des calculs délicats : il est grave, lorsqu’on est roi, d’avoir manqué son addition. Ensuite, il y a le Ministère, — le ministère Skouloudis, — qui n’a jamais joui chez les Grecs d’une bien grande autorité, mais qui a perdu tout ce qu’il en pouvait avoir, depuis qu’aux élections provoquées par lui-même, les deux tiers du corps électoral se sont abstenus pour témoigner leur attachement à la personne et à la politique de M. Venizelos. Par là, par ce résultat significatif, se trouve plébiscité, pour ainsi dire, l’illustre homme d’État et vérifiée l’habileté de sa tactique, car, sans calomnier l’exercice du suffrage en Grèce, sans insinuer qu’il y soit plus docile ou plus corruptible qu’ailleurs, c’est toujours et partout une imprudence de jouer à ce jeu, quand, la partie étant définitive, les cartes sont données par les adversaires. Aussi catégoriquement qu’il pouvait le faire connaître en se taisant, le peuple grec a déclaré qu’il était avec M. Venizelos, non point avec le ministère, ou l’état-major, ou la cour, ou la presse, stylée et orchestrée, ou telle ou telle coterie allemande ; qu’en somme il était avec les nations, et non point avec les Empires.

Nous n’avions jamais eu d’inquiétude à ce sujet, quoique ne faisant pas profession de « philhellénisme. » au sens un peu dérisoire que certains essaient d’attacher à ce mot. Nous aimons et nous admirons la Grèce antique, et c’est une chose : nous respectons et nous ne demandons qu’à aimer la Grèce moderne, et c’est une autre chose. Mais il convient qu’elle nous aide à l’aider, ou que du moins elle ne nous en détourne pas. Notre sympathie pour elle est si incorrigible, nous cherchons si peu à nous en corriger, que nous venons encore de lui avancer dix millions. D’autres pourraient sourire de notre confiance qu’ils appelleraient crédulité, ou peut-être pis : elle vient de ce que nous croyons ne pas mal connaître les inclinations du peuple grec, de ce qu’en tout cas nous connaissons très bien nos propres résolutions.

Il est des liens qui ne se rompent pas, mais qui peuvent se détendre ou se resserrer. Ni la France, ni l’Angleterre, ni la Russie n’oublient que la jeune Grèce est née par elles ; qu’elles trois, elles seules, pas l’Allemagne qui n’existait point alors comme Allemagne, pas la Prusse, que ce réveil n’émouvait point, et pas l’Autriche dont ce n’était guère la spécialité de coopérer à la résurrection des peuples, elles, sans les Allemands, sans les Autrichiens, contre les Turcs (et les Bulgares, qui étaient Turcs), ont garanti l’existence du nouveau royaume. Mais elles n’oublient pas davantage qu’elles n’ont garanti l’existence que d’un État libre, indépendant et constitutionnel. Puisque, de tout son poids, la masse allemande pèse sur le gouvernement grec, pour l’entraîner de son côté, le pousse à des partis violens, se vante de lui dicter ses fantaisies tyranniques, et de s’en servir contre nous en l’asservissant, il est bon qu’on ne l’oublie pas non plus à Athènes. Le peuple s’en souvient, et s’apercevrait vite que ce qu’on tente contre nous, on le fait contre lui. Quant au Roi et au Ministère, et à ce qui les entoure, ils n’ont, dans leurs espoirs et leurs ennuis, jusqu’à présent regardé que vers les montagnes : il commence à être temps qu’ils tournent leurs soucis et leurs scrupules vers la mer.


