Chronique de la quinzaine - 30 juin 1865

La bibliothèque libre.

Chronique n° 797
30 juin 1865


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.



30 juin 1865.

La fin d’une session est un moment intéressant dans la vie des états représentatifs, intéressant surtout chez un peuple comme le notre, qui se met en mouvement pour rentrer dans la voie du progrès politique. C’est le moment pour le gouvernement et pour le pays de faire un examen de conscience, de mesurer les résultats obtenus dans la campagne politique qui s’achève, de se rendre compte des tendances qui se dessinent et paraissent destinées à prévaloir dans un prochain avenir. À ce point de vue, la session qui va se terminer fournit matière à d’amples et utiles considérations. Cette session n’est point, si l’on veut, remarquable par les résultats acquis, mais elle a une grande importance par les tendances qu’elle a révélées et par l’impulsion que les débats qui l’ont remplie ne peuvent manquer de donner à l’esprit public.

L’intérêt et l’enseignement de la session portent sur trois points : la politique financière, la politique étrangère, et la politique intérieure.

C’est, a vrai dire, pour la première fois depuis treize ans que la politique financière du gouvernement a été mise en vive lumière. Les beaux discours de M. Thiers ont été des actes vigoureux qui ont placé le gouvernement et le public en face des faits. La situation que M. Thiers a si fortement caractérisée était assurément connue de tous les hommes qui s’occupent de finance : les intérêts économiques, donl les chances sont attachées aux vicissitudes de la fortune publique, avaient bien le sentiment instinctif de cette situation ; mais il fallait une voix aussi autorisée et aussi universellement écoutée que celle de M. Thiers pour mettre en quelque sorte le pays et le gouvernement en demeure sur la question financière. Quelle est la portée de cette mise en demeure ? Mon Dieu ! entre le système de laisser-aller optimiste auquel le pouvoir s’est abandonné et l’opinion qui réclame un équilibre financier certain, assurant a la France l’élasticité et la pleine disponibilité de ses ressources, le débat ne porte point en réalité sur tel ou tel détail de la balance des derniers budgets présentés. Pour répondre aux objections que la politique financière soulève, il ne suffit pas de dire que les ressources accidentelles à l’aide desquelles on a figuré l’équilibre des budgets sont bien positives, et ne manqueront pas de se réaliser ; il ne suffit pas de dire, quant aux 22 millions obtenus de la caisse de la dotation de l’armée, que l’argent est là ; quant aux remboursemens mexicains, qu’ils seront effectués ; quant aux annulations de crédits, qu’on les obtiendra, s’il le faut, par des réductions sur les travaux publics. L’opposition a bien été obligée de s’arrêter à ces détails pour montrer le caractère exceptionnel, accidentel, précaire, d’une catégorie de recettes à l’aide desquelles on essaie de faire face à des dépenses qui ont au contraire le caractère de la permanence. De même, il ne suffit pas de répondre par des protestations emphatiques sur la richesse et la bonne foi de la France pour avoir raison des argumens de l’opposition, lorsque celle-ci, voulant rendre ses critiques plus sensibles, force ses hypothèses et suppose que tel accident, surprenant nos finances mal ordonnées, pourrait mettre notre pays dans l’impossibilité de remplir immédiatement ses engagemens. Certes, quand on songe à ce qui est arrivé en 1848, on ne voit rien d’excessif dans une telle supposition : son bon sens, sa loyauté, sa richesse intrinsèque, placent sans doute la France au-dessus du soupçon d’une banqueroute absolue, mais 1848 nous a montré que l’honnêteté et la richesse du pays peuvent ne point suffire à prévenir le trouble que jettent dans tous les intérêts et les maux que produisent un simple ajournement ou des modifications forcées apportées dans la forme et l’accomplissement des engagemens publics. La leçon est forte, et elle n’est point ancienne ; mais ce n’est pas à de telles extrémités que vise le débat.

Le fait qui a été mis en évidence par les dernières discussions, et qui a frappé et frappera de plus en plus l’opinion publique, est celui-ci : nos dépenses depuis quelques années s’élèvent à une somme qui varie de 2 milliards 100 millions à 2 milliards 300 millions. Ce chiffre de dépenses, se maintenant depuis plusieurs années, peut être considéré comme prenant le caractère de la permanence. D’un autre côté, nos recettes régulières s’élèvent à 1 milliard 920 ou 930 millions. On comble cette différence pour une partie en détournant la dotation de l’amortissement de son application naturelle, pour le reste avec des recettes accidentelles qui ne remplissent point les conditions de certitude et qui ne sont pas destinées à se reproduire régulièrement dans l’avenir. Les inconvéniens de cette façon de procéder sont manifestes. La certitude et la permanence sont dans nos dépenses ; elles n’existent point dans une portion de nos recettes. La continuation d’un tel état de choses entretient nécessairement dans nos budgets un caractère aléatoire ; l’esprit d’expédiens entre dans la préparation de nos lois de finances. Dans le cas où les expédiens échoueraient ou seraient insuffisans, on est livré à la nécessité de combler la différence entre la dépense et la recette par des emprunts déguisés, par l’accroissement de la dette flottante, et en définitive par des émissions de rentes perpétuelles. Pour voir et sentir le vice et le péril d’une telle méthode, on n’a pas besoin d’évoquer la perspective et de prononcer le vilain mot d’une banqueroute possible ; on n’a pas même besoin de s’attarder à une discussion chicanière de la valeur de tel ou tel des expédiens mis en avant. Il est incontestable que cette méthode donne à nos finances une mauvaise tenue, une fâcheuse attitude, et que cette mauvaise attitude financière place le crédit public dans un état de malaise et de souffrance. C’est là un mal actuel, immédiat, pressant, et il est surprenant qu’on n’en mesure point avec plus de prévoyance et de sollicitude les regrettables effets. Le crédit, c’est la confiance. En matière de crédit public, la confiance qu’il faut inspirer, c’est que le revenu régulier de l’état sera supérieur à ses dépenses, c’est que rien dans l’équilibre du budget n’aura été livré au hasard, c’est qu’on n’est point exposé à la nécessité prochaine d’un emprunt. Quand les capitaux ont cette confiance, le prix des fonds publics s’élève, et avec la hausse des fonds publics, étalon naturel de la richesse générale, la fortune de tous semble s’accroître, un sentiment de bien-être se répand dans la société, l’esprit d’entreprise s’applique avec élan et courage à ses œuvres fécondes. Quand cette confiance fait défaut, les fonds publics sont condamnés à une dépréciation continue : on dirait que le capital national est miné par une lente déperdition, on se décourage, on s’inquiète, un lourd marasme paralyse les forces industrielles du pays. La solidarité la plus étroite règne entre la situation du budget de l’état et le crédit public, entre le crédit public et le mouvement de la richesse générale. Qui pourrait être plus pénétré de cette vérité qu’un gouvernement éclairé de notre époque, qui la touche et la sent pour ainsi dire par tous ses organes ? Devant une vérité semblable, le devoir le plus impérieux et le plus pressant d’un gouvernement n’est-il point de placer l’équilibre de son budget au-dessus de tous les hasards, de tous les doutes, de toutes les critiques, de toutes les défiances ?

Voilà la démonstration éclatante qui est sortie de la discussion de la question financière. Cette démonstration a produit une impression profonde sur l’opinion publique. Il est évident que l’opinion a pris décidément à cœur la question financière, et qu’elle ne sera pas facilement détournée de cet intérêt vital. Le corps législatif, nous n’en doutons point, est au fond très ému de l’état de nos budgets. Le corps législatif est sorti presque tout entier d’un système pour lequel nous n’avons aucune sympathie, le système des candidatures officielles et du patronage administratif. Nous ne serons que justes cependant, si, tout en regrettant que les idées libérales ne soient point en faveur auprès des membres de cette chambre qui ont été candidats officiels pour devenir députés, nous reconnaissons qu’il y a au sein de la majorité un certain fonds de bon sens et de bon vouloir qui peut profiter à nos progrès politiques. La chambre n’est pas très tolérante pour l’opposition, elle est très dévouée au pouvoir et a pour lui les ménagemens les plus attentifs, elle n’apporte dans l’accomplissement de sa mission de contrôle ni hardiesse téméraire ni fermeté chagrine ; pourtant on y peut remarquer le goût de la correction dans la conduite des affaires, et parfois le désir que les choses pussent mieux aller. Quels qu’en aient été l’origine et le procédé de formation, toute assemblée est peuple, comme disait ce fier connaisseur le cardinal de Retz, et sensible par conséquent à la contagion de l’opinion publique. Puis la majorité de 1852 a pris de l’âge, comme tout le monde ; elle est sortie de la période, de l’optimisme enthousiaste et des illusions héroïques, et elle aurait le droit de dire avec Burke : « La confiance est une plante qui croit difficilement dans les cœurs vieillis. » Si elle ne l’avoue pas encore tout haut, on peut être sûr que la chambre est gênée et contrariée des conditions précaires de nos budgets. Elle n’est point prête sans doute à faire l’acte de fermeté que lui conseillait virilement M. Thiers ; mais on ne se tromperait pas sur ses véritables sentimens, si l’on supposait qu’elle serait très heureuse que le gouvernement sût profiter des critiques de l’orateur de l’opposition et vînt nous apporter l’an prochain un budget qui se tînt bien debout sur ses deux jambes. La majorité a révélé ces dispositions par plusieurs symptômes : elle a repoussé le projet de construction d’un nouvel hôtel des postes. Imposer au gouvernement une réduction de dépenses de 6 millions pour cette année, n’est-ce point une façon de lui conseiller de réaliser des économies plus importantes pour l’avenir ? Il y a dans les rangs intermédiaires de la chambre des hommes vraiment sérieux et distingués, MM. Segris, Lepelletier d’Aulnay, Chevandier de Valdrôme par exemple, qui sont des partisans efficaces de l’économie et de la correction financières. Les discours, les votes ou même le silence désapprobateur d’hommes de ce tempérament sont des signes du temps auxquels les gouvernemens doivent prendre garde.

Au point de vue pratique, la question maintenant la plus intéressante serait de savoir quelle influence les dernières discussions financières auront sur le gouvernement lui-même. Quoique le gouvernement ait eu, comme il était naturel, le succès des votes dans l’affaire des budgets, la discussion lui a donné des avertissemens qu’il ne saurait oublier, et en pareille matière ce qui fait événement, ce qui survit et subsiste dans les esprits, ce qui porte sur l’avenir, c’est bien plus la discussion que les votes. Il nous semble que le gouvernement a fait dans ce débat des expériences qu’il doit avoir à cœur de ne plus renouveler. Par exemple, n’est-ce point une controverse pénible que celle qui s’est élevée à propos des 22 millions pris à la caisse de la dotation de l’armée sous prétexte de faire rembourser à l’état les sommes qu’il aurait avancées pour les pensions de retraite des corps non recrutés par l’appel ? L’état, dans cette circonstance, a opéré de la façon la plus insolite, la moins conforme à nos bonnes traditions et à l’esprit de nos lois. La caisse de la dotation de l’armée se trouvant beaucoup plus riche qu’on ne l’avait prévu à l’origine, on pouvait sans doute aviser à lui demander les fonds de retraite des corps non recrutés par l’appel ; mais une pareille disposition ne pouvait rétroagir sur le passé, elle ne devait s’appliquer qu’à l’avenir. Le texte de la loi qui a créé la caisse de l’armée était formel : la distinction entre les corps recrutés et les corps non recrutés par l’appel était nettement établie. La caisse de la dotation devait subvenir aux pensions de retraite des premiers de ces corps ; l’état demeurait chargé de subvenir aux pensions des seconds. Telle était la volonté expresse, telle la signification littérale de la loi. Cela est si vrai que jamais depuis la création de la caisse on n’avait songé à mettre à sa charge les pensions de la seconde catégorie ; si la caisse eût dû supporter cette charge, nous le demandons, est-il possible que le trésor eût oublié et perdu de vue pendant sept ans un tel débiteur ? Aujourd’hui on se ravise ; on est frappé de la prospérité et de l’opulence de la caisse ; on trouve que l’on a eu tort de ne pas lui imposer à l’origine le service de toutes les pensions militaires. On peut, sans examiner la question au fond, reconnaître que c’est le droit du gouvernement et de la chambre de modifier dans ce sens, en vue de l’avenir, la loi sur la dotation de l’armée. Soit : à l’avenir, la caisse fera deux services ; mais ce qui est incompréhensible, ce qui a frappé le public de surprise, c’est que l’on ait voulu transporter sur le passé l’action de la disposition légale que l’on arrêtait dans le présent ; c’est que l’on ait dit au même moment à la caisse de la dotation : « Désormais vous paierez les pensions des corps que ne recrute pas la conscription, et en vertu de ce principe qu’il est équitable que vous vous chargiez de ce service, vous rembourserez à l’état, comme arriéré, ce que ce service, qui vous est imposé à l’instant même, a coûté à l’état depuis que vous existez. » Nous le demandons : notre point d’honneur financier n’a-t-il point à souffrir d’un tel procédé ? Valait-il la peine, pour trouver 22 millions qui viennent équilibrer le budget, de recourir à une revendication pareille ? Il est certain que la caisse de la dotation n’était point débitrice des 22 millions qu’on lui réclame et qu’on lui prend. Il est impossible que le gouvernement ne s’aperçoive point de l’effet produit par cette singulière appropriation. Il peut être dur de se condamner à l’économie ; mais nous ne sachons pas d’économie qui puisse être plus pénible qu’une pareille façon de se procurer des ressources.

Cet état tendu des finances, en se prolongeant, produit un double effet sur le public. Le public sent d’un côté que ces fâcheux tiraillemens financiers sont la conséquence d’entreprises extérieures que le pays n’a ni conseillées, ni souhaitées ; d’un autre côté, il comprend qu’il ne peut trouver de sauvegarde contre les embarras et les dangers de tendances semblables que dans la vigilance qu’il mettra à pratiquer ses droits politiques et à fortifier le contrôle auquel l’initiative gouvernementale doit être soumise. De là deux ordres de conséquences qui se sont montrées dans la session, mais qui apparaissent plus encore dans le mouvement de l’opinion publique : les expéditions lointaines qui ont produit nos difficultés financières deviennent de jour en jour plus impopulaires ; à l’intérieur, on éprouve une sorte de malaise moral contre lequel l’esprit public réagit en inclinant visiblement et progressivement vers l’opposition.

Nous n’insisterons point sur la répugnance que le pays éprouve pour les expéditions lointaines ; nous n’avons plus à parler du Mexique. Sur ce point, l’évidence frappe tous les yeux. L’opinion publique se montre de jour en jour plus contrariée de voir la France engagée dans une entreprise qui n’est point dans le courant de nos intérêts traditionnels, et qu’elle n’avait ni prévue ni voulue. L’opinion, publique considère l’affaire mexicaine comme une surprise qui lui a été faite par l’initiative gouvernementale. Ce qu’il y a de plus importun dans une telle affaire, c’est son inévitable et coûteuse durée. Ce n’est point là une de ces aventures d’où l’on sort par un coup brillant et rapide. Non : nous nous sommes chargés au Mexique d’un rôle de création ; il faut que nous réussissions à y fonder un nouvel état social et politique. Ce n’est qu’après avoir poussé jusqu’au bout une œuvre de si longue haleine que nous pouvons être dégagés ou par le succès ou par l’échec. Et cette œuvre, nous la poursuivons à côté d’un voisin nécessairement malveillant. L’antagonisme des États-Unis contre la création d’un empire au Mexique est une des données certaines du redoutable problème dont nous avons pris à tâche de chercher à grands frais la solution. Si nous parlons de l’antagonisme des États-Unis, ce n’est pas que nous redoutions de la part de la république américaine des hostilités ouvertes et directes. Les États-Unis, pour frapper nos efforts d’impuissance, n’ont pas besoin de faire la guerre à propos du Mexique ; ils n’ont qu’à répéter les protestations morales que leur inspirent la forme de leur société politique et leur position géographique. Il leur suffit de rappeler de temps en temps dans leur congrès, dans leurs assemblées populaires, la doctrine de Monroe, et de laisser la France se consumer en stériles dépenses. Ils ne manqueront point à cette conduite. La petite agitation qui s’était produite aux États-Unis à propos du Mexique, après la capitulation des confédérés, s’est bien calmée ; cependant, au milieu des fêtes qui viennent d’être données au général Grant par la ville de New-York, les allusions mexicaines n’ont pas fait défaut. Le sénateur Chandler, à la fin de la soirée, haranguait la foule réunie devant l’hôtel d’Astor ; le dernier mot qu’il jeta aux masses fut celui-ci : « Je demande que l’on applique la doctrine Monroe ; ce continent n’est pas assez grand pour contenir à la fois une république et un empire. » Voilà une parole qui nous reviendra souvent de l’autre côté de l’Atlantique, et qui sera longtemps pour nous un triste souci.

Il est naturel qu’au milieu des défiances qu’inspirent les campagnes lointaines et de cette fatigue inquiète que cause une situation financière trop tendue, le pays commence à se chercher lui-même et favorise le réveil de l’esprit d’indépendance et de contrôle. Partout où l’on rencontre des causes d’incertitudes, des mécomptes et des signes de malaise, on commence à remarquer que les intérêts sont en souffrance dans la mesure même où la liberté leur manque. La loi qui fait de l’entière liberté la condition fondamentale de l’ordre est reconnue par tous les esprits élevés ; mais il est des momens où les intérêts oublient cette loi et des momens où l’expérience leur en apprend de nouveau l’autorité salutaire. Nous sommes au début d’une période où les intérêts vont recommencer à demander à la liberté les garanties et les moyens d’action qui leur sont nécessaires. Sérieusement, de qui peut-on attendre aujourd’hui la prudence dans les engagemens extérieurs et la modération dans les dépenses publiques ? Est-ce du pouvoir ? est-ce de la liberté ? Les chances et le crédit de la liberté sont manifestement en voie de progrès. Un grave souci intérieur nous est né récemment de l’application de la nouvelle loi sur les coalitions. De toutes parts, dans presque tous les corps d’état, les ouvriers ont voulu faire l’essai de cette loi. Chose curieuse ! c’est dans un moment de véritable souffrance industrielle, et lorsque le grand commerce est partout ralenti dans le monde par la baisse persistante des prix, c’est alors que les ouvriers, peu informés des circonstances économiques générales, sont venus demander la hausse des salaires et ajouter une difficulté nouvelle aux difficultés industrielles existantes. Cette affaire des grèves et des coalitions, qui se produisait pour la première fois avec un tel ensemble, a été pendant quelque temps une cause d’inquiétude, et tout le monde sent que cette inquiétude est destinée à se reproduire dans l’avenir ; mais ce que l’on a senti tout de suite aussi, c’est que notre état politique ne nous fournit point les libertés nécessaires pour faire contre-poids à la liberté des coalitions. Le libre débat des conditions du travail entre les patrons et les ouvriers, entre le capital et la main-d’œuvre, ne peut arriver à une conclusion équitable sans l’intervention morale d’une puissante opinion publique ; mais cette opinion n’a une puissance pratique et utile que lorsqu’elle peut s’éclairer et agir par l’usage des libertés publiques. Sans la liberté de la presse, sans la liberté de s’associer et de se réunir, l’opinion publique est privée des moyens d’information qui lui sont nécessaires, et demeure trop éloignée des choses pour exercer un arbitrage efficace dans les grandes contestations économiques et sociales. L’opinion publique, armée de ses libertés naturelles, peut toujours trouver le point variable où les prétentions du capital et du travail doivent équitablement se rencontrer, et terminer par une fusion d’intérêts des luttes qui, lorsqu’elles ne sont point tempérées et équilibrées par la liberté, dégénèrent en un douloureux et périlleux antagonisme de classes. Par toutes les pentes, les esprits, comme les intérêts, sont donc conduits vers la liberté, et ce mouvement se manifeste chaque jour dans les accidens de notre politique intérieure. L’instinct, le sentiment, la volonté du pays, se révèlent par toutes les élections partielles. La plupart de ces élections sont des victoires pour l’opposition libérale. L’opposition vient d’obtenir deux nouveaux succès de ce genre, l’un dans la Marne, l’autre, dans le Puy-de-Dôme. Celui-ci surtout est remarquable et doit donner à penser au gouvernement. Dans la circonscription qui nommait M. de Morny à l’unanimité, le candidat de l’opposition a été élu à 2,000 voix de majorité. Le système des candidatures officielles est en train de s’user, et il est certain que, si le pays avait à faire aujourd’hui des élections générales, les candidats libéraux pourraient compter sur de nombreux et éclatans succès.

Les élections générales, c’est l’intéressante épreuve que l’Angleterre va traverser. C’est un moment pittoresque de la vie anglaise que l’élection d’une nouvelle chambre des communes. Là la liberté s’exerce avec une complète sécurité. Les Anglais ne jouissent point encore du bienfait et de la gloire du suffrage universel ; ce malheur n’est point pour eux sans compensation. Ils ne connaissent dans le jeu électoral ni les circulaires des ministres de l’intérieur, ni les préfets, ni les sous-préfets, ni les commissaires de police, ni les gendarmes, ni les gardes champêtres. Tous les citoyens ne sont pas électeurs ; mais en revanche les électeurs ne sont soumis à aucune pression gouvernementale. Toutes les variétés d’opinions, de tempéramens, d’esprits, d’intérêts, peuvent se donner pleine carrière. L’élection n’est pas seulement un grand acte de la vie publique, c’est un sport. Des Français ont depuis quelques années l’ambition louable de lutter dans les courses de chevaux avec les Anglais en Angleterre même. Cette année, un cheval né en France a gagné le derby d’Epsom, le ruban bleu du turf, comme disait M. Disraeli à propos de lord George Bentinck. Nous rêvons, nous, le jour où nous gagnerons contre les Anglais le ruban bleu de la liberté politique, le jour où, comme nous l’avons déjà fait en 1830 en les aidant au triomphe de leur bill de réforme, nous les provoquerons par notre exemple à accomplir un progrès nouveau dans leur constitution ; mais, en attendant que nous puissions leur donner des leçons, nous avons à en recevoir d’eux ; avant de les vaincre, nous sommes réduits à les imiter en les enviant. Au surplus, les prochaines élections anglaises ne donneront lieu à aucune lutte violente de parti ; on dirait que le progrès politique intérieur de l’Angleterre a été arrêté par les préoccupations que lui inspirent depuis quelques années les événemens extérieurs. Cette influence restrictive du dehors sur le dedans explique l’histoire du parlement dont l’existence va se terminer le 10 juillet. Ce parlement avait été élu sur une question de réforme électorale. Les libéraux, ayant à leur tête tous les hommes d’état doués de vocation ministérielle, avaient crié haro sur le bill de réforme de M. Disraeli. Cette réforme était insuffisante, et les whigs en promettaient bien une autre. Les élections s’accomplirent ; les réformistes avancés eurent le dessus, et le cabinet Derby-Disraeli fut renversé au profit du ministère de lord Palmerston et de lord John Russell : mais, depuis ce temps, de la réforme plus de nouvelle. C’était bien de réforme alors qu’il s’agissait ! L’esprit de lord Russell et, il faut le dire, de l’Angleterre, était ailleurs. Il était à la question italienne, à l’annexion de la Savoie, à la guerre civile des États-Unis, à l’affaire des duchés danois. Les diversions ont été si fréquentes et si importantes qu’il n’est pas certain que l’Angleterre électorale actuelle soit revenue aux idées de réforme. Les tories se vengent de cet oubli où la réforme est tombée parmi les whigs par un mot. « Les whigs, a dit le grand romancier sir E. Bulwer-Lytton dans son adresse à ses électeurs, sont des oiseaux qui chantent quand ils sont libres et sont muets quand ils sont en cage, » jouant sur les mots in et out, dedans et dehors, par lesquels les Anglais désignent la situation des hommes politiques suivant qu’ils sont au pouvoir ou dans l’opposition. Les prochaines élections anglaises, n’étant soumises à l’influence d’aucun grand cri politique, laisseront probablement les partis parlementaires dans la proportion de forces respectives où ils se trouvaient auparavant. Il n’y aura guère de curieux dans ce mouvement électoral que les accidens. Par exemple, trois jeunes fils d’hommes d’état vétérans, trois pur-sang de la politique aristocratique ou officielle, vont courir les chances de la lutte électorale : le fils de lord Russell, lord Amberley, à Leeds, le fils de M. Gladstone à Chester, le second fils de lord Derby, M. Arthur Stanley, dans un comté. M. Gladstone a lui-même patronné son fils par un éloquent discours auprès des électeurs de Chester. C’est de la politique patriarcale comme elle n’est possible qu’en Angleterre, dans cette Angleterre qui disperse ses enfans sur la surface de la terre et où cependant la vie de famille demeure si forte. En fait d’accidens électoraux, celui qui nous intéressera le plus dans cette épreuve est l’élection de Westminster. Cette élection, grâce à l’un des candidats, aura un grand relief et sera très originale. Un candidat whig appartenant à l’aristocratique et opulente famille de Grosvenor se présente dans ce district, qui a toujours gardé parmi les circonscriptions de la métropole anglaise un caractère démocratique ; mais les libéraux avancés ont eu l’heureuse idée de lui opposer un des noms les plus grands de l’Angleterre dans la sphère de la philosophie sociale et politique, celui de M. John Stuart Mill. De là l’importance et en même temps la singularité de la lutte. M. Mill n’a accepté la candidature qu’à des conditions insolites : il a déclaré d’abord qu’il ne ferait aucune brigue électorale, qu’il s’interdirait le canvass, préliminaire obligé de la compétition électorale dans les mœurs anglaises ; ensuite qu’il ne ferait aucune dépense pour l’élection, les dépenses électorales devant, selon lui, être encourues non par le candidat, mais par les électeurs eux-mêmes ; enfin qu’il ne se laisserait pas interroger par les électeurs sur ses convictions religieuses. M. Mill établit ainsi un précédent tout nouveau et vraiment conforme à la dignité personnelle d’un penseur désintéressé qui s’est suffisamment fait connaître par ses œuvres. Sa conduite semble dire que ce n’est point à lui de rechercher les électeurs, et que c’est à ceux-ci, s’ils veulent de lui, de faire tout le chemin. Aussi jusqu’à présent est-il resté éloigné du champ de la lutte, résidant dans notre Auvergne ou à Avignon, où l’attire depuis plusieurs années le souvenir pieux de sa femme, qu’il a perdue dans cette ville. Si, dans ces conditions, le bourg de Westminster choisit M. Mill pour son représentant, il se couvrira d’honneur ; il montrera qu’il est la première constituency de la métropole, qu’il est, au point de vue politique, une capitale dans la capitale.

Tandis que la paisible Angleterre va renouveler en se jouant sa représentation parlementaire, les États-Unis sont occupés à guérir les plaies de leur guerre civile. Les états du sud sont franchement ralliés à la situation que le sort des armes leur a faite : l’abolition de l’esclavage, le retour à l’Union, sont pour eux des faits accomplis, auxquels les masses se résignent sans arrière-pensée ; mais restent les deux difficiles problèmes de l’œuvre que les Américains appellent la reconstruction, c’est-à-dire la réorganisation politique et la réorganisation sociale. Cette œuvre sera lente : mais si elle rencontrait trop d’obstacles dans les préjugés ou l’éducation insuffisante des anciennes populations blanche et noire, elle serait accomplie en définitive par des courans féconds d’émigration venus du nord et de l’ouest, l’industrieuse population des états libres ne pouvant pas consentir à laisser stériles les plus riches régions de la république américaine. La politique du parti séparatiste a légué à l’Union un triste héritage, celui de la misère à laquelle elle avait réduit les états du sud. Partout on a trouvé dans le sud le travail désorganisé, les voies de communication presque détruites, les chemins de fer usés, impropres au service, aux mains de compagnies trop pauvres pour les réparer. Le spectacle de cette misère dans laquelle le sud est plongé accuse sévèrement l’obstination des chefs de la révolte : ils ont ajouté à leurs funestes erreurs la faute d’avoir prolongé la lutte au-delà du temps où elle pouvait raisonnablement être soutenue. Après les questions générales viennent les questions personnelles, qui sont peut-être les plus urgentes et les plus délicates. Comment seront traités les chefs de la rébellion ? Sur ce point, nous avons la conviction que les prédictions sinistres que se sont hâtés d’émettre les anciens ennemis de l’Union en France et en Angleterre ne seront pas vérifiées. Aucune cruauté ne ternira le triomphe de l’Union. Ceux qui s’étaient hâtés de donner une interprétation odieuse aux premières paroles du président Johnson, sur les punitions légitimes qu’appelait le crime de trahison, ne se rendaient pas compte des pressions d’opinion qui pesaient sur le premier magistrat de la république dans les débuts de son pouvoir. Les masses dans les temps d’effervescence, comment en France pourrions-nous l’oublier ? sont plus passionnées et plus violentes que les gouvernemens. En arrivant au pouvoir après l’horrible assassinat de M. Lincoln, M. Johnson était assailli de députations envoyées par les états loyaux, et qui ne respiraient que l’indignation et la vengeance. Il fallait bien parler des sévérités de la loi à ce peuple violemment ému et paraître entrer dans sa passion pour la calmer et s’en rendre maître ; mais on voit qu’on ne se hâte point de juger M. Jefferson Davis, qu’on remet son procès au mois de septembre ; on sait que si des agens subalternes ont dressé contre le général Lee un décret d’accusation, leur conduite n’est point approuvée par le gouvernement. En de telles circonstances, ajourner la répression, c’est appeler le temps à son secours pour éteindre les passions, c’est préparer les voies à la clémence. Cette politique est déjà en train de réussir ; les animosités commencent à s’apaiser. Fait remarquable, ce sont ces hommes de bien et ces vrais patriotes qui poursuivaient la destruction de l’esclavage, ce sont ces abolitionistes autrefois si haïs, si calomniés, si indignement traités par les gens du sud, qui sont aujourd’hui les avocats éloquens d’une politique indulgente. À côté des hommes d’état, travaillés des soucis de la reconstruction du sud et de la justice politique à observer envers les organisateurs de la rébellion, les foules dans les grandes cités américaines prodiguent les fêtes aux chefs victorieux des armées fédérales. Chicago a une foire patriotique où sont acclamés Grant et Sherman. New-York a donné à Grant une hospitalité magnifique. Grant, au milieu de ces ovations, a montré un rare bon goût : dans un pays qui a la manie des discours, il s’est abstenu de toute effusion oratoire. Il a répondu aux plus véhémentes harangues par de courtes phrases de remerciaient. La population de New-York n’a pas connu la couleur de ses paroles : au moment où la foule en belle humeur illuminait de feux de Bengale la façade de son hôtel et l’appelait à grands cris, il s’est levé, l’a saluée et ne lui a fait voir que le bout allumé de ce cigare légendaire dont les bouffées accompagnaient ses méditations pendant les opiniâtres et glorieuses campagnes qu’il a conduites.

Les négociations engagées entre la cour de Rome et le roi d’Italie n’ont pas eu l’heureuse issue que nous avions espérée. Il ne faut pas se décourager de ce premier échec. On ne s’est pas entendu sur la question du serment des nouveaux évêques dans les provinces annexées. On y reviendra. Il ne reste pas moins de ces pourparlers un fait important : la première glace a été rompue entre Rome et la nouvelle Italie ; on a vu que le roi Victor-Emmanuel et le pape pouvaient négocier ensemble. L’occupation par l’Italie des provinces détachées du saint-siège n’était point en principe un obstacle à un arrangement ecclésiastique. Cette expérience présente un grand intérêt, car elle montre que la convention du 15 septembre est pleinement réalisable, que le gouvernement de Victor-Emmanuel et la cour de Rome pourront vivre en tête-à-tête, et qu’il n’y a point à craindre que l’évacuation de Rome par nos troupes soit le signal d’un exode pontifical. Il est bon que cette démonstration ait été faite, car elle prépare et rend plus facile l’exécution de la convention du 15 septembre. Il n’est pas dit, après tout, que la négociation religieuse soit définitivement rompue. Dans une transaction de cette gravité, aucune des deux parties ne dit d’emblée son dernier mot, et l’on ne doit pas se laisser prendre tout d’abord au piège d’une fausse sortie. La cour de Rome et le gouvernement italien auront bien des occasions encore de se rencontrer. Au pis-aller, si c’était la cour de Rome qui en définitive fût intraitable, la cause de l’affranchissement complet de l’Italie n’aurait rien à perdre à une pareille démonstration quand elle l’aurait acquise au prix de certaines prévenances respectueuses et d’une louable patience.

Parmi les petits potentats qui font de temps en temps parler d’eux, il en est un, le dictateur de la Roumanie, le prince Couza, qui ne veut point qu’on l’oublie. Le césar roumain vient encore une fois de changer son cabinet. Lorsque Couza s’empara de la dictature, la principale raison qu’il allégua pour abolir une constitution représentative qui avait le caractère d’une convention internationale européenne fut que la chambre lui rendait le gouvernement impossible en l’obligeant à des changemens de cabinet trop fréquens. Aujourd’hui qu’il est souverain absolu, le prince Couza conserve l’habitude de faire et de faire des cabinets, et donne lui-même la preuve que la versatilité politique est un défaut de son caractère qu’il avait calomnieusement attribué à son pays. Ce petit despote se permet d’ailleurs d’étranges choses, et il caricature la France avec un sans-gêne qui n’est guère tolérable. Il a par exemple annoncé qu’il dotait son pays du code Napoléon ; mais il a fait subir au code civil de la France des travestissemens honteux. Ainsi il a introduit dans les articles relatifs à l’état des enfans un amendement qui ébranle l’institution du mariage et détruit l’édifice de la famille. D’après son code, « les enfans naturels, lors même que le mariage serait prohibé entre leurs père et mère, succèdent à leur mère, aux ascendans et aux collatéraux de leur mère comme les enfans légitimes. » Il faut lire dans une éloquente brochure récemment publiée à Paris, le Code Couza devant la religion et la famille, les protestations indignées que cette législation polygame inspire aux Roumains honnêtes. Au surplus, nous ne sommes pas surpris de la récente révolution ministérielle qui a eu lieu à Bucharest. Nous avions eu naguère sous les yeux un rapport présenté par le dernier ministre, M. J. Strat, sur l’état des finances du prince Couza. Ce rapport paraît être l’œuvre d’un homme intelligent. Il montre que les finances roumaines sont dans un complet désarroi, que les dépenses y dépassent dans une proportion considérable les recettes, que la perception du revenu se fait mal et laisse chaque année d’énormes arriérés. Bref, le ministre ne voyait d’autre ressource que d’employer une portion de l’emprunt contracté récemment pour les lieux saints à couvrir le déficit de cette année. Gêné dans ses finances, nous ne sommes pas surpris que le prince Couza vive difficilement d’accord avec ses ministres, et aime à changer d’intendant ; mais les changemens de ministère ne rempliront point ses coffres, et il ne tardera pas à s’apercevoir que les finances sont la pierre d’achoppement de tous les despotismes.

E. FORCADE.

Un ministère vient de tomber, un nouveau ministère vient de se former en Espagne. Ce n’est point là précisément ce qu’il y a d’extraordinaire ; l’histoire contemporaine de la péninsule se compose de crises ministérielles. Il y a eu depuis trente ans au-delà des Pyrénées quelque chose comme près de cinquante présidens du conseil et quatre cents ministres. La crise actuelle a cela de caractéristique, qu’elle met à nu encore une fois, et d’une façon plus palpable peut-être, cette condition singulière où des cabinets naissent périodiquement pour détendre une situation, pour être plus libéraux que ceux qui les ont précédés, et où ils cèdent bientôt aux mêmes entraînemens pour aboutir aux mêmes résultats d’impuissance et d’irritation ; elle montre surtout ce fait instructif pour l’Espagne comme pour bien d’autres pays ; que quand on s’est bien débattu, quand on a bien accumulé les difficultés par les erreurs et les inconséquences, le libéralisme est le grand remède invoqué pour sortir d’embarras et dénouer momentanément des complications naissantes. C’est là, à tout prendre, l’histoire du dernier ministère Narvaez qui vient de tomber inopinément, — pas aussi inopinément pourtant qu’on le pourrait croire. Le ministère tombe, cela est bien clair, sous le poids de ses inconséquences et de ses fautes. Que la reine ait eu l’idée, il y a quelques jours, de choisir tel personnage plutôt que tel autre, le comte Ezpeleta plutôt que le marquis de Novaliches, pour en faire un majordome du prince des Asturies, ce ne peut être là évidemment que le prétexte, la raison apparente ; la vraie et sérieuse cause est dans les complications que le ministère s’est plu à amasser autour de lui, dans un affaiblissement moral qui s’est développé en proportion même des déviations de sa politique. Certes jamais ministère en Espagne n’était venu au monde plus naturellement, sous de plus encourageons auspices et dans des conditions plus favorables pour faire face à une situation confuse et embarrassée. Le cabinet Narvaez, si l’on s’en souvient, avait eu la bonne fortune d’apparaître comme un pouvoir libéral et réparateur. Il arrivait avec toute sorte de promesses de conciliation et de tolérance, les mains pleines de générosités pour la presse. Il n’avait qu’à suivre cette voie avec la fermeté d’un bon vouloir résolu et modéré ; il y aurait certainement trouvé la sécurité et la possibilité de surmonter tous les embarras avec l’appui des esprits libéraux, qui l’attendaient à l’œuvre, et le concours du pays rassuré et satisfait.

Qu’est-il arrivé cependant ? Cela a duré le temps d’une lune de miel. Les déviations ont commencé ; le cabinet Narvaez s’est laissé dériver vers cette incohérente situation dont l’expression criante a été cette échauffourée puérilement sanglante du mois d’avril, au-devant de laquelle il est allé légèrement en voulant à tout prix bannir un jeune professeur de sa chaire, en destituant le recteur de l’université de Madrid, — recteur qu’un collège électoral a relevé pour le renvoyer comme député au congrès. Voilà le chemin qu’a fait en peu de temps ce ministère. Il était né pour concilier, pour apaiser, et depuis quelques mois il n’était question que d’agitation révolutionnaire, de conspirations nouvelles. À l’origine, il affirmait et il attestait par des actes sa bonne volonté pour la presse, — et il y a peu de jours il proposait une loi établissant tout simplement la censure préventive. Il se promettait de réorganiser les finances de l’Espagne, et tout récemment il ne trouvait rien de mieux qu’une émission de titres par laquelle il grevait la dette publique de 1 milliard 400 millions de réaux pour avoir 600 millions. Il s’adressait dans les premiers temps aux esprits libéraux, et bientôt il en est venu à ne plus pouvoir vivre que par l’appui de toutes les fractions absolutistes du parti conservateur, sous la protection du comte de San-Luis ou de M. Nocedal, si bien qu’on a pu lui dire en plein congrès : « Si la politique de M. Nocedal est la vôtre, vous n’êtes plus rien ; cédez la place à M. Nocedal. » Le résultat a été clair et prompt : le cabinet du général Narvaez a été enlevé d’un tour de main, et toute l’éloquence de M. Gonzalez Bravo dans le congrès n’a pu le préserver d’une mort obscure entre deux portes du palais, pour le choix d’un majordome qui n’a été qu’un prétexte.

Le ministère Narvaez est donc tombé parce qu’il a manqué de fixité dans ses idées libérales, et même parce qu’il a manqué tout simplement d’esprit politique, parce qu’il n’a su rien faire ni rien empêcher. Maintenant c’est le général O’Donnell qui lui succède, et, chose curieuse, il se reproduit ici quelque chose de ce qui se passait à l’avènement du cabinet qui vient de tomber : c’est le général O’Donnell qui arrive aujourd’hui pour détendre encore une fois une situation pleine de sourdes irritations et d’incohérences, qui vient avec des paroles de conciliation, en relevant ce drapeau de l’union libérale sous lequel il s’est abrité précédemment. Certes, à ne considérer que les termes du programme de ce nouveau gouvernement, les promesses sont nombreuses et ne laissent pas d’être importantes. Le général O’Donnell, dans ses premières entrevues avec les chambres, a résolument annoncé que l’Espagne allait reconnaître le royaume d’Italie, ou du moins il a dit que « l’Espagne adopterait une politique qui, sans porter atteinte aux droits de la religion, serait conforme à ce qui appartient a une nation européenne régie constitutionnellement. » Le nouveau président du conseil a mis dans son programme des réformes intérieures d’une certaine portée : l’établissement du jury pour la presse, une nouvelle loi électorale qui, en abaissant le cens, change aussi le système des districts électoraux. Le ministère enfin a reconstitué la municipalité de Madrid, dissoute au mois d’avril par le dernier cabinet, en même temps qu’il a remplacé dans leurs fonctions le recteur de l’université, M. Montalvan, et le professeur, M. Castelar, qui avaient été destitués. Tout cela est fort bien. Le programme est copieux et flatteur ; il reste à savoir ce qu’il deviendra à l’exécution, s’il sera une réalité. Il ne faut pas oublier, d’un côté, que ce cabinet, sauf quelques hommes de plus tels que M. Manuel Bermudez de Castro, M. Canovas del Castillo, M. Alonso Martinez, est à peu près le même qui a déjà existé pendant cinq ans, de 1858 à 1863, et qui a fini par mourir d’impuissance pour n’avoir rien fait, rien surtout de ce qu’il propose aujourd’hui. C’est M. Posada Herrera qui est ministre de l’intérieur, de même que le général O’Donnell est président du conseil. Il ne faut pas oublier, d’un autre côté, que le nouveau ministère va trouver devant lui tout ce qu’il y a de vieux conservateurs, de vieux ou jeunes absolutistes, que la reconnaissance du royaume d’Italie notamment soulève tous les instincts réactionnaires des partis. C’est même déjà sur ce terrain qu’on s’apprête à lui livrer bataille, et le combat sera sans aucun doute acharné. Enfin, à supposer que ces premières luttes aient un dénoûment favorable, les réformes intérieures proposées conduisent naturellement à une dissolution des chambres, épreuve toujours grave. Et pour dire le dernier mot, le ministère sera-t-il suivi, soutenu jusqu’au bout, à travers tous ces défilés par la confiance de la couronne ?

La situation du nouveau cabinet espagnol n’est donc pas des plus faciles ; elle n’est pas surtout de celles qui peuvent susciter des illusions démesurées. Ce qui est certain, c’est que dans cette situation difficile, compliquée, le général O’Donnell a pour lui l’expérience de son propre ministère et l’expérience du ministère du général Narvaez, qui s’achève à peine. En ne faisant rien, il tombera, comme il est déjà tombé ; en se laissant imposer des déviations qui le ramèneront vers une réaction plus ou moins déguisée, il aura le sort du général Narvaez. En s’attachant avec fermeté à une politique sensément libérale, il peut tomber sans doute, il tombera du moins avec honneur, laissant ouverte la seule voie où l’Espagne puisse trouver désormais la sécurité et un ordre durable. On aura beau faire à Madrid, le libéralisme est la seule issue ; tout le reste est précaire, sans compter le péril, qui peut aller en croissant.

CH. DE MAZADE.



ESSAIS ET NOTICES.
UN PRÉCURSEUR FRANÇAIS DE HEGEL[1].


L’histoire philosophique et littéraire du XVIIIe siècle a été creusée et fouillée en tant de sens divers que c’est vraiment une bonne fortune aujourd’hui de découvrir dans ce champ épuisé quelque coin nouveau et non défriché. Cette bonne fortune vient d’échoir à un professeur distingué de l’Université, M. Émile Beaussire, qui, dans un livre curieux, nous raconte, d’après des pièces inédites, un épisode assez inattendu et des plus piquans.

Dans une lettre fort curieuse de Diderot à son amie Mlle  Voland, nous lisons ces paroles : « Je fis hier un dîner fort singulier. Je passai presque toute la journée chez un ami commun avec deux moines qui n’étaient rien moins que bigots. L’un d’eux nous lut le premier cahier d’un traité d’athéisme très frais et très vigoureux. J’appris avec édification que cette doctrine était la doctrine courante de leurs corridors. » Ce moine athée qui réjouissait Diderot, mais dont le nom était resté ignoré, est précisément le personnage dont M. Beaussire va nous exposer l’histoire. C’est un bénédictin de l’abbaye de Montreuil-Bellay, nommé dom Deschamps, et ce traité d’athéisme est un ouvrage inédit intitulé le Vrai système, dont M. Beaussire a découvert, sinon l’original, au moins la copie dans la bibliothèque de Poitiers. Seulement l’athéisme de ce moine libre penseur se distingue beaucoup, selon M. Beaussire, de l’athéisme généralement répandu au XVIIIe siècle. M. Beaussire croit y retrouver la première apparition du panthéisme idéaliste développé depuis par la philosophie allemande. En un mot, il aurait découvert, nous dit-il, dans un couvent de bénédictins un précurseur français de Hegel. C’est là le côté neuf de son travail. Sans contester toutefois les rapprochemens intéressans que fait l’auteur entre dom Deschamps et Hegel, hâtons-nous d’ajouter à l’honneur de celui-ci qu’il n’aurait jamais accepté les conséquences subversives et étrangement hardies devant lesquelles le bénédictin ne recule pas, et qui n’ont été défendues en Allemagne que par les branches les plus grossières et les plus discréditées de l’école hégélienne.

Indépendamment du manuscrit de dom Deschamps, M. Beaussire a eu à sa disposition une correspondance du bénédictin avec le marquis Voyer d’Argenson, cet ami commun dont parle Diderot. Ce personnage, l’un des correspondans de Voltaire, et qui participait à la liberté d’esprit et à la singularité d’opinions de toute sa famille, était le fils du comte d’Argenson, ancien ministre de la guerre sous Louis XV et neveu de d’Argenson l’aîné, l’auteur des Considérations sur le gouvernement de la France et des Mémoires si hardis et si piquans. Lui-même fut le père du marquis d’Argenson, célèbre comme un des chefs du parti libéral de la restauration. Ce correspondant de dom Deschamps fut son disciple le plus fidèle et le plus dévoué.

Enfin une troisième classe de papiers a mis entre les mains de M. Beaussire des lettres autographes de Jean-Jacques Rousseau, de Voltaire, d’Helvétius, de d’Alembert, et d’autres personnages célèbres du temps, avec lesquels dom Deschamps a été en communication. C’est là qu’est le vrai joyau de la publication de M. Beaussire.

On sait très peu de chose sur la vie de dom Deschamps. Il mena très régulièrement, tout porte à le croire, une existence monastique, se partageant toutefois entre le cloître et le monde, car nous le voyons séjourner à plusieurs reprises au château des Ormes, chez son ami Voyer d’Argenson ; c’est là même qu’eut lieu cette débauche de philosophie que nous a racontée Diderot. Tout libre penseur qu’il était, dom Deschamps était fort attaché aux intérêts de sa communauté, dont il était l’administrateur. Il savait, sans hypocrisie, concilier les convenances extérieures avec les plus grandes hardiesses spéculatives. L’un de ses amis le recommandait à l’évêque de Poitiers en des termes qui sont un témoignage étrange de l’esprit du temps. « Vous lui rendriez peu de justice, si vous le croyiez incapable de faire abstraction de ses spéculations philosophiques pour remplir les devoirs graves d’un ministère public et sacré. Il sait assurément penser avec les sages et agir comme il convient avec ceux qui ne le sont pas. »

En quoi consiste donc le système de ce philosophe inconnu, et par où se distingue-t-il de la philosophie de son temps ? C’est ce que nous apprend M. Beaussire. Dom Deschamps était fort ennemi de la philosophie du siècle : il la trouvait grossière, ignorante et aveugle. Il écrivit contre le Système de la nature, et même avec tant d’intolérance, que Voltaire crut voir en lui un ennemi de la philosophie. C’est à propos de cet écrit qu’il adressait à M. Voyer d’Argenson ces lignes si connues et si souvent citées : « Tous ces cris s’évanouiront, et la philosophie restera. Vous verrez de beaux jours, vous les ferez : cette idée égaie la fin des miens. » Dom Deschamps publia même une réfutation du système de Spinoza, contre lequel il propose de. bonnes objections. Seulement il nous est impossible de voir en quoi ses propres idées s’éloignent de celles qu’il combat.

Dans ces différens écrits, dom Deschamps semble prendre la cause de la religion contre l’athéisme : il va même, ce qui est vraiment incompréhensible et presque odieux, jusqu’à justifier l’inquisition ; mais s’il sacrifie à la religion ce qu’il appelle la fausse philosophie, il n’hésite pas ensuite à sacrifier à la vraie philosophie, c’est-à-dire à la sienne, la religion elle-même. La religion, suivant lui, vaut mieux que l’athéisme ; mais au-dessus de la religion il y a quelque chose de mieux encore, qui est la vérité. C’est ce système qui absorbe la religion en l’interprétant, et qui lui est aussi supérieur qu’elle-même l’est à l’athéisme, c’est ce système, dis-je, qu’on peut appeler un hégélianisme anticipé.

Le principal mérite de cette philosophie, selon M. Beaussire, est d’avoir revendiqué énergiquement les droits de la métaphysique, partout alors décriée et remplacée par la physique. Il croit à une connaissance absolue qui atteint le fond des choses, tandis que de son temps on n’admettait qu’une connaissance relative, bornée à des phénomènes et à des apparences. Aussi ne craint-il pas de défendre la thèse discréditée des idées innées contre le sensualisme du siècle et la méthode rationnelle contre la méthode expérimentale. Il semble parler même la langue de Fénelon lorsqu’il dit : « Ma raison seule, parlera à celle des hommes, qui ne diffère pas au fond de la mienne… Ces vérités, puisées dans l’entendement, doivent être les vérités de tous les temps et de tous les lieux. »

Mais si notre bénédictin a les mérites de l’idéalisme spéculatif, il en présente aussi tous les excès. C’est ici que commencent les analogies signalées par M. Beaussire entre dom Deschamps et l’école allemande. On retrouve. d’abord chez lui le célèbre principe de l’identité de l’être et de la pensée. « La vérité, dit-il, ne peut avoir de réalité hors de nos idées ; il ne peut y avoir dans les choses que ce que nous y mettons. » On y retrouve le principe de l’identité des contradictoires. « La vérité, dit-il, ne nie aucun système, elle les épure tous ; elle consiste non-seulement dans les contraires, mais dans les contradictoires ; elle réunit non-seulement ce qui est entièrement opposé, mais ce qui se nie dans toute la rigueur du terme. » — On trouve même dans dom Deschamps une métaphysique de la religion qui a devancé l’hégélianisme dans la tentative d’expliquer panthéistiquement les dogmes chrétiens. Il admet, dit-il, la création, et reconnaît que Dieu a fait le monde de rien, car il l’a fait de lui-même, qui en un sens est le rien. Il admet la trinité, car Dieu, suivant l’ancien axiome orphique rappelé par Plotin dans le Dialogue des Lois, est « le commencement, le milieu et la fin. » Il admet le péché originel, qui n’est suivant lui que le passage de l’état de nature à l’état de lois, et, pour lui, la rédemption, c’est le retour à l’état de nature, c’est-à-dire l’abolition de la propriété, en un mot le pur communisme. Le hardi bénédictin ne s’arrête pas même là, et suivant les traces d’un de ses ancêtres philosophiques, moine comme lui, Campanella, il ne craint point d’aller jusqu’à proposer la communauté des femmes.

Il est inutile de s’arrêter plus longtemps à l’analyse d’un système qui, s’il nous est permis d’en juger par les extraits que nous donne M. Beaussire, n’aurait d’autre mérite que d’être le germe grossier de certaines idées que la philosophie allemande a développées depuis avec une grande puissance. Nous sommes disposé à croire que M. Beaussire exagère un peu la valeur philosophique de dom Deschamps. Sans doute c’est une curiosité historique intéressante que de rencontrer dans un bénédictin du XVIIIe siècle quelques-unes des formules de l’école hégélienne ; mais dom Deschamps nous paraît en général, d’après les citations qui nous sont données, un esprit assez lourd, qui a pu avoir quelques intuitions métaphysiques, mais qui ne paraît pas les avoir développées avec beaucoup de finesse. Nous ne craindrons pas de chagriner M. Beaussire en disant que nous aimons beaucoup mieux ses propres réflexions que les citations qui les accompagnent. Soit qu’il contredise dom Deschamps, ce qui lui arrive le plus souvent, soit qu’il l’explique et le développe dans un bon sens, peut-être avec un peu de complaisance, M. Beaussire fait preuve d’un esprit vraiment philosophique, pensant par lui-même et s’exprimant avec fermeté et avec justesse. Je n’ai pas besoin d’ajouter qu’il répudie toutes les doctrines de son héros, et qu’il lui reproche surtout d’avoir sacrifié la personnalité humaine et les attributs moraux de la Divinité.

La partie la plus curieuse sans contredit du livre de M. Beaussire est celle qui traite de la correspondance de dom Deschamps et de ses relations avec les philosophes de son temps. Notre bénédictin en effet avait essayé de faire des conquêtes dans l’école philosophique : il avait envoyé des fragmens et des analyses de son système aux philosophes les plus célèbres d’entre ses contemporains. Ce sont les réponses qui nous sont données par M. Beaussire, et qui méritent d’être lues avec intérêt.

De ce nombre sont principalement cinq lettres de Jean-Jacques Rousseau, dont quatre inédites. La cinquième, quoique déjà publiée, s’éclaircit d’un jour nouveau par les circonstances qui l’expliquent et que l’on ignorait. Dom Deschamps avait beaucoup compté sur la sympathie de Rousseau ; mais, comme le dit spirituellement M. Beaussire, « l’auteur de l’Essai sur l’inégalité n’avait de goût que pour ses propres paradoxes. » En philosophie, il n’est pas autre chose que l’apôtre du sens commun, et ici il se montre à l’égard du précurseur de Hegel ce que sera Jacobi, le Rousseau allemand, à l’égard de Schelling. Cependant, parmi ces objections de sens commun que Rousseau fait à dom Deschamps, il en est qui témoignent d’une assez grande perspicacité philosophique. Quoiqu’il n’ait eu entre les mains que la préface du livre, il en devine parfaitement le caractère et l’esprit, et en porte le jugement le plus net et le plus judicieux. Voici, par exemple, une des quatre lettres nouvelles données par M. Beaussire, et qui pourrait être intitulée : le jugement anticipé de Jean-Jacques Rousseau sur la philosophie hégélienne. « Vous voulez que je vous parle de votre préface ? lui dit-il. Que vous dirai-je ? Le système que vous y annoncez est si inconcevable et promet tant de choses que je ne saurais qu’en penser. Si j’avais à rendre l’idée confuse que j’en conçois par quelque chose de connu, je le rapporterais à celui de Spinoza ; mais s’il découlait quelque morale de celui-ci, elle était purement spéculative, au lieu qu’il paraît que le vôtre a des lois pratiques, ce qui suppose quelque sanction.

« Il paraît que vous établissez votre principe sur la plus grande des abstractions. Or la méthode de généraliser et d’abstraire m’est très suspecte, comme trop peu proportionnée à nos facultés. Nos sens ne nous montrent que des individus ; l’attention achève de les séparer ; le jugement peut les comparer un à un, mais voilà tout. Vouloir tout réunir passe la force de notre entendement, c’est vouloir pousser le bateau dans lequel on est sans rien toucher du dehors. Nous jugeons jusqu’à un certain point du tout par les parties. Il semble au contraire que de la connaissance du tout vous vouliez déduire celle des parties ; je ne conçois rien à cela. La voie analytique est bonne en géométrie ; mais, en philosophie, il me semble qu’elle ne vaut rien, l’absurde où elle mène par de faux principes ne s’y faisant point assez sentir.

« Votre style est très bon, c’est celui de la chose. Vous avez la tête pensante, des lumières, de la philosophie. Votre manière d’annoncer votre système le rend intéressant, même inquiétant ; mais avec tout cela je suis persuadé que c’est une rêverie. Vous avez voulu avoir mon sentiment, le voilà. Je vous salue, monsieur, de tout mon cœur. »

On nous pardonnera d’avoir cité in extenso cette lettre si sensée et si spirituelle, et qui aurait encore aujourd’hui de si opportunes applications. Celle qui suit avait été déjà publiée et se trouve dans la correspondance de Rousseau ; mais elle est très incorrecte, et M. Beaussire en rétablit le véritable texte. Rousseau y avoue ingénument son incapacité pour la métaphysique. « La vérité que j’aime, dit-il, n’est pas tant métaphysique que morale… Si mes sentimens étaient démontrés, je m’inquiéterais peu des vôtres ; mais, à parler sincèrement, je suis bien plus persuadé que convaincu. Je crois, mais je ne sais pas. » Dans une autre lettre, Rousseau fait des aveux non moins piquans sur les lacunes et les faiblesses de ses facultés. Comme on lui a fait la réputation d’être un grand logicien, il est curieux de voir avec quelle sévérité il se juge lui-même à ce point de vue. « Vous êtes bien bon, dit-il, de me tancer sur mes inexactitudes en fait de raisonnement. En êtes-vous à vous apercevoir que je vois très bien certains objets, mais que je n’en sais point comparer, que je suis assez fertile en propositions, sans jamais voir de conséquences, qu’ordre et méthode, qui sont vos dieux, sont mes furies, que jamais rien ne s’offre à moi qu’isolé, et qu’au lieu de lier mes idées dans mes lettres, j’use d’une charlatanerie de transitions qui vous en impose. » Ce dernier trait, si curieux, nous explique admirablement l’impression de fatigue que nous font éprouver les ouvrages abstraits de Jean-Jacques Rousseau : il est serré sans être lié, et cette fausse apparence de liaison est une fatigue de plus. En général, les lettres données par M. Beaussire font beaucoup d’honneur à Rousseau. Il s’y montre plein de bonhomie et d’ingénuité, à la fois justement respectueux et spirituellement déliant à l’égard de cette métaphysique inconnue qui à la fois l’attire et l’effraie. Dans ce commerce bizarre entre deux hommes qui ne se sont jamais vus, c’est Rousseau qui prend le ton de l’ignorant et du disciple, dom Deschamps au contraire celui du maître et du pédagogue. Celui-ci n’hésitait pas à le tancer assez vertement sur sa misanthropie, et lui écrivait avec autant de bon sens que de hardiesse : « Allons, rappelez à vous votre raison, soumettez votre cœur à sa férule, et dites-vous bien que c’est compter pour trop les hommes, bâtis comme ils sont, que de s’affecter de leurs perfidies aussi vivement que vous le faites. Si j’étais auprès de vous, je vous ferais voir que vous n’êtes qu’un grand enfant, tout grand homme que vous êtes, et je voudrais vous amener au point de rire sur vous d’avoir pleuré. »

La suite de la correspondance de dom Deschamps n’est pas moins remarquable. Chaque philosophe du temps s’y montre avec son caractère : d’Alembert froid, sec, sceptique, « n’ayant nul goût pour les controverses creuses et interminables de la métaphysique ; » Diderot passionné pour la métaphysique de dom Deschamps, mais protestant contre sa morale. Il était, disait dédaigneusement dom Deschamps, extrêmement peuple sur ce point. Helvétius se montre poli, vague, superficiel, Voltaire toujours ravissant d’esprit et de grâce, mais croyant, ce qui est plaisant, qu’on veut le convertir, et disant, comme Saint-Évremond à Waller au moment de mourir : « Vous me prenez trop à votre avantage ! » Malgré la politesse et la bonne grâce de tous ses correspondans, on voit que dom Deschamps était partout éconduit. Celui-ci, très fier de son côté, demandait plus qu’il ne pouvait prétendre d’un siècle sceptique et fatigué. A propos de Voltaire par exemple, il écrivait : « Il ne s’agit pas de lui demander ce qu’il pense, mais de lui apprendre ce qu’il doit penser. » Cette prétention d’instruire un vieillard de soixante-dix-sept ans, quand ce vieillard est Voltaire, prouve que dom Deschamps avait à la fois beaucoup d’orgueil et assez peu d’esprit. De guerre lasse, rebuté par tous les grands du jour, il se tourna vers cet écrivain médiocre et obscur auquel l’engouement bizarre de Goethe a donné une sorte de gloire posthume, à l’auteur du livre de la Nature, Robinet. Il y avait assez d’analogie entre ces deux personnages pour qu’ils pussent s’entendre. Nouvelle déception. Robinet, de chute en chute, en était arrivé à ne plus croire à rien du tout, pas même à son propre système. Il s’était mis dans les affaires et ne songeait plus guère qu’à gagner de l’argent. Cependant dom Deschamps réussit encore à l’entraîner pendant quelque temps dans une discussion métaphysique qui ne paraît pas avoir été très lumineuse, car l’un des deux écrivains, nous dit M. Beaussire, soutenait le rienisme, et l’autre le néantisme. Quoi qu’il en soit, Robinet se lassa de cette discussion, qui ne lui rapportait rien. Dom Deschamps, lassé de son côté, nous trace de ce personnage le portrait le moins flatté. « Je viens d’avoir, dit-il, une conversation des plus curieuses avec un homme de lettres qui a beaucoup vécu avec M. Robinet. Il me l’a dépeint comme un petit-maître de philosophie, idolâtre de sa figure, qui s’est fait un jargon de bel-esprit et de galanterie pour plaire aux femmes des deux sexes. Il est grand maquignon d’ouvrages manuscrits qu’il trafique, rhabille et fait imprimer… Il est d’une profonde dissimulation, de mauvaise foi, dangereux par les voies tortueuses qu’il pratique pour venir à ses fins. Toute son occupation est de recrépir, de vernisser, d’enluminer les manuscrits qu’il distribue à la toise et au rabais à des manœuvres. » Espérons, pour l’honneur de Robinet, que l’écrivain qui donnait ces détails peu charitables noircissait un peu les choses, ce qui arrive quelquefois entre gens de lettres.

Si dom Deschamps ne réussit guère, malgré ses efforts, auprès des célébrités de son temps, il eut cependant le bonheur de grouper autour de lui et d’associer à ses idées un certain nombre d’esprits enthousiastes et sincères ; il put croire qu’il avait fondé une école. Le plus dévoué, le plus enthousiaste de ses disciples fut, nous l’avons dit, le marquis Voyer d’Argenson. Cependant il ne se rendit pas tout d’abord, et pendant douze ans il considéra comme un fou celui dont il finit par préconiser la sagesse. Au dogmatisme métaphysique de dom Deschamps il opposait un absolu pyrrhonisme, et longtemps même après sa conversion il eut encore des retours de scepticisme. « Hélas ! lui disait le maître, vous ne m’entendez pas comme je m’entends moi-même ! » Avant donc d’être le disciple de dom Deschamps, Voyer d’Argenson en fut le protecteur désintéressé et généreux. Peu à peu cependant il entra dans le système de son ami, et, sans qu’on puisse fixer l’époque précise de ce que l’on peut appeler sa conversion, il finit par y adhérer presque sans réserve. C’est lui surtout qui travaille avec toute l’ardeur du néophyte à gagner des prosélytes au nouveau système, c’est lui qui met dom Deschamps en relations avec tous les philosophes du temps : il est son intermédiaire auprès de Voltaire, lui fait connaître Diderot, et intervient personnellement dans sa polémique avec Robinet. Enfin, après la mort de dom Deschamps, nous le voyons continuer à répandre les doctrines du maître : il étendait sa propagande jusque sur les femmes. M. Beaussire cite de lui une lettre à une duchesse (qu’il suppose, non sans raison, être la duchesse de Choiseul), et dans laquelle il déploie, en sectaire fidèle, les formules assez hétéroclites du bénédictin. Indépendamment du marquis d’Argenson, dom Deschamps fit encore des prosélytes soit dans le cloître, soit dans le monde. Nous voyons en effet d’un côté plusieurs bénédictins, dom Maret, dom Brunet, dom Patert, qui paraissent avoir accepté ses idées, de l’autre deux jeunes gens, M. de Colmont et M. Thibaut de Longecour. Ces disciples furent-ils de vrais disciples dans la rigoureuse acception du mot, ou simplement des amis curieux et sympathiques, plus ou moins enthousiastes pendant la jeunesse, et qui peu à peu oublièrent, après la mort de leur maître, le système qui les avait fascinés ? Cette seconde hypothèse pourrait bien être la vraie, car nous ne voyons pas qu’il soit rien sorti de cette école, et d’ailleurs la révolution est venue étouffer tous ces germes et en éteindre la fécondité.

