Chronique de la quinzaine - 14 juillet 1898

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Chronique n° 1590
14 juillet 1898


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 juillet.


Le ministère Brisson est embarqué pour une traversée plus ou moins longue, longue peut-être. Il a débuté par une majorité de 86 voix, ce qui est sans doute plus qu’il n’espérait, et plus même qu’il n’aurait été désirable pour lui, s’il préfère la solidité à la quantité. Le ministère Méline a commencé par une majorité faible, qui a été sans cesse en grandissant, et qui, même après l’épreuve électorale, ne s’est pas démentie : celle de M. Brisson ne peut guère augmenter, mais elle peut diminuer. On connaît l’histoire de ce directeur de théâtre qui, pour faire mieux sentir l’étendue de son succès, disait qu’il faisait plus que le maximum. Ces sortes de réussites se produisent quelquefois au Palais-Bourbon, mais elles n’ont pas toujours de lendemain.

La majorité de M. Brisson s’explique par deux motifs. Le premier est l’échec des combinaisons modérées qui avaient précédé la sienne. On n’a pas encore très bien compris pourquoi M. Ribot, chargé de former un ministère, est allé faire des offres à MM. Sarrien et Peytral, qui étaient absolument décidés à les décliner. L’un et l’autre se réservaient pour un cabinet radical. Les ministères composites, de conciliation ou de concentration, sont passés de mode. Si M. Ribot avait pris son parti de faire un ministère de Centre, sans entente avec les radicaux plus ou moins teintés de socialisme, il aurait réussi sans la moindre peine et il aurait eu, le lendemain, une majorité tout aussi nombreuse que celle de M. Brisson. Elle aurait été composée d’élémens un peu différens, mais pour le moins aussi fermes. L’échec de M. Ribot, suivi bientôt des allées et venues d’un certain nombre de progressistes qui se livraient à des flirts capricieux avec les radicaux, a augmenté le désordre moral. Les radicaux, après avoir suffisamment compromis deux ou trois modérés, leur ont adressé, — sans y mettre d’ailleurs aucune forme, — une sorte de : « Bonsoir, messieurs ! » Il était difficile d’être plus nettement congédié. Le parti progressiste s’en est trouvé affaibli, comme l’est toujours un parti qui n’a pas compris une situation, et qui n’a pas vu ce que tout le monde voyait. Les radicaux, dans ces manœuvres préliminaires, ont montré une supériorité qu’il serait injuste de méconnaître. Tous leurs plans ont réussi. Le tour une fois joué, — et c’est la seconde explication de leur succès parlementaire, — ils ont adopté purement et simplement le programme des modérés. M. Brisson est venu lire à la tribune une déclaration si édulcorée que M. Camille Krantz a déclaré qu’elle aurait pu être signée de M. Méline. C’était faire tort à ce dernier. Les radicaux estiment que, lorsqu’ils sont de leurs personnes au pouvoir, leurs amis ont des garanties suffisantes pour n’avoir plus besoin de réformes : aussi n’en font-ils aucune. La démocratie doit être satisfaite, puisqu’ils sont satisfaits. Au contraire, lorsque les modérés sont aux affaires, les radicaux les poussent, les objurguent, les pressent, les débordent, les entraînent, et alors on fait quelques réformes. Il est vrai que les radicaux les déclarent aussitôt insignifiantes. Mais quand en feront-ils autant ?

Le programme politique de M. Brisson a d’ailleurs passé à peu près inaperçu. On a refusé de le regarder, parce qu’on l’avait déjà trop vu, et trop souvent. Nous nous rappelons le temps, — il date, à la vérité, de quelques années, — où l’on attachait de l’importance aux déclarations ministérielles. Elles étaient les manifestes des partis qui arrivaient de haute lutte au gouvernement. Le pays se passionnait pour ou contre, et les Chambres étaient l’organe naturel de ces passions diverses. Il y avait alors, dans la vie politique, un fond sérieux qui n’existe plus aujourd’hui. Une quinzaine d’années de concentration républicaine ont changé tout cela. On a vu se succéder dix, vingt ministères qui se ressemblaient comme des frères, et, à partir de ce moment, la littérature politique est tombée dans une banalité qui n’est pas exempte de fadeur. Il y a là, sauf la différence des genres, quelque chose de comparable à ce qui est arrivé à notre tragédie classique qui, autrefois faite de génie, a été faite ensuite de procédé, et a conservé sa plasticité extérieure après avoir perdu sa vie intérieure. Tous les ministères se ressemblant, toutes les déclarations ministérielles devaient se ressembler aussi. De cette uniformité est né un grand ennui. Nous avons traversé une période politique où tout était vague, flottant, indéterminé. On pouvait croire que la fin de la concentration serait aussi la fin de cette phraséologie, à peine supportable dans le Journal Officiel, que personne ne lit. Avec l’avènement de partis tranchés, se succédant aux affaires, on pouvait espérer des programmes plus précis. On allait enfin sortir de la ouate. Quelle illusion ! Les mœurs littéraires survivent quelque temps encore aux circonstances qui les ont fait naître et les ont entretenues. Il y a aujourd’hui deux partis dans la république : le parti socialiste qui, pris dans sa masse, aime mieux s’appeler radical, et le parti modéré qui aime mieux s’appeler progressiste. Leurs tendances sont différentes, mais leur langage est le même. Lorsque le parti radical-socialiste arrive au pouvoir, il balbutie le programme modéré ; et lorsque c’est le tour du parti modéré-progressiste, il éprouve le besoin de se mettre un panache tirant sur le rouge, sans réaliser pourtant cette couleur dans tout son éclat. Chaque parti fait la politique de l’autre. Si M. Brisson avait été lui-même, et s’était montré tel quel, il n’aurait certainement pas eu 86 voix de majorité. Cela veut-il dire que les hommes du Centre se laissent tromper aux apparences qu’on leur montre ? Non, certes. Ils savent fort bien à quoi s’en tenir sur la réalité des choses et sur la qualité des personnes. Mais ils se contentent des dehors. C’est un jeu qu’ils jouent, et qu’on joue avec eux. Les augures en rient. Le pays en est dupe : le sera-t-il toujours ?

Le programme radical, au cours des élections dernières, se composait, à côté des fioritures accessoires, d’un article essentiel qui était l’impôt global et progressif sur le revenu. C’est avec ces deux adjectifs joints qu’un nombre notable de candidats ont remporté la victoire. Nous mettons de côté les équivoques qu’ils ont très déloyalement présentées aux électeurs. Ils ont laissé, ou plutôt ils ont fait croire que les contribuables qui n’avaient pas un certain chiffre de revenu net ne paieraient plus d’impôts du tout. Le chiffre adopté était généralement 2 500 francs : toutefois il variait suivant les régions. Mais c’est la partie empirique et grossière de la proposition, et ce n’est pas celle qui aujourd’hui mérite le plus d’être retenue. Il peut y avoir diverses manières d’établir l’impôt sur le ou les revenus, et il n’est pas impossible de s’entendre à ce sujet entre esprits libéraux ; mais les radicaux se sont eux-mêmes assujettis à un système unique, en proclamant que cet impôt serait global et qu’il serait progressif.

Vilain mot, au point de vue de la langue, que celui de global ! M. Doumer, auquel on l’attribuait, ne manquait jamais une occasion de le répudier : pourtant il a prévalu. Il signifie qu’on prend le revenu dans son ensemble, dans sa totalité, en vue de lui imposer une taxe qui ne fait aucune distinction entre les revenus divers, et par exemple entre ceux du capital et ceux du travail. Monstrueuse iniquité, sans aucun doute ! Elle est encore aggravée par le fait que le revenu d’ensemble d’un contribuable ne peut pas être évalué d’après des signes extérieurs, et qu’il faut inévitablement recourir, pour cela, soit à une déclaration qu’on contrôle, soit à une taxation administrative arbitraire. M. Doumer ne répudiait pas ces conséquences : il n’en est pas de même de ses successeurs. Devant les protestations qu’ils ont soulevées, et les critiques qu’ils ont provoquées, ils ont reculé peu à peu. Ils ont conservé pour les électeurs ce mot d’impôt global, qui avait eu prise sur leurs esprits, au moins dans certaines régions ; mais, en fait, ils ont commencé à admettre la distinction entre les diverses sources de revenus. Dès lors, que devenait le principe de la globalité ? À mesure qu’ils remaniaient leurs projets primitifs afin de les rendre plus acceptables, les radicaux ont renoncé aux principes d’où ils étaient partis. Autant qu’on peut comprendre la déclaration ministérielle, il ne s’agit plus aujourd’hui de l’impôt sur le revenu qu’avait proposé M. Doumer, mais de l’impôt sur les revenus qu’avaient préparé MM. Burdeau et Ribot. Dans notre système fiscal actuel, il y a le germe d’un impôt général fondé sur les signes extérieurs de la richesse : c’est l’impôt personnel-mobilier, et celui des portes et fenêtres. On les conserve, en changeant leur nom et en modifiant leur assiette. C’est un abandon complet du programme initial. Nous ne reprochons pas aux radicaux d’avoir abandonné ce programme, mais seulement de ne l’avoir pas dit plus tôt. Ils ont fait leur campagne électorale sur un mensonge. Ils ont donné aux électeurs naïfs des espérances qui ne peuvent pas se réaliser. Bien plus, ils renoncent maintenant, ou du moins ils paraissent renoncer à la progression, puisqu’ils ne parlent plus que de dégression. Si l’on entend par dégression, une modération de taxe pour les contribuables les moins fortunés, ce n’est plus là un principe, mais c’est un expédient pratique, sur lequel on peut se mettre d’accord. Et surtout ce n’est pas une chose nouvelle. Si, au contraire, par dégression, on entend la même chose que par progression ; si on se contente de prendre le fait à rebours pour arriver au même résultat ; si, au lieu d’adopter l’échelle ascendante, on adopte l’échelle descendante ; si l’on change seulement un adjectif dans l’espoir d’égarer une majorité complaisante ou défaillante, alors on crée une équivoque nouvelle, et, cette fois, c’est à l’esprit de la Chambre qu’on cherche à faire illusion. Il y a encore trop d’obscurités, en tout cela, pour qu’on puisse dès aujourd’hui porter un jugement définitif. Le ministère Brisson a tenu le langage des modérés ; mais ses projets de loi seuls nous éclaireront, lorsqu’il les déposera, sur ses intentions véritables. Il a pris le temps de réfléchir, de sonder le terrain, d’éprouver les résistances. Le projet de loi sur les quatre contributions est identique à celui des années précédentes : l’impôt personnel-mobilier et l’impôt des portes et fenêtres y figurent eux-mêmes dans les mêmes conditions qu’autrefois. Nul ne peut dire ce que sera l’avenir, et M. Brisson y serait peut-être aussi embarrassé que nous ; mais, pour le moment, il a jugé ne pouvoir subsister qu’à la condition expresse de parler et d’agir comme ses devanciers. Il était difficile de donner une démonstration plus éclatante à ce fait, d’ailleurs incontestable, que le programme radical n’a pas de majorité au Palais-Bourbon. Pour en avoir une, les radicaux sont obligés de l’abandonner.