Par toutes les routes du Monténégro et de l’Albanie, ou par ce qui en tient lieu dans ces contrées encore primitives, par les sentiers à peine frayés et par les pistes muletières, l’exode serbe continue, lamentable. Comme de Belgique, une nation entière s’en va, ruinée et déracinée. On ne sait si, depuis la Pologne, rien de pareil s’était vu dans le monde. Une série tragique d’images nous montre le roi Pierre, le roi errant, plus malheureux que le roi Albert qui du moins a pu s’accrocher à un dernier lambeau du sol de la patrie, traîné dans une charrette à bœufs sur le chemin de l’exil, obligé de faire à pied les dernières étapes, tombé de lassitude sur un rocher, entrant, pour s’y reposer un peu, dans une cabane abandonnée. D’autres images représentent le voïvode Putnik vieux et malade, hier vainqueur, traversant le pont des Vizirs dans une chaise portée par quatre soldats et suivie d’une longue file de fugitifs. Des débris de ce grand naufrage sont arrivés jusque chez nous. La vaillance de l’armée serbe avait excité notre enthousiasme ; la catastrophe qui a couché et dispersé le peuple serbe a éveillé et ne laissera pas se rendormir notre pitié. Dès que nous avons appris que, là-bas, des centaines de milliers de victimes ensanglantées, harassées de fatigue, usées de privations, mouraient de faim, nous n’avons pas perdu une minute pour les secourir. Une commission de ravitaillement a pourvu d’urgence à l’indispensable ; et toutes les Puissances de l’Entente ont tenu à honneur d’y participer.

Le plus malaisé n’a pas été de rassembler les denrées, mais de les faire parvenir. Des embûches sont semées partout dans l’Adriatique. Des trois trajets accoutumés, Vallona, Durazzo, Saint-Jean de Medua, un seul, celui de Vallona, est relativement sûr. Les escadres alliées, et notamment la marine italienne, se sont employées de leur mieux à cette œuvre qui n’a pas été sans coûter quelques sacrifices. La tempête a fait rage toute une quinzaine, telle qu’on ne se souvient pas d’en avoir vu de si furieuse. Même une fois le débarquement opéré à Vallona, il restait beaucoup à faire, pour que l’appui fût efficace. Ici encore, on se heurtait à l’hostilité de la nature : point de chemins ; des marais et des gorges, de la boue et de la neige. Les convois devaient s’engager sur une sorte de chaussée étroite, émergeant d’un pied ou deux ; d’où des lenteurs que nul certainement n’a regrettées plus que ceux qui étaient chargés d’une tâche aussi difficile. Mais l’ennemi était aux aguets, la bouche prompte à répandre le venin. De même que, l’automne passé, de prétendus neutres aux manières innocentes s’approchaient de nous et nous glissaient à l’oreille : « Méliez-vous de tel de vos alliés, il vous trahit, » de même il se rencontre des agens de discorde pour dire aux Serbes : « Méliez-vous de celui-ci, il ne se presse pas de vous nourrir. » L’identité des procédés est une marque d’origine. Mais il n’y aura que des Austro-Allemands, et peut-être des Bulgares ou des Turcs, pour y être pris.

Comme il vaut mieux dire les choses crûment, ce qui est le moyen de ramener chacune d’elles à sa valeur, nous ne feindrons point de ne pas comprendre que, par ces propos empoisonnés, c’est l’Italie qui est visée. Ce petit roman politique n’exige pas beaucoup d’imagination. Suivons-le bien. Par crainte de voir contrarier ses ambitions adriatiques, l’Italie se serait réjouie secrètement de l’infortune de la Serbie ; du moins elle n’en aurait pas été affligée, elle aurait attendu, pour lui tendre la main, qu’il fût trop tard et que tout fût fini. Une preuve ou un indice de cet abandon serait que Pierre Ier n’est pas allé à Caserte, où l’ancien palais des rois de Naples avait été préparé à son intention ; il serait resté à Brindisi, sur le contre-torpilleur qui l’avait apporté et qui allait le remporter, refusant toute visite, et premièrement celle des officiers et fonctionnaires italiens. Sur quoi le Corriere della Sera a eu raison de faire observer (puisqu’il est sage de démentir même ce qui se dément de soi) que, pendant les cinq jours qu’il a passés à Brindisi, le Roi, quoique souffrant, était descendu souvent à terre ; il se rappelait avec reconnaissance l’accueil qu’il y avait reçu ; il déclarait que « la bonté et la cordialité de l’Italie lui étaient extrêmement chères ; » il ajoutait en termes très précis : « L’Italie est venue si affectueusement au-devant de nous pour nous secourir dans le moment de la plus grande tristesse, du plus grand besoin, qu’en descendant me promener par ses rues, il me semblait remercier personnellement. »

La mauvaise foi ne serait plus la mauvaise foi, si elle acceptait d’être convaincue. Elle persiste et elle insiste. L’Italie aurait froidement, cruellement exécuté un plan machiavélique, plus machiavélique que le machiavélisme même. Quand donc ? Justement à cette heure où, soulevée du plus noble élan, elle apparaît heureuse et fière d’avoir retrouvé sa voie, du côté du droit, de la civilisation, de l’héritage spirituel de Rome ; où elle a de nouveau frémi aux plus grands souffles qui viennent du fond de son histoire. Un jour, sans doute, il faudra dire ce que l’Italie entend par la guerra nostra et le sacro egoismo. Rien, assurément, qui ne soit digne d’elle ; et là-dessus, ce serait presque l’accuser que de la défendre.

