Chronique de la quinzaine - 31 juillet 1898

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Chronique n° 1591
31 juillet 1898


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




31 juillet.


Le Parlement est en vacances, et le pays y serait pareillement, il pourrait se reposer un peu des agitations de la période électorale et des émotions du lendemain, si le mauvais génie qui règle nos destinées n’avait une fois de plus ressuscité l’affaire Dreyfus, et, de nouveau, n’en avait fait retentir la tribune et rempli les journaux. On en était déjà terriblement fatigué ! La répétition des mêmes scènes, accompagnées des mêmes effets, et jamais suivies du moindre résultat, avait conduit à la lassitude générale. On éprouve donc une obsession pénible à la voir de nouveau revenir, et on aurait sans doute une véritable reconnaissance au gouvernement qui parviendrait à nous en délivrer. Malheureusement tout porte à croire que ce ne sera pas le gouvernement d’aujourd’hui. À notre avis, M. Méline et M. le général Billot étaient plus près d’atteindre le but que M. Brisson et M. Cavaignac. L’attitude qu’ils avaient prise était, quoi qu’on en ait dit, parfaitement correcte ; et il eût sans doute suffi de s’y tenir pendant quelques mois pour qu’elle produisît toutes ses conséquences. Peu à peu, le temps aurait exercé son action pacificatrice, et le calme serait rentré dans les esprits. Mais nous n’en sommes plus là !

M. Méline avait dit, à maintes reprises, qu’il n’y avait pas d’affaire Dreyfus, et que c’était mal poser la question actuellement pendante que de la rattacher au condamné de l’île du Diable. La question Dreyfus a été vidée définitivement par deux conseils de guerre, le second ayant confirmé l’arrêt du premier. Dès lors, il y avait chose jugée. Nous savons bien que la justice humaine, qu’elle soit militaire ou civile, est sujette à l’erreur, et que la chose jugée elle-même peut être révisée ; mais elle ne peut l’être que dans des conditions précises, et dans un très petit nombre de cas, que la loi a déterminés avec infiniment de soin. Si un de ces cas s’était présenté, les défenseurs de Dreyfus auraient été en droit d’en invoquer le bénéfice ; mais aucun no s’est produit. Ils ont essayé d’en faire naître un par la dénonciation du commandant Esterhazy, accusé d’avoir commis l’acte pour lequel Dreyfus avait été condamné. Le commandant Esterhazy a été acquitté. Dès lors, la situation restait la même : il n’y avait aucune preuve juridique de l’erreur judiciaire que les partisans de Dreyfus soutenaient avoir été commise ; et l’affaire Esterhazy ayant eu son dénouement, et un dénouement négatif, n’avait pas pu en faire renaître une autre. Sans doute, en dehors des cas précis où la révision s’impose, l’initiative du garde des Sceaux, s’exerçant dans certaines conditions, pouvait reprendre l’affaire et aboutir à l’annulation de l’arrêt. Il aurait fallu pour cela que le garde des sceaux jugeât que des circonstances nouvelles, inconnues au moment du procès, avaient une gravité suffisante pour inspirer des doutes sérieux sur le bien fondé de la solution intervenue. Mais le garde des sceaux du cabinet Méline n’a manifesté aucune inquiétude de ce genre, qu’il se soit appelé M. Darlan ou M. Milliard ; et, loin de là, M. Méline lui-même et M. le général Billot n’ont cessé de répéter à la tribune que Dreyfus avait été « justement et légalement » condamné. Il était impossible d’en dire davantage, et le gouvernement qui est venu ensuite l’a bien montré, car, malgré son ardent désir de le faire, il n’y a pas réussi. Dès lors, on ne saurait trop le répéter, il n’y avait pas d’affaire Dreyfus. Nous parlons en droit pur, bien entendu, car, dans un pays aussi impressionnable que le nôtre, on ne peut pas empêcher les imaginations de s’échauffer et de s’exalter, et elles se sont extraordinairement échauffées et exaltées autour de cette affaire qui, juridiquement, n’existait pas.

C’est alors que, pour lui donner plus de substance, à propos de cette affaire on en a soulevé une autre toute différente, qui mettait en cause non plus l’arrêt du conseil de guerre, mais le conseil de guerre lui-même, et l’état-major général de l’armée. On a accusé le conseil de guerre d’avoir condamné « par ordre, « sans se préoccuper de savoir si l’accusé était coupable ou non, et cet « ordre « venait de l’état-major général. C’était une accusation d’infamie jetée sur le conseil de guerre et sur l’état-major, accusation qui a été bientôt suivie contre ce dernier de celle d’incapacité. On a fait retomber sur lui le poids de nos défaites passées ; on a même prédit des défaites futures pour les lui imputer par avance. Plusieurs personnes se sont Jetées à corps perdu dans cette campagne nouvelle ; mais celui qui en a pris la responsabilité principale, l’initiative, et la direction, est M. Zola. Que voulait-il, et que voulaient ceux qui l’ont suivi ? Ils s’attendaient bien à provoquer dans le pays une immense émotion, à soulever des indignations et des colères, à mettre le patriotisme en révolte et à troubler profondément la conscience publique : c’est précisément ce qu’ils désiraient. Ils espéraient aboutir par ces moyens indirects, dangereux, et coupables. N’ayant pas réussi à poser la question sur le terrain juridique, ils prétendaient la poser sur un autre. C’est à l’opinion elle-même qu’ils s’adressaient et ils commençaient par l’agiter. Le résultat de cette agitation devait être favorable à leurs vues : ils le croyaient du moins. Qu’importe le droit écrit ? Qu’importe la loi ? Qu’importe la procédure, — cette procédure qu’on dédaignait alors, et où on cherche aujourd’hui un refuge ? — Si un grand mouvement d’opinion ver ait à se produire, il exercerait sur le gouvernement une pression irrésistible. Il faudrait bien alors trouver un moyen quelconque de réviser le procès. Fata viam invenient. Et, en effet, on a provoqué un prodigieux mouvement d’opinion : mais il s’est formé contre M. Zola. Une pression à laquelle il était presque impossible pour eux de se soustraire a été, en effet, exercée sur les pouvoirs publics, mais tout juste dans le sens contraire à celui que M. Zola s’était proposé. On a demandé au gouvernement, qui n’en pouvait mais, de trouver des expressions encore plus fortes, d’inventer des mesures encore plus vigoureuses pour mettre fin à une campagne inqualifiable. Le patriotisme s’est non seulement ému, mais déchaîné. L’opinion s’est retournée contre les ennemis de l’armée avec la brutalité d’une avalanche. Et c’était justice ! Il fallait se rendre compte que, surtout dans un pays qui avait été militairement malheureux, mais qui conservait la fierté d’un grand passé et l’espoir d’un avenir réparateur, on ne touchait pas à l’armée impunément. Jusqu’au fond de nos campagnes, — on a pu le voir pendant la campagne électorale, — la libre nationale a tressailli.