Dès lors, on se demande ce qu’ils sont venus faire au pouvoir, et c’est une question à laquelle il est difficile de se faire à soi-même une réponse satisfaisante. Nous ne voulons pas revenir sur les détails de la crise ministérielle : ils sont déjà un peu anciens. On nous permettra néanmoins d’y signaler une innovation qui n’est pas très heureuse. C’est la première fois que le chef de l’État a donné à des hommes politiques chargés de former un ministère ce qu’on a appelé dans la presse un mandat limité, et c’est la première fois que des hommes politiques ont accepté un mandat dans des conditions aussi étroites. Jusqu’à ce jour un homme politique, après avoir causé avec le chef de l’État et lui avoir fait connaître ses vues, était chargé purement et simplement, si ses vues inspiraient confiance, de former un cabinet à ses risques et périls. Le chef de l’État irresponsable n’allait pas plus loin ; il se gardait bien d’indiquer lui-même ce que devrait être la combinaison à laquelle il convenait de s’arrêter. C’est pourtant ce qui est arrivé avec deux des hommes politiques que M. Félix Faure a fait appeler à l’Elysée, M. Sarrien et M. Peytral. Il les a chargés de former, s’ils pouvaient y réussir, un ministère de conciliation, mais rien qu’un ministère de conciliation. S’ils y échouaient, et s’il fallait en venir à un ministère homogène, M. le Président de la République avait d’autres candidats pour le constituer. M. Sarrien et M. Peytral se sont usés en efforts infructueux. Peut-être n’est-ce pas ainsi qu’il faut parler pour être tout à fait exact. MM. Sarrien et Peytral ne se sont pas usés, puisqu’ils font partie l’un et l’autre du ministère actuel, et les efforts du second n’ont été infructueux que parce qu’il l’a bien voulu. Il ne dépendait que de lui de faire un ministère de conciliation avec deux ou trois progressistes, égarés, à la vérité, et un peu en rupture de ban, mais qui n’étaient pas les premiers venus. Quand il s’est vu sur le point de conclure, il a imaginé lui-même un empêchement à sa combinaison, et s’est empressé d’en faire part à M. le Président de la République. Pourquoi celui-ci n’a-t-il pas chargé alors M. Peytral lui-même de faire un ministère comme il l’entendrait ? Pourquoi n’en avait-il pas chargé auparavant M. Sarrien ? Pourquoi a-t-il eu recours à M. Brisson ? Mystère, profond et obscur mystère ! Il serait impossible d’en trouver la clé dans les manifestations parlementaires. La Chambre nouvelle n’en avait pas encore fait beaucoup ; le temps lui avait manqué pour cela ; cependant elle en avait fait trois contre M. Brisson. M. Brisson était jusqu’alors le seul homme qui eût été mis en minorité par elle. Personne n’aurait pu imaginer que cela même le désignerait aux préférences de M. le Président de la République. Si les scrutins pour l’élection présidentielle avaient tourné autrement, et si M. Paul Deschanel, au lieu d’être trois fois élu, avait été trois fois battu, on aurait été stupéfait de voir M. le Président de la République lui confier le soin de faire un cabinet. Nous pensons même que, par convenance personnelle, M. Deschanel aurait refusé d’entrer dans aucun, quand même on lui aurait demandé de le faire. Faut-il croire que, lorsqu’il s’agit des radicaux, il n’y a plus aucune règle, et que ce qui serait une contre-indication à l’égard des autres devienne une investiture pour eux ? Même en admettant l’opportunité, — que nous nions, — de constituer aujourd’hui un gouvernement radical, M. Brisson était le moins qualifié de tous pour le présider. Il ne s’agit pas de l’homme ici ; M. Brisson ne nous déplaît pas plus qu’un autre ; mais le choix qui a été fait de lui montre une fois de plus qu’après avoir tenu peu de compte des manifestations électorales du pays, on n’en a pas tenu davantage des manifestations parlementaires de la Chambre. Et cela n’est pas sans gravité.

