Chronique de la quinzaine - 14 juin 1869
14 juin 1869
Le rideau est tombé sur la dernière scène des élections de 1869, l’épilogue lui-même a dit son dernier mot. Après le scrutin décisif du 24 mai, les ballottages du 7 juin sont venus compléter l’œuvre commencée, classer définitivement les vaincus et les vainqueurs. Ces ballottages, à vrai dire, n’ont pas trompé les prévisions qu’on avait conçues d’après les données du premier vote ; ils ne changent pas sensiblement la proportion des forces parlementaires telle qu’elle était apparue d’abord à travers la fumée du combat ; ils laissent l’opposition de toutes nuances avec trente voix de plus, le gouvernement avec un contingent nouveau ajouté à son armée et laborieusement recruté dans les provinces. À Paris seulement, les ballottages du 7 juin ont eu et devaient avoir une importance exceptionnelle ; ils ont montré après tout que les plus courtes excentricités sont les meilleures, et que lorsque la raison publique se trouve carrément placée en face d’une situation nette, ayant à choisir entre M. Thiers et M. d’Alton-Shée, entre M. Jules Favre et M. Henri Rochefort, elle n’hésite pas longtemps. C’est déjà trop pour la bonne renommée d’une ville comme Paris d’avoir assisté pendant quelques semaines à ces grotesques compétitions entre des candidatures si parfaitement inégales, et d’avoir dérouté un moment par d’apparentes incertitudes ceux qui ont la bonhomie de considérer les intérêts de la liberté comme une chose sérieuse. Paris a fait son devoir, il a rouvert les portes du corps législatif à M. Thiers et à M. Jules Favre, et ceux qui ont provoqué cette étrange lutte n’ont rien négligé en vérité pour relever la signification d’un vote qui est une victoire du bon sens public encore plus que le triomphe d’une opinion ; ils ont assez prévenu la bonne et redoutable ville que, si elle ne prenait pas leurs candidats, elle allait se démentir, elle allait rétracter son vote, du 24 mai et trahir la démocratie. Paris n’a rien démenti ni rien confirmé ; il a couronné les élections de 1869 en rendant le droit de parler aux deux chefs les plus éminens de l’opposition parlementaire, dont l’élection a cela de caractéristique qu’elle est une victoire sur le radicalisme extrême au moins autant que sur le gouvernement.
Est-ce là tout cependant ? Le drame électoral allait-il finir ainsi, ou bien n’était-ce que le prélude d’un drame d’un nouveau genre, aux péripéties inattendues ? On a pu le croire un instant. Ce qui est certain, c’est que depuis le jour où le dernier bulletin est sorti de la boîte aux surprises, c’est-à-dire au moment où il était le plus nécessaire, le plus patriotique de rentrer dans le calme, ne fût-ce que pour laisser à la manifestation du suffrage universel sa majesté imposante et rassurante à la fois, on a essayé de donner à la bonne ville de Paris une représentation d’une autre espèce, la représentation de la force tumultueuse et des déchaînemens populaires à travers les rues. Nous avons eu la semaine aux émotions, et comme il y avait sous la restauration les scènes nocturnes du boulevard Saint-Denis. Nous avons eu les scènes du boulevard Montmartre. Tous les soirs, une tourbe venue on ne sait d’où se précipitait dans Paris, jusque dans le quartier des élégances et des oisivetés, criant, vociférant, brisant tout sur son passage, profitant, pour disputer le terrain et pour prolonger ses manifestations, de l’affluence des promeneurs, de cette curiosité parisienne qui ne résiste jamais à la séduction d’un spectacle un peu irritant. La bousculade s’est renouvelée pendant quelques jours entre la police et la foule, jusqu’à ce que des régimens de cavalerie, aient été mis en mouvement, sans qu’il y ait eu d’ailleurs la moindre apparence d’un combat sérieux.
Quelle était la signification de ce tumulte persistant, de cette série d’agitations renaissant chaque soir presque à heure fixe ? Était-ce une protestation contre le résultat du dernier scrutin, notamment contre le vote qui a laissé de côté M. Henri Rochefort ? Était-ce simplement un reste d’effervescence populaire survivant aux excitations des quelques semaines qui viennent de s’écouler ? Était-ce enfin, pour ne rien omettre, un moyen de tâter l’opinion, de voir dans quelle mesure la population elle-même prendrait feu, et de guetter l’occasion d’une de ces tentatives que M. Ledru-Rollin décrivait autrefois d’un trait si leste quand il disait en 1849 devant la cour de Bourges : « Croyez-vous donc que les révolutions se fassent en disant le mot pour lequel elles se font ? Non ; on s’empare de toutes les circonstances qui peuvent émouvoir l’opinion publique, et à l’aide d’un coup de main on renverse le gouvernement ! » Toujours est-il que jusqu’ici un certain mystère plane sur ces manifestations dont on ne connaît ni l’origine ni le but, et dont la population paisible a été la première victime, bien plus qu’elle n’en a été la complice. Un double courant a régné jusqu’au bout dans cette masse confuse pressée chaque soir tout le long des boulevards. D’un côté, il y avait évidemment une curiosité très vive, très surexcitée, on voulait voir ce qui allait arriver, on tenait à ne rien perdre de ces bruyans mouvemens. D’un autre côté, ces curieux, prêts à s’amuser de tout, n’étaient certainement pas de redoutables perturbateurs ; ils n’avaient aucune envie de voir la bagarre dépasser une certaine limite, encore moins de prendre parti pour l’émeute. Le sentiment du péril n’a pas tardé à l’emporter sur tout le reste, et à ce moment les vrais fauteurs de désordre, laissés à eux-mêmes, ont perdu du terrain. Nous ne savons pas si les agitateurs de la dernière semaine avaient un plan : ils ont en vérité si bien réussi dans leurs desseins qu’ils ont préparé une ovation à l’empereur et à l’impératrice lorsqu’ils sont allés parcourir les boulevards au lendemain de la soirée la plus orageuse. Ils ont obtenu un succès plus étonnant encore et plus inattendu, ils ont fini par réhabiliter presque la police, dont la brusque intervention n’avait pas été d’abord des plus heureuses. Bref, le premier jour on semblait prendre plaisir à ces agitations où l’on croyait voir, une explosion d’esprit public ; puis l’impatience est venue quand la sédition s’est prolongée, s’est trahie par des actes de destruction, et le dernier soir, pour en finir, on aurait prêté main-forte à l’autorité. On dit même que des industriels parisiens ont demandé à s’organiser en volontaires de l’ordre. Cela prouve que l’opinion est émue, ébranlée, disposée à toutes les impressions vives sans être essentiellement révolutionnaire. Les agitations du boulevard Montmartre ne sont d’ailleurs qu’un incident, elles ne changent pas une situation qui survit à ces troubles, dont les élections dernières, plus que toutes les manifestations tumultueuses, restent la significative et énergique expression.
Il est bien certain en effet que ces élections de 1869, qui résument tout aujourd’hui, ont un caractère nouveau par la manière dont elles se sont réalisées aussi bien que par les résultats qu’elles ont produits. Elles marquent le réveil de la vie publique en France, et sous ce rapport elles ne ressemblent vraiment à aucune des élections qui les ont précédées sous le régime actuel, à aucune de ces paisibles batailles qui se livraient devant un pays indifférent, où le vainqueur, toujours connu d’avance, avait l’air de faire la petite guerre pour son plaisir. Cette fois la bataille électorale a eu cela de particulier qu’elle n’a été rien moins que silencieuse, qu’elle a été sérieusement disputée, que toutes les forces politiques y ont pris part, et que, si le vainqueur est encore le même, les opinions les plus diverses, fût-ce les plus excessives, ont eu après tout une liberté suffisante pour soutenir le combat Cette animation qui s’est produite et que nous ne connaissions plus depuis dix-sept ans, elle n’a rien d’extraordinaire ; elle est la suite naturelle de tout un ensemble de circonstances, elle était facile à prévoir, et elle devait inévitablement prendre ce caractère d’une crise exceptionnelle par une de ces raisons qui dominent tous les calculs politiques, qui tiennent à la force des choses : c’est que par le fait un pays comme la France ne peut rester indéfiniment endormi. Il peut, dans un moment de lassitude, se dégoûter des orages et des excitations trop violentes d’une vie publique troublée par le déchaînement des passions extrêmes ; il accepte provisoirement le repos, l’inaction politique, et on peut l’amuser alors en lui faisant des boulevards, en multipliant les diversions, les satisfactions matérielles. C’est tout au plus l’affaire de quelque temps. Notre histoire est là tout entière depuis le commencement du siècle. On la voit coupée à des intervalles presque fixes de quinze ans, de vingt ans, par un de ces réveils qui peuvent ne pas dépasser un progrès régulier, si on les saisit à propos, qui conduisent aussi à de véritables révolutions, si on ne les comprend pas. Une génération nouvelle a grandi et entre sur la scène. M. Rouher l’a dit un jour en plein corps législatif, et on l’a pris au mot. Une génération nouvelle se dégage chaque jour du sein du pays ; elle n’a connu, celle-là, ni les épreuves de 1848 ni les défaillances de 1851. Elle arrive avec ses instincts nouveaux, avec un irrésistible besoin d’action, impatiente, incohérente, si l’on veut, n’ayant ni l’expérience ni les habitudes régulières de la liberté, mais aspirant justement à conquérir ce qu’elle n’a pas et demandant sa place. Elle veut s’émanciper, elle a le pied leste et l’humeur audacieuse comme ceux qui ont leur chemin à faire, et qu’on le remarque bien, les élections qui viennent de se terminer étaient pour elle la première occasion de se produire. Bien que la présence de cet élément nouveau donnait d’avance à ces élections une importance singulière, et devait leur imprimer un mouvement d’accélération. C’était ainsi déjà lorsque la vie publique était restreinte, lorsque 200,000 ou 300,000 électeurs avaient seuls des droits politiques ; qu’est-ce donc lorsque des millions d’hommes vont au scrutin, quand c’est le suffrage universel qui s’ébranle, entraînant le pays dans ses oscillations ?
Il y a là certainement un fait nouveau dont on ne s’est pas entièrement rendu compte, même en le prévoyant, et le mouvement a été d’autant plus vif, la transition a pu être d’autant plus agitée, que cette fois ce n’était plus comme dans les élections précédentes depuis vingt ans. L’épreuve s’est faite dans des conditions plus larges, au lendemain des lois qui ont consacré le droit de réunion et émancipé la presse de la tutelle administrative. On jugera ces lois comme on voudra, elles n’ont pas moins été une restitution de liberté. Toutes les opinions se sont retrouvées en présence. On a pu discuter ce qui s’est fait depuis dix-sept ans, réveiller des passions que les optimistes croyaient éteintes, reprendre une à une toutes les questions politiques qui ont ému le pays, agiter des problèmes sociaux qui ne sont certes pas sans péril ; ce qu’on n’avait pu dire jusque-là, on l’a dit, et, soyons de bon compte, on s’est même passé des fantaisies qui n’étaient pas toujours de la politique bien sérieuse. En un mot, une génération nouvelle a trouvé pour se produire des droits nouveaux, limités encore, si l’on veut, mais réels, et de là le caractère des récentes élections, devenues par le fait une sorte de reprise de possession de la scène publique, l’expression tumultueuse et vivace de l’opinion renaissante. Ce mouvement, il ne faut ni le nier ni l’exagérer ; il faut en démêler les élémens, il faut, autant que possible, le suivre pas à pas et le surveiller, il faut savoir d’où il vient et où il va. Aujourd’hui la meilleure des politiques, c’est de chercher à se reconnaître et de discerner les courans qui tourbillonnent à la surface du pays.