Mais soit ; pour un instant, nous concédons aux Austro-Allemands ce point de départ : dans le bruit d’armes qui emplit l’Europe, l’Italie n’a voulu écouter que l’appel de son « égoïsme sacré. » Tant qu’au-delà des confins tracés par Dante ou jalonnés par Venise, « à Pola, près du Quarnaro qui ferme l’Italie et baigne ses frontières, » ou bien un peu au-dessous, derrière la frange italienne, assez mince par endroits, dont ces rivages sont bordés, elle a pu entrevoir une Serbie agrandie qui donnerait un corps aux tronçons slaves et deviendrait peut-être, en face d’elle, une puissance adriatique qui au péril autrichien substituerait le péril serbe, alors son « égoïsme » lui commandait de s’opposer à l’agrandissement de la Serbie, de l’écarter à tout prix de la mer, de l’en rejeter le plus loin possible. Maintenant, elle le sait, il n’y a plus pour elle de danger serbe, ni de menace serbe ; mais il y a, en revanche, un autre danger. C’est que la grande Bulgarie, fidèle à son rêve de s’ouvrir sur trois faces, sur la Mer-Noire, sur la mer Egée et sur la mer Adriatique, perce vers Cattaro ou vers Dulcigno ou plus bas, ramenant avec elle l’Autriche et, avec l’Autriche, amenant l’Allemagne. Et par conséquent, maintenant, l’« égoïsme sacré » de l’Italie lui commanderait de repousser la Bulgarie et ses patrons, quand même son sentiment ne le lui commanderait pas. De tout ceci, ne retenons qu’un avertissement : aucune ruse fine ou grossière, généralement plutôt grossière, ne sera épargnée pour brouiller, pour dissoudre la Quadruple-Entente ; c’est de nous, beaucoup plus que d’eux-mêmes, que les Empires du Centre espèrent encore leur salut, sinon leur victoire.


En décrétant, suivant une formule adoucie, que « tous les célibataires ou les veufs sans enfans, entre dix-huit et quarante et un ans, ne possédant aucun motif d’exemption, seraient considérés comme s’étant engagés pour la durée de la guerre, » l’Angleterre est en train de faire, légalement, une révolution. Ce n’est pas que la propagande de lord Derby ait donné des résultats médiocres, ou que « l’effort militaire anglais » n’ait pas surpassé les promesses. Dans une étude particulière, la Revue dit tout ce qu’il a été. Mais la Grande-Bretagne a décidé qu’il serait égal à sa fortune et à ses destinées. Elle le mesure moins sur son passé et son présent que sur son avenir.

Le projet a été adopté en première lecture, par la Chambre des Communes, à plus de 300 voix de majorité. Ce débat préliminaire n’a guère entre-choqué que des principes. Mais le temps où nous vivons plie les axiomes les plus inflexibles. Le prince de Ligne raconte qu’étant allé voir Voltaire, il le trouva très échauffé sur les beautés de la Constitution anglaise, et très animé à les expliquer : « Ajoutez-y aussi l’Océan, remarqua le prince, sans quoi l’Angleterre ne serait pas du tout ce qu’elle est. » Les Zeppelin et les sous-marins, les canons monstrueux qui tirent à trente-cinq kilomètres, n’ont certes pas supprimé l’Océan, ni même la Manche ; mais ils ont rogné « le ruban d’argent ; » ils ont fait du « canal » un fossé, à peine une tranchée. Cela aussi est une révolution, et celle-là est, à elle seule, la raison nécessaire et suffisante de l’autre.


CHARLES BENOIST.


Le Secrétaire Général, gérant,

JOSEPH BERTRAND.