L’avènement des radicaux n’est donc, à aucun degré, celui d’une politique. Il vaudrait mieux pour les progressistes avoir en face d’eux une politique franche et avouée, parce qu’ils pourraient la combattre franchement et ouvertement : mais les choses ne se présentent pas ainsi. Les radicaux se sentent impuissans à appliquer leur programme et ils y renoncent avec la désinvolture la plus dégagée. Seulement, ils se réservent de remanier l’administration, d’y opérer de larges vides et d’en faire profiter leurs amis. Le lendemain des élections semble devoir être une véritable curée. Déjà les socialistes, dont le ministère actuel ne peut pas plus se passer que ne le pouvait jadis le ministère Bourgeois, dictent impérieusement leurs conditions et réclament leur part du gâteau. Ils reprochent avec amertume à M. Brisson et à ses collègues l’abandon de toutes leurs idées. Eh quoi ! il faudra renoncer à l’impôt sur le revenu ; il faudra renoncer à la révision de la Constitution ; il faudra renoncer à toutes les réformes promises et que le pays attendait, disait-on, avec une si vive impatience ! Les socialistes protestent ; puis ils se résignent. Ils le font même avec plus de facilité qu’on n’aurait pu s’y attendre ; mais ils demandent ou plutôt ils exigent des satisfactions de personnes. Ils veulent des révocations. Ils revendiquent des places. Nous ne savons pas dans quelle mesure on se soumettra à leurs exigences, mais il faudra bien faire la part du feu. Au surplus, les socialistes ne sont pour le ministère que des amis du second degré : il y a les amis du premier, les radicaux sortis tout bouillans de la lutte électorale, et ceux-ci sont plus exigeans encore. Ils ont des vengeances à exercer, grand plaisir pour ces demi-dieux d’un jour. Ils parlent d’exemples à faire, d’expiations à infliger, et quand même M. Brisson, par un scrupule qui l’honorerait, voudrait résister à la poussée qui s’exerce sur lui de toutes parts, il sera inévitablement entraîné. Il faut s’attendre à des coupes profondes dans l’administration préfectorale. Dès lors, et à moins d’arriver dans l’avenir à de promptes et à de larges réparations, bien imprudens et bien maladroits seraient les agens du gouvernement qui mettraient désormais quelque fidélité, et surtout quelque zèle à le servir ! C’est la conséquence de la grande faute qui vient d’être commise. Il y a quelque chose de coupable à avoir livré toute l’administration politique aux adversaires de la veille, d’autant plus enfiévrés des ardeurs de la bataille qu’ils n’en sont pas sortis vainqueurs. S’ils l’avaient été, peut-être aurait-il fallu s’incliner. Ce qui est inexplicable, c’est qu’on ait pris ce parti sans aucune espèce de nécessité et par une sorte de dilettantisme politique. Nous avons déjà fait une première épreuve d’un ministère radical, et il en est résulté un mal immense pour le pays ; de là est venu le désordre qui est encore dans les esprits ; toutefois, ce désordre, M. Bourgeois n’avait pas eu le temps de l’introduire dans les faits. C’est sans doute pour réparer cette omission que M. Brisson a été mis à la tête du gouvernement. Il n’y avait, en 1896, aucune bonne raison d’appeler M. Bourgeois aux affaires ; mais il faut bien reconnaître que la majorité des modérés, lassés, fatigués, un peu désemparés, estimaient alors devoir faire cette expérience qui leur a coûté si cher. Leur sentiment, aujourd’hui, n’était pas le même. Ils avaient sans doute l’ingénuité de croire à la conciliation, dont les radicaux parlaient aussi sans en vouloir ; mais ils étaient très loin de s’attendre à un gouvernement purement radical. C’est une dure épreuve qu’on leur impose : plusieurs commenceront par y succomber, ne fût-ce que par surprise. La majorité de 86 voix, obtenue par M. Brisson, ne s’explique pas autrement. Pour le pays, c’est un trouble profond. Un pays, et surtout une administration, ne résistent pas longtemps à ce régime d’alternance, à échéances courtes et rapides. De pareilles secousses ne peuvent être légitimées que par des réformes qui, arrivées à l’état de maturité, s’accomplissent enfin et, au prix de quelques sacrifices individuels, augmentent le bien-être général. Mais on n’avait pas besoin de M. Brisson pour exécuter les réformes de M. Burdeau et de M. Ribot. L’opinion désorientée cherchera en vain la morale de ces événemens : il n’y en a pas.


Le conflit hispano-américain est entré dans une phase nouvelle. Nous n’en avons pas parlé depuis assez longtemps, parce qu’on avait beau regarder tous les points de l’horizon, on ne voyait rien venir. Mais, depuis quelques jours, il n’en est plus de même.

La guerre déclarée par les États-Unis avait été insuffisamment préparée par eux, et il leur a fallu de longues semaines pour se mettre en état de lui donner une impulsion décisive. Le résultat final n’était d’ailleurs douteux pour personne : seule, l’Espagne pouvait ou voulait se faire des illusions que les lenteurs de l’ennemi lui ont permis de conserver jusqu’à ce jour. Les États-Unis avaient une telle supériorité de ressources, en prenant le mot dans son acception la plus étendue, qu’ils devaient inévitablement l’emporter. Les Espagnols ont succombé, et les efforts qu’ils pourront faire encore ne les relèveront pas de leur chute. Toutefois, ils se sont battus d’une manière digne de leurs ancêtres, et l’armée américaine ne s’attendait pas à la résistance qu’elle a rencontrée. Le général Shaffer ne l’a que trop montré par l’imprudence avec laquelle il a attaqué Santiago, sans attendre des renforts dont il croyait pouvoir se passer. Il a perdu beaucoup de monde, et il n’a pas encore pris la ville. Il la prendra : ce n’est qu’une question de jours, peut-être une question d’heures ; mais les Espagnols, dans leur détresse, auront eu au moins la satisfaction d’avoir suspendu le cours de la destinée.

Nul n’avait pressenti, au début de la guerre, l’importance que devait acquérir Santiago. Il n’y avait aucune raison pour que ce point de Cuba devint plutôt qu’un autre le lieu de concentration des principales forces de l’Espagne et des États-Unis. C’est l’amiral Cervera qui, en le choisissant pour refuge de sa flotte, y a attiré non seulement la flotte, mais encore l’armée de débarquement américaines. Tout, depuis lors, y a naturellement convergé. On ne s’explique pas très bien quel a été le but de l’amiral espagnol en se réfugiant dans la rade de Santiago. Il n’aurait dû y entrer qu’à la condition d’en sortir au plus vite, car il était facile de prévoir qu’au bout de très peu de jours, il y serait hermétiquement bloqué. L’amiral a eu près d’une semaine pour reprendre le large : pourquoi ne l’a-t-il pas fait ? La seule explication qu’on puisse, admettre est que l’état de ses machines ne le lui permettait pas, et alors il faut le plaindre de s’être vu condamné à la plus douloureuse immobilité. Au dernier moment, lorsque la ville a été sérieusement menacée du côté de la terre et qu’on a pu la croire sur le point de tomber entre les mains de l’ennemi, l’amiral Cervera a tenté une sortie coûte que coûte. Il ne pouvait pas se méprendre sur le danger ; sur la témérité d’une pareille tentative, dans les conditions où il l’opérait ; mais, à rester dans la rade, le danger n’était pas moindre, sans qu’aucune témérité le relevât. L’amiral Cervera a risqué le tout pour le tout. Il a jugé le moment venu de s’abandonner à la fortune, bonne ou mauvaise. Il a pensé que, si les chances lui étaient favorables, peut-être sauverait-il quelques-uns de ses vaisseaux, tout en perdant les autres. Le malheur s’est acharné contre lui, et ses dernières espérances ont été déçues. On a beaucoup parlé, depuis quelques jours, de l’invincible Armada de Philippe II et du désastre qui l’a anéantie : toutes proportions gardées, il y a eu, en effet, quelque chose d’analogue dans la fatalité qui a pesé sur l’amiral Cervera, avec la différence que c’est lui-même qui a pris le parti d’échouer ses vaisseaux sur les côtes et de les détruire. Il ne reste presque plus rien de la flotte qu’il commandait, et le nombre de ses morts a été considérable. Les Américains, au contraire, n’ont fait aucune perte dans cette circonstance ; leurs dépêches assurent qu’ils n’ont eu qu’un homme de tué. Les voilà maîtres de la mer, et Cuba, ne pouvant plus recevoir aucun appui du dehors, est comme une ville assiégée qui, si elle n’est pas secourue, doit inévitablement succomber.