Ainsi est née une seconde affaire, l’affaire Zola. Car, c’est de l’affaire Zola que nous sommes encombrés maintenant. M. Zola et ses amis affectent de l’appeler l’affaire Dreyfus, et de les confondre toutes deux. Rien n’est plus naturel de leur part puisque leur but est précisément de remettre l’affaire Dreyfus à flot, et leur but est manqué, s’ils ne parviennent pas à faire sortir l’affaire Dreyfus de l’affaire Zola. En ce moment, il n’y a pas d’autre question en jeu. M. Zola est tout prêt à plaider son procès, à une condition toutefois : c’est qu’on lui permette de ne rien dire de lui, ou d’en dire le moins possible, et de parler au contraire très longuement de Dreyfus. Il veut démontrer que Dreyfus est innocent, et transformer la cour d’assises de Versailles en une espèce de cour souveraine chargée de réviser l’arrêt du conseil de guerre. Il demande que la connexité des deux questions soit reconnue et établie, et tel est le sens du recours qu’il a introduit en cassation, ses conclusions n’ayant pas été admises par la cour d’assises. Nous croyons qu’il se trompe, et que sa prétention n’est pas soutenable. Évidemment, le délit de M. Zola se rattache au crime de Dreyfus, en ce sens que, si le second n’avait pas eu lieu, le premier n’aurait pas pu se produire ; mais l’un n’en reste pas moins distinct de l’autre. De quelque manière que l’on pose la question Dreyfus, M. Zola, lui, n’en est pas moins coupable d’avoir diffamé et outragé le conseil de guerre et l’état-major général de l’armée. M. Zola parle sans cesse de faire « la preuve » de ce qu’il a énoncé : qu’il la fasse, personne ne l’en empêche ! Mais la preuve qu’on lui demande n’est pas celle de l’innocence de Dreyfus, c’est celle de la forfaiture du conseil de guerre. Qu’il la fournisse, qu’il l’administre, comme s’exprime son avocat ! On l’y invite, on l’écoute ! Mais il ne dit rien. Quoique présent à l’audience, il déclare faire défaut, et, le soir même, il prend le train et passe, ou fait semblant de passer la frontière.

M. Zola, toujours épris de romanesque et d’effets de mise en scène, a envoyé une note aux journaux pour expliquer sa fuite ; car c’est une fuite, quoi qu’en disent ses amis, et tel est bien là le caractère qu’il a voulu lui-même donner à son départ. Il aurait pu, comme tout le monde, aller faire un voyage en Suisse, sans que personne s’en étonnât. Quoi de plus simple et de plus naturel ? Mais, précisément, c’était trop simple et trop naturel : ce n’était pas assez théâtral, assez dramatique, assez impressionnant. S’en aller discrètement, à l’anglaise, ne convenait pas à M. Zola : il voulait faire claquer bruyamment les portes. Il faut admirer, chez M. Zola, ce trait de génie qui l’a conduit à donner une si grande importance à un déplacement auquel la majorité de ses contemporains en attache si peu, en cette saison. Plusieurs comparaisons historiques se sont aussitôt présentées à l’esprit. Les amis de M. Zola écartent avec mauvaise humeur celle du général Boulanger, — pourtant, de lui aussi on disait qu’il reviendrait ; — mais ils acceptent volontiers celle de Mahomet quittant la Mecque, ce qui lui réussit davantage. Quand nous disons qu’ils l’acceptent, cela n’est pas tout à fait exact : ils la proposent, ils la suggèrent ; car personne n’y songeait. Peut-être serait-il plus modeste, et plus respectueux des proportions normales, de rappeler le départ de M. Drumont pour Bruxelles ; car M. Drumont en est revenu, et nous craignons fort que M. Zola ne revienne aussi comme il l’annonce. Il a pleine confiance dans la Cour de cassation, et il attend qu’elle ait prononcé sur la question de « connexité. » Mais si elle se prononce contre lui, — car tout est possible, — que fera M. Zola ? Reviendra-t-il tout de même ? Ne reviendra-t-il pas ? s’il ne revenait pas, quelle désobstruction ! Combien les choses deviendraient plus claires ! Et combien l’affaire Dreyfus elle-même, en admettant qu’il y en ait une, reprendrait plus de limpidité !

Au reste, M. Zola n’a pas de chance ; il joue de malheur ; il n’est pas l’homme heureux et répandant le bonheur autour de lui que recherchait un grand ministre du temps passé. Les affaires dont il se charge tournent mal, et la sienne propre tourne plus mal encore, s’il est possible.

On a vu qu’il avait fait un appel direct à l’opinion et que c’est avant tout sur elle qu’il comptait. Or, il n’y a presque aucun rapport entre les moyens d’agir sur l’opinion, et ceux que peut fournir la procédure pour agir sur des hommes de loi. Quoi qu’en pensent, ou plutôt quoi qu’en disent ses adeptes, il est très fâcheux pour M. Zola d’avoir plusieurs fois déjà déserté le débat, lorsqu’il s’ouvrait devant lui, et finalement d’avoir passé la frontière. On aura beau expliquer que cette fuite est une subtilité de procédure, ingénieuse dans le présent et pleine de ressources pour l’avenir, c’est ce qu’on ne fera jamais comprendre à la très grande majorité du peuple français. Si on ne s’adressait qu’à des magistrats, à des avocats, à des avoués, à des huissiers, à des porteurs de contraintes, ces roueries pourraient être appréciées comme elles méritent sans doute de l’être ; mais nous avons vu que M. Zola avait renoncé à plaider sa cause devant ce public trop restreint, et qu’il avait voulu en saisir le pays tout entier, voire l’univers. Un premier coup d’éclat en exigeait une série d’autres, M. Zola s’était condamné à procéder à la manière des hommes providentiels, sûrs de leur fait, toujours prêts à accepter le combat et marchant de victoire en victoire. Alors, il pouvait étonner les imaginations et les conquérir. Au lieu de cela, il bat continuellement en retraite. Il fait plus, il va se mettre en sécurité à l’étranger. Quand même il aurait, pour agir ainsi, les meilleures raisons du monde, les mieux justifiées, les plus convaincantes, elles ne seraient ni bonnes, ni probantes pour le grand public auquel il a voulu s’adresser. La flamme qu’il avait prétendu allumer à son front s’est éteinte. On ne voit plus qu’un homme qui se sauve, et le procédurier trop modeste fait un tort irrémédiable au héros orgueilleux sur lequel on comptait. Quand on a assumé le rôle que M. Zola s’est donné à lui-même, sans que rien l’y obligeât, il faut en subir vaillamment les conséquences, même les plus mauvaises, surtout celles-là. Et c’est ce qu’un romancier devrait savoir, s’il connaissait vraiment les ressorts qui font agir les hommes et s’il les avait bien observés dans leur action naturelle. On a quelquefois fait un mérite à M. Zola de l’art avec lequel il fait mouvoir les masses. De ces mouvemens, il montre en effet les dehors et les surfaces ; mais nous doutons plus que jamais qu’il ait pénétré jusqu’aux causes profondes qui les déterminent. Et s’il les avait comprises ou paru comprendre dans ses romans, il faudrait dire qu’il les a complètement ignorées et oubliées lorsqu’il s’est mis lui-même en scène, et qu’il s’est trouvé aux prises avec les réalités.

Mais c’est trop parler de M. Zola : revenons au gouvernement actuel et au rôle qu’à son tour il s’est donné dans toutes ces affaires, si difficiles à coup sûr, si ardues, et qu’on a semblé s’appliquer à rendre inextricables.

Ici, l’homme agissant, ce n’est pas M. Brisson, président du Conseil ; ce n’est pas M. Sarrien, ministre de la Justice ; c’est M. Cavaignac, ministre de la Guerre. M. Brisson épuise toute son énergie à satisfaire ses amis par des hécatombes préfectorales : après cela, il tombe malade, ce qui est bien naturel. M. Sarrien, avant d’arriver au ministère, avait des incertitudes sur l’affaire Dreyfus ; il les a communiquées à M. Ribot dans les conversations qui ont rempli le commencement de la crise ministérielle, et M. Ribot y a fait, depuis, allusion à la tribune ; mais le chemin de la place Vendôme a été pour M. le garde des Sceaux celui de Damas. Quant à M. Cavaignac, son opinion était faite depuis longtemps. Sa foi était robuste et même intransigeante. Pour lui, la culpabilité de Dreyfus ne faisait pas l’ombre d’un doute, et ce n’était pas seulement à ses yeux ce que M. Méline appelait une vérité légale, qui devait rester telle jusqu’à preuve juridique du contraire, c’était comme une espèce de dogme. M. Cavaignac n’a eu qu’un tort, qui est d’avoir voulu donner de cette vérité des preuves fatalement condamnées à rester incomplètes, et qui, dès lors, ne pouvaient agir sur les esprits que très incomplètement.

Déjà, sous l’ancien cabinet dont il était l’adversaire, M. Cavaignac avait reproché au général Billot de ne pas apportera la tribune ce qu’il appelait la parole libératrice, qui devait dissiper les derniers nuages planant sur Dreyfus. Le général Billot s’exténuait à répéter que Dreyfus était coupable, qu’il en avait la conviction et la certitude, qu’il y engageait son honneur de soldat et sa conscience d’honnête homme. Ce n’était pas encore assez. Que pouvait-on davantage, et quelle était enfin cette parole libératrice dont la puissance égalait celle d’un de ces mots cabalistiques qui, dans les contes de fées, font des miracles ? Une fois devenu ministre, M. Cavaignac était bien obligé de la dire. Il a donc prononcé un discours, adroitement fait d’ailleurs, dans lequel, sur le fond des choses, il n’a pas pu dire et il n’a pas dit plus que son prédécesseur, mais où il a entr’ouvert le dossier Dreyfus pour en retirer, afin de les produire devant la Chambre, quelques-unes des preuves de culpabilité, à son avis les plus convaincantes. Dieu nous garde de discuter ces preuves, et de rentrer ou d’entrer à notre tour dans la discussion ! Ces preuves, au surplus, ne se rattachent pas toutes directement au procès Dreyfus : il en est qui ont été découvertes depuis. Mais, quelque valables qu’elles soient aux yeux de M. Cavaignac, ont-elles produit l’effet foudroyant qu’il en attendait et qu’il avait annoncé ? La parole libératrice nous a-t-elle libérés de quoi que ce soit ? Loin de là, M. Cavaignac a fourni des armes nouvelles aux partisans de Dreyfus, et il ne leur en a retiré aucune. Les demi-preuves qu’il a produites sont nécessairement trop partielles pour pouvoir être considérées comme irréfragables. Elles étaient d’ailleurs connues depuis longtemps, et il n’a fait que leur attribuer une consécration officielle. Mais il eût bien mieux fait encore de les laisser dans un dossier qu’on ne pouvait pas produire tout entier : d’faut qu’une porte soit ouverte ou fermée, et puisque M. Cavaignac ne pouvait pas l’ouvrir complètement, il aurait dû la tenir complètement fermée. C’est l’attitude qu’avaient adoptée MM. Méline et Billot. M. Méline disait qu’il n’y avait pas d’affaire Dreyfus : M. Cavaignac semblait reconnaître qu’il y en avait une, puisqu’il la discutait. Il a eu, nous en convenons, un éclatant triomphe parlementaire ; il a été couvert d’applaudissemens ; la Chambre, à l’unanimité des votans, a décidé que son discours serait affiché sur les murs de nos 36 000 communes. Mais, dès le lendemain, dans tous les journaux, « l’affaire » renaissait. Et si l’on savait gré, généralement, ù. M. Cavaignac, d’avoir dissipé la légende que nous ne pouvions rien dire sans provoquer des complications internationales, l’inutilité de son discours apparaissait ù tous les yeux.

Depuis, des événemens se sont produits, très imprévus en eux-mêmes et dont il serait impossible aussi de prévoir dès maintenant toutes les suites : nous voulons parler de l’arrestation simultanée du colonel Picquart et du commandant Esterhazy. Sans entrer dans le fond des choses, l’allure générale de cette affaire en partie double avait paru d’abord empreinte d’une certaine hardiesse. Vingt-quatre heures plus tard, on a su que l’arrestation du commandant Esterhazy était due à une initiative prise propria motu par un juge d’instruction, contre lequel se sont aussitôt tournées toutes les foudres d’un parti. Et puis, on n’a plus rien su du tout. L’obscurité s’est faite. Les bruits les plus divers ont circulé : chaque jour en produit un nouveau. Pourquoi le colonel Picquart et le commandant Esterhazy ont-ils été arrêtés ? Profond mystère ! Est-ce pour l’affaire Dreyfus, ou pour une affaire connexe, comme tout le monde l’a pensé d’abord ? Est-ce pour un fait d’un ordre tout privé, et indépendant de l’affaire Dreyfus, comme on en fait maintenant courir le bruit ? Sur tout cela, les imaginations peuvent se donner, et elles se donnent en effet carrière. Il aurait été sage, après les avoir émues, de les éclairer aussitôt, et de les fixer. N’était-ce pas le devoir du gouvernement ? C’est jouer très imprudemment autour de l’affaire Dreyfus que d’en soulever d’autres qui s’y rattachent ou qui paraissent s’y rattacher, ne fût-ce que par la personne des acteurs, et qui, en tout cas, y ramènent et y retiennent obstinément la pensée. Que sortira-t-il enfin de tout cela ?

En attendant, la situation du ministère est des plus bizarres. Les amis de M. Brisson ne sont pas satisfaits, et leur mauvaise humeur va chaque jour en augmentant. Ils constatent avec amertume que le gouvernement actuel ressemble à celui de M. Méline, et qu’il lui ressemble en mal, c’est-à-dire qu’il en accentue les défauts. Sans doute, il a mis à pied quelques préfets et quelques sous-préfets, mais beaucoup trop peu à leur gré, et on se trompe fort si on les croit gens à se contenter de quelques sacrifices de personnes. Leurs vues portent beaucoup plus haut. Ils avaient promis de grandes réformes au pays, surtout des réformes fiscales : on les ajourne jusqu’à un moment où tout donne à penser que le cabinet Brisson ne sera plus aux affaires. Il se sera, pour son compte, tiré de la difficulté ; mais ils y resteront, eux, enfoncés encore davantage. Pourtant, ils feraient volontiers quelque crédit au ministère s’il changeait l’esprit qui présidait hier au gouvernement, pour revenir à ce vieil esprit républicain, sectaire et farouche, dont M. Brisson, autrefois, était animé. Il en était même un des apôtres les plus ardens. Cet esprit, tout franc-maçonnique, avait horreur du cléricalisme et du militarisme, qu’il s’efforçait en toute occasion de confondre avec la religion et avec l’armée ; et il n’est besoin d’aucun effort de mémoire pour se rappeler quelques-unes de ses manifestations les plus significatives, car elles sont d’hier. On reprochait à M. Méline, — et nous n’avons pas besoin de dire avec quelle injustice, — d’avoir laissé croître ces deux terribles dangers, ces deux effrayans fléaux de toute démocratie. C’est avec cette double accusation qu’on a fait campagne contre lui dans le parlement, et contre ses amis dans les élections. Qu’y a-t-il de changé à ce point de vue ? Ce n’est pas nous qui le demandons, mais bien les radicaux et les socialistes ; et ils répondent : Rien !

Le ministère n’a encore pris aucune mesure contre le danger clérical ; et, par hasard, s’il s’était aperçu que ce « danger » n’existe pas, nous oserions l’en féliciter. Quant au danger du militarisme, les radicaux et les socialistes le dénonçaient naguère comme une conséquence de l’affaire Dreyfus, ou du moins de la manière dont elle avait été conduite. L’armée, à les entendre, reprenait trop d’importance dans le pays, et l’autorité civile en était, par comparaison, cruellement amoindrie. Nous avons dit également ce que nous pensions de ce prétendu péril ; mais les radicaux et les socialistes, qui le prennent au sérieux, ou même au tragique, ne constatent pas sans chagrin ni sans honte, qu’il a encore augmenté depuis que M. Brisson est chef du gouvernement et que M. Cavaignac est son ministre de la Guerre. On conçoit aisément qu’ils s’en plaignent, qu’ils invitent M. Brisson à rentrer en lui-même, à rougir, à montrer quelque contrition, à redevenir enfin ce qu’il était autrefois, lorsqu’il fulminait de si haut contre les défaillances de son prédécesseur.

Un fait surtout a porté leur inquiétude à son comble. Les dominicains d’Arcueil ont fait récemment leur distribution des prix. Le Père Didon, plus éloquent que mesuré dans ses paroles, comme à son habitude, prononçait un discours ; et de quoi parlait-il ? De l’esprit militaire. Il paraissait terriblement rempli de son sujet ! Et quel était son principal auditeur, qui relevait de sa présence l’éclat de la cérémonie ? Rien moins que le général Jamont, le successeur du général Saussier à la tête de nos armées en cas de guerre, enfin le généralissime. Nous ne connaissons pas le discours du Père Didon, mais, à n’en juger que par l’impression qu’il a produite, il semble que le général Jamont ait entendu là des choses auxquelles il ne s’attendait pas ; et peut-être n’est-il pas de très bon goût d’inviter un hôte pour le placer ensuite dans une situation embarrassante et fausse. Il faut rendre aux radicaux et aux socialistes la justice que si un pareil fait leur aurait paru intolérable sous M. Méline, il les scandalise aussi sous M. Brisson. Mais qui sait ? Peut-être les scandaliserait-il moins bruyamment si le parlement n’était pas en vacances et si la tribune était ouverte. Ils craindraient alors les conséquences immédiates des coups qu’ils portent, tandis qu’ils peuvent aujourd’hui se livrer à cette gymnastique de presse sans risquer de rien casser. Pour le moment, rassurés par leur impuissance, ils crient et ils tempêtent à qui mieux mieux, avec l’espoir de ramener M. Brisson, l’enfant prodigue, dans le giron abandonné.

Réussiront-ils autant qu’ils le voudraient ? Qui oserait le dire ? Personne ne croit assurément que la majorité qui s’est prononcée pour M. Brisson à la Chambre, à la fin de la session dernière, soit sincère et solide : il faudrait bien peu de chose pour la disloquer. M. Brisson doit sans doute ménager les radicaux et les socialistes, mais il doit ménager aussi ces nationalistes qui ont pour chefs MM. Déroulède et Drumont, dont la colère contre lui pourrait lui devenir funeste, et qui ne laissent passer aucune occasion d’opposer M. le ministre de la Guerre à M. le président du Conseil. La situation est embarrassante pour celui-ci, et les lauriers de ses premiers jours ministériels pourraient se changer assez vite en cyprès. Belle et instructive démonstration de la justice immanente des choses, s’il était renversé, dans quelques mois, par ses propres amis, pour avoir suivi une politique modérée ! Car enfin cette politique serait-elle à ce point nécessaire, nous voulons dire à ce point imposée par les circonstances et par le vœu du pays, que M. Brisson lui-même ne pourrait pas y échapper, et, pour en distinguer la sienne propre, devrait se contenter d’y commettre quelques maladresses, ou de la relever par quelques brutalités ? Mais alors, qu’est-il venu faire au gouvernement ? Pourquoi le lui a-t-on offert ? Pourquoi l’a-t-il accepté ? Nous le saurons sans doute un jour, à moins que M. Brisson ne l’ignore peut-être lui-même, et qu’il n’y ait vu qu’une occasion de reprendre la campagne de désorganisation secrète, mais sûre, si bien commencée par le précédent ministère radical.


Les vœux que nous formions pour le rétablissement de la paix entre l’Espagne et les États-Unis seraient-ils enfin sur le point de se réaliser ? Les nouvelles de ces derniers jours permettent de l’espérer. Le gouvernement espagnol a compris, comme toute l’Europe le lui avait insinué et suggéré, que, l’honneur étant sauf, et largement, le jour était venu d’entrer dans la voie des négociations. La difficulté était de savoir comment on s’y prendrait. Les rapports politiques étaient interrompus entre les deux pays par le fait de la guerre : il fallait donc trouver un intermédiaire bienveillant qui voudrait bien se charger de mettre diplomatiquement en contact deux puissances qui ne l’étaient que militairement. Le gouvernement de la République française a paru propre à remplir ce rôle, et il l’était en effet, parce qu’il est également ami de l’Espagne et des États-Unis ; qu’il a gardé, quoi qu’on en ait dit, une parfaite correction d’attitude entre les deux belligérans ; enfin que son désintéressement personnel, dans toute cette affaire, ne pouvait être mis en doute. Il est de plus représenté à Washington par un homme qui, bien qu’ambassadeur de fraîche date, a donné, dans une longue carrière, des preuves nombreuses d’un esprit à la fois ferme et souple, doublé d’un caractère conciliant. M. Jules Cambon a traversé des situations administratives qui exigeaient déjà les qualités d’un diplomate, et d’où il est sorti tout préparé à ses fonctions nouvelles. Sur le désir du cabinet de Madrid, son gouvernement l’a autorisé à présenter au gouvernement des États-Unis une sorte de rameau d’olivier. Il n’y a eu rien de plus jusqu’ici. Évidemment, c’est beaucoup si l’on songe que la première démarche était en somme la plus délicate et la plus pénible ; mais c’est peu si l’on songe à tout le chemin qui reste à parcourir. Il n’est pas toujours vrai qu’il n’y ait que le premier pas qui coûte ; mais c’est celui qui coûte le plus. Le gouvernement de Washington sait maintenant que celui de Madrid désire la paix, et qu’il est prêt à entrer en négociations pour en amener le rétablissement.

Mais ici se posent des questions assez nombreuses. Quelle sera la forme de ces négociations ? Il semble impossible qu’elles se continuent jusqu’à leur terme par l’intermédiaire de l’ambassadeur de France à Washington. D’autre part, si les négociations s’ouvrent, quelle en sera la conséquence immédiate ? Les deux gouvernemens admettront-ils l’opportunité d’un armistice ? Préféreront-ils, au contraire, ou l’un des deux préférera-t-il poursuivre les opérations militaires, dans la pensée qu’elles tourneront à son avantage, et que le développement en pèsera sur les négociations pour les rendre elles-mêmes plus faciles, ou plus rapides ? Un armistice paraîtrait indiqué, conseillé par les circonstances ; mais il faudrait que les deux parties fussent à cet égard du même avis, et on ne sait pas encore si elles le sont. Peut-être le gouvernement américain voudra-t-il poursuivre les opérations qu’il a préparées sur Porto-Rico. Peut-être voudra-t-il achever celles qu’il a entamées dans les Philippines. Le danger de cette manière de procéder, qui mole la diplomatie-à la guerre, est qu’elle subordonne la première, quelle que soit la fixité de ses vues, aux hasards ton jouis variés et mobiles que présente la seconde.

Enfin, et par-dessus tout, il s’agit de savoir quelles seront les conditions mêmes de la paix. L’Espagne doit s’attendre à faire des sacrifices considérables. Il ne s’agit pas ici de Cuba : Cuba est perdu pour elle, et depuis longtemps. Sera-t-elle proclamée indépendante, ou, après avoir gravité autour de l’orbite américain, finira-t-elle par y être entraînée et par y entrer ? Au point de vue purement espagnol, cela maintenant importe peu. Ce qui importe davantage est de savoir quelles autres concessions il faudra faire en dehors de Cuba. Et ce qui importe plus encore peut-être que tout le reste, — parce que les intérêts espagnols et américains pourraient bien ici ne pas se trouver seuls en présence, — est de savoir ce qui se passera aux Philippines. Des problèmes très complexes se présentent donc à l’esprit, et rien jusqu’à ce jour ne parait avoir été préparé pour les résoudre. C’est beaucoup d’avoir ouvert les négociations, mais on n’aperçoit pas encore distinctement le moment où elles seront closes. Si les bons offices du gouvernement français, qui viennent de s’exercer à la demande de l’Espagne, peuvent être utiles dans la suite, ils ne feront certainement défaut ni à l’une ni à l’autre des deux parties. Ils sont acquis d’avance à la cause de la paix : mais ils ne peuvent devenir efficaces que si, à Washington et à Madrid, on la désire assez pour en accepter les conditions inévitables.


FRANCIS CHARMES.


Le Directeur-gérant,

F. BRUNETIERE.