Ce qu’il y a de plus étrange, c’est la futilité prétentieuse ou brouillonne de certains esprits qui arrivent quand on est déjà depuis longtemps en chemin, quand on a passé les plus mauvais momens, et qui prennent aussitôt l’air de turbulentes mouches du coche. Il semble, à les entendre, qu’ils ont tout fait, et qu’avant eux on ne songeait à rien : c’est de leur propre main qu’ils viennent d’arracher le char de la France de l’ornière où il était embourbé, c’est leur parole qui a offert heureusement les premiers exemples de liberté et de fierté, c’est à eux indubitablement que la France vient de donner raison dans les élections, parce qu’elle a nommé quelques députés qui sont la fleur du nouveau radicalisme. La France, il est vrai, n’a pas nommé tous ceux qu’ils lui présentaient ; n’importe, la France se précipite sous leur drapeau, la France est avec eux, et peu s’en faut que nous-mêmes, avec tous les esprits modérés, nous ne soyons tenus de considérer ces étranges polémistes de la dernière heure comme des libérateurs et de leur dire merci ! Doucement, on n’est pas des libérateurs à si bon compte, pour quelques épigrammes qui ne sont même pas toujours bien tournées, et nous n’avions pas attendu si longtemps pour savoir qu’il y avait quelque chose à faire. Il y a dix-sept ans que nous nous délivrons jour par jour, non pas, il est vrai, en prétendant tout briser et tout saccager, mais en défendant avec une fidélité invariable la cause des idées libérales et justes, en tenant nos espérances et nos efforts au-dessus des défaillances passagères, en défendant, en ravivant ces notions supérieures de dignité et de liberté sans lesquelles les intelligences s’avilissent, et les sociétés s’énervent. Ce n’est point assurément d’aujourd’hui ni d’hier que tous les esprits sérieux et dévoués à la grande patrie française ont senti le besoin de cette délivrance qui ne s’accomplit pas en un jour. Il y a longtemps qu’ils se sont remis à l’œuvre, faisant un pas quand ils n’en pouvaient faire deux, aidant au progrès lorsqu’ils le pouvaient, réveillant dans le pays le goût des institutions libres, montrant la nécessité des garanties par le danger des omnipotences discrétionnaires. Et si les impatiens, les violens, les impétueux, peuvent parler aujourd’hui, s’ils peuvent se réunir publiquement, défendre leur cause et réussir quelquefois, à quoi le doivent-ils, si ce n’est à ces efforts multipliés, à ce travail patiemment accompli ? Si on n’avait rien dit et si on n’avait rien fait, est-ce que les lois sur la presse et sur les réunions existeraient, et ces élections qui viennent de s’accomplir auraient-elles pris ce caractère d’une renaissance politique ?
La vérité est qu’aujourd’hui plus que jamais il y a deux courans distincts, l’un qui veut tout précipiter au risque de tout compromettre, l’autre qui est un mouvement sérieux, profond, suivi, et dont les élections sont jusqu’ici le dernier mot. Voilà la situation d’où il faut partir. Que le radicalisme soit un élément à compter dans le travail actuel du pays, ce n’est pas là ce que nous contestons. Il a sa part dans nos affaires, il a repris son rôle militant, il écrit et il pérore, il est dans son droit. Pour le moment cependant, ses prétentions dépassent son importance, et en définitive à quoi a-t-il abouti ; quelle est cette grande part de victoire qu’il revendique dans les élections ? Il vient d’échouer à Paris ; il a été visiblement battu dans les hommes de son choix et de sa préférence ; il a joué la partie, et il l’a perdue. Dans la France entière, sauf sur deux ou trois points, ses candidats n’ont eu qu’un nombre imperceptible de suffrages. Réduit à lui-même, le radicalisme qui se proclame irréconciliable, intraitable, n’a pas réuni peut-être 300,000 voix, et encore parmi ces irréconciliables de la première heure on en voit déjà qui se modèrent singulièrement. Il est certain du moins que la circulaire par laquelle M. Gambette a enlevé son élection à Marseille n’est plus du même ton que ses discours de Paris ; elle est d’un homme parfaitement maître de lui-même et assez pratique, qui sera peut-être utile le jour où il sera devant une assemblée qu’il voudra convaincre. Il devient assez clair aussi que les dernières échauffourées du boulevard Montmartre ne font pas une position facile à ceux des irréconciliables qui voudraient aller trop loin, à moins qu’ils ne bornent leur rôle à faire un bruit inutile. Disons le mot, tout cela est assez factice. Ce qu’il y a de sérieux dans les élections, ce n’est nullement cette victoire partielle, bruyante, du radicalisme sur quelques points de la France. Ce qu’il y a de caractéristique, c’est qu’en dehors des votes appartenant à la démocratie extrême, en dehors des suffrages qui sont restés fidèles à l’administration, il se soit rencontré un nombre immense de voix se ralliant à des candidatures simplement indépendantes, qui, pour n’avoir point réussi, ne comptent pas moins dans le dénombrement moral des forces de la France. C’est par là que les élections dernières se rattachent à ce mouvement dont nous parlions, à ce pacifique progrès d’opinion dont elles, sont en quelque sorte le couronnement. On peut distribuer les chiffres, multiplier les nuances et arranger des groupes tant qu’on voudra. Si on analysait impartialement les scrutins du 24 mai et du 7 juin, et si en même temps on observait que, parmi les voix qui ont répondu à l’appel du gouvernement, il en est beaucoup qui ne sont nullement inféodées à une politique d’immobilité, on découvrirait bien vite que l’immense majorité du pays appartient au libéralisme.
C’est là le sentiment de la nation dans sa nudité, dans sa profondeur. Après le scrutin du 7 juin, comme après le scrutin du 24 mai et encore plus après les troubles du boulevard Montmartre, on peut le dire, la France n’est ni révolutionnaire ni officielle, ni radicale ni administrative ; elle ne s’asservit à aucun souvenir, à aucune haine, elle est libérale dans le plus large sens du mot ; elle veut reprendre sa marche, elle veut chaque jour faire un pas sans se jeter dans des aventures qui, une fois de plus, la feraient revenir en arrière ; elle aspire à voir enfin ses institutions se remettre d’accord avec ses instincts, et on peut ajouter que c’est désormais une condition de paix publique. C’est là pour le moment tout ce qu’on peut constater comme un indice de la politique qui reste à suivre.
Naturellement nous ne savons pas ce que le gouvernement se propose de faire pour dégager une situation plus menacée par des difficultés intimes que par les désordres extérieurs, et il ne le sait peut-être pas bien lui-même encore. Rien ne sera décidé sans doute avant les prochaines délibérations du nouveau corps législatif, qui doit se réunir Le 28 juin pour se constituer par la vérification de ses pouvoirs. En attendant, on le pense bien, le gouvernement ne manque pas d’avocats ou de médecins consultans, et parmi ces conseillers en voici un qui, plus que bien d’autres assurément, a toute sorte de titres à son attention ; c’est M. de Persigny lui-même, qui dit son mot sous la forme d’une lettre adressée à un ami, lequel s’est hâté, bien entendu, d’en faire part au public. M. le duc de Persigny est un homme de dévoûment et d’esprit qui n’a aucune antipathie contre la liberté, on le sait, pourvu qu’on commence par être d’accord sur toute chose. Pour aujourd’hui, le pétulant ministre qui dirigeait les élections de 1863 se montre rigoureux à l’égard des serviteurs actuels de l’empereur ; il trouve que les ministres n’ont pas assez fidèlement, c’est-à-dire assez sévèrement exécuté les lois sur la presse et sur les réunions, qu’ils ont été faibles, irrésolus, pusillanimes, qu’ils ont fait par leur imprudence la popularité de M. Gambetta, enfin que les choses ne vont pas le mieux du monde. Soit, l’état du malade est décrit un peu à la couleur noire et par un homme qui doit bien connaître son tempérament ; malheureusement il est assez difficile d’apercevoir ce que propose M. de Persigny, à moins qu’il ne prenne lui-même au sérieux une recette dont on pourrait sourire, si elle ne se présentait sous la garantie d’un personnage de cette marque. Mon Dieu, oui, la recette n’est pas compliquée. La France est le pays du monde le plus facile à gouverner, elle l’a prouvé plus d’une fois ; elle se laisse faire sans trop de peine, — à une condition toutefois, « c’est que le gouvernement ait toutes les vertus politiques. » Nous ne voudrions sûrement décourager personne ni refroidir le zèle de ceux qui ont passé au pouvoir ou qui aspirent à y arriver ; mais à ce prix, — la possession de toutes les vertus, — combien est-il de gouvernemens qui auraient mérité ou qui mériteraient de vivre ! M. de Persigny nous paraît ressembler à un médecin qui dirait à son malade qu’il faut bien se porter. Il aura sans doute d’autres recettes à communiquer au prochain conseil privé.
C’est parce que malheureusement jusqu’ici ni peuples ni gouvernemens n’ont pu mettre la main sur cet oiseau bleu de « toutes les vertus » qu’on a justement imaginé ces régimes pondérés qui sont une garantie contre les petites vertus, qui ne livrent pas la destinée de tous à la volonté d’un seul ou de quelques-uns, qui empêchent les erreurs irréparables, qui font enfin sortir la loi du choc libre des opinions et des intérêts, de ces discussions parlementaires dont M. de Persigny se montre si naïvement effrayé. M. de Persigny a horreur des Démosthènes, qui ne lui semblent bons à rien, et il ne se console des élections françaises que parce que le suffrage universel a failli en laisser quelques-uns sur la place. Il ne s’agit pas précisément aujourd’hui de tirer l’histoire par les cheveux pour exhiber Philippe de Macédoine et Démosthène ; il s’agit de la liberté dans les institutions, de cette liberté qui est le droit des peuples et qui est une sauvegarde pour les gouvernemens eux-mêmes fondés sur ce principe. Ces gouvernemens-là n’ont pas sans doute plus que les autres toutes les vertus ; il en est du moins qui font grandement leurs affaires, et l’avantage qu’ils ont, c’est de ne rien brusquer, de préparer les esprits aux transitions les plus difficiles, à la solution des problèmes les plus épineux. Qu’on nous permette une hypothèse fort gratuite : supposez qu’il y eût en Angleterre un gouvernement paternel, doué de « toutes les vertus, » selon l’idéal de M. de Persigny, et que ce gouvernement, dans une inspiration de sa souveraine justice, eût décidé du soir au lendemain l’abolition de l’église d’Irlande ; il est infiniment vraisemblable que toutes les passions se seraient soulevées, qu’on en serait bientôt venu aux mains entre Irlandais et anglicans. Depuis un an au contraire, la question se discute de toute façon ; elle a été cent fois agitée dans la presse, dans les chambres, dans les meetings ; elle a été soumise au pays dans les élections, et aujourd’hui, après avoir passé par toutes ces épreuves, elle touche à sa solution par l’effort de toutes les volontés, par la puissance de la délibération publique. Elle ne ressemble pas, il est vrai, à un coup de théâtre, elle n’est pas un don improvisé de la faveur souveraine, elle est la conquête de la raison universelle. Et croit-on que ce fût facile, qu’il n’y eût rien de plus simple que d’imposer une telle révolution, si juste qu’elle fût, au sentiment anglais ? Non certes, il a fallu combattre pas à pas, chercher des transactions, préparer la réalisation pratique de cette grande mesure, qui a été la raison d’être du ministère de M. Gladstone, et ce n’est que tout récemment que le bill sur l’abolition de l’église d’Irlande a été définitivement adopté par la chambre des communes après une suprême tentative pour faire ajourner à trois mois la troisième lecture. M. Disraeli a livré un dernier combat plus par un sentiment d’honneur pour son parti que dans l’espérance de la victoire, et M. Gladstone n’a eu que peu d’efforts à faire pour entraîner la chambre, qui a tranché la question à une majorité de plus de cent voix.
Le bill sur l’église d’Irlande a pourtant encore une résistance à vaincre, celle de la chambre des lords. Les tories, qui sont en force dans la chambre haute, ne demanderaient pas mieux évidemment que d’arrêter au passage une mesure qui froisse tous leurs sentimens. Il y a eu récemment chez le duc de Marlborough une réunion pour décider ce qu’on ferait, et la plupart des membres de cette réunion, lord Derby, lord Cairns en tête, se sont prononcés hautement pour le rejet du bill ; mais la chambre des lords, mise en face d’une résolution extrême, ira-t-elle jusqu’à un rejet du bill ? Elle n’était pas mieux portée pour la réforme électorale, et elle a fini par l’adopter. Elle n’était pas plus favorable autrefois à la grande réforme de la loi des céréales, et elle n’en vint pas moins à s’y résigner. Agira-t-elle autrement aujourd’hui dans des circonstances analogues et en présence d’une question tranchée d’avance par le sentiment public ? Que les chefs du parti tory persistent jusqu’au bout dans leur opposition, qu’ils fassent ce qu’ils pourront pour écarter une mesure dans laquelle ils voient une atteinte à la vieille constitution de l’Angleterre, à la suprématie du protestantisme, c’est assez vraisemblable. Ils prononceront des discours, ils s’armeront de tous les scrupules religieux et nationaux : soit ; avec un sentiment plus personnel de conservation, ils feront ce qu’a fait M. Disraeli dans la chambre des communes, ils tiendront sur la brèche le drapeau de leur parti. La question est de savoir si dans la masse de la chambre des pairs beaucoup de membres plus obscurs qui votent sans parler ne se laisseront pas gagner aux conseils d’une modération nécessaire, ne fut-ce que pour ne pas aller au-devant d’un conflit avec la chambre des communes. En définitive, à quoi cela servirait-il ? Au point où en sont les choses, une résistance absolue ne serait pour les lords qu’un moyen d’attester leur impuissance. Quand même la chambre haute repousserait le bill dès la première lecture, elle aurait tout au plus gagné quelques semaines. Pour se donner la vaine satisfaction d’un vote hostile, elle rallumerait des discussions passionnées qui tendent à s’épuiser, et elle n’aurait rien résolu. On aurait recours à quelque biais constitutionnel, on ajournerait le parlement pour quelques jours, on ferait aussitôt une autre session, on présenterait de nouveau le bill sur l’Irlande, et la chambre des lords se trouverait encore une fois placée en face d’une question devant laquelle elle serait bien obligée d’abdiquer ses répugnances, sous peine de se mettre en contradiction avec un courant d’opinion irrésistible. La chambre des lords n’est plus en état d’engager de ces redoutables parties ; sans rien perdre de son autorité légale, elle n’est plus le grand ressort du gouvernement britannique, et elle sent si bien elle-même sa faiblesse que récemment elle n’a opposé aucune résistance à une proposition de lord John Russell ayant pour objet d’autoriser la reine à créer un certain nombre de pairies viagères en faveur de personnages notables par leur talent ou de fonctionnaires ayant rendu des services au pays. Est-ce que la chambre des lords tendrait à devenir un sénat comme les sénats du continent, comme le sénat qui est sans doute dans l’idéal de M. de Persigny ? A un certain point de vue en effet, la mesure proposée par lord John Russell est aussi grave que le bill sur l’Irlande, puisqu’elle fait entrer l’élément démocratique dans l’assemblée demeurée la citadelle de l’aristocratie anglaise. C’est un indice des tendances de l’Angleterre nouvelle ; mais la démocratie anglaise aura toujours le frein vigoureux du sentiment individuel, du viril instinct de liberté qui l’accompagne dans toutes ses entreprises.
L’autre jour, à l’heure même où l’on célébrait avec pompe à Florence le centenaire de Machiavel, les Italiens ne se contentaient pas de rendre un platonique hommage au grand et singulier patriote dont le nom est resté un objet de doute parmi les hommes ; ils faisaient mieux, ils étaient occupés à montrer dans leurs affaires du moment, dans un incident tout actuel, cet esprit politique qui est une de leurs traditions, dont leurs grands précurseurs d’autrefois leur ont légué l’héritage. La lutte pour l’indépendance commune les avait réunis un instant, la victoire les avait divisés. Le changement de capitale accompli en 1864 avait mis le désarroi dans les opinions en dénaturant toutes les conditions de la politique nationale, en réveillant les animosités locales, en rompant le faisceau des forces par lesquelles s’était accomplie l’émancipation italienne. Turin boudait Florence, et les députés piémontais, séparés de la majorité libérale et conservatrice, vivaient retranchés dans leur mécontentement, ayant tout l’air d’être des irréconciliables, au moins par leur humeur, sinon par leurs opinions. Il en résultait une situation également fausse pour tout le monde, pour les partis, qui ne se combinaient pas par leurs affinités naturelles, qui se trouvaient engagés dans des alliances arbitraires et artificielles, pour les ministères, qui ne savaient jamais sur quoi compter, qui étaient arrêtés à chaque pas dans leur marche. L’opposition semblait puissante, lorsqu’elle ne l’était que par circonstance et par accident ; le gouvernement se traînait, craignant toujours de se briser contre des incompatibilités insaisissables, n’osant mettre la main à la seule œuvre désormais vitale et indispensable pour l’Italie, à la réforme de l’administration et des finances. On était en guerre, on ne savait trop pourquoi ; on voulait au fond la même chose. Le ministère actuel lui-même, quoique suivi par la majorité depuis deux ans, sentait bien ce qui lui manquait ; les hommes qui représentent les diverses nuances d’opinions le sentaient bien aussi, lorsque chez les uns et les autres naissait la pensée d’en finir de toutes ces divisions, et de là cette dernière modification ministérielle qui, à côté : du général Ménabréa et de M. Cambray-Digny, faisait entrer dans le cabinet un des chefs des dissidens piémontais, M. Ferraris, un membre distingué du tiers-parti, ancien lieutenant de Garibaldi en Sicile, M. Mordini, et un des personnages les plus éminens de l’ancienne droite, M. Minghetti.
C’était la victoire d’un véritable esprit politique, d’un sens pratique supérieur, sur des intérêts ou des susceptibilités secondaires. De cette façon, l’éparpillement des opinions cessait, la lutte entre les partis se simplifiait, la majorité, ralliant toutes les fractions dissidentes, se reconstituait dans son intégrité, et le ministère fortifié, mieux assis, pouvait d’une main plus énergique et plus sûre entreprendre la réorganisation administrative et financière du pays, en commençant par soutenir d’un commun effort les plans exposés, il y a deux mois, devant le parlement par M. Cambray-Digny. C’était là l’avantage des derniers changemens ministériels. On pouvait croire du moins qu’on en avait fini pour quelque temps avec les embarras parlementaires nés du fractionnement ou des antagonismes arbitraires des opinions. Point du tout ; il se trouve que la question n’est pas aussi complètement résolue qu’on l’avait imaginé d’abord, On s’est aperçu bientôt que, si la pensée d’une reconstitution du ministère fondée sur le rapprochement des partis était juste, elle n’avait peut-être pas été réalisée dans les meilleures conditions et à l’heure la plus opportune, que les malaises n’avaient fait que se déplacer. Le sens des derniers changemens n’a pas été entièrement compris, et c’est maintenant le tour de l’ancienne majorité ministérielle de n’être qu’à demi satisfaite du rôle qu’on lui a donné dans ces évolutions du pouvoir. Il y a eu, en un mot, un certain ébranlement qui n’a pas tardé à se traduire en difficultés inattendues, et la plus grave de ces difficultés s’est élevée justement à propos du système de M. Cambray-Digny, qui était resté le programme du cabinet renouvelé.
Lorsque M. Cambray-Digny déroulait ses plans financiers devant le parlement au mois d’avril, il procédait à grands traits, il exposait l’ensemble d’une situation très difficile, très complexe, qui ne pouvait s’améliorer qu’avec le temps, dans l’espace de cinq ou six années, et qui nécessitait dès aujourd’hui l’emploi d’un certain nombre de moyens pratiques pour arriver au rétablissement assez prompt du paiement en numéraire et à l’extinction graduelle du déficit. Il restait à connaître les moyens pratiques que le ministre italien tenait en réserve. M. Cambray-Digny vient de les révéler aux chambres en leur présentant trois conventions qui ne forment qu’un tout et qui sont pour ainsi dire les ressorts essentiels de son système. L’une de ces conventions transfère, comme en Angleterre, le service de la trésorerie à la Banque nationale ; en autorisant cette banque à augmenter son capital et en lui imposant des conditions de garantie. Un second traité sanctionne simplement la fusion de la Banque nationale et de la Banque toscane. Une dernière convention enfin a trait à la vente des biens ecclésiastiques, et confie cette opération à l’ancienne société des biens domaniaux, agrandie et complétée par l’adjonction du directeur de la Banque nationale et d’une maison française. Ces diverses combinaisons auront pour résultat de conduire au rétablissement prochain du paiement en espèces, et de mettre à la disposition de l’état, sous forme d’avance ou de garantie, une somme de 400 millions qui suffit à ses besoins du moment, en attendant que le déficit disparaisse peu à peu par le mouvement naturel des choses. Or ce sont justement ces projets qui sont devenus un prétexte de divisions nouvelles, de dissidences assez vives. Ils ont été représentés comme livrant l’état à un grand établissement financier, comme portant atteinte au principe de la liberté des banques. Le comité privé de la chambre s’est montré récalcitrant ; la commission nommée pour formuler des propositions est manifestement hostile, et la question reste en suspens. Ce n’est pas tout, au milieu de ces malaises a éclaté d’une façon imprévue un incident des plus délicats, qui a mis en ébullition tout le monde parlementaire : c’est une accusation de corruption lancée contre un député ministériel à l’occasion de l’affaire des tabacs. Cette accusation s’est produite d’abord dans un petit journal de Milan, qui a été condamné comme diffamateur par les tribunaux ; du journal, elle a passé dans la chambre, où elle a provoqué une demande d’enquête. Un des chefs de la gauche, M. Crispi, a pris une attitude mystérieuse, prétendant connaître des faits qu’il ne pourrait révéler qu’à une commission parlementaire. L’enquête est devenue inévitable, elle a été réclamée par tout le monde. Il en est résulté, au lendemain même de la reconstitution du ministère, une situation tendue, embarrassée, moins nette que jamais. Pour ce qui est de l’enquête, elle n’est point une difficulté pour le cabinet, elle a fourni au contraire à la majorité une occasion de se rallier. Quant aux projets financiers, c’est une autre affaire, c’est la question épineuse.
A ne voir que la logique apparente des choses, l’opposition qui s’est révélée pourrait conduire certainement à un conflit entre la chambre et le gouvernement, et un vote hostile pourrait conduire à une crise ministérielle ou à une dissolution du parlement ; mais les Italiens ont cela de bon qu’ils ne tiennent pas absolument à être logiques, qu’ils savent s’arrêter sans aller jusqu’au bout des difficultés, et en fin de compte M. Cambray-Digny, battu dans un comité privé, pourrait bien retrouver la victoire dans la discussion publique. Dans tous les cas, la pensée qui a présidé à la dernière reconstitution du ministère italien ne resterait pas moins une pensée, juste, patriotique, faite pour rallier tous les esprits sérieux et prévoyans. Ce rapprochement des partis qui s’est opéré ne peut rester en chemin ; c’est une garantie, c’est pour l’Italie le meilleur moyen de se préparer à la solution de toutes les questions intérieures ou extérieures. Et maintenant, de notre côté, allons-nous envoyer un nouveau ministre à Florence ? Si, comme on le dit, le général Fleury doit aller prochainement en Italie remplacer M. de Malaret, est-il chargé de mettre la main à des négociations secrètes qui toucheraient à des intérêts européens ou de préparer le rappel de notre corps d’occupation de Rome ? Les négociations secrètes, s’il y en a, n’ont pas besoin de la présence du général Fleury en Italie, et le retour de nos troupes, campées encore à Civita-Vecchia, est probablement assez arrêté désormais dans la pensée du gouvernement français pour qu’il ne reste plus rien à faire. Il ne serait point impossible que le grand-écuyer de l’empereur, qui a été longtemps un personnage essentiel, allât à Florence tout simplement parce que sa position est devenue difficile aux Tuileries, surtout après la lutte que son beau-père, M. Calley Saint-Paul, vient de soutenir contre l’administration pour se faire nommer député dans la Haute-Vienne. C’est le général Fleury lui-même, dit-on, qui, par des raisons toutes personnelles, aurait demandé à être envoyé à Florence, et l’empereur aurait trouvé cet éloignement naturel lorsqu’on aurait trouvé une situation nouvelle pour M. de Malaret. C’est là peut-être l’unique secret, la grande portée politique de cette nomination devenue vraisemblable, et Florence est un assez brillant exil pour ceux qui ne peuvent plus rester à Paris.
Comment se font ou se défont les monarchies constitutionnelles, problème étrange de l’histoire contemporaine et surtout de l’histoire de ces contrées du midi où les révolutions sont à la fois plus fréquentes et moins profondes que dans tous les autres pays de l’Europe. En Espagne, il s’agit de savoir de quelle façon cette monarchie se relèvera et avec quel roi nouveau ou quelle dynastie nouvelle elle renaîtra ; en Portugal, il ne s’agit plus que de savoir comment elle se maintiendra au degré d’affermissement et de sécurité où elle est arrivée. Elle a triomphé en effet, cette monarchie constitutionnelle portugaise fondée, il y a bientôt quarante ans, par dom Pedro et léguée en héritage à sa fille dona Maria ; elle a aujourd’hui la vie facile. Elle a sans doute encore ses petites crises, ses apparences de coups d’état, comme on l’a vu récemment à propos d’une loi électorale dictatorialement décrétée, ses ombres d’insurrections militaires : en somme, elle n’est pas menacée, et elle ne menace sérieusement aucune des libertés publiques, elle se concilie avec tous les droits du pays ; mais avant d’en venir là, elle a passé par des bourrasques où elle a failli plus d’une fois disparaître. Elle a traversé durant près de vingt années toutes ces épreuves, révolutions de la rue, insurrections militaires, dont un ancien ministre de Belgique à Lisbonne, M. le comte Goblet d’Alviella, vient de raconter l’instructive histoire dans un livre sur l’Établissement des Cobourg en Portugal et les débuts d’une monarchie constitutionnelle.
Ce prince même de Cobourg, mari de dona Maria, qui a été plus tard populaire et qui l’est encore, à qui l’Espagne offrait récemment une couronne, ce prince dom Fernando peut se vanter d’avoir eu des déboires. Il n’arrivait en Portugal que pour devenir un objet de méfiance universelle, pour être un prétexte de révolution. On lui disputait la moindre prérogative, on le traitait en étranger, on l’abreuvait d’avanies. Lorsqu’il a été régent après la mort de la reine, on n’a plus vu en lui que le prince affable, libéral et bien intentionné. Il avait eu à faire sa position. Dans cet apprentissage de la royauté, il avait trouvé, il est vrai, un conseiller prudent qui le dirigeait de loin ; c’était son oncle de Belgique, le roi Léopold Ier lui-même. Celui-là était un maître en fait de monarchie constitutionnelle, et ses lettres sur les affaires portugaises sont un des attraits du livre de M. Goblet d’Alviella. Le roi Léopold savait comment il faut se conduire avec les hommes et avec les choses, avec les ambitions comme avec les intérêts, et il recommandait surtout de ne rien faire par la force des armes, de se familiariser avec le pays, « de se mettre bien en tête que les choses nécessaires pour constituer un gouvernement monarchique doivent être conquises par la voie constitutionnelle. » Le souverain belge se montre dans ses lettres tel que le peint à son tour M. Émile de Laveleye dans un portrait qu’on a pu lire ici et que l’auteur a joint à un intéressant recueil d’Etudes et essais. C’est le roi Léopold tout entier, fondateur pour sa part d’une monarchie constitutionnelle qui lui survit ; homme d’état européen par son influence, par ses conseils, par l’ascendant d’un esprit sagace et avisé. Ces histoires sont toujours instructives pour ceux qui cherchent la solution de cet éternel problème de l’alliance de la liberté et de l’ordre au sein de nos sociétés agitées.
ch. de mazade.
annuaire de 1869.
On sait qu’il s’est formé à Paris l’année dernière une société libre des agriculteurs de France, pour reprendre la tradition de l’ancien Congrès central d’agriculture, supprimé après 1851. Cette société vient de publier son premier annuaire ; on y trouve la liste des membres, qui dépassent aujourd’hui 2, 500, et le compte-rendu de la première session. La liste des souscripteurs montre que les hommes les plus connus par leur attachement à l’agriculture ont tenu à honneur d’y figurer. La société a choisi M. Drouyn de Lhuys pour président. En cette qualité, M. Drouyn de Lhuys a écrit lui-même la préface de l’annuaire ; il y raconte l’histoire de la fondation de la société, et y fait ressortir le but patriotique qu’elle se propose. On a voulu réunir en un seul faisceau, pour leur donner plus de force, les intérêts agricoles, et les habituer à se défendre eux-mêmes. C’est le plus grand effort qu’ait encore fait parmi nous l’esprit d’association.
La réunion générale s’est ouverte à Paris le 16 décembre dernier ; elle n’a duré qu’une semaine. Cinq ou six cents membres y ont pris part, et parmi eux il s’en trouvait qui étaient venus des départemens les plus éloignés. Plus de 80 comices ou sociétés d’agriculture de province y avaient envoyé des délégués. Les deux premières séances ont été absorbées par le vote des statuts et les élections ; les discussions sont venues après. Quoique nécessairement fort sommaires, elles suffisent pour donner au compte-rendu qui les résume un sérieux intérêt. Ce compte-rendu a près de 600 pages. La société s’était divisée pour l’ordre de ses travaux en dix sections ; les conclusions, préparées d’avance par les sections, étaient portées ensuite à l’assemblée générale et mises aux voix.
La première section, agriculture proprement dite, a saisi l’assemblée générale de deux rapports, l’un sur les engrais, et l’autre sur le labourage à vapeur. L’assemblée a émis sans discussion des vœux pour la suppression de tous droits d’entrée sur les matières fertilisantes, pour l’abaissement des tarifs des chemins de fer en ce qui concerne le transport de ces matières, pour une étude approfondie des moyens de conserver les engrais des villes et de les rendre à l’agriculture ; elle a décidé en outre qu’elle fonderait un prix pour le meilleur mémoire sur les moyens pratiques d’utiliser ce qu’on appelle l’engrais humain. Le rapport sur le labourage à vapeur proposait d’établir aux frais de la société un concours public de machines à labourer ; on a évalué à mille le nombre des machines de ce genre qui fonctionnent aujourd’hui dans les îles britanniques, tandis que la France en est encore aux essais. Cette proposition a rencontré d’autant plus de faveur que la première idée de la Société des agriculteurs de France est née précisément dans un semblable concours, organisé en 1867 au moyen de souscriptions volontaires après l’avortement de l’exposition agricole de Billancourt.
La seconde section, économie du bétail, s’est occupée d’abord du typhus contagieux des bêtes à cornes qui a fait récemment tant de ravages dans les pays voisins ; l’assemblée a approuvé les moyens de défense employés par le gouvernement et consacrés par la loi de 1866, en y ajoutant un vœu formel pour le maintien du principe de cette loi qui accorde une indemnité des trois quarts de la valeur aux propriétaires des animaux abattus pour cause d’utilité publique. Un autre rapport a provoqué une vive opposition ; il s’agissait d’organiser à Paris en 1870, par les soins de la société, un concours d’animaux reproducteurs de toutes tes espèces domestiques. Les questions délicates que soulèvent les concours d’animaux, surtout quand ils ont leur siège à Paris, ont mis en présence les opinions les plus opposées. La proposition a été renvoyée à une commission. L’assemblée a émis ensuite le vœu que les sels dénaturés pussent être employés francs d’impôts à l’alimentation du bétail. La troisième section, viticulture, a demandé le remaniement de l’impôt des boissons et la suppression ou la diminution des droits d’octroi sur les mêmes produits. Ces conclusions ont été adoptées après une discussion brillante. La section a invité en outre le gouvernement à poursuivre la diminution des droits perçus dans les pays étrangers sur les vins et eaux-de-vie de France, et elle a demandé que les vins étrangers qui contiennent une forte proportion d’alcool fussent soumis, à leur entrée en France, à l’impôt qui frappe nos propres vins quand ils sont alcoolisés. Le corps législatif vient de donner satisfaction à ce dernier vœu, inspiré par un sentiment d’équité ; sous ce rapport, la session de la Société des agriculteurs a déjà eu un résultat positif. L’assemblée a chargé une commission d’étudier la nouvelle maladie de la vigne qui vient de se déclarer dans le midi.
La quatrième section, sylviculture, n’a présenté qu’un rapport sur le reboisement et le gazonnement des montagnes. On y a constaté les bons effets des deux lois de 1860 et 1864, et on en a conclu que les ressources affectées au reboisement devraient être accrues, sans cependant les emprunter à des aliénations ou à des coupes extraordinaires des bois de l’état. L’assemblée s’est associée à ces idées, recommandant à l’administration des forêts, chargée de l’opération du reboisement, d’employer les procédés les plus simples et les plus économiques.
La cinquième section, horticulture, n’a eu aucun rapport prêt à temps pour être soumis à l’assemblée générale. Il en a été de même de la septième section, industries agricoles, et de la huitième, sériciculture.
La sixième, mécanique et génie rural, a proposé de généraliser le concours des machines à labourer en l’étendant à toute sorte d’instrumens agricoles. Il ne s’est pas élevé contre les expositions de machines les mêmes objections que contre les expositions d’animaux ; seulement il n’y a eu rien de fixé pour l’époque et le lieu du premier concours ; on a voulu se donner le temps d’étudier les moyens d’exécution. Un rapport sur les irrigations a soulevé des questions de propriété qui ont décidé le renvoi à une commission. Les conclusions en faveur du dessèchement et de la mise en culture des lais et relais de la mer ont passé sans difficulté, ainsi que la proposition d’encourager par des récompenses l’établissement d’entrepreneurs ruraux pour répandre dans les campagnes l’usage des machines.
La neuvième section, économie et législation rurales, a présenté à elle seule sept rapports ; elle a demandé : 1° qu’on revienne à la loi de 1824, qui favorisait les échanges de parcelles ; 2° que le droit proportionnel d’enregistrement sur les baux à ferme soit supprimé et remplacé par un droit fixe modique ; 3° qu’une révision de la législation facilite les abonnemens généraux par communes ou sections de communes, sur le modèle de ceux qui ont réussi dans les départemens de la Meuse et de la Moselle ; 4° que des lois spéciales soient rendues sur les besoins les plus pressans de l’agriculture sans attendre la confection du code rural, qui peut encore subir de longs retards ; 5° que les articles 2102 et 2076 du code civil soient modifiés dans un sens plus favorable à la culture, et que, dans la création d’établissemens de crédit rural, on s’abstienne de faire intervenir la garantie de l’état et le concours de ses agens ; 6° qu’aucune réglementation législative ne gêne la liberté des conventions entre les propriétaires et les métayers, et que les métayers aient une part dans les récompenses accordées aux travaux agricoles ; 7° qu’on remette en vigueur la loi de 1851, qui instituait une représentation élective de l’agriculture. Toutes ces propositions ont eu l’assentiment général, à l’exception de la modification de l’article 2102, qui a été rejetée après un débat assez vif, mais un peu en dehors du sujet. La question des chemins ruraux et la question générale du crédit agricole ont été renvoyées à des commissions. Un membre a fait une tentative pour saisir l’assemblée générale de la discussion sur le libre échange à propos du traité avec l’Angleterre. Cette question, qui passionnait autrefois les agriculteurs, a été écartée d’un commun accord.
Enfin la dixième section, enseignement agricole, a fait émettre des vœux pour le rétablissement de l’ancien Institut national agronomique avec les changemens dont l’expérience a démontré l’utilité, pour l’augmentation du nombre des écoles régionales, pour la création d’une ferme-école basée sur la participation des élèves aux bénéfices de l’exploitation, pour le développement des orphelinats agricoles, pour la multiplication des stations d’essais à l’imitation des établissemens allemands du même nom et de celui qui vient de se fonder à Nancy. Ici encore, les vœux de la société ont déjà reçu un commencement d’exécution. Un amendement au budget signé par cent quarante-six députés, c’est-à-dire par la majorité de la chambre, a été présenté au corps législatif dans l’intérêt de renseignement agricole ; le ministre a pris l’engagement de s’en occuper, et l’amendement a été retiré par les signataires.
Ces votes montrent bien l’esprit qui a régné dans cette assemblée improvisée. Elle n’a eu qu’une seule pensée, la prospérité de l’agriculture nationale. Étrangère à tout esprit de parti, elle a fait preuve d’autant de modération que d’indépendance. On a donc peine à comprendre pourquoi le ministère de l’intérieur lui fait encore attendre l’autorisation dont elle a besoin. Cette hésitation inexplicable a déjà eu un résultat fâcheux pour le gouvernement. La société avait annoncé l’intention de provoquer des congrès régionaux dans les provinces. Elle a dû y renoncer, faute de l’autorisation préalable. Les principaux agriculteurs de plusieurs régions se sont alors réunis spontanément, et ont organisé eux-mêmes des congrès en vertu de la loi sur les réunions. Le plus important vient de se tenir à Lyon, M. Drouyn de Lhuys, président de la société, invité à s’y rendre, a été élu président du congrès, ce qui ne laisse aucun doute sur le sens de cette manifestation locale. La réunion de Lyon a été presque aussi nombreuse que l’assemblée générale, les discussions ont duré trois-jours, avec autant de liberté que d’éclat. Le préfet du Rhône, collègue de M. Drouyn de Lhuys au sénat, s’y est en quelque sorte associé en-assistant à lune des séances, et en félicitant l’agriculture dans un discours public d’avoir voulu « faire elle-même ses affaires. »
En présence de pareils faits, l’autorisation ne peut tarder bien longtemps. Toutes les difficultés ne seront pas encore aplanies pour la nouvelle société. Il lui reste fort à faire avant d’acquérir l’importance de la Société royale d’agriculture d’Angleterre, qui compte 5,000 membres pour un territoire égal au quart de la France. Naturellement la plupart des premiers souscripteurs appartiennent à la région dont Paris est le centre ; outre que cette région est la plus riche, ceux qui l’habitent viennent à tout moment à Paris pour leurs affaires, et ont l’habitude de s’y réunir. A mesure qu’on s’éloigne de Paris, le nombre des adhérens diminue, et dans l’assemblée générale tout le monde a pu remarquer un sentiment de défiance prononcé contre l’influence prépondérante de la région parisienne. La société avait voulu y répondre en instituant les congrès régionaux : ce n’est peut-être pas assez. Quelques membres avaient proposé de diviser la société elle-même en sections régionales ; cet amendement a été rejeté comme n’étant pas assez étudié : il contient peut-être une idée féconde. Il a déjà été entendu que le conseil d’administration serait composé de trois membres par région ; dans la précipitation d’une première réunion, cette nomination a dû être faite par l’assemblée générale ; ne pourrait-on pas remettre à l’avenir aux régions elles-mêmes le droit de nommer leurs représentans dans le conseil ?
Les adhésions seraient certainement plus nombreuses, si chaque région pouvait se constituer à part avant de se fondre dans la grande unité. Le congrès de Lyon a fait faire un grand pas ; la seconde série des concours régionaux au mois de juin amènera sans doute de nouveaux incidens. L’Association normande, qui réunit depuis trente ans les cinq départemens de l’ancienne Normandie, montre comment pourraient s’établir et fonctionner ces sociétés régionales. L’Association bretonne a donné un autre exemple. Il est question en ce moment d’en fonder une à Aix pour les départements de l’ancienne Provence. Les autres parties de la France ne voudront probablement pas rester en arrière. La Société des agriculteurs prendrait alors une forme fédérative, la seule qui puisse donner une large satisfaction à tous les intérêts.
L. DE LAVERGNE.
L. BULOZ.