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Chronique de la quinzaine - 31 mai 1869

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Chronique no 891
31 mai 1869


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




31 mai 1869.

Elles sont donc accomplies ces élections de 1869, sur lesquelles tous les regards se fixaient avec une curiosité fiévreuse et croissante. Le grand sphinx du suffrage universel a livré son secret ; il a parlé bruyamment, sinon avec une clarté parfaite. Maintenant l’agitation commence à s’apaiser, et ce qui en reste n’est plus que cette émotion qui suit la victoire ou la défaite, qui se traduit quelquefois en tumultes d’une soirée, comme on l’a vu à Saint-Étienne ou à Lille, à Toulouse ou à Strasbourg. Les ballottages qui vont avoir lieu, et qui ne se sont jamais autant multipliés, dont le nombre atteste la vivacité de la lutte, ces ballottages ne peuvent guère changer d’une manière décisive la signification essentielle du dernier scrutin. Ils donneront quelques voix de plus à l’opposition, quelques voix de plus au gouvernement. Le plus fort est fait, les grands coups sont portés.

De tout ce mouvement, que résulte-t-il aujourd’hui ? Voilà une autre inconnue à dégager, voilà une question nouvelle qui se dresse devant tout le monde, et qui n’est point en vérité des plus faciles à débrouiller, que le temps seul éclaircira peut-être. Matériellement, et à prendre les élections dans leur ensemble, le gouvernement, on ne peut certes le nier, reste en possession d’une victoire encore suffisante ; il aura toujours plus de 200 voix fidèles, dévouées, dans un corps législatif qui se compose de 292 membres, et l’opposition, même grossie par un second scrutin, n’arrivera guère probablement à compter dans les grands jours plus de 50 voix. Avec cela, matériellement, légalement, on peut marcher, si l’on veut. Moralement la question ne se présente pas d’une façon aussi simple ; les résultats des élections, pris sur le fait en quelque sorte, sont infiniment plus complexes ; il est bien manifeste que le scrutin du 24 mai 1869 a créé ou révélé des conditions très nouvelles, qu’il a laissé éclater des symptômes d’une force singulière à travers la confusion du combat. Si en fin de compte le gouvernement sort une fois encore de cette épreuve avec une majorité visible et prépondérante, il n’est pas moins certain d’un autre côté que l’opposition de toutes les nuances est allée en croissant depuis quelques années, qu’elle s’est portée au dernier scrutin avec des contingens plus ardens et plus nombreux. Le goût de l’indépendance et du contrôle a fait d’éclatans progrès. Les passions révolutionnaires elles-mêmes, favorisées par les réunions publiques et par les discussions plus libres de la presse, ont retrouvé un degré d’énergie et de puissance qu’on se plaisait peut-être à se dissimuler. En un mot, tout a marché depuis 1863, si bien que ceux qui n’étaient, il y a six ans, que des élus officiels prêts à toutes les complaisances arrivent certainement aujourd’hui avec un esprit nouveau, l’âme encore émue des luttes qu’ils viennent d’avoir à soutenir ; ceux qui n’étaient que des contradicteurs indépendans seront portés à accentuer plus vivement leurs dissidences, et en tête de la marche apparaît désormais un groupe impétueux qui se proclame lui-même radical, irréconciliable, ennemi sans repos et sans trêve. On s’est déjà livré à tous les dénombremens possibles de cette armée de millions de votans, on a parlé d’un simple écart de 800,000 voix entre la majorité victorieuse et l’ensemble des minorités qui ont pris part à la lutte. La différence est sans doute plus grande qu’on ne le dit, et elle serait certainement plus considérable encore, si on analysait ces minorités, si on démêlait leurs mobiles, surtout si la question se posait nettement entre ceux qui ne veulent le progrès et la liberté que par l’opposition régulière et ceux qui n’attendent rien que de la révolution ; mais enfin ce n’est pas moins une situation toute nouvelle pour le gouvernement, pour le corps législatif et pour le pays, une situation où, par une singularité de plus, ce sont les opinions les plus violentes, les candidatures les plus extrêmes, qui ont eu la plus prompte et la plus étonnante fortune, qui ont semblé vouloir donner le ton au mouvement, au risque de compromettre la cause même des idées libérales.

Les élections de Paris, entre toutes celles qui viennent d’émouvoir la France, sont assurément le plus curieux exemple de ce que peut le suffrage universel en certains momens et dans certaines conditions. Par malheur, il procède trop souvent comme une bourrasque, il se déchaîne en courans irrésistibles, qui se déclarent subitement, au sein desquels toutes les combinaisons mixtes disparaissent. Il arrivera sans doute à s’éclairer et à se régler jusque dans ses passions, à comprendre que les plus sûres conquêtes sont celles qui se font patiemment ; jusqu’ici, il est bien clair que pour lui il n’y a point de milieu, qu’il va droit aux couleurs voyantes, aux partis extrêmes, s’inquiétant peu de ce qui arrivera, comme font toutes les puissances anonymes et irresponsables. C’est ce qu’on vient de voir encore une fois dans ces élections parisiennes, où tout se mêle, le vieux levain révolutionnaire, l’humeur libérale de la reine des villes, le ressentiment contre l’administration de M. Haussmann, l’esprit de fronde, la mobilité passionnée des multitudes, le besoin d’émotions, la fantaisie sceptique, la gaîté, avec un peu de cette ingratitude envers les supériorités du talent qui est la faiblesse de toutes les démocraties. Dans ce plébiscité nouveau qui vient d’être soumis à la France, la province a dit un oui un peu troublé, mais assez imposant encore ; Paris, lui, a dit un non retentissant, injurieux, et entre ces deux courans qui se heurtent, c’est à peine s’il y a une place pour les opinions modérées, ces éternelles et nécessaires médiatrices dans toutes les évolutions de la politique. Que les dernières élections parisiennes aient assuré le triomphe de l’opposition, ce n’est point là certes ce qui a pu étonner, ce n’est pas ce qui a fait du vote du 24 mai l’objet de contradictions ardentes. C’était un résultat sur lequel tous les esprits libéraux ne pouvaient avoir un seul doute. Paris n’a fait en définitive que ce qu’il a toujours fait. Même au lendemain du 2 décembre 1851, il opposait plus de 80,000 voix aux événemens qui étaient à peine accomplis, et peu de jours après il nommait députés le général Cavaignac et M. Carnot. En 1857, à défaut de ceux qui ne voulaient pas prêter serment, il choisissait M. Émile Ollivier, M. Jules Favre, M. Ernest Picard. En 1863, plus un seul candidat officiel n’était élu, la députation parisienne tout entière appartenait au libéralisme ; cette fois la marche s’affermissait et se précisait. Paris n’avait évidemment qu’à suivre le chemin où il était entré, où il s’était maintenu avec une fermeté d’autant plus efficace qu’elle avait été exempte d’impatiences révolutionnaires. Ce qui a caractérisé au contraire les récentes élections, et ce qui en fait une nouveauté, c’est qu’elles ont été une tentative violente pour déplacer toutes les questions, pour transformer l’opposition libérale, qui était la représentation de tout le monde, en une opposition radicale qui ne pouvait plus représenter qu’un parti ; c’est qu’elles ont été sous certains rapports une œuvre de fantaisie, d’emportement et de confusion. L’œuvre n’a point réussi complètement, elle a cependant réussi encore assez pour jeter le trouble dans les esprits, pour nous laisser en présence d’une situation pleine d’obscurités et peut-être aggravée.

Quelle signification sérieuse et pratique ont en effet ces élections de Paris, et à quoi ont-elles abouti ? Que veulent-elles dire ? Il est certainement difficile de se reconnaître au milieu des contradictions qui sont partout. Voilà M. Gambetta, qu’un discours sur la souscription Baudin a fait député de la première circonscription, et d’un autre côté le propre frère du même Baudin, tué sur les barricades en décembre 1851, ce frère est réduit dans la cinquième circonscription à une infime et dérisoire minorité ; il n’a plus qu’à prendre le train pour regagner sa petite ville et son étude d’avoué, d’où on l’a tiré solennellement comme une vivante revendication contre le 2 décembre. M. Émile Ollivier n’a plus rien à faire à Paris ; élu dans le Var, Il est battu dans la troisième circonscription parisienne et remplacé par M. Bancel. M. Émile Ollivier méritait bien cette leçon, à ce qu’on assure, parce qu’il est allé aux Tuileries, parce qu’il a traité avec Artaxercès, parce qu’il a déserté les rangs démocratiques et trahi le drapeau porté dans l’exil par son père ! Soit, il n’y a plus à revenir là-dessus : M. Émile Ollivier et M. Bancel ne sont probablement pas près de se convaincre mutuellement, quoiqu’ils doivent se retrouver en présence dans le corps législatif ; mais M. Carnot, M. Garnier-Pagès, n’ont rien trahi, ce nous semble, ils ne sont pas allés aux Tuileries, ils n’ont pas conversé avec Artaxercès, et ils ne s’en trouvent pas mieux. L’un est resté sur le champ de bataille, vaincu par les siens ; l’autre en est à disputer son élection au prochain ballottage… — Ah ! ceux-ci, ils sont trop vieux, dit-on, il faut rajeunir la démocratie par un sang nouveau, il faut faire de la place aux jeunes ; c’est fort bien dit, et du coup on va tirer de l’oubli le plus vieux débris de toutes les conspirations, un de ceux qui ont porté le 15 mai la première atteinte à la république de 1848, — un revenant d’on ne sait quelles catacombes démocratiques, M. Raspail en personne, qui est déjà élu à Lyon, qui voudrait l’être également à Paris, où il maintient ses prétentions contre l’orléaniste M. Garnier-Pagès, et ce radicalisme fringant a un tel amour de la jeunesse que dans une autre circonscription de la France il a pour candidat, nous assure-t-on, un estimable vieillard de plus de quatre-vingts ans qu’il faut servir comme un enfant. La démocratie, pour faire son chemin, a besoin de bien des choses, sans parler de la jeunesse, qui n’est jamais de trop ; elle a besoin de l’autorité du talent, de l’éloquence, de l’expérience des affaires publiques, et en ce moment même les enfans perdus de la démocratie se démènent de leur mieux pour empêcher l’élection de M. Thiers et de M. Jules Favre, qui se trouvent menacés d’être exclus du corps législatif. Les deux défenseurs des libertés françaises seront nommés malgré tout, nous n’en doutons pas, nous le souhaitons pour la dignité du pays, pour la dignité de leurs électeurs, bien plus que pour le plaisir de ces proscrits de l’éloquence ; mais, convenez-en, n’est-ce pas là un côté à la fois comique et triste de ce mouvement électoral ? M. Thiers mis en balance avec M. d’Alton-Shée dans la deuxième circonscription de Paris, M. Jules Favre totalement éclipsé par M. Raspail à Lyon, tenu en échec par M. Henri Rochefort dans la septième circonscription parisienne, tel. est le dernier mot de cette belle campagne démocratique !

Encore une fois, que signifient donc ces élections de Paris, où se mêlent les contradictions, les iniquités, les légèretés ? Par elles-mêmes, elles ne peuvent rien produire, elles ne sont qu’un symptôme, une protestation confuse et tumultueuse ; elles n’ont que la valeur d’un acte tout négatif, et, si nous voulions chercher les causes de ces crians phénomènes de notre vie présente, nous serions bientôt conduits à voir que le gouvernement n’y est point étranger. Il a contribué à tout ce qui arrive non-seulement par ces fautes ou ces malheurs dont les grands pouvoirs responsables portent nécessairement le poids, mais encore par une politique de réparations incomplètes, de concessions mal coordonnées ; il n’a pas vu que, dans un système de réformes libérales comme celui dont il a pris l’initiative depuis quelques années, tout se tient, qu’après des déceptions de plus d’un genre donner à l’esprit de critique des armes nouvelles par la loi sur les réunions, par la loi sur la presse, sans régulariser en même temps l’intervention directe, efficace, complète, du pays dans la marche des affaires, c’était organiser la guerre pour la guerre, c’était condamner les manifestations publiques à prendre justement ce caractère négatif dont nous parlions, à devenir d’autant plus violentes qu’elles n’étaient que l’évaporation stérile de mécontentemens aigris et accumulés. Le vote du 24 mai n’a été qu’une de ces évaporations, un de ces déchaînemens d’opinion provoqués par les erreurs d’une politique contre laquelle on a une occasion de protester sans avoir les moyens réguliers, permanens, de peser sur ses déterminations. Comme protestation sortie du trouble des esprits, les élections de Paris ont une valeur, elles sont un symptôme ; comme politique, comme programme d’une situation, elles ne disent rien ou elles disent trop, ce qui est à peu près la même chose ; elles dépassent la mesure de ce qui est dans l’instinct public, et c’est là précisément le piège, le danger, pour les élus du 24 mai, de se trouver placés dans l’alternative de tromper les ardeurs dont ils ont l’air d’être les mandataires, ou de se jeter en avant sans être suivis. Avec leur bruyante impétuosité, ils nous rappellent ce que disait un jour l’humoriste espagnol Larra de ses jeunes compatriotes arrivant dans la politique à l’époque de la révolution de 1834, l’esprit tout plein de chimères passionnées et d’idées vagues. Larra comparait ces hommes à des chevaux fougueux qui sont attelés à un char pesant et qui s’élancent impatiemment, comme s’ils n’avaient à entraîner qu’une voiture légère ; les traits cassent, les chevaux partent seuls, et vont se jeter on ne sait où, dans quelque fondrière prochaine. Le char cependant est resté immobile, il a peut-être reculé au lieu d’avancer. Cela s’est vu qu’on faisait reculer le char au lieu de le faire avancer.

Une chose étrange, toujours vieille et toujours nouvelle, c’est combien les partis apprennent peu. Ils se croient jeunes quelquefois, ils ne sont que présomptueux et imprévoyans. Ils traînent à travers le mouvement des choses leurs éternelles banalités et leurs passions invariables. Ce qu’ils ont fait, ils le referont ; ce qu’ils ont dit, ils le répètent sans cesse, et ils l’appliquent à toutes les situations, sans s’apercevoir que le monde tourne, que les besoins changent, que la politique consiste précisément à discerner le point où il faut porter tous les efforts pour accomplir une œuvre utile de civilisation et de progrès. Nous ne contestons pas la vivace puissance de la démocratie radicale ; elle vient de triompher, au moins en apparence, dans certaines circonscriptions de Paris, elle a toujours pour elle le vague de ses aspirations et de ses formules. Son malheur est de ne pas comprendre la marche des choses, de vivre sous la tyrannie des mots, et surtout aujourd’hui de dénaturer, de déplacer les problèmes qui tiennent le plus au cœur de la France, qui intéressent le plus son avenir. Quand elle a lancé dans les airs quelque appel retentissant, quand elle a répété que la révolution est en marche ou que la révolution est en péril, qu’il faut pousser jusqu’au bout l’œuvre révolutionnaire et démocratique, elle croit avoir tout dit : elle confond tout, elle obscurcit tout, et c’est précisément la question entre le radicalisme et le libéralisme. Il y a là un point qu’il ne faut pas se lasser d’éclaircir, parce que c’est la première, la grande affaire de la France dans ce conflit d’idées, d’instincts, de tendances, dont les élections dernières sont une nouvelle expression.

La vraie question est de savoir ce qui est acquis, irrévocablement acquis, de cette révolution française dont on parle sans cesse, ce qui reste à conquérir, et c’est là que le radicalisme brouille tout, compromet tout en se trompant lui-même, faute d’une intelligence précise des grands événemens de ce siècle aussi bien que des besoins de l’heure actuelle. Le radicalisme ne voit pas que, dans ce qu’elle a eu de spécialement démocratique, la révolution est accomplie ou s’accomplit tous les jours par la force même des choses. La révolution est passée dans les mœurs, dans les lois, dans le sang de la France, et quel est aujourd’hui le parti ayant l’ambition de rallier dix hommes sous son drapeau qui tenterait de se placer en dehors des données démocratiques ? Si on ne se payait pas de mots et de prétentieuses déclamations, on verrait bien que la démocratie est devenue un fait éclatant, invincible ; elle se développe tous les jours par la distribution de la propriété, par l’extension multiple et croissante de l’idée d’égalité, par la fusion des intérêts, par le nivellement progressif des mœurs. Dans cette immense subdivision du sol qui s’accomplit, est-ce qu’il n’y a pas des millions de paysans possesseurs de la terre pour quelques grands propriétaires ? Est-ce que les rapports entre les classes sont ce qu’ils étaient autrefois ? est-ce que la condition sociale des ouvriers n’est pas singulièrement améliorée depuis cinquante ans ? Lorsque l’intelligence et le travail dominent, on peut le dire, quand chaque jour s’abaissent les barrières entre les classes, lorsqu’il n’y a pas un droit que le plus humble ne partage avec le plus grand, lorsque dans des villes industrielles, comme Mulhouse par exemple, on prouve des combinaisons ingénieuses pour faire arriver en quelques années plus de sept cents familles d’ouvriers à la propriété, est-ce que ce n’est pas là le progrès permanent, normal de la démocratie ? Nous ne disons point assurément que tout soit fini, qu’il ne reste plus rien à faire par l’éducation, par le crédit, par les institutions de solidarité pour ceux qui souffrent, pour ceux qui travaillent ; il y a toujours à faire : c’est l’œuvre quotidienne de la société pensante et agissante, œuvre difficile, mais qui s’accomplit incessamment sans qu’on y prenne garde, parce qu’elle est nécessaire, parce qu’elle est la loi de notre temps.

Qu’on y songe bien, cette question même si épineuse et si souvent envenimée du salaire, des relations du travail et du capital, est-ce que l’association comprise avec largeur, judicieusement appliquée, n’est pas un levier puissant pour l’atténuer, pour la résoudre autant qu’elle peut être résolue ? Ce que nous voulons dire, c’est que tout ce qui est démocratique dans la révolution est à peu près accompli ou en voie de s’accomplir par l’étude intelligente, par le progrès naturel des choses, par l’équité des combinaisons. Au-delà, il n’y a que la chimère, l’utopie, les solutions du caprice et de la force. M. Henri Rochefort, il est vrai, a en réserve un secret infaillible qu’il se propose de dévoiler à ses électeurs, — après qu’il sera nommé ! En faisant des vaudevilles ou en méditant sur les prouesses du mulet Rigolo, il a trouvé le moyen de tout arranger le mieux du monde, de faire que l’ouvrier travaille moins et soit mieux payé, — « chose bien simple, ajoute-t-il, et que cependant personne n’a encore pu obtenir. » Cela nous fait souvenir d’une scène que nous racontait récemment un de nos amis qui était à Berlin en 1848, dans ce temps où les agitations populaires ne manquaient pas plus en Prusse qu’en France. Cet ami, étant avec un de ses anciens professeurs d’Heidelberg, se vit conduit à l’hôtel de ville de Berlin, où venait de s’installer un comité provisoire qui naturellement faisait sa proclamation au peuple. Le dernier article du programme était la solution de la question sociale. Le vieux professeur, homme fort libéral, fort aimé et connu des chefs populaires, s’avisa de demander si on était bien sûr de trouver la solution de la question sociale. On fut un moment déconcerté autour du tapis vert de la démocratie berlinoise, lorsqu’un des membres du comité, petit, bossu, tailleur de son métier, frappa du poing sur la table en s’écriant : « Ah ! nous la trouverons, dussions-nous y passer toute la nuit. » Ce tailleur était de l’école de M. Henri Rochefort, il pensait que la chose était bien simple ; il y passa la nuit, et voilà pourquoi la question sociale est résolue en Prusse, en attendant qu’elle le soit en France, si l’auteur de la Lanterne est nommé député. Sérieusement les utopistes de tout genre, emphatiques ou frivoles, ne voient pas qu’une société ne se refait point ainsi à volonté ; elle est l’œuvre du temps, des efforts de millions d’hommes, de tout un ensemble d’élémens laborieusement combiné. Et qu’on le remarque bien, quand on prétend procéder ainsi par la tyrannie des chimères socialistes, ce n’est plus la révolution dans ses grandes traditions, dans ses larges et équitables applications ; c’est la révolution réduite aux proportions d’une secte, d’une école. Ici, c’est le radicalisme qui rapetisse et défigure tout simplement la révolution. La démocratie, la vraie démocratie, elle existe en dehors de ces rêves de songe-creux ou d’agitateurs ; elle est dans la réalité partout vivante ; elle a sa citadelle dans le suffrage populaire, elle a ses garanties dans les progrès qui s’accomplissent chaque jour, dans l’instinct de la France, dans la puissance des choses.

Ce n’est donc pas le progrès démocratique qui est sérieusement menacé dