Chronique de la quinzaine - 14 juin 1865
14 juin 1865
La matière des finances publiques n’encourage point les fantaisies enchanteresses de l’esprit d’utopie. Nous le savons, et pourtant il est un rêve que nous ne pouvons nous empêcher d’évoquer de temps en temps avec complaisance à propos des finances françaises. Nous rêvons qu’un beau jour un ministre hardi autant que sage, tout en conservant le système de comptabilité récemment introduit, — le budget ordinaire, le budget spécial, le budget extraordinaire, dûment balancés par un budget rectificatif, — se présente en fin de compte à la chambre avec un excédant des recettes sur les dépenses égal, pour prendre un chiffre qui ne soit point une hypothèse excessive et arbitraire, aux 126 millions qui, après l’annulation des rentes rachetées, vont former la dotation normale et nominale de l’amortissement. Se figure-t-on un budget combiné de telle sorte qu’il pût ménager à la chambre et au pays une ressource disponible de 126 millions ? Nous supposons que le ministre des finances de nos rêves, en apportant ce résultat, l’exposerait comme le point de départ d’un système rationnel et régulier destiné à se reproduire et à se renouveler d’année en année. Il dirait au pays : « Maintenant que nous avons un excédant qui, à proprement parler, n’exprime que l’équilibre normal, puisqu’il représente seulement la dotation légale de l’amortissement, il importe de partir du bon pied, et de ne plus retomber dans la confusion des dépenses déréglées, des arriérés, des déficits, des expédiens empiriques et des emprunts francs ou déguisés. La dépense devra désormais se contenir dans les bornes de la recette. Nous devons nous interdire tout engagement financier encouru à l’aventure ; au lieu d’escompter l’avenir comme des besoigneux et de nous soumettre aux difficultés et aux dégoûts d’une gêne incessante, nous emploierons les ressources du présent et les ressources vraisemblablement croissantes de l’avenir comme des riches qui disposent avec assurance et profit d’un bien certain et possédé d’avance. Nous ne méconnaîtrons plus désormais les bonnes règles, et, dans une société sensible à l’honneur et à la gloire, nous formons le dessein de maintenir dans sa puissante et féconde intégrité le point d’honneur financier. » Pour mettre en vigueur ce système, le ministre proposerait l’emploi de son excédant. « Que faut-il faire, dirait-il, de ces 126 millions ? En stricte justice, ils appartiennent à l’amortissement ; mais l’amortissement est tombé depuis dix-sept ans en désuétude, les amortisseurs rigoristes ne sont plus à la mode. La mode est souvent injuste et insensée, mais il est quelquefois dangereux de lui rompre trop brusquement en visière. Aujourd’hui elle encourage les excitateurs des travaux publics. Le plus prudent serait de faire de notre surplus un usage éclectique. Partageons-le en trois lots : consacrons-en un tiers à racheter de la rente, un tiers au ministère des travaux publics, un tiers au dégrèvement des impôts de consommation, et prenons la résolution d’appliquer désormais l’accroissement et les reliquats disponibles de nos recettes suivant la méthode qui concourt le plus efficacement au développement de la richesse générale et du revenu public. »
Continuons notre songe, et représentons-nous l’effet qu’un exposé financier annonçant non-seulement un excédant disponible, mais le dessein de revenir à l’amortissement de la dette et de n’entreprendre des dépenses extraordinaires que dans la mesure des excédans disponibles, produirait sur le marché financier et sur l’ensemble des intérêts économiques du pays. A un état d’anxiété sourde, de malaise ou de marasme succéderait dans le public financier un vif sentiment de soulagement, de satisfaction, de sécurité. On serait débarrassé de ce souci vexant qui fait que l’on est toujours à se demander s’il est bien sûr que les ressources précaires sur la foi desquelles on a engagé des dépenses extraordinaires seront réalisées, si l’on est bien sûr que les annulations de crédit sur lesquelles on compte se produiront, si l’on est bien sûr que le Mexique nous paiera, s’il n’y aura pas un découvert, s’il ne faudra pas augmenter la dette flottante, s’il ne sera pas nécessaire d’emprunter encore : doutes funestes au crédit public, car ils le font souffrir d’un mal futur, d’un mal hypothétique, d’un mal redouté, comme si c’était un mal certain et présent. Le budget strict et régulier dont nous parlons remplacerait par une féconde confiance une inquiétude maladive. On verrait clair alors devant soi, on ne craindrait plus l’enflure périlleuse de la dette flottante, on ne serait plus sous la fascination désagréable du spectre d’un prochain emprunt. Le crédit public se relèverait avec vigueur, la rente de l’état monterait vivement, les capitaux engagés dans tous les placemens acquerraient une plus-value générale ; la richesse du pays reprendrait une activité et une efficacité plus grandes par le sentiment même qu’elle aurait de son augmentation intrinsèque, et l’esprit d’entreprise, l’industrie privée, dans leur élan naturel, mèneraient à fin des œuvres plus pressantes, plus nombreuses et plus sûrement reproductrices que celles que nos ministres des travaux publics ont l’ambition passionnée d’accomplir eux-mêmes.
Faut-il que nous renoncions à notre hypothèse comme à une chimère trop éloignée de la région du réel et du possible ? En vérité, c’est bien plutôt quand nous regardons la réalité que nous croyons rêver. Quoi ! on se résigne à subir tant d’ennuis financiers, on s’expose à des périls que des accidens pourraient rendre très graves, on consent à voir les intérêts économiques de la France souffrir d’une inquiète langueur qui paralyse à un certain degré l’activité de nos richesses, et cela pour une disproportion, très médiocre après tout, qu’on laisse subsister d’année en année entre le revenu et la dépense ! Il s’agit tout au plus d’une somme de 200 millions suivant les uns, d’une somme inférieure suivant d’autres, c’est-à-dire, dans un budget de plus de 2 milliards, d’une misère, que l’on engage en dépenses au-dessus du revenu réel et certain, que l’on couvre avec des recettes accidentelles, incertaines, précaires, et au pis aller avec la dette flottante. On est cependant en présence d’un revenu annuel qui suit une progression constante d’accroissement ; si l’on avait la moindre patience, si pour engager certaines dépenses qui ne forment que la vingtième partie du budget, qui n’ont point un caractère de nécessité inexorable, on voulait bien, au lieu d’hypothéquer d’avance l’augmentation très prochaine du revenu, attendre pendant très peu de temps que cette augmentation fût réalisée, on se mettrait d’aplomb dans cette situation régulière et solide où les dépenses seraient toujours couvertes par des recettes certaines, situation dans laquelle on verrait tout de suite se produire des excédans considérables de ressources dont on pourrait bientôt faire profiter soit les créanciers de l’état par des rachats de rentes, soit les contribuables par des réductions de taxes, soit les travaux publics par des allocations positives. Le problème du rétablissement de l’équilibre financier et de l’affermissement de la confiance nécessaire à l’activité et à la prospérité des affaires se réduit donc à demander un peu de patience, une patience très courte, aux promoteurs ou aux ordonnateurs de certaines dépenses. Il suffirait, pour se mettre à flot, de prendre la résolution de dépenser pour une seule année une centaine de millions de moins, la valeur de la moitié d’un budget extraordinaire ajouté à un budget rectificatif ; il suffirait, en termes de diète médicale, de sauter un repas. Que cela ne soit pas possible, voilà ce qui nous surpasse, et le fait devant lequel nous croyons véritablement rêver.
Il est étrange qu’on ne veuille pas comprendre l’influence heureuse et on pourrait dire magique qu’un bon budget, un budget où la dépense serait couverte par une recette régulière et certaine, exercerait, non-seulement sur la sécurité politique, mais sur la prospérité des intérêts économiques du pays. Nous avons entendu depuis quelques années avancer mille absurdités sur les moyens d’animer les affaires industrielles : les uns attendent ce miracle de la baisse artificielle de l’intérêt, les autres de la création ou de l’action dirigeante de certaines sociétés de crédit. Ceux-ci veulent des travaux publics toujours, des travaux publics partout ; ces braves gens, relevant leur langage industriel de je ne sais quel baragouin militaire, demandent la grande campagne de la paix, et réclament, pour organiser, les glorieuses batailles de l’industrie, le grand emprunt, le milliard de la paix. Certes il y a un moyen plus court, plus facile, un moyen infaillible de donner aux capitaux le stimulant que l’on cherche. Il ne s’agit pas d’emprunter un milliard, il s’agit pour une année de dépenser cent millions de moins ; il s’agit d’attendre un an pour que l’augmentation naturelle de la recette fournisse une ressource certaine, assurée d’avance, à la dépense minime qu’on aura eu le courage et le bon sens d’ajourner. Un budget fondé sur cette simple règle de prudence et se présentant comme l’inauguration d’un système auquel le point d’honneur financier de la France serait attaché répandrait partout l’aise et la confiance ; il ferait monter de 10 pour 100 les fonds publics, et, par une large élasticité rendue au capital national, il accomplirait avec simplicité un prodige que l’on attendrait vainement de l’action des institutions de crédit ou des systèmes insensés qui pensent rendre la paix féconde en l’obérant de dettes. Au lieu d’escompter l’avenir à un an ou à deux ans d’échéance au profit du présent, il faudrait au contraire mettre le présent en état de faire à l’avenir une petite avance. On n’escompte jamais impunément des ressources futures, quelque assurées qu’elles soient. L’opinion publique fait exactement la contre-partie de l’opération d’un gouvernement qui se plaît à hypothéquer l’avenir. Vous croyez vous enrichir dans le présent en anticipant sur vos ressources prochaines ! Puéril et vain calcul : au même instant, cette force positive d’opinion qui constitue le crédit vous reprend au centuple ce que vous croyez avoir acquis. Elle déprécie votre valeur dans la proportion où vous vous confiez aux incertitudes et à l’inconnu de l’avenir, et, cette dépréciation atteignant par contagion toutes les branches de la richesse publique, il se trouve que, pour avoir emprunté une minime ressource aux chances futures, vous vous êtes fait et vous faites aux intérêts économiques du pays un mal profond et retentissant.
La solution de nos difficultés financières, c’est l’histoire de l’œuf de Christophe Colomb. Il n’y a là aucun mystère, aucun sortilège ; il suffira, pour faire tenir le budget en équilibre, de prendre pour une année le parti de dépenser 100 millions de moins, d’attendre un an que la recette ait rejoint et dépassé la dépense. Il n’y a pas d’autre solution, et tous les retards que l’on mettra à y recourir seront funestes et aggraveront gratuitement les difficultés que l’on a créées. On nous fait espérer que nous arriverons à cette solution, c’est-à-dire à un excédant régulier des recettes sur les dépenses, dans trois années. L’honorable M. Vuitry, dont le talent distingué serait si bien fait pour exposer les mesures de progrès économique que rendrait possibles un budget correctement et solidement aligné, vient d’assigner, dans la discussion générale des budgets, ce terme à nos espérances. Il faisait remarquer que depuis 1862 le budget ordinaire fournit des excédans de recette qui vont couvrir une portion toujours croissante des dépenses du budget extraordinaire. Ces excédans étaient de 66 millions en 1862 ; ils sont en 1865 de 138 millions, c’est-à-dire un peu supérieurs aux ressources de l’amortissement. Si, a-t-il dit, on suit pendant trois ans encore une progression semblable, l’excédant du budget ordinaire porté au budget extraordinaire s’élèvera à 200 millions. Alors, en admettant que les dépenses n’augmentent point, on aura un excédant de recettes d’une cinquantaine de millions que l’on pourra employer soit à développer les travaux publics, soit à réduire certains impôts, soit à amortir la dette. Il faut donc encore trois ans, selon le ministre qui assurément, avec M. Fould, a le plus à cœur l’alignement du budget, il faut trois ans pour que nous arrivions à un excédant. Ce n’est pas tout, il faut surtout que pendant la même période les dépenses n’augmentent pas. Il faudrait aussi, suivant nous, que l’on conservât la disponibilité des augmentations du revenu ordinaire. Or voici que par le nouveau projet de loi des travaux publics non-seulement on aliène des forêts de l’état, mais on engage pendant une série d’années les augmentations du revenu. Devant une telle perspective, la promesse de M. Vuitry devient irréalisable, et son renvoi à trois ans prend le caractère d’un ajournement indéfini. A nos yeux, la déclaration de M. Vuitry, émise dans la pensée de rassurer les esprits, quand on songe aux conditions dont elle est accompagnée, ne peut au contraire que les frapper de découragement. Nous ne savons pas de témoignage qui démontre avec plus de force qu’il est nécessaire de recourir au seul remède efficace, c’est-à-dire à une réduction radicale et prompte des dépenses.
C’est à cette conclusion énergique et sage qu’aboutit la discussion magnifique soutenue par M. Thiers. Jamais la lucidité merveilleuse qui illumine l’éloquence de cet homme d’état n’a rendu au pays un plus grand service. Sans doute les regrettables tendances de la politique financière avaient été plus d’une fois signalées. Nos lecteurs n’ont point oublié les travaux approfondis publiés dans la Revue sur cette question par M. Casimir Perier, les études très précises et très substantielles sur les budgets comparés de la France et de l’Angleterre que M. Victor Bonnet reproduit aujourd’hui dans un intéressant volume, le Crédit et les Finances ; mais les vives et claires démonstrations de M. Thiers ont imprimé pour ainsi dire en traits ineffaçables sur la conscience publique les faits qui constituent notre situation financière. Nous avons un revenu ordinaire, en impôts perçus, qui varie entre 1,900 et 1,930 millions, et nous faisons depuis quatre ans une dépense qui varié entre 2 milliards 200 et 2 milliards 300 millions. Nous décomposons nos dépenses en trois budgets, le budget ordinaire, le budget extraordinaire, le budget rectificatif. Ce sont ces deux derniers budgets qui représentent à peu près la différence entre nos recettes régulières et certaines et nos dépenses effectives. Or il y a dans le budget rectificatif des dépenses qui pourraient et devraient être prévues dans le budget ordinaire ; il y a aussi dans le budget extraordinaire des dépenses qui ont un caractère de constance et de suite : à des dépenses de cette nature, qui pourraient être prévues ou qui ont un caractère incontestable de durée, il devrait être pourvu, comme aux dépenses du budget ordinaire, par des ressources régulières, certaines, constantes. L’imprudence que M. Thiers reproche à notre politique financière, c’est que cette politique, pour couvrir ces dépenses, détourne d’abord de leur emploi naturel la totalité des ressources de l’amortissement et n’applique à solder le surplus que des ressources accidentelles, précaires et douteuses. Agir ainsi, c’est à la fois, par la suspension devenue permanente de l’amortissement, traiter injustement les créanciers de l’état et causer un dommage plus grave encore au crédit public. C’est en outre s’exposer à des déficits qui iront d’abord peser sur la dette flottante et ensuite sur le grand-livre. On peut présenter des chiffres légèrement différens et discuter sur des détails, mais voilà bien les traits généraux et incontestables de notre situation financière. Nous ne voyons pas pourquoi M. Thiers se plaint du système de comptabilité introduit par M. Fould ; ce système nous paraît essentiellement propre à bien montrer au public où sont les abus et les dangers, et à faire sentir à une chambre éclairée le point et le moment où sa responsabilité s’engage. Il groupe en masses, et conformément à leurs divisions naturelles, les élémens des budgets, et il laisse voir avec une pleine clarté les fautes commises soit dans l’exagération des dépenses, soit dans l’affectation des ressources. Il nous a toujours semblé qu’en adoptant ce système M. Fould avait voulu mettre nettement la chambre en présence de sa responsabilité. Pour que ce résultat fût atteint, il suffisait qu’un esprit attentif, ingénieux, pénétrant, voulût bien étudier et analyser le budget à la clarté de cette méthode. C’est ce que M. Thiers vient de faire avec une souveraine puissance d’élucidation. Ses derniers discours marqueront comme un événement dans notre histoire financière. Nous sommes convaincus que les démonstrations qu’ils ont apportées donneront a l’avenir, au ministre des finances d’abord, à la chambre ensuite, une grande force pour résister à des entraînemens dangereux qui, après l’expérience de ces quatre dernières années, deviendraient absolument inexcusables.
Ce grand débat financier est aussi pour la France un grand enseignement politique. Tous les esprits éclairés savent que la plénitude des prérogatives dont les assemblées représentatives doivent jouir n’est point la conception arbitraire d’une théorie, qu’elle est au contraire le résultat qu’une longue série de fautes, de luttes, d’événemens, a fait sortir de l’expérience des peuples modernes. Il est possible cependant que les générations contemporaines aient besoin de nouvelles leçons pour acquérir cette conviction ; il est possible qu’elles aient besoin d’apprendre expérimentalement l’utilité et la nécessité des garanties représentatives. Nos difficultés financières actuelles rouvrent les horizons de cette éducation politique ; elles montrent combien il serait nécessaire que les prérogatives du corps législatif fussent ou étendues ou exercées avec une vigilance plus jalouse. Nos difficultés financières proviennent de deux causes, d’une impulsion trop vive et trop mal concertée donnée aux travaux publics et de l’expédition du Mexique. Une certaine école semble avoir persuadé au pouvoir que la paix a ses victoires comme la guerre, et que ces victoires se remportent dans les campagnes de travaux publics. Quant à l’idée de fonder au Mexique un empire latin sous le gouvernement d’un archiduc autrichien, nous ne voyons ni le parti ni l’école qui peut l’avoir inspirée. Voilà les deux causes qui, agissant ensemble, nous font une situation financière si tendue. Autrefois c’était des chambres que venait l’excitation aux travaux publics : le gouvernement avait grand’peine de ce côté à se défendre contre l’entraînement des députés ; aujourd’hui c’est le gouvernement qui est le promoteur des grands travaux, et nous n’avons plus pour le retenir qu’à compter sur l’intelligence financière et la fermeté de la chambre. Non content de partager déjà avec le Mexique notre budget extraordinaire, le ministère des travaux publics demande 350 millions par un projet spécial qui absorbera, outre les forêts vendues, les accroissemens de revenu de plusieurs années. Quant au Mexique, sauf un petit nombre d’esprits dont les prévisions étaient taxées de malveillance, qui eût prévu, lors des modestes débuts de l’entreprise, ce qu’il nous a déjà coûté et ce qu’il nous coûtera encore ? L’affaire du Mexique commença l’année même où M. Fould nous apporta ses projets de réforme financière, au moment où s’achevait l’opération de l’unification de la dette, au lendemain du jour où les rentiers, confians dans la promesse d’économies qui devaient augmenter le taux de capitalisation du 3 pour 100, venaient de faire au trésor un cadeau gratuit de 150 millions. Qui eût pu croire, au moment où ce don héroïque était sollicité pour soustraire l’état et le crédit public à la nécessité d’un emprunt, que le double ou le triple de cette somme devait être dévoré en si peu de temps par l’entreprise du Mexique ? S’il eût été donné à une chambre représentative qui aurait voté l’unification de la dette et la soulte de se prononcer d’avance en pleine connaissance des choses, en pleine liberté, sur une entreprise politique telle que l’expédition mexicaine, il n’est pas douteux que cette chambre — eût aperçu ce qu’il y avait de contradictoire entre la politique financière qu’on venait d’inaugurer et la politique extérieure dans laquelle on allait s’aventurer, et qu’ayant le choix, elle eût préféré l’intérêt de la bonne économie des finances aux chances d’une guerre lointaine ; mais ce n’est plus du passé qu’il est question aujourd’hui : c’est à l’avenir qu’il faut songer.
La discussion des budgets a donc été cette année une préparation toute naturelle à la discussion de la question du Mexique. M. Jules Favre est entré dans le fond du débat avec sa vigueur et son éloquence accoutumées. M. Rouher, suivant son habitude aussi, a fait bonne contenance ; mais il ne pouvait résulter de cette controverse instructive pour le pays aucune conclusion immédiate et décisive. Il n’y a que deux choses possibles : ou bien le gouvernement est résolu à pousser l’expérience jusqu’au bout, ou il se réserve de profiter des circonstances pour combiner avec.les États-Unis quelque plan qui lui permette de se dégager honorablement de cette regrettable entreprise. C’est cette seconde solution que nous avons recommandée depuis le rétablissement de la paix aux États-Unis ; si le gouvernement était enclin à l’adopter, il mettrait dès à présent avec autant de résolution que d’activité sa diplomatie à la besogne, et nous comprenons qu’il se garderait de faire part au public de son dessein et de ses démarches. Que si au contraire on s’obstine à vouloir fonder un empire soi-disant latin à côté de la grande république anglo-saxonne, on se précipite les yeux fermés dans l’inconnu, et le moindre des périls auxquels on s’expose est de charger nos finances pendant une période indéfinie. Dans cette hypothèse en effet, il n’est plus permis de compter sur le prompt rappel de notre armée expéditionnaire, il n’est plus permis non plus d’espérer que le gouvernement impérial du Mexique pourra demander au crédit des ressources qui lui sont indispensables, à moins que la France ne consente à garantir franchement sa solvabilité. Des deux façons on ne peut qu’entrevoir des sacrifices obligés pour nos finances. Qui serait en état aujourd’hui de fixer l’époque où l’empereur Maximilien pourra se passer de nos soldats et de notre argent ? Nous avons entendu dire que notre corps expéditionnaire devra rester au Mexique cinq ans encore. Si une telle assertion sortait d’une bouche officielle, elle ferait bondir le corps législatif et désespérerait l’opinion. Qu’on y songe pourtant : l’empereur Maximilien ne pourra se passer de la protection de nos troupes tant qu’il n’aura pas constitué une armée mexicaine disciplinée, sûre, et qui soit capable de faire respecter son autorité dans toute l’étendue de cette contrée immense. Est-ce trop ou plutôt est-ce assez de cinq ans pour changer complètement les mœurs politiques d’un peuple, pour lui former une armée solide et fidèle ? Soyons raisonnables et justes : si nous abandonnons Maximilien avant que la rénovation du Mexique soit accomplie, ne faisons-nous pas de lui un Iturbide, un Santa-Anna, laissé à la merci de la première conspiration militaire venue ? On ne saurait trop insister sur toutes les issues probables de la question mexicaine, car enfin il serait indigne de nous de nous livrer au hasard en nous fiant à l’imprévu : il faut prendre un parti, quel qu’il soit ; il faut bien que la France sache où elle va et ce qu’elle fait.
Le voyage de l’empereur en Algérie, brillamment conduit, s’est heureusement terminé. Le retour du chef de l’état à Paris a été précédé de l’acceptation des démissions du prince Napoléon et d’une mesure aimable envers la presse, à laquelle l’impératrice a eu la gracieuse coquetterie d’attacher son nom. Les peines administratives appliquées aux journaux ont été levées. Espérons que cette amnistie est le prélude d’une politique plus libérale, et que le jour n’est point éloigné où la presse, recouvrant ses droits, recevra un traitement plus digne de l’esprit français que celui auquel on l’a soumise depuis treize ans. L’excursion de l’empereur a eu ce premier et heureux résultat de ranimer les espérances de nos colons algériens. Nous allons voir sous peu les fruits politiques du voyage de l’empereur. L’Algérie a coûté cher sans doute à nos finances, elle nous a coûté si cher qu’elle a guéri la France de l’envie de se faire une autre Algérie à deux mille lieues de ses rivages ; mais depuis longtemps la France a pris son parti de garder cette colonie, qui est si voisine d’elle, qui lui fait vis-à-vis sur l’autre bord de la Méditerranée, et à laquelle nous lient de si beaux souvenirs militaires. L’Algérie, c’est la jeunesse de l’armée française contemporaine, et il n’est pas de sacrifices que nous ne nous imposions volontiers pour porter au degré de prospérité dont elle est capable cette France d’Afrique. Aussi attendons-nous avec confiance l’exposé des projets que l’empereur doit avoir préparés. Déjà avec le voyage impérial a coïncidé la création d’une société destinée à entretenir un courant de capitaux entre la métropole et la colonie ; l’état, nous ne savons pourquoi, demande à cette compagnie un prêt de 100 millions qu’il lui remboursera en cinquante annuités. Voilà encore un de ces emprunts indirects que le gouvernement préfère, sans qu’on en voie la raison, aux emprunts directs. La discussion nous éclairera sans doute sur le mérite d’une combinaison qui ne se liait pas nécessairement avec une compagnie créée pour commanditer la production algérienne.
Un autre souverain s’est mis récemment en voyage : nous voulons parler de l’empereur d’Autriche et de son excursion en Hongrie. Nous n’avons point à regretter la bonne opinion que nous avions elle des résultats probables de ce voyage. Il paraît que les Hongrois et l’empereur d’Autriche, félicitent mutuellement de cette cordiale et bruyante rencontre. Le « eljen, » le hourrah de l’enthousiasme hongrois, accueille l’empereur, qui entend sans s’effaroucher le rhythme guerrier de la marche de Rakokczy. L’empereur s’est entretenu avec les premiers citoyens du pays, réunis en députation ; on a remarqué, entre autres, sa conversation avec M. Deak, l’homme en qui se personnifie la tradition des droits politiques de la Hongrie. On parle d’amnistie, de réconciliation, de l’intention manifestée par l’empereur de se faire couronner roi de Hongrie. La cérémonie du couronnement est précédée de l’acceptation de la loi fondamentale du pays, du diplôme : ainsi le veut la tradition hongroise. Parler de couronnement, c’est annoncer quelque chose qui ressemble à l’acceptation du diplôme, au pacte, renouvelé à chaque sacre, qui faisait de la vieille royauté hongroise une royauté consentie, une monarchie limitée. Si l’accord peut se conclure, les meilleurs patriotes de Hongrie n’hésiteront point à accepter des amendemens aux dispositions de leurs vieilles lois, qui ne sont plus compatibles avec l’époque actuelle. Ce qui est évident d’après les correspondances de Pesth, c’est que des deux parts on veut le rapprochement, on est pénétré de l’esprit de conciliation et l’on croit toucher à une ère nouvelle. Il y a bien un doute qui ça et là surnage, la crainte qu’au sein du cabinet une influence trop germanique, et que les Hongrois regardent comme leur étant hostile, ne réussisse à neutraliser les bonnes dispositions de l’empereur. Nous espérons, quant à nous, que c’est cette influence qui sera paralysée. Si la réconciliation s’opère, l’empereur d’Autriche y gagnera sans doute beaucoup : il aura fait là une campagne plus utile aux intérêts de sa puissance que celle des duchés, il aura noué au cœur même d’un des plus valeureux de ses peuples une alliance intime qui vaut mieux que toutes les compensations que l’Autriche pourrait solliciter ou espérer de la Prusse ; mais la Hongrie aurait à tirer, elle aussi, grand profit de cet heureux changement. En s’unissant à l’empereur, la Hongrie prendra certainement une large part dans le gouvernement constitutionnel de l’empire. La Hongrie, les événemens de l’histoire et la géographie l’ont ainsi voulu, ne peut entrer en relations avec l’Europe qu’à travers le système autrichien ; en acceptant cet intermédiaire, la Hongrie le pénètre, s’en empare, et peut donner la main à l’Europe libérale. C’est donc une belle occasion qui s’offre à elle aujourd’hui, et personne ne la blâmera, si elle ne la laisse point échapper.
En Prusse, M. de Bismark est toujours en scène. Cet homme d’état intéresse les spectateurs étrangers par la singularité de ses mouvemens. On est frappé de la vivacité et du contraste de ses actes. A de certaines heures, il a l’aspect d’un homme d’état tout à fait moderne ; en d’autres momens, il a l’air d’un ministre gothique, et on lui décernerait volontiers, en guise de couronne, une perruque à marteaux. Après telle action de lui qu’on est forcé de blâmer absolument, vient de sa part telle démarche que l’on approuverait de bon cœur. Nous n’avons plus à parler de sa politique à propos du Slesvig-Holstein ; nous la laissons apprécier par les grands politiques qui ont déployé tant d’habileté et de finesse pour laisser écraser le pauvre Danemark, et qui doivent être aujourd’hui très fiers en effet d’avoir si bien travaillé pour le roi de Prusse. M. de Bismark vient de compliquer d’une algarade personnelle le lent et incompréhensible imbroglio qu’il joue avec la seconde chambre prussienne. La chambre a rejeté son projet d’emprunt pour les dépenses de la campagne des duchés et n’a point approuvé ses plans maritimes. On sait que depuis 1848 l’idée d’avoir une flotte fédérale est le jouet favori du libéralisme allemand. M. de Bismark montre le jouet et promet Kiel, pensant devenir populaire ; à d’autres ! on ne veut pas une marine de sa façon, et la chambre, sur la proposition d’une commission spéciale, vote un tout autre système que le ministre refuse à son tour. Altercation, gros mots. M. de Bismark a en face de lui un brave homme, un honnête professeur de médecine, M. Wirchow, président de la commission. M. de Bismark le compare à l’homme qui donna le premier coup de marteau sur le navire démoli avant d’être achevé que le parlement de Francfort avait commencé à construire pour doter l’Allemagne d’une marine fédérale. M. Wirchow tient la comparaison pour offensante et y répond par un démenti. Voilà M. de Bismark enchanté ; il se souvient qu’il est major de milice en même temps que ministre ; l’honneur militaire lui prescrit d’obtenir une réparation par les armes ; il propose à M. Wirchow un duel. La chambre interdit à l’honorable député de répondre à la provocation ministérielle, et M. de Bismark se venge en mettant aux trousses de M. Wirchow des agens de police en permanence qui suivent l’honnête docteur jusqu’à la porte de l’hôpital où il va faire sa clinique. Tout cela devient incompréhensible à force de puérilité, d’absurdité, de mauvais goût. Un homme d’état qui a les yeux sur l’Europe et que l’Europe regarde peut-il compromettre ainsi de gaîté de cœur son caractère dans de pareilles misères ? On hausse les épaules. Changeons de spectacle, et nous verrons M. de Bismark agir en homme politique éclairé et distingué : c’est lorsqu’il a la pensée de négocier un traité de commerce entre le Zollverein et l’Italie, et que, se sentant arrêté par les fins de non-recevoir formalistes des petits gouvernemens allemands, qui ne veulent point reconnaître le roi d’Italie, il combat dans une circulaire remarquable une prétention ridicule et contraire aux intérêts ainsi qu’au bon sens des peuples allemands.
Il faut louer le gouvernement italien de n’avoir fait aucune concession aux offensantes pointilleries des princes légitimistes d’Allemagne. Le souverain de l’Italie ne peut dissimuler dans le protocole d’un traité le titre qui lui a été décerné par la nation, et sous lequel la nation a voulu elle-même placer ses actes publics. On concevrait que l’Italie eût quelques condescendances en matière de formes dans une négociation semblable à celle qu’elle poursuit avec le saint-père, dans laquelle de grands avantages moraux peuvent être obtenus au prix de quelques ménagemens pour des scrupules respectables ; mais l’Italie ne doit que le dédain à de petits princes qui affectent de ne point la reconnaître, et qui se piquent d’être plus orthodoxes en fait de légitimité que le chef de leur propre ligue commerciale, que le roi de Prusse en personne.
Aux États-Unis, la pacification est définitivement achevée. La capitulation de Kirby Smith a rétabli l’autorité fédérale dans les états situés à l’ouest du Mississipi qui s’étaient unis à la rébellion séparatiste. La république a maintenant deux grandes affaires intérieures : le jugement de Jefferson Davis et des autres principaux rebelles, et la réorganisation sociale et politique des états reconquis à l’Union. Les procès politiques qui vont commencer sont la triste suite de la guerre civile. Il faudra déplorer les arrêts prononcés contre les accusés, si par leur sévérité ils viennent à ressembler à des représailles inspirées par une passion de vengeance : l’intérêt politique de ces procès résidera surtout dans la fixation judiciaire des devoirs de fidélité qui lient les citoyens envers l’Union à l’encontre de ce droit de séparation dont la revendication a failli dissoudre la grande république. Dans cette épreuve judiciaire, ce qui doit être frappé de mort, c’est non des hommes, mais la doctrine des state rights poussée jusqu’au droit d’insurrection, doctrine destructive de la nationalité américaine. Quant à la réorganisation politique et sociale, à la reconstruction, comme on dit aux États-Unis, c’est une œuvre bien difficile, et qui ne sera pas promptement achevée. « La tendance et le désir manifeste de M. Johnson seraient d’organiser dans les états confédérés les élémens tels quels de gouvernement qui peuvent y subsister encore. Ainsi dans la Virginie, dans la Caroline du nord, il provoque l’élection de conventions qui auront à se prononcer sur les nouvelles constitutions à donner à ces états. Les difficultés de cette tâche se révèlent tout de suite. M. Johnson n’a appelé que la population blanche à choisir les membres de ces conventions. C’était peut-être la façon d’agir la plus conservatrice ; mais l’exclusion des noirs dans ces élections a excité les protestations violentes de l’ancien parti abolitioniste et de son orateur le plus populaire, M. Wendell Philips. Les dispositions témoignées par les électeurs de la Virginie et de la Caroline ne sont point encourageantes ; on assure que les électeurs virginiens repoussent de la candidature les citoyens qui, durant la guerre, étaient restés fidèles à l’Union, et ne portent leurs voix que sur des séparatistes. Il y aura bien des chocs, bien des tiraillemens, et on ne peut guère espérer d’arriver à la reconstruction des états qu’après de nombreux et lents tâtonnemens. Quelques hommes distingués, le général Sherman entre autres, comme il vient de le déclarer dans un intéressant exposé qu’il a fait de ses dernières opérations devant la commission d’enquête de la guerre, avaient cru tout d’abord que la reconstruction aurait pu se faire, en même temps que les capitulations militaires, dans un sincère élan de réconciliation cordiale. Le général Sherman assure que les généraux confédérés avec lesquels il a été en contact paraissaient avoir pris leur parti de la défaite de leur cause, et se montraient disposés à une réconciliation semblable ; mais ces beaux mouvemens, en admettant qu’ils puissent avoir des effets durables, ne sont possibles qu’à un moment : une fois l’occasion passée, avec la force d’impulsion qui lui était propre, elle ne se représente plus. Et ici l’occasion s’est évanouie devant cet attentat de Booth, qui a réveillé toutes les passions et toutes les haines, et qui a été si funeste au sud.
Trois publications nouvelles, — les livres de M. de Lescure sur la princesse de Lamballe, de M. Chéron de Villiers sur Charlotte Corday, et d’un biographe anonyme sur la marquise de Montagu, — ont rappelé l’attention sur trois femmes qui donnèrent à l’une des plus tragiques époques de notre histoire les plus nobles exemples de force morale. Embellies par le double charme de la grâce et de la bonté, elles paraissaient réservées à la vie la plus tranquille, la plus heureuse, quand, précipitées au milieu de terribles catastrophes, elles passèrent en un jour de la timidité de l’enfant au stoïcisme du héros. L’une, victime volontaire, qui s’offre en holocauste pour apaiser le courroux du ciel, subit avec une angélique douceur le martyre du dévouement et de l’amitié ; l’autre sacrifie sa vie dans l’espoir d’arracher la France à une tyrannie sanguinaire ; la troisième doit son illustration récente à des épreuves quelquefois aussi cruelles que la mort même, à l’exil et à la pauvreté. Dans chacune de ces destinées, on retrouve les contrastes qui marquèrent alors l’histoire de la société française tout entière, d’abord des songes enchanteurs, puis un affreux réveil. Qu’on remonte aux jours qui précédèrent ce terrible moment du réveil. Dans la bourgeoisie aussi bien que dans la noblesse, en France comme à Paris, et à Paris comme à la cour, on n’avait à la bouche que les mots de justice et d’honneur, de tolérance et de liberté. C’était un vrai délire de bienveillance et d’espoir. « Comme l’astrologue de la fable, on tombait dans un puits en regardant les astres[2]. » La princesse de Lamballe à Trianon, Charlotte Corday dans l’Abbaye-aux-Dames de Caen, Mme de Montagu à l’hôtel de Noailles, partageaient les mêmes illusions sur l’avenir de l’humanité. Le temps semblait venu où disparaîtraient tous les préjugés, toutes les hontes et toutes les misères. Mme de Lamballe était grande-maîtresse d’une loge maçonnique dont Marie-Antoinette disait : « Dieu y est dans toutes les bouches ; on y fait beaucoup de charités. On élève les enfans des membres pauvres pu décédés, on marie leurs filles. Il n’y a pas de mal à tout cela… Je crois, après tout, qu’on pourrait faire du bien sans tant de cérémonies ; mais il faut laisser à chacun sa manière : pourvu qu’on fasse le bien, qu’importe[3] ? » La bienfaisance, la sensibilité, étaient alors à la mode. Charlotte Corday, unissant dans une même admiration les œuvres de Plutarque et de Jean-Jacques Rousseau, rêvait « une république aux vertus austères, aux dévouemens sublimes, aux actions généreuses. » Quant à Mme de Montagu, petite-fille du maréchal de Noailles et fille du duc d’Ayen, elle vivait au milieu de cette brillante société où « le goût ancien était l’interprète élégant des idées nouvelles. » Deux de ses beaux-frères appartenaient à cette pléiade de paladins philosophes qui avaient été en Amérique les chevaliers de la démocratie. C’étaient le vicomte de Noailles et le marquis de Lafayette. « Ceux qui ont vécu dans ce temps, a dit Mme de Staël, ne sauraient s’empêcher d’avouer qu’on n’a jamais vu tant de vie ni d’esprit nulle part. » Sans rien perdre de sa grâce, la conversation française s’enrichissait de débats sérieux sur les sujets les plus élevés. Les contrastes les plus piquans se manifestaient en toute chose, comme le remarque si bien le comte de Ségur dans ses mémoires ; on parlait d’indépendance dans les camps, de démocratie chez les nobles, de philosophie dans les bals, de morale dans les boudoirs. La jeune noblesse française n’avait jamais eu plus d’entrain, plus d’éclat ; elle passait tour à tour du prestige des mœurs féodales aux douceurs de l’égalité plébéienne ; elle se passionnait pour les mœurs nouvelles, les clubs, les courses de chevaux, les ballons, le magnétisme : elle n’était pas éloignée de l’espoir que la baguette de Mesmer deviendrait le remède universel qui guérirait tous les maux de l’humanité. Sans doute, dans cette aristocratie qui envisageait l’avenir d’un œil si joyeux, si confiant, il y avait bien des inconséquences, bien des puérilités ; mais en revanche quelle foi dans le progrès, quel respect pour la toute-puissance de la philosophie, quel culte pour les œuvres des princes de la pensée ! Les cahiers de la noblesse, rédigés dans les bailliages à la veille des états-généraux, demandaient des droits civils et politiques plus étendus que ceux que la révolution nous a laissés. Les jeunes seigneurs de la cour étaient les premiers à fronder le vieil orgueil féodal, La royauté elle-même prenait l’horreur de l’étiquette, et Marie-Antoinette jouait le Barbier de Séville.
Parmi les femmes de cette cour si brillante, il n’y en avait peut-être pas de plus sympathique et de plus digne de respect que la princesse de Lamballe. Née à Turin, le 8 septembre 1749, Marie-Thérèse-Louise de Savoie-Carignan avait épousé, à l’âge de dix-sept ans, un jeune homme qui n’en avait que dix-neuf, le duc de Lamballe, fils du vertueux duc de Penthièvre et dernier rejeton de la descendance illégitime de Louis XIV. Veuve au bout de quelques mois de mariage, elle consacra sa vie à entourer de soins son beau-père. Belle, riche, honorée, portant à la fois les deux noms les plus illustres du monde, celui de Savoie et celui de Bourbon, il lui aurait été facile de contracter un second mariage dans les plus brillantes conditions. Elle préféra rester fidèle à un souvenir, et pleura un mari indigne d’elle, comme s’il avait été le meilleur des époux. Pieuse de cette piété douce qui est pour le cœur d’une femme une poésie et une sauvegarde, elle chercha la consolation dans une existence recueillie, dans un continuel sacrifice de soi-même. M. de Lescure trace un touchant tableau de cette période de la vie de la princesse, et l’on comprend facilement la sympathie qu’elle devait inspirer à la reine. Aux yeux de Marie-Antoinette, dont l’imagination allemande était aussi tendre que rêveuse, la mélancolie de la jeune veuve était un grand charme. Par une sorte d’intuition, elle devina tout ce qu’il y avait de dévouement dans le cœur de Mme de Lamballe et la nomma surintendante de sa maison.
L’horizon cependant n’avait pas tardé à s’assombrir. Mme de Lamballe, qui, à l’époque de la grande faveur des Polignac, s’était tenue à l’écart et ne quittait plus guère les châteaux du duc de Penthièvre, reparut auprès de la reine dès que la reine fut en danger. Elle était à Eu lorsqu’elle apprit ce qui s’était passé à Versailles le 5 octobre 1790. « Il faut que je parte sur-le-champ, » s’écria-t-elle. Le lendemain même, elle arrivait à Paris et s’enfermait avec la famille royale dans le palais des Tuileries, devenu une prison. Au moment de la fuite à Varennes, elle se rendit en Angleterre. Marie-Antoinette voulut l’empêcher de remettre le pied sur le sol de France ; mais elle n’obéit pas. En vain la reine lui écrivait-elle le 22 août 1791 : « Je suis heureuse, ma chère Lamballe, de vous savoir en sûreté dans l’état affreux de nos affaires ; ne revenez point. Je sais bien que votre cœur est fidèle, et je ne veux pas que vous reveniez ; je vous porte à tous malheur… N’ajoutez pas à mes inquiétudes personnelles l’inquiétude pour ce que j’aime. » Et, au milieu de ses douleurs, la reine se souvenait des beaux jours passés. « L’heureux temps, mon cher cœur, écrivait-elle encore, que celui où nous lisions, où nous causions, où nous nous promenions ensemble, sans cri de populace ! Non, encore une fois, ne revenez pas. Ne vous jetez pas dans la gueule du tigre ! » La princesse de Lamballe n’écouta que son cœur. Elle fit son testament, et revint auprès de son amie en novembre 1791. Dès lors elle était à ce poste de dévouement et de danger qu’elle ne devait quitter que pour mourir. C’est ainsi que cette femme si faible, si délicate, qui redoutait le parfum d’un bouquet de violettes, et dont Mme de Genlis tournait en ridicule les défaillances et les évanouissemens, s’enhardissait par le péril et montrait plus d’intelligence, plus de véritable énergie que toute cette noblesse qui, sous prétexte de défendre le roi, l’abandonnait. Sans doute, quand on songe à l’horrible fin réservée à ceux qui restèrent, on n’a pas le courage de blâmer ceux qui partirent. Il faut d’ailleurs le reconnaître, un grand nombre d’émigrés, en quittant la France, croyaient faire acte de dévouement à la cause royale. La biographie de Mme de Montagu fournit à cet égard d’intéressans détails. Elle représente très bien les controverses brûlantes que la question de l’émigration suscitait au sein de la noblesse. Tandis que les uns, comme M. de Montagu, soutenaient avec raison que la fuite était la plus grande faute que pussent commettre les amis du roi, d’autres, comme son père, M. de Beaune, répondaient avec une non moindre énergie que Louis XVI n’était plus libre, que les princes ses frères savaient mieux que personne ce qui convenait à son service, que dans de pareils temps la patrie était là où est l’honneur. La royauté, qui à bout de ressources devait placer son dernier espoir dans l’émigration, en avait d’abord compris tout le danger. La reine souffrait plus que personne de la légèreté de cette noblesse imprévoyante qui émigrait par mode, et comme pour une partie de plaisir. Les fugitifs se faisaient au début les illusions les plus étranges ; M. de Metternich a raconté qu’il leur entendait dire à tous : « Il y en a pour quinze jours. » Pendant ce temps, la reine écrivait : « Les frères du roi sont entourés d’ambitieux et de brouillons qui ne peuvent que nous perdre après s’être perdus eux-mêmes, car ils ne veulent pas écouter ceux qui ont notre confiance sous prétexte qu’ils n’ont pas la leur, et les émigrans armés sont ce qu’il y a de plus triste en ce moment. »
Autant l’infortunée reine était affligée de la conduite des émigrés, autant elle était reconnaissante de l’abnégation héroïque de Mme de Lamballe. « Quel bonheur que d’être aimée pour soi-même ! lui écrivait-elle dans un élan de gratitude. Votre attachement avec celui de quelques amis fait ma force. Non, ne le croyez pas, je ne manquerai pas de courage. Mon cœur est à vous jusqu’à mon dernier souffle de vie. » Plus le dénoûment approche, plus ces deux femmes, exaltées par les épreuves et sanctifiées par l’adversité, montrent d’élévation de sentimens et de fermeté de caractère. Marie-Antoinette écrit au comte de Mercy-Argenteau : « Jamais je ne consentirai à rien d’indigne de moi. C’est dans le malheur qu’on sent davantage ce qu’on est. » La princesse de Lamballe dit à Mme de La Rochejaquelein : « Plus le danger augmente, plus je me sens de force. Je suis prête à mourir. Je ne crains rien. » Le 20 juin, quand la foule envahit les Tuileries, quand la reine veut se précipiter au-devant des piques en s’écriant : « Ma place est auprès du roi, » une voix lui dit avec douceur : « Votre place est auprès de vos enfans. » Cette voix, c’est celle de Mme de Lamballe. Cette fidèle servante de l’infortune s’associe à toutes les angoisses de l’agonie de la royauté. Elle suit la famille royale au Temple. Elle ne la quitte que pour être jetée dans la prison de la Force, où l’attendent les bourreaux. Ils lui ordonnent de jurer la liberté, l’égalité, la haine du roi, de la reine et de la royauté. « Je jurerai facilement les deux premiers sermens, dit-elle ; je ne puis jurer le dernier, il n’est pas dans mon cœur. » Un assistant lui dit tout bas : « Jurez donc ! Si vous ne jurez pas, vous êtes morte. » Elle ne répond rien, lève ses deux mains à la hauteur de ses yeux, et fait un pas vers le guichet. Une voix crie : « Qu’on élargisse madame ! , Cette phrase est le signal de la mort.