Serait-il vrai cependant, comme M. Beaussire se plaît à le conjecturer, que ces idées étranges et si peu françaises, semblables aux semences de certaines plantes qui, transportées par les vente, vont porter leurs fruits dans des régions lointaines, n’aient pas été absolument étrangères au mouvement philosophique qui commença quelques années plus tard au-delà du Rhin ? Il ne serait pas impossible d’indiquer quelques-uns des chemins par où elles auraient pu passer. Strasbourg par exemple était alors, bien plus qu’aujourd’hui, l’intermédiaire entre l’Allemagne et la France. D’illustres personnages y firent leurs études, Goethe et Metternich par exemple. D’un autre côté, Voyer d’Argenson avait des propriétés en Alsace ; il y allait souvent, et il transportait partout ses idées avec lui. Robinet, d’un autre côté, était établi à Bouillon. Bouillon est, comme Strasbourg, sur le chemin de l’Allemagne. Enfin M. Beaussire va jusqu’à conjecturer que quelque émigré, soit religieux, soit gentilhomme, a bien pu semer avec lui quelques germes d’idéalisme. « Un émigré, nous dit-il, Charles de Villers, nous a rapporté le système de Kant : pourquoi un émigré n’aurait-il pas importé en Allemagne le système de dom Deschamps ? » Quelque ingénieuses que soient ces conjectures, nous n’hésitons pas à les considérer comme entièrement chimériques. La philosophie allemande à ce caractère original et presque unique d’être une déduction logique rigoureuse, où chaque philosophe poursuit et complète le philosophe précédent. Fichte vient de Kant, Schelling de Fichte, Hegel de Schelling : c’est un développement tout organique, comme disent les Allemands, dans lequel il est absolument inutile de faire intervenir des accidens extérieurs. D’ailleurs les fils intermédiaires qu’imagine spirituellement M. Beaussire sont si ténus et si lâches qu’ils ne permettent pas de prendre très au sérieux cette piquante et patriotique conjecture. Quoi qu’il en soit, nous ne devons pas en vouloir à l’ingénieux écrivain de l’intérêt un peu excessif que lui inspire son héros, car c’est à cet intérêt même que nous devons ses recherches curieuses et persévérantes.

Dom Deschamps mourut le 19 avril 1774, dans son monastère de Montreuil-Bellay. Un témoin oculaire, un médecin, nous atteste qu’étant en pleine connaissance, il demanda et reçut les sacremens de l’église. Dans quelle disposition d’esprit les a-t-il reçus ? C’est un mystère dont il ne nous est pas permis de lever le voile ; mais quel siècle étrange que celui où un moine athée pouvait aussi paisiblement, aussi publiquement, sans renoncer à aucune des occupations de son état, sans susciter aucun ombrage, se livrer aux spéculations les plus téméraires en religion et les plus subversives en politique, restant avec cela fidèle jusqu’à la dernière heure aux pratiques de son église ! Ce spectacle nous paraît plus instructif et plus piquant que toute la métaphysique de dom Deschamps.


PAUL JANET, de l’Institut.



UNE ÉTUDE SUR L’UNIVERS[2].


Il faut être à la fois un savant et un écrivain pour essayer de faire un tableau de l’univers et de raconter dans un livre toutes les merveilles de la nature depuis l’infiniment grand jusqu’à l’infiniment petit. Indiquer les lois de la marche des astres, esquisser les principales hypothèses qui ont été faites sur la formation des corps célestes, appliquer ces théories à l’histoire de notre système solaire et à celle du globe que nous habitons, faire connaître les travaux des géologues et l’ensemble imposant de connaissances précises que nous donne l’examen de l’écorce terrestre, passer ensuite à l’étude de la vie sur la terre, à la physiologie de l’homme, des animaux, des plantes, descendre enfin dans le monde merveilleux que révèle le microscope, étudier les Infusoires, montrer cette prodigieuse exubérance de vie qui fait pulluler les microzoaires jusqu’à former des montagnes et presque des continens de leurs cadavres amoncelés, embrasser ainsi l’ensemble des faits que met en lumière l’étude directe de la nature et qui constituent, à proprement parler, les sciences naturelles, voilà le plan que M. Pouchet a sans doute conçu d’abord quand il s’est proposé d’écrire un livre sur l’univers, et personne n’était mieux en état de réaliser cette conception que le savant directeur du Muséum d’histoire naturelle de Rouen. Le sujet, quelque vaste qu’il fût, pouvait très bien être condensé en un petit volume. M. Pouchet n’eût point été embarrassé de faire tenir en quatre cents pages tout ce que l’on sait de certain et d’essentiel sur ces matières. Malheureusement, au lieu d’aborder son sujet de front et avec vigueur, il s’est contenté de coudre bout à bout des notes relatives à plusieurs parties du vaste ensemble que nous avons esquissé. Non-seulement l’édifice n’est pas construit, mais M. Pouchet ne nous en présente que quelques pierres. « Je désire, dit-il, initier le public aux sciences naturelles. Voici quelques échantillons que je lui sers. Puissent-ils lui plaire assez pour le porter à aller s’instruire ailleurs ! » C’est à peu près le langage que l’auteur nous tient dans sa préface pour que nous nous consolions de ne pas trouver dans son livre ce que le titre nous faisait espérer.

S’il ne faut pas chercher dans l’Univers de M. Pouchet un ordre général et une juste proportion entre les différentes parties du livre, on y rencontre du moins un grand nombre de faits intéressans. Tout en regrettant le défaut d’ensemble et de composition, on peut y trouver beaucoup de détails bons à recueillir. Quelques chapitres ne sont pas loin d’atteindre le but que l’auteur s’est proposé, et qui est, comme il nous l’a dit, de répandre dans le public le goût des sciences naturelles. Nous pouvons signaler ceux qui traitent de l’anatomie et de la physiologie des végétaux. On y voit, par de nombreux exemples, comment s’entretient le mécanisme de la vie dans les plantes, comment elles respirent et transpirent, comment elles se nourrissent, comment elles dorment, comment se manifeste leur sensibilité, comment s’opère leur génération. Cet exposé met en relief un grand nombre de rapports entre les phénomènes de la vie végétale et ceux de la vie animale ; la ligne qui sépare les deux règnes s’efface ou reste souvent indécise, et l’unité des procédés naturels qui conservent et renouvellent la vie apparaît dans toute sa grandeur.

Dans quelques pages fort animées, l’auteur nous fait connaître les trésors d’intelligence et d’activité que les oiseaux déploient pour construire leur nid : c’est d’abord la fauvette cordonnière (sylvia sutoria), qui choisit deux feuilles d’arbre très allongées et les coud bord à bord, en surget, à l’aide d’un brin d’herbe ou d’une ficelle, de manière à former un petit sac, qu’elle remplit de coton ; c’est le républicain du Cap, qui, vivant par bandes nombreuses, s’installe sur un gros arbre et le couronne d’une sorte de toit circulaire percé d’une cellule pour chaque ménage ; c’est le grèbe castagneux, qui se construit un nid en forme de barque et le dirige sur l’eau à l’aide d’une de ses pattes ; c’est le manchot de Patagonie qui se maçonne des conduits souterrains. La nation des architectes ailés aborde tous les genres de construction, même l’architecture de luxe et de plaisance. Le chlamydère tacheté, oiseau exotique qui ressemble à notre perdrix, aime à se promener avec sa compagne sous une charmille préparée par ses soins ; il commence par former un sol de petits cailloux ronds, puis il y enfonce de jeunes pousses d’arbres, régulièrement espacées sur deux lignes parallèles, de manière qu’elles forment berceau. Il s’agit alors de décorer ce promenoir. Le chlamydère se met en quête, et tout ce qu’il peut butiner de brillant, des plumes d’oiseau, des coquilles nacrées, des paillettes métalliques, vient orner sa charmille.

La partie sans contredit la plus intéressante du livre de M. Pouchet est celle qui concerne les insectes. Ce n’est pas la première fois que le monde des insectes inspire heureusement ceux qui s’en occupent. L’histoire de ces petits êtres s’est toujours prêtée à des descriptions vives et piquantes. Personne n’a oublié le tableau brillant qu’en a présenté M. Michelet. Il semble que l’on sente dans les pages que M. Pouchet leur consacre comme un certain reflet et une inspiration lointaine de cette œuvre éclatante ; le style, ordinairement froid et traînant, s’échauffe et s’élève ; l’auteur devient presque éloquent, sans cesser d’être minutieusement exact. L’exactitude, voilà une qualité qui distingue M. Pouchet de son éloquent prédécesseur. Dans l’Insecte, comme dans plusieurs livres analogues qu’il a faits depuis, M. Michelet commence par citer quelques faits certains et avérés ; mais tout de suite, quittant cette base solide, son imagination, d’un coup d’aile, s’élance dans les hypothèses et les fictions. Le lecteur, ébloui par les métaphores et les artifices du style, est bientôt hors d’état de distinguer où la réalité s’arrête et où le rêve commence, il ne sait plus du tout ce qu’il doit regarder comme un fait scientifique et ce qu’il doit se contenter d’admirer comme un jeu d’esprit ; peut-être même l’auteur finit-il par être à cet égard aussi incertain que le lecteur. Avec M. Pouchet, on sent que l’on ne quitte pas la terre ferme ; l’auteur et le lecteur marchent sur un bon terrain ; tout ce que le livre expose est certain ; du moins, si quelques récits hasardés se présentent, la source est indiquée, et les faits hypothétiques sont par là même ramenés à leur juste valeur.

C’est donc en toute sûreté que nous pouvons admirer les merveilles de la vie des insectes telles que M. Pouchet les raconte. Quelle étonnante métamorphose que celle qui, d’une larve grossière, fait d’abord une chrysalide, puis un papillon vêtu des couleurs les plus coquettes ! Quelles délicatesses d’organisation dans quelques-uns de ces frêles animalcules ! Notre cœur n’est qu’une pompe grossière, comparé au système qui fait circuler le sang de l’éphémère. Et que sont les instrumens de nos travaux et de nos industries, comparés aux scies, aux râteaux, aux ciseaux, aux brosses dont les insectes se trouvent naturellement armés ! Aussi voit-on parmi eux une grande quantité d’ouvriers habiles à toute sorte de productions : il y a des maçons, des architectes, des tapissiers, des papetiers, des fabricans de carton, des menuisiers, des hydrauliciens ; il y a aussi des fainéans et une assez jolie collection de brigands qui vivent de guerre et de pillage. Dans ces petits êtres, nous retrouvons non-seulement nos industries et nos habiletés, mais nos vertus et nos vices, nos passions, voire nos mœurs politiques. Le monde des insectes nous offre des exemples bien anciennement connus de sociétés policées et régulièrement organisées. Tout a été dit sur les fourmis et les abeilles. Il semble qu’il n’y ait plus à revenir sur ce sujet, et cependant l’exemple de M. Pouchet montre que l’on peut toujours l’aborder sans craindre de lasser le lecteur. M. Pouchet emprunte au grand historien des fourmis, au Genevois Huber, des récits épiques sur les batailles que se livrent quelquefois les républiques rivales. Il lui emprunte aussi des détails sur les instincts esclavagistes que montrent certaines tribus, et qui les portent à exécuter de vive force, chez les tribus plus faibles, de véritables razzias pour se procurer les serviteurs indispensables à leur paresse. Quant aux abeilles ; nous ne pouvons mieux faire que de donner un spécimen de la façon dont M. Pouchet rajeunit leur histoire. « Lorsqu’un ennemi peu redoutable se faufile dans une ruche d’abeilles, les premières sentinelles qui l’aperçoivent le percent de leur aiguillon et en un clin d’œil en rejettent le cadavre hors de la demeure commune ; mais si l’agresseur est une forte et lourde limace, tout se passe différemment. Un frémissement général s’empare des travailleurs ; chacun apprête ses armes, tourbillonne autour de l’envahisseur et le perce de son dard. Assailli avec furie, blessé de tous côtés, empoisonné par le venin, l’animal rampant meurt au milieu de violentes contorsions ; mais que faire d’un si pesant ennemi ? Les petites pattes de toute la tribu ne suffiraient pas pour en ébranler le cadavre… Les exhalaisons putrides vont cependant bientôt infecter la colonie et y développer le germe de quelque maladie. Comment sortir de cet embarras ? La république avise et prend une résolution subite… Ainsi que sous les pharaons d’Égypte on embaumait les cadavres des animaux, les abeilles embaument le mort dont la présence les menace. Les ouvrières se dispersent dans la campagne pour y recueillir la matière résineuse qui englue les bourgeons,… elles en enveloppent le mort en guise de bandelettes et déposent tout autour de son corps une couche épaisse et solide qui le préserve de la putréfaction… »

Comme on le voit, il y a de très bons morceaux dans le livre de M. Pouchet ; mais, il faut cependant l’avouer, le ton de ce livre est languissant. L’auteur n’ayant pas songé sérieusement à se tracer un plan, les faits se trouvent enfilés les uns à la suite des autres, comme les grains d’un chapelet ; la succession monotone des exemples fatigue et alourdit le lecteur. Il y a plus, M. Pouchet cite un grand nombre de singularités, de phénomènes exotiques, rapportés souvent sur la foi d’un seul voyageur. Il a grand soin, comme nous l’avons dit plus haut, de marquer l’origine de son récit et d’indiquer ainsi qu’il n’y croit guère : le lecteur sait donc à quoi s’en tenir et ne peut pas se plaindre d’être induit en erreur ; mais il est bientôt obsédé de cet inutile étalage d’érudition. Tous ces détails oiseux auraient disparu d’eux-mêmes, si l’auteur avait conçu son œuvre dans un esprit d’ensemble, s’il l’avait rapportée tout entière à quelques grandes lignes principales.

M. Pouchet s’est acquis, comme chacun sait, une grande notoriété depuis quelques années en ramenant l’attention publique sur la question des générations spontanées, et en soutenant avec vigueur contre l’Académie des Sciences à peu près tout entière la cause de l’hétérogénie[3]. On doit donc s’attendre à trouver dans le livre de l’Univers un écho de cette querelle retentissante dont le bruit a récemment ému le monde savant. Et d’abord M. Pouchet se donne le facile plaisir de montrer avec quelle légèreté l’Académie a quelquefois repoussé les vérités qu’on lui apportait et persévéré dans des erreurs anciennes, Au XVIIIe siècle par exemple, les savans, comme le vulgaire, pensaient que le corail était un arbrisseau sous-marin. On avait même vu des branches de corail, qu’on plongeait dans l’eau de mer aussitôt après qu’elles avaient été pêchées, se couvrir de petites fleurs blanches étoilées de huit pétales. Un médecin français, Peyssonnel, qui avait fait de longues stations sur la côte de Barbarie et suivi avec attention la pêche du corail, vint annoncer à l’Académie que les prétendues fleurs n’étaient que de petits animaux, des polypes, qui construisaient peu à peu cette roche branchue que l’on prenait pour un végétal. L’académicien Réaumur, chargé de faire un rapport à ce sujet, rejeta bien loin l’idée nouvelle. Bernard de Jussieu, l’illustre botaniste, ne se donna pas la peine de constater que les étoiles blanches du corail manquent de tout ce qui constitue essentiellement une fleur. En somme, Peyssonnel fut traité fort dédaigneusement par l’Académie jusqu’au jour où, l’affaire ayant fait grand bruit dans le public, il fallut reconnaître que le médecin avait raison et faire amende honorable. On pense si le directeur du Muséum de Rouen triomphe en racontant comment un simple savant de province fit ainsi prévaloir son opinion contre tous les académiciens de son temps !

Quant à la question même des générations spontanées, elle ne tient pas une grande place dans le livre de l’Univers, et l’auteur n’entre pas dans le fond du débat. Il reproche seulement à ses adversaires, aux panspermistes, de regarder l’air comme peuplé d’une quantité si prodigieuse de germes, que nous devrions en être aveuglés et étouffés. Comment supposer, dit-il, qu’il y ait sans cesse et partout dans l’atmosphère des germes d’où puissent naître toutes les sortes de plantes ou d’animaux microscopiques ? « Il existe des végétaux qui n’apparaissent que dans des circonstances tellement exceptionnelles, tellement extraordinaires, que l’esprit se révolte à la pensée que leurs séminules encombrent de siècle en siècle l’atmosphère, pour ne féconder qu’à de rares intervalles quelque point imperceptible du globe… On connaît un champignon qui ne se développe jamais que sur les cadavres des araignées ; un autre n’apparaît qu’à la surface des sabots des chevaux en putréfaction… Un certain champignon ne se rencontre jamais que sur la queue d’une chenille des contrées tropicales… Faut-il donc que, pour ce cas fortuit, l’air ait été bourré de semences, afin qu’il s’en implante une de temps à autre sur un site d’élection qui n’a pas un millimètre carré de surface ? » M. Pouchet cite encore un grand nombre d’exemples curieux de générations très spéciales : c’est un végétal qui n’a jamais été rencontré que sur les futailles de nos celliers, c’en est un autre qui vit seulement dans les gouttes de suif que les mineurs laissent tomber sur le sol en travaillant, etc. ; mais il ne nous semble pas que l’argumentation de M. Pouchet soit aussi puissante qu’il le suppose. Et d’abord les végétations qu’il cite en exemple ne naissent-elles réellement que dans les cas qu’il fait connaître ? Qui a opéré un recensement assez complet de tous les êtres pour oser l’affirmer ? Admettons-le cependant, et voyons si la panspermie n’aura rien à répondre à cet argument. Nous ne voulons pas nous porter fort pour les panspermistes ; mais nous ne pensons pas que, pour soutenir leur opinion, ils aient besoin d’admettre que l’air contienne absolument tous les germes, et qu’il n’y en ait nulle part ailleurs. M. Pouchet et ses adversaires diffèrent d’avis sur la quantité des corpuscules reproducteurs que l’air renferme : M. Pouchet en trouve très peu, les panspermistes en voient un très grand nombre ; mais ceux-ci affirment-ils que les germes charriés par l’atmosphère donnent la vie à la totalité des êtres microscopiques ? Des germes ne peuvent-ils pas être produits el perpétués dans des milieux spéciaux, au sein de certains tissus animaux ou végétaux par exemple, et venir à éclosion dès que les circonstances extérieures le permettent ? Cette supposition ne paraît point essentiellement contraire aux idées générales des panspermistes. Dès lors il ne serait plus besoin d’une monstrueuse profusion de germes pour expliquer les végétations spéciales qui se produisent sur les cadavres d’araignées, sur les sabots de cheval, sur les chenilles tropicales, sur les futailles de nos celliers, ou sur les gouttes de suif tombées dans nos mines. Ainsi s’évanouiraient, au moins en partie, les critiques que le champion de l’hétérogénie adresse à ses contradicteurs.

Aussi bien il convient jusqu’ici à tout le monde d’être modeste et réservé dans cette question des générations spontanées. Elle ne porte pas bonheur à ceux qui, dans un camp ou dans l’autre, émettent des idées trop absolues. La polémique soulevée par M. Pouchet depuis plusieurs années aura eu pour résultat principal de provoquer des études sérieuses sur les microzoaires ; il en est sorti déjà beaucoup de faits nouveaux et curieux, qui d’ailleurs n’éclairent pas le fond de la querelle. Sans doute la moisson des faits à recueillir n’est pas épuisée, et l’on peut espérer qu’elle sera encore abondante ; mais la controverse reste toujours au même point entre des adversaires retranchés les uns et les autres dans des opinions contraires. Des hétérogénistes enferment une infusion dans une cornue ; ils ont fait préalablement tous leurs efforts pour détruire les germes qui pouvaient se trouver soit dans l’infusion, soit dans l’air de la cornue ; ils voient bientôt naître des microzoaires. « Voilà, disent-ils, des animaux nés sans germes — Non, leur répondent leurs adversaires ; c’est que vos efforts pour tuer les germes ont été insuffisans. » Les panspermistes font de leur côté les mêmes expériences. Ils tuent les germes et montrent dans leurs ballons des infusions infécondes, a Vous le voyez, disent-ils, point de germes, point de vie ! — Fort bien, leur dit-on dans le camp opposé ; mais êtes-vous certains de n’avoir pas, en même temps que vous détruisiez les germes, supprimé quelque condition indispensable à la vie des Infusoires qui devaient naître dans ces ballons ? » Il est désirable que la controverse sorte le plus tôt possible du cercle où elle se traîne. M. Pouchet d’ailleurs est homme à rajeunir par de nouvelles recherches la cause pour laquelle il a soutenu des luttes si vigoureuses. Nous espérons qu’il livrera pour elle de nouveaux combats. Rien ne serait plus fâcheux que de le voir abandonner le champ de bataille pour consacrer tout son temps à des essais de vulgarisation scientifique. Il semble en effet n’apporter à ce dernier genre de travail qu’une aptitude médiocre. C’est du moins l’impression qui nous est restée, et qui restera sans doute au lecteur après l’examen d’un livre trop rapidement fait.


EDGAR SAVENEY.


V. DE MARS.

  1. Antécédens de l’hégélianisme dans la philosophie française, par M. Émile Beaussire, professeur à la faculté des lettres de Poitiers ; Paris, chez Germer-Baillière, 1865.
  2. L’Univers. — Les infiniment grands et les infiniment petits, par M. F.-A. Pouchet ; librairie de L. Hachette, 1865.
  3. Voyez sur cette question la Revue du 15 novembre 1860 et du 15 novembre 1864.