L’Espagne avait deux flottes, celle de l’amiral Cervera et celle de l’amiral Camara. La seconde subsiste, mais elle est bien loin, et il est probable qu’on ne la verra jamais dans la mer des Antilles. Son histoire, en un sens, n’est pas moins triste que celle de l’autre. Il a fallu longtemps, trop longtemps, pour la ravitailler et la mettre en mouvement. En attendant, la situation empirait aux Philippines, et, au bout de quelques jours, le général Augustin la présentait comme désespérée : à moins qu’on ne lui envoyât rapidement des secours, il ne répondait plus de rien. L’amiral Camara est parti de Cadix ; il a traversé la Méditerranée ; il s’est engagé dans le canal de Suez, se dirigeant sur Manille. On sait les difficultés qu’il a rencontrées de la part du gouvernement égyptien, qui lui a refusé du charbon pour continuer sa route. Jamais situation n’a été plus mêlée de perplexité et d’angoisse que la sienne. Il a dû s’arrêter ; mais ce n’est pas tant encore le défaut de charbon qui l’a paralysé, que l’incertitude de ce qui se passait derrière lui. La flotte de Santiago une fois détruite, les Américains ont réuni quelques navires pour une destination inconnue. Inconnue, soit ; et pourtant facile à deviner. Il est naturel que les Américains, aujourd’hui qu’il n’y a plus un navire ennemi dans la mer des Antilles, menacent directement les rivages continentaux de l’Espagne. On comprend que le gouvernement de Madrid ait donné l’ordre à l’amiral Camara de rebrousser chemin et de venir au plus vite couvrir la patrie en danger. Ne faut-il pas aller au plus pressé, et pourvoir au péril le plus imminent ? Mais qu’est-ce que cela signifie, sinon qu’après avoir virtuellement perdu Cuba par la destruction de la flotte de l’amiral Cervera, l’Espagne, par le rappel de la flotte de l’amiral Camara, abandonne définitivement les Philippines à leur malheureux sort, et ne songe plus qu’à sa propre sécurité ? Dans l’état où elle se trouve, elle ne saurait faire autrement, tenir une autre conduite. À son tour, elle peut dire que tout est perdu, fors l’honneur.

La situation est telle que, dans la presse européenne, le mot de paix vient instinctivement sous toutes les plumes. L’Espagne a évidemment épuisé les chances que la guerre pouvait lui réserver, et la sagesse politique lui conseille aujourd’hui de mettre fin à des hostilités dont elle n’a plus rien à espérer. La disproportion des forces entre les deux belligérans est trop évidente pour qu’il soit permis d’espérer un retour de fortune. Il paraît impossible que le gouvernement espagnol, composé d’hommes de bon sens, conserve à ce sujet la moindre illusion. Sans doute, c’est une épreuve cruelle qui s’impose au patriotisme de M. Sagasta ; M. Canovas a été plus heureux, d’être soustrait par la balle d’un assassin à cette douloureuse extrémité ; mais le devoir est là. Il consiste à sauver de l’Espagne tout ce qui peut encore en être sauvé et de l’empêcher de tomber dans une ruine complète, radicale, irrémédiable. Quelque désespérées que soient ses affaires, elle peut prolonger la résistance pendant quelque temps encore. Son armée à Cuba est vaillante et aguerrie ; elle peut disputer pied à pied la grande île aux Américains et la leur faire acheter au prix de beaucoup de sang et de sacrifices. La défense de Santiago montre ce que les Espagnols sont encore en mesure de faire. Mais après ? Ils finiront toujours par succomber, et alors les Américains ne manqueront pas de leur imposer des conditions plus dures. Certes, les Espagnols déploient un beau courage ; s’ils ont commis des fautes dans leur politique coloniale, — et ces fautes sont graves ! et elles datent de loin ! — ils les ont, moralement, presque réparées par la manière dont ils les expient ; mais qu’attendent-ils désormais ? Ils ont cru, pendant quelque temps, que des complications générales pourraient se produire et qu’ils en tireraient avantage. L’arrivée d’une escadre allemande dans les eaux des Philippines leur a donné une espérance passagère, dont il ne reste rien aujourd’hui. Aucun secours, même le plus indirect, ne peut plus venir du dehors.

L’Espagne en est au point où il faut prendre virilement son parti de ce qui est inévitable. Au reste, si l’on refuse encore de s’en rendre compte à Madrid, où l’on commence à parler d’une crise ministérielle, il n’en est pas de même sur toute l’étendue de la Péninsule. Dans des provinces entières, riches autrefois, aujourd’hui ruinées, dans la Catalogne par exemple, on ne cache pas le désir de la paix ; on commence même à l’exprimer avec force, et peut-être demain essaiera-t-on d’en imposer la réalisation. Quelque résolution qu’adopte le gouvernement, il soulèvera des critiques, des protestations, probablement même des colères, des menaces et des dangers. S’il est pacifique, il aura demain contre lui les carlistes et les républicains, qui poussent à la guerre à outrance. S’il continue d’être belliqueux, il aura après-demain contre lui la partie la plus considérable et peut-être la plus saine de la population. C’est à lui de choisir, et nous souhaitons qu’il le fasse en se plaçant au seul point de vue des intérêts profonds et permanens du pays.

Il n’est pas douteux, — et d’ailleurs la déclaration en a été faite en termes formels, — que si l’un ou l’autre, et surtout si l’un et l’autre des belligérans croyaient pouvoir plus facilement mettre fin à leur querelle en recourant aux bons offices de l’Europe, il suffirait d’un signe pour les obtenir. Mais encore faudrait-il que ce signe fût fait. Aucune puissance ne serait assez imprudente pour offrir une médiation qu’on ne lui demanderait pas. Au surplus, les États-Unis et l’Espagne aimeront peut-être mieux faire la paix directement, sans recourir à un intermédiaire. Il serait délicat de s’engager dans des conseils à ce sujet. Le seul qu’on puisse donner est celui de faire la paix. Ici, nous ne craignons pas de nous tromper sur le bien commun de l’Espagne et des États-Unis : quant à savoir par quel procédé la paix devra être rétablie, c’est à eux de le dire. Le meilleur est celui qui aboutira le plus vite. Assez de sang a coulé pour mettre l’honneur de l’Espagne hors de cause, et celui qui coulerait encore ne serait d’aucun profit pour ses intérêts.

M. Buffet vient de mourir, après une carrière longue et bien remplie. Le Sénat, auquel il faisait honneur, a levé sa séance en signe de deuil : c’est un républicain qui en a fait la proposition, aux applaudissemens de toute l’Assemblée. Une telle manifestation a été d’autant plus significative qu’elle n’est pas dans nos mœurs parlementaires ; mais il serait désirable qu’elle y entrât. M. Buffet a joué un grand rôle politique. Le moment ne serait pas opportun pour juger ce rôle, qui soulèverait inévitablement des appréciations contradictoires. Il est un point, au contraire, sur lequel tout le monde est d’accord : c’est que M. Buffet, doué d’un très grand talent et d’une volonté très forte, s’est consacré avec un désintéressement absolu à la cause qu’il croyait juste et vraie. Même au milieu des passions déchaînées autour de lui, et qu’il partageait lui-même, il inspirait du respect à ses adversaires. Nul n’a porté plus haut la probité politique.

M. Buffet appartenait à une école aujourd’hui passée de mode, et nous ne pouvons pas songer à lui sans rappeler nos observations du commencement de cette chronique. Il croyait qu’on ne devait arriver au pouvoir que pour y appliquer ses idées. Jamais il n’a dissimulé son drapeau ; jamais il n’a amoindri ou tronqué son programme. Ce qu’il était, il l’était tout entier. Peut-être a-t-il été plus modéré et plus indulgent dans l’opposition qu’il ne l’avait été au gouvernement. De là l’unité de sa vie, une des plus honorables de notre histoire parlementaire, une de celles dont un parti peut le plus justement s’enorgueillir. Nous n’avons pas voulu le laisser disparaître sans saluer sa mémoire, et sans rendre hommage à l’exemple qu’il a donné.


Francis Charmes.
Le Directeur-gérant,
F. Brunetière.

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