La princesse de Lamballe et Charlotte Corday se ressemblent par l’esprit de sacrifice et d’abnégation. Toutes deux se sont dévouées, l’une à la reine, l’autre à la patrie. Si Mme de Lamballe est venue volontairement se jeter dans le gouffre qui devait la dévorer, Charlotte Corday, parée comme Judith « de la merveilleuse beauté dont le Seigneur lui avait fait présent, » a sacrifié sans regret cette beauté, cette jeunesse et cette espérance. Sans doute elle s’est trompée, car l’homicide n’est pas permis, même contre les plus féroces contempteurs de l’humanité. On a eu raison de le dire : « Personne n’a le droit de se mettre seul, soit comme vengeur de la liberté, soit comme redresseur du destin, à la place de tout un peuple, presque à la place de l’histoire. Un coup de poignard est une usurpation. » Le meurtre de Marat, ce meurtre que Charlotte Corday dans sa prison avait appelé « la préparation de la paix, » n’eut d’autre résultat que de faire redoubler les cruautés des terroristes ; mais si la froide raison condamne Charlotte, assurément le cœur l’absout. Elle trouvait dans la Bible et plus encore dans les souvenirs de l’antiquité païenne, dent elle s’était nourrie, une justification si éclatante, elle écouta si religieusement le cri de sa conscience, elle fut si simple, si modeste, si courageuse devant la mort, que l’on comprend l’enthousiasme d’Adam Lux la glorifiant en face même des bourreaux et payant de sa tête l’audacieux héroïsme de ce tribut d’admiration.
Dans un ouvrage qui a près de cinq cents pages, M. Chéron de Villiers, complétant les informations déjà données dans la Revue[4] par M. Casimir Perier, vient de retracer les moindres détails de la vie et de la mort de cette femme extraordinaire. Ce livre est une biographie qui n’a peut-être qu’un défaut, c’est d’être trop circonstanciée, trop complète. Cependant, s’il est vrai de dire qu’un pareil système de récit est à l’histoire ce que la photographie est à la grande peinture, on ne peut s’empêcher de reconnaître qu’il attache le lecteur par un incontestable prestige de vie et de réalité. Quoi de plus curieux que d’étudier tout ce qui montre comment la résolution de l’héroïne se grava dans le fond de son cœur, tout ce qui fait comprendre par quelle succession d’idées et de sentimens cette jeune fille qui n’était jamais venue à Paris, qui vivait ignorée dans le recueillement d’une modeste retraite, sans autre société que celle d’une parente sexagénaire, fit preuve comme par miracle d’une si intrépide énergie ?
Marie-Anne-Charlotte de Corday d’Armont était née le 27 juillet 1768 à Saint-Saturnin des Ligneries, près d’Argentan. Sa famille appartenait à la plus ancienne noblesse normande et tirait son nom de la terre de Corday, située dans la commune de Boussay, non loin de Saint-Saturnin des Ligneries. Autrefois riche et puissante, elle était déchue de sa splendeur ; au moment de la naissance de Charlotte, ses parens occupaient une maisonnette couverte en chaume, comme les petites fermes normandes, avec une cour, quelques arbres, un puits, et pour clôture un mur couvert de lierre. Son père était si pauvre qu’il dut consentir à se séparer de plusieurs de ses enfans pour les confier à des parens généreux qui voulurent bien se charger gratuitement de leur éducation. Charlotte est envoyée à Vicques auprès de son oncle, l’abbé de Corday, curé de ce village. Elle passe plusieurs années dans le presbytère, qui existe encore sur le bord du chemin de Jort à Morteaux. Elle apprend à lire dans un vieil exemplaire des œuvres du grand Corneille. Son quadrisaïeul avait épousé une nièce de l’auteur de Cinna. Les premières impressions que reçut le cœur de Charlotte furent celles de la religion et de l’héroïsme. Elle ne devait jamais les oublier. Elle avait quatorze ans quand elle perdit sa mère. Elle fut alors gratuitement accueillie à l’Abbaye-aux-Dames de Caen par l’abbesse, Mme de Belzunce. Le neveu de l’abbesse, M. de Belzunce, major en second du régiment de Bourbon-Infanterie, s’éprit de Charlotte et voulut demander sa main ; mais au moment où la jeune fille touchait au bonheur, M. de Belzunce, à la suite d’une collision entre son régiment et des bandes révolutionnaires, tombait sous les coups d’assassins. Sa tête était portée au bout d’une pique, son cœur arraché de la poitrine et brûlé sur des charbons ardens. Après avoir perdu son fiancé, la malheureuse jeune fille ne tarda pas à perdre son asile. Les couvens ayant été supprimés, elle dut quitter cette Abbaye-aux-Dames qui avait abrité sa douleur. C’est alors qu’elle arriva à l’improviste chez une vieille parente, Mme de Bretteville, qui habitait à Caen une ancienne et sombre maison, d’une architecture à demi gothique, qu’on appelait le Grand-Manoir. M. Chéron de Villiers peint très bien l’étonnement de cette dame, qui, suivant ses propres expressions, ne connaissait « ni d’Eve ni d’Adam » la nouvelle venue. Elle ne lui en accorda pas moins l’hospitalité, et Charlotte ne devait quitter le Grand-Manoir que pour aller frapper Marat.
Quel temps que celui où une pareille jeune fille saisissait un poignard, et quelle tempête d’indignation dut agiter ce tendre cœur ! Charlotte, qui avait rêvé une république idéale, qui en 1791 refusait de boire à la santé du roi en disant : « Je le crois vertueux, mais un roi faible ne peut être bon, il ne peut empêcher les malheurs de son peuple, » Charlotte fut accablée de la douleur la plus profonde en apprenant le supplice de l’infortuné monarque. M. Chéron de Villiers a publié pour la première fois une lettre qu’elle écrivit le 28 janvier 1793 à une de ses amies, Mlle Rose Fougeras du Fayot. « Vous savez l’affreuse nouvelle, ma bonne Rose ; votre cœur, comme mon cœur, a tressailli d’indignation. Voilà donc notre pauvre France livrée aux misérables qui nous ont déjà fait tant de mal ! Dieu sait où cela s’arrêtera… Tout ce qu’on peut rêver d’affreux se trouve dans l’avenir que nous préparent de tels événemens… J’en suis presque réduite à envier le sort de ceux de nos parens qui ont quitté le sol de la patrie, tant je désespère pour nous de voir revenir cette tranquillité que j’avais espérée il n’y a pas encore longtemps. Tous ces hommes qui devaient nous donner la liberté l’ont assassinée ; ce ne sont que des bourreaux. Pleurons sur le sort de notre pauvre France. » Charlotte avait-elle déjà la pensée de sa résolution terrible ? Peut-être, car elle ajoutait dans la même lettre ; « Tous mes amis sont persécutés. Ma tante est l’objet de toute sorte de tracasseries depuis qu’on a su qu’elle avait donné asile à Delphin quand il a passé en Angleterre. J’en ferais autant que lui, si je le pouvais ; mais Dieu nous retient ici pour d’autres destinées. » Depuis ce moment jusqu’à l’heure suprême, on remarque dans le cœur de la jeune fille une gradation de douleur et de colère. Déjà l’idée du sacrifice a germé dans son âme. « On ne meurt qu’une fois, a-t-elle dit, et ce qui me rassure contre les horreurs de notre situation, c’est que personne ne perdra en me perdant. » Lorsque les girondins viennent chercher à Caen un refuge, elle croit voir en eux les sauveurs de la patrie. Elle n’a pas, comme on l’a dit à tort, d’amour pour Barbaroux, mais elle s’exalte à cette parole ardente et colorée. L’idée que pour terminer la guerre civile il suffirait de la main d’une femme s’empare de son imagination, de son cœur. Personnifiant dans un seul homme toutes les hontes, tous les crimes : « Non ! s’écrie-t-elle, il ne sera pas dit qu’un Marat a régné sur la France. » Au moment où elle va se mettre en route pour Paris, elle écrit à son père qu’elle se rend en Angleterre. « Je vous dois obéissance, mon cher papa ; cependant je pars sans votre permission, je pars sans vous voir, parce que j’en aurais trop de douleur. Je vais en Angleterre, parce que je ne crois pas qu’on puisse vivre en France heureux et tranquille de bien longtemps. En partant, je mets cette lettre à la poste pour vous, et quand vous la recevrez, je ne serai plus en ce pays. Le ciel nous refuse le bonheur de vivre ensemble, comme il nous en a refusé d’autres. Il sera peut-être plus clément pour notre patrie. »
La patrie ! c’est désormais sa seule pensée. Elle ne doute pas un seul instant de la légitimité de l’acte qu’elle est sur le point d’accomplir. « Si je suis coupable, écrit-elle avant de frapper Marat, Alcide l’était-il donc lorsqu’il détruisit les monstres ? mais en rencontra-t-il de si odieux ? » À cette âme intrépide rien ne paraît plus naturel que le dévouement qui va jusqu’à la mort. Le sacrifice de sa vie lui semble une chose toute simple. Elle s’étonne sincèrement de l’admiration qu’elle inspire. Elle a la conviction qu’en poignardant Marat elle a rempli un devoir sacré. Il se fait aussitôt en elle une sorte d’apaisement. Jamais il n’y a eu sur son visage plus de calme, plus de sérénité. Conduite à la prison de l’Abbaye, dans la chambre précédemment occupée par Mme Roland, — Mme Roland qui, dans ses mémoires, l’appelle une héroïne digne d’un meilleur siècle, — elle montre tant de résignation, tant de simplicité, tant de douceur que ses geôliers eux-mêmes en sont émus. « Je suis on ne peut mieux dans ma prison, écrit-elle le lendemain de la mort de Marat[5] ; les concierges sont les meilleures gens du monde ; . Je jouis délicieusement de la paix, ajoute-t-elle, il n’est point de dévouement dont on ne retire plus de jouissance qu’il n’en coûte à s’y décider[6]. » Elle renonce à la vie sans un regret, sans un murmure. Elle ne veut pas être pleurée. Elle ne demande qu’un prompt oubli. A ses yeux, « l’affliction de ses amis déshonorerait sa mémoire. »
Autant elle a été calme dans sa prison, autant elle se montre noble et fière devant ses juges. « J’étais républicaine bien avant la révolution, leur dit-elle, et je n’ai jamais manqué d’énergie. — Qu’entendez-vous par énergie ? — La résolution que prennent ceux qui mettent l’intérêt particulier de côté et savent se sacrifier pour la patrie. » Elle n’a qu’une crainte, c’est que son défenseur Chauveau-Lagarde n’essaie de plaider la folie : elle ne veut pas être justifiée ; elle accepte devant les hommes et devant Dieu la responsabilité de son action. Elle vient d’être condamnée à mort ; elle se tourne du côté de Chauveau-Lagarde. « Je vous remercie bien, lui dit-elle, du courage avec lequel vous m’avez défendue d’une manière digne de vous et de moi. Ces messieurs me confisquent mon bien, mais je veux vous donner un plus grand témoignage de ma reconnaissance, je vous prie de payer pour moi ce que je dois à la prison, et je compte sur votre générosité. » Portant la chemise rouge des assassins, elle gravit d’un pas ferme les degrés de la charrette fatale. « Vous trouvez que c’est bien long, n’est-ce pas ? lui dit Sanson, l’exécuteur des hautes-œuvres. — Bah ! lui répond-elle. Nous sommes toujours sûrs d’arriver. » A l’heure où le soleil se couche derrière les arbres des Champs-Elysées, la charrette arrive sur la place de la Révolution. Sanson veut se placer devant Charlotte pour l’empêcher de voir la guillotine ; mais elle se penche et lui dit : « J’ai bien le droit d’être curieuse, je n’en ai jamais vu. » Au moment où elle monte sur l’échafaud, plus calme, plus impassible que jamais, on entend des voix qui murmurent : « Quel dommage ! si jeune et si belle ! » Elle salue la foule avec un doux sourire, et de son propre mouvement place la tête sur la bascule. « Elle nous tue, dit Vergniaud, déjà emprisonné ; mais elle nous apprend à mourir. »
S’il ne fut pas donné à la marquise de Montagu, comme à la princesse de Lamballe et à Charlotte Corday, d’offrir sa vie en holocauste, elle tient du moins un noble rang parmi ces femmes du dernier siècle qui ont montré à la France, aussi bien qu’aux nations étrangères, le spectacle d’un courage au niveau des plus grands malheurs. Emportée sur la terre d’exil par le flot révolutionnaire, elle est venue en aide aux misères innombrables de l’émigration, et par son initiative individuelle elle à prouvé que, comme la foi, la charité fait des miracles. Elle a été grande par la résignation, par la bonté, par le cœur. L’histoire de la marquise de Montagu n’était d’abord qu’un recueil de souvenirs de famille qui n’était point destiné au public ; mais ce livre, tiré à un nombre très restreint d’exemplaires et réservé pour ainsi dire à un petit cénacle, a paru si touchant aux rares lecteurs qui en avaient eu connaissance, que l’auteur, tout en refusant de dire son nom, a consenti à faire vendre l’ouvrage au profit des pauvres.
La vertu de cette sainte femme ne procède pas de la même source que le courage de Charlotte Corday. M. Chéron de Villiers insiste, je le sais, sur les sentimens religieux de son héroïne, sur l’éducation chrétienne qu’elle reçut de son oncle, l’abbé de Corday, sur la piété qu’elle témoignait à l’Abbaye-aux-Dames de Caen, sur sa profonde répulsion pour les ecclésiastiques assermentés, les intrus, comme elle les appelle dans ses lettres, sur son indignation contre ces lâches paysans qui la veille allaient à la messe et le lendemain auraient vendu leur curé. Il soutient que si, avant de mourir, elle refusa de se confesser, ce fut, comme Marie-Antoinette, parce que ses principes lui défendaient de recevoir le pardon du Seigneur par l’intermédiaire d’un prêtre assermenté. Quelle que soit l’opinion qu’on se forme à cet égard, il n’en est pas moins vrai que l’action qui a immortalisé Charlotte n’a rien de chrétien, et qu’elle relève directement des souvenirs de l’antiquité païenne, si répandus et si puissans à cette époque. Mme de Montagu au contraire et son aïeule la maréchale de Noailles, sa mère la duchesse d’Ayen, sa sœur la vicomtesse de Noailles, mortes toutes trois à la même heure sur le même échafaud, sont des figures chrétiennes. Elles n’ont pas le stoïcisme impassible de Charlotte Corday, elles s’attendrissent. C’est bien moins la patrie humaine que la patrie céleste qui préoccupe leur cœur. Elles n’ont aucune pensée de colère ou de vengeance ; elles s’élèvent par un élan de piété à cette mansuétude suprême, à cette sérénité céleste qui est l’idéal de la vertu chrétienne, et au lieu de songer à frapper leurs ennemis, elles leur pardonnent du fond de l’âme. C’est le sentiment chrétien qui aida Mme de Montagu à supporter l’amertume de l’exil, la vie sans foyer, la misère qui use la santé et les forces. C’est le sentiment chrétien qui lui fit accepter sans murmure contre la Providence une des plus grandes douleurs que l’imagination puisse concevoir.
Pendant que Mme de Montagu était à l’étranger, son aïeule la maréchale de Noailles, sa mère la duchesse d’Ayen, et sa sœur aînée la vicomtesse de Noailles, étaient restées en France. Elles fermèrent les yeux au vieux maréchal, qui mourut à Saint-Germain en août 1793. Malgré l’abnégation admirable avec laquelle il avait provoqué aux états-généraux la renonciation de la noblesse à ses privilèges, le vicomte de Noailles était proscrit. Réfugié à Londres, il y attendait sa femme, tout prêt à s’embarquer avec elle pour les États-Unis. La vicomtesse avait des moyens de fuite assurés ; mais elle différa son départ pour assister son aïeul mourant. Ces trois femmes, arrêtées en octobre et d’abord détenues dans leur propre maison, par suite de la loi des suspects, avaient été transférées en avril 1794 à la prison du Luxembourg. Elles y avaient trouvé le maréchal et la maréchale de Mouchy et la veuve de Philippe-Égalité, la vertueuse fille du duc de Penthièvre, gravement malade, couchant sur un grabat, sans pouvoir se procurer un lit de sangle. La vicomtesse de Noailles faisait les lits, lavait la vaisselle. Au dire d’une des compagnes de sa captivité, « elle s’attachait le soir un cordon au bras, et de l’autre côté au lit de sa grand’mère, pour que celle-ci l’éveillât, si elle avait besoin d’elle. Elle relevait aussi sa mère auprès de la duchesse d’Orléans, et chacune à son tour passait la nuit au chevet de l’auguste malade. »
Pendant ce temps, Mme de Montagu, alors en Suisse, était en proie aux plus sombres pressentimens sur le sort des trois captives. Le 27 juillet 1794, elle écrivait les lignes suivantes : « Éveillée de grand matin dans la vive appréhension d’un malheur dont je ne puis mesurer l’étendue, m’attendant à toute heure à apprendre la mort de ma mère et celle de quelques-uns des êtres qui, avec elle, sont les plus chers à mon cœur, je cherche en vain à remonter mon courage. Je suis sans force et sans vertu pour un tel sacrifice. Ô mon âme, vous laisserez-vous toujours dominer par les mouvemens d’une nature lâche que la mort effraie, parce qu’elle n’est pas faite, comme vous, pour l’immortalité ?… Tu crains, malheureuse fille, de n’avoir plus de mère, cette mère à qui tu aurais souhaité, si tu l’avais osé, une vie éternelle en ce monde si peu digne d’elle ?… O mon Dieu, réunissez-moi à elle ou fortifiez-moi ! Que jamais je ne quitte cette ombre chérie, et qu’après avoir été si longtemps sanctifiée par sa vie, je sois encore sanctifiée par sa mort, puisque c’est à sa mort qu’il faut me préparer ! »
Le lendemain, Mme de Montagu se mettait en route pour le pays de Vaud, où elle allait rejoindre son père, le duc d’Ayen. Tout à coup elle aperçoit un char-à-bancs qui, dans un nuage de poussière, s’avançait avec vitesse. Dans cette voiture était son père. Il avait les traits si altérés qu’elle ne le reconnut qu’à la voix. En proie à une anxiété inexprimable, elle s’élance hors de la voiture et s’adosse contre un arbre, en demandant à Dieu de ne pas l’abandonner. Son père lui dit alors qu’il n’était pas sans inquiétude sur le sort de la maréchale de Noailles, de Mme d’Ayen, et même de la vicomtesse de Noailles. À ces mots, Mme de Montagu comprit toute l’affreuse vérité. « Mon Dieu ! s’écria-t-elle, mon Dieu ! soumettons-nous. » Puis, comme elle parlait de la piété, du courage de sa mère, elle se rappela une hymne que cette femme admirable avait coutume de dire dans les jours de douleur, et d’une voix étouffée par les sanglots elle récita le Magnificat.
Il y a peu de récits aussi pathétiques que celui des derniers instans et du supplice des trois victimes. Quoi de plus touchant que ce billet de la vicomtesse de Noailles à ses trois enfans : « Adieu, Alexis, Alfred, Euphémie !… Souvenez-vous de votre mère, et que son unique vœu a été de vous enfanter pour l’éternité. J’espère vous retrouver dans le sein de Dieu, et je vous donne à tous mes dernières bénédictions. » Ne préférez-vous pas ce langage à celui de Charlotte Corday demandant à ses pareils et à ses amis de l’oublier ? La même femme d’ailleurs qui a versé des torrens de larmes en pensant à sa famille, à ses enfans, aura l’œil sec quand il faudra gravir les marches de l’échafaud. Quelques heures avant le supplice, Mme d’Ayen engageait sa fille, la vicomtesse de Noailles, à prendre un peu de repos : « A quoi bon, répondit-elle, se reposera la veillé de l’éternité ? »
Pendant que les trois femmes étaient encore détenues dans leur propre maison, à l’hôtel de Noailles, d’où elles furent, nous l’avons déjà dit, transférées à la prison du Luxembourg, le père Carrichon, un de ces prêtres courageux qui, sous les vêtemens du siècle, continuaient à remplir leur saint-ministère, était venu leur apporter des consolations religieuses. La vicomtesse de Noailles lui avait alors demandé s’il consentirait à les accompagner jusqu’au pied de la guillotine. Il leur avait promis que, quoi qu’il pût arriver, il se mêlerait, pour les bénir, à la populace qui serait autour de l’échafaud. Il ajouta qu’il porterait ce jour-là un habit bleu foncé avec une carmagnole rouge, et qu’elles le reconnaîtraient à ce signe. Le 22 juillet au matin, le père Carrichon voit entrer chez lui les enfans de Mme de Noailles avec leur précepteur, « C’en est fait, lui dit ce dernier, c’en est fait, mon ami, ces dames sont au tribunal révolutionnaire. Je viens vous sommer de tenir la parole que vous leur avez donnée. » La foule était si compacte que le prêtre crut un instant ne pouvoir rejoindre la charrette ; mais, un orage ayant éclaté, la foule se dispersa, et, trempé de sueur et de pluie, il put approcher du tombereau. Les trois victimes le reconnurent sous le déguisement convenu, et au moment où il les bénit, à la lueur des éclairs, au bruit de la foudre, elles baissèrent la tête avec un air de contrition et d’espérance. « Quelqu’un qui serait venu dans ce moment pour délivrer ces dames de la mort, dit le biographe de Mme de Montagu, leur eût peut-être causé moins de joie que ne leur en donnait la vue de ce vieux prêtre qui ne venait que pour les aider à mourir. Elles ne tenaient plus à ce monde que par le désir d’en sortir, comme elles y avaient vécu, humblement et chrétiennement. » La vieille maréchale de Noailles, ayant mis pied à terre, s’assit, à cause de son grand âge, sur un banc de bois, près de la guillotine ; puis, après avoir pris un instant de repos, elle en monta les marches. Elle mourut la première ; ce fut ensuite le tour de sa fille, puis de sa petite-fille. Trois générations périssaient en un jour. Comme sa mère, la vicomtesse de Noailles exhortait ses compagnons de supplice, et particulièrement un jeune homme qu’elle avait entendu blasphémer. Déjà elle avait le pied sur l’escalier sanglant, quand, se tournant encore une fois du côté de ce jeune homme : « En grâce, lui dit-elle d’une voix suppliante, en grâce, dites pardon ! » Ce fut sa dernière parole.
Il serait difficile de peindre la douleur dont de pareilles nouvelles accablèrent l’âme de la marquise de Montagu. L’abbé Edgeworth, le confesseur de Louis XVI, ayant lu une lettre où elle se reprochait l’excès de son affliction comme une défaillance de sa foi, lui adressa par écrit les plus nobles consolations. Il lui rappelait que le Christ lui-même n’avait pas craint de répandre des larmes, qu’il y avait attaché une béatitude spéciale en disant : « Bienheureux ceux qui pleurent ! » C’est le langage qui convenait à Mme de Montagu, à cette femme qui aurait pu prononcer les paroles de sa sœur aînée, Mme de Lafayette : « Dieu m’a préservée de la révolte contre lui ; mais je n’eusse pas supporté l’apparence d’une consolation humaine. » La biographie de Mme de Montagu ne lui est pas consacrée à elle seule ; elle nous fait connaître aussi cette sœur si dévouée et si bonne, Mme de Lafayette, à laquelle les plus grands ennemis politiques de son mari furent toujours forcés d’accorder une respectueuse admiration. Transférée de prison en prison, à l’époque la plus sanglante de la terreur, Mme de Lafayette attendait la mort quand le 9 thermidor vint rouvrir les prisons pour tout le monde, excepté pour elle. Le nom de Lafayette était devenu le plus odieux de tous aux républicains terroristes, qui regardaient comme un traître l’homme qui avait refusé de s’engager avec eux dans la voie du crime. De nouveau transférée en diverses maisons d’arrêt et enfermée avec les montagnards, elle ne fut rendue à la liberté que le 2 février 1795. A peine libre, elle avait recherché, comme une faveur suprême, une autre captivité. Son mari était alors incarcéré, par ordre de l’Autriche, dans la citadelle d’Ollmütz. Elle se rendit à Vienne et n’obtint que très difficilement de l’empereur le droit de s’enfermer dans la même prison, que son époux. En apercevant les tours de la forteresse, elle récita le cantique de Tobie : « Seigneur, vous châtiez et vous sauvez ; vous conduisez au tombeau et vous en ramenez. Rendez grâces au Seigneur, enfans d’Israël, et louez-le devant les nations. » Depuis dix-huit mois, le général de Lafayette était tenu au secret. Depuis dix-huit mois, il ignorait absolument si sa femme et ses filles existaient encore. Il savait vaguement qu’il y avait eu une terreur, mais il ne connaissait le nom d’aucune des victimes. Qu’on juge de son étonnement, de sa joie, quand, sans préparation aucune, il vit entrer dans sa prison sa femme et ses deux filles. « Je ne sais pas, écrivait Mme de Lafayette la veille de cette réunion tant désirée, je ne sais pas comment on supporte ce que nous allons éprouver. » Cependant la santé de la captive volontaire ne tarda pas à s’altérer de la manière la plus grave. Elle demanda la permission d’aller passer quelques jours à Vienne pour y consulter un médecin. Non-seulement elle essuya un refus, mais on lui déclara que, si elle quittait un instant la prison de son mari, elle n’y rentrerait plus. Son choix ne pouvait être douteux. Elle resta.
Les portes d’Ollmütz ne s’ouvrirent que le 19 septembre 1797, par suite de l’exécution d’une clause spéciale du traité de Campo-Formio. Le 10 octobre, les prisonniers arrivaient à Witmold, où ils retrouvaient Mme de Montagu. Les idées de M. de Lafayette n’avaient en rien changé. Calme, impassible, sans rancune contre les personnes ou les partis, il parlait de la révolution comme il aurait parlé de l’antiquité grecque ou romaine. La terreur à ses yeux n’était qu’un accident, et il pensait que l’histoire des naufrages ne doit pas décourager les bons marins. Cet homme aux convictions inébranlables avait supporté tour à tour avec la même philosophie la richesse et la pauvreté, la faveur et la haine populaire. Enthousiaste incorruptible, comme l’appellent les mémoires du marquis de Bouille, ayant dans ses idées cette confiance aveugle, irrésistible, que les uns traitent d’entêtement, les autres d’héroïsme, aussi calme en sortant de la citadelle d’Ollmütz qu’en y entrant, aussi courageux devant les jacobins que devant les potentats, homme d’action doctrinaire et révolutionnaire, grand seigneur apportant dans les camps de la démocratie quelque chose de l’orgueil du rang et de la naissance, M. de Lafayette avait vu sans trouble, sans émotion, s’écrouler l’édifice social. Rien n’avait pu le guérir de ses nobles espérances. En 1791, au moment où Louis XVI venait d’accepter la constitution, il écrivait dans la naïveté de sa joie (et Mme de Montagu, en lisant cette lettre pleine d’illusions si vite dissipées, ne pouvait retenir ses larmes) : « Je jouis en amant de la liberté et de l’égalité du changement qui a mis tous les citoyens au même niveau, et qui ne respecte que les autorités légales. Je ne puis vous dire avec quelle délectation je me courbe devant un maire de village… Je mets autant de plaisir et peut-être d’amour-propre au repos absolu que j’en ai mis depuis quinze ans à l’action qui, toujours dirigée vers le même but et couronnée par le succès, ne me laisse de rôle que celui de laboureur. » Ses méditations dans la citadelle d’Ollmütz n’avaient eu d’autre résultat que de rendre sa foi politique plus profonde encore ; il ne regrettait aucun de ses actes, aucune de ses paroles, et le biographe de la marquise de Montagu nous le montre à cette époque tout disposé à « se rembarquer au premier jour, si l’occasion s’en présentait, sur les quatre planches un peu rajustées du radeau de 1791. »
Revenue à Paris en 1800, Mme de Montagu obtint la radiation de nombreux émigrés. « Des émigrés qui ne l’avaient vue et ne la connaissaient que de nom, ou du moins que par ses bonnes œuvres, lui tendaient les bras du fond de l’exil, comme à une personne à qui tout bien était facile. » Son retour au village de Plauzat fut une fête. A partir de ce moment, sa vie ne fut plus qu’un exemple de vertus privées et de dévouement à la famille, à l’amitié et à l’indigence. Elle mourut à l’âge de soixante-douze ans, en 1839.
Le livre consacré à la mémoire de Mme de Montagu offre une de ces lectures qui retrempent et fortifient l’âme. Le sentiment que fait naître cet ouvrage est celui qui doit présider aux jugemens sur la révolution. Il faut en effet qu’aux ardentes controverses dont cette terrible époque a été le prétexte ou la cause succède aujourd’hui une pensée de recueillement et d’apaisement. Au lieu de s’irriter, la postérité s’attendrit. Elle songe moins aux excès qui ont déshonoré la France qu’aux exemples d’héroïsme qui l’ont ennoblie. Concevant une admiration profonde et comme une sorte de gratitude pour les âmes d’élite dont les vertus ont relevé la nature humaine outragée, notre génération comprend la beauté de cette parole évangélique de Mme de Montagu, disant, à la nouvelle des massacres de septembre : « Le courage des victimes m’inspire des sentimens de joie et de reconnaissance qui surpassent l’horreur du forfait. »
I. DE SAINT-AMAND.
La Vie des steppes kirghises, descriptions ; récits et contes, par Bronislas Zaleskï[7].
Nous recommandons à tout le monde, mais plus spécialement à trois classes de personnes, aux artistes, aux curieux de recherches ethnographiques et aux blasés imaginatifs toujours en quête d’émotions nouvelles, le très remarquable album d’eaux-fortes qu’un gentilhomme polonais, déporté pendant neuf années dans les steppes kirghises, a publié, il y a quelques mois, sur ces contrées arides et désolées. M. Bronislas Zaleskï a accompagné ses eaux-fortes, qui sont au nombre de vingt-deux, d’un texte simple, précis et vigoureux, où il a résumé, sans pédantisme et sans rhétorique, les nombreux détails qu’il a recueillis sur les mœurs et l’histoire des populations kirghises, les nombreuses impressions de toute nature que la vie et le paysage du désert ont laissées en lui pendant ce long séjour. La modestie du narrateur ne nuit en rien à la poésie de son récit, car ces pages sobres abondent en détails pittoresques, en analogies qui font rêver. Que pensez-vous par exemple de cette comparaison entre les steppes et la mer ? N’est-ce pas que, pour un étranger qui essaie de s’exprimer dans notre langue au retour d’une captivité de neuf années chez les Kirghises, cela est nettement et expressivement dit ? « On compare les steppes à la mer, et non sans raison : c’est la même immensité de l’espace que limite seulement l’horizon. Les ouragans de la steppe ressemblent aux orages sur mer, les mirages y sont pareils à une fata morgana, et enfin l’air y est sillonné de bandes d’oiseaux blancs semblables aux oiseaux de mer. Si le steppe rappelle la mer, les Kirghises ont des analogies avec les marins. Comme eux, hâlés par les vents et les rayons du soleil, ils parlent en élevant la voix et crient même très fort, ainsi que des gens qui ont à se parler pendant les orages et les ouragans. En accomplissant leurs voyages sur le dos des chameaux, vraies barques des steppes, ils éprouvent un certain balancement équivalant au roulis ; ils se dirigent d’après les étoiles, et, grâce à leur vue très perçante, ils distinguent aisément les objets les plus éloignés, comme s’ils se servaient de lunettes d’approche. Si l’on veut chercher d’autres points de comparaison, on peut en trouver de nouveaux dans la rencontre de deux voyageurs, qui dans la steppe est une vraie fête, célébrée avec une satisfaction pareille à celle que ressentent deux navires quand ils se croisent sur l’océan ; ils se sont aperçus de loin, et, tout en se rapprochant l’un de l’autre, ils commencent par s’interroger à l’aide de signaux, afin de savoir s’ils ont devant eux un ami ou un étranger, puis ils s’avancent toujours ; ceux-ci replient leurs voiles pour un moment ; ceux-là, sans descendre de cheval, de même que deux équipages, s’informent des ports qu’on a quittés, se demandent de quel aoul ils viennent, où ils vont, quelle route a été suivie, s’il n’y a pas à craindre de voleurs et de corsaires ; puis chacun continue son chemin. » Les traits de ce genre abondent ; celui-là suffira pour donner une idée du mérite de ce texte de quelques pages.
Les eaux-fortes reproduisent sous tous ses aspects et dans toute son écrasante tristesse le paysage de ces steppes qu’ont foulées les armées tartares, près desquelles Gengis-Khan établit un jour la capitale provisoire de son mouvant empire, et où campa la horde d’or victorieuse de la Russie. Le paysage, avons-nous dit ? mais ne faudrait-il pas chercher dans le vocabulaire de la métaphysique plutôt que dans le vocabulaire de la peinture un nom pour caractériser ce vide profond, cet espace sans limites, ce néant composé de deux infinis, un infini pour ainsi dire mathématique, une surface plate et nue comme une surface géométrique, et un infini lumineux ? Il était fort difficile de faire saisir la poésie de ce néant, et cependant M. Zaleski y a réussi. On sent qu’il en est venu à aimer la terre de sa captivité, que la toute-puissante habitude a fini par lui faire découvrir. un charme secret dans l’horreur même de cette région inhospitalière. Aussi cette sympathie l’a-t-elle rendu capable de nous communiquer dans ses eaux-fortes le frisson que ce morne infini avait communiqué à sa chair, la torpeur et l’ennui sombre que ces plaines d’une monotonie grandiose avaient imposés à son imagination. La Kibitka ou tente kirghise, qui représente un campement tartare au complet, avec sa population d’hommes, d’enfans, de femmes et d’animaux, fait bien saisir entre autres l’horreur propre à ce désert. Quelque nombreuse que soit la famille, quelque nombreux que soient les troupeaux, le caractère du désert n’en est pas changé, et sa solitude triomphe pour ainsi dire de l’impuissance de cette fourmilière vivante à peupler son vide et à troubler son silence imposant. Aussi quelle joie lorsqu’il se rencontre dans cette aridité un détail quelconque qui parle d’ombre et de fraîcheur, lorsqu’une source, un arbre, viennent rappeler l’imagination de cette sensation du vide et de la solitude à des sensations d’un ordre moins puissant, mais plus douces au cœur de l’homme ! Telles sont les sensations que procurent les planches qui représentent l’Arbre vénéré des Kirghises, le lac Djalantach, l’Irghiz et quelques autres encore. M. Zaleski a mis dans ces planches avec la fraîcheur de l’ombre et des eaux l’espèce de joie qu’il a dû ressentir lorsqu’après des journées de marche il s’est trouvé en présence de ces bienfaisantes divinités du désert, arbres, lacs ou fleuves. L’artiste ici ne fait pour ainsi dire qu’un avec le voyageur ; il exprime avec d’autant plus de douceur le sentiment de l’ombre et de la fraîcheur qu’il a plus fortement exprimé tout à l’heure le sentiment de l’espace sans abris et de la lumière sans nuances ; mais ces répits durent peu, et l’horreur revient bientôt plus sinistre, plus tyrannique qu’auparavant. Citons, parmi les planches les plus saisissantes, celles qui représentent le Rocher du moine, véritable décoration faite pour une scène de roman lugubre dans le goût de Lewis et de Maturin, et les paysages de l’Oust-Ourt, la région la plus maudite de cette terre maudite, désert de craie et d’argile, véritable séjour de damnés, où les plus chétives floraisons sont inconnues, et que la vie n’a pas encore visitée, — paysages qui torturent l’imagination comme tout ce qui est inachevé, et donnent l’idée d’une contrée en construction que les divins ouvriers de la nature, appelés à d’autres tâches, auraient abandonnée au milieu de leur travail. Une certaine monotonie naîtrait à la longue de cette persistance dans l’horreur ; mais M. Zaleski a su se borner. Il s’est arrêté juste au nombre de planches nécessaires pour nous faire comprendre et épuiser toute la poésie de son sujet sans nous gâter cette poésie par une insistance qui aurait fini par engendrer l’ennui.
EMILE MONTEGUT.
La question des origines du christianisme a donné lieu depuis quelque temps à une multitude de travaux critiques et historiques. Il appartenait en effet à une époque de recherches et d’érudition comme la nôtre de dégager et de mettre en lumière les commencemens d’une doctrine religieuse qui a occupé et occupe encore une si grande place dans le monde. Parmi les critiques, les uns s’attachent particulièrement à la période de préparation, c’est-à-dire au caractère des hommes et des événemens qui ont précédé la venue du Messie ; d’autres se prennent à la vie et aux maximes du Christ lui-même ; d’autres enfin, comme M. Stap, l’auteur d’un volume d’essais qui nous paraissent se distinguer à plus d’un titre des récentes études d’histoire religieuse[8], observent de préférence les premiers développemens du christianisme naissant, et s’efforcent, par des procédés et dans un esprit purement scientifiques, d’établir la nature réelle et la véritable portée de ses dogmes et de ses mouvemens primitifs. Le livre de M. Stap, les Origines du Christianisme, n’est donc pas une œuvre de polémique : c’est un travail de paix et de recueillement, un examen impartial et tout historique. L’auteur eût pu, comme Montaigne, ouvrir ses études par cette épigraphe : Ceci est un livre de bonne foi, car l’amour de la vérité préside manifestement à toutes les recherches de M. Stap. L’ouvrage se divise en six dissertations : la première, relative à l’autorité des traditions et des documens historiques, introduit le lecteur au fin fond de cette antiquité chrétienne où régnaient, en l’absence de tout sens critique, une bonne foi robuste, une crédulité naïve et une puissance d’imagination qui devaient produire des merveilles. Telle était la disposition des esprits, lorsque Eusèbe, au commencement du IVe siècle, entreprit le premier de réunir les annales éparses de l’église. Non moins naïf que ses contemporains, le compilateur semble avoir grossi l’histoire officielle et classique de cette période primitive au moyen de mythes, de légendes, d’erreurs fondues pêle-mêle avec la réalité. On n’a pas cependant ici à suivre l’auteur dans ses discussions ; il suffira de dire que la seconde étude de son livre, celle qui est consacrée à l’apôtre Paul et aux judéo-chrétiens, est de beaucoup la plus intéressante et la plus originale. Ce mot de judéo-chrétiens attire tout de suite l’attention : selon M. Stap, le christianisme primitif ne fut pour les continuateurs immédiats du maître qu’un judaïsme arrivé à son parfait épanouissement par l’avènement du Messie, une sorte de secte nouvelle au sein de l’ancienne théocratie juive, une réunion de véritables Israélites qui, sans renoncer à la loi mosaïque, s’accordaient à reconnaître que Jésus mis à mort et ressuscité était bien le Christ, celui qui, dans un bref délai, devait revenir prendre possession du trône de David et accomplir toutes les prophéties. Plus tard paraît Paul, l’apôtre des gentils, l’évangélisateur des incirconcis, et voilà dès lors deux évangiles, deux églises en présence : d’une part, l’église des apôtres Pierre, Jacques et Jean, demeurés fidèles au christianisme des circoncis ; de l’autre, l’église large et hospitalière de Paul, laquelle s’ouvre indistinctement aux fidèles et aux infidèles, aux gentils et aux Juifs. On ne lira pas sans intérêt dans l’ouvrage de M. Stap le récit de ce schisme et de cette lutte ; on y verra comment des principes universalistes de Paul, combinés avec les traditions judaïsantes, naquit l’église catholique. Ce chapitre sur Paul est, avec l’étude de l’Évangile de Jean, le morceau le plus important du volume après le chapitre qui concerne Paul. Le fond du livre est donc substantiel ; la forme seule est défectueuse : elle n’a pas encore cette netteté, cette souplesse d’allure dont a besoin par-dessus tout le langage de la critique et de la discussion.
JULES GOURDAULT.
V. DE MARS.
- ↑ La Princesse de Lamballe, par M. de Lescure ; — Marie-Anne-Charlotte de Corday d’Armont, par M. Chéron de Villiers ; — Anne-Paule-Dominique de Noailles, marquise de Montagu.
- ↑ Vie de la princesse de Poix, 1 volume tiré à peu d’exemplaires, par la vicomtesse de Noailles, née en 1791, morte en 1851.
- ↑ Lettre de Marie-Antoinette à sa sœur Marie-Christine, 26 février 1781.
- ↑ Voyez la Revue du 1er avril 1862.
- ↑ Lettre à Barbaroux, 14 juillet 1793.
- ↑ Seconde lettre à Barbaroux, 16 juillet 1793.
- ↑ Album in-4o, Paris, Vasseur, 1865.
- ↑ Les Origines du Christianisme, par M. A. Stap ; Librairie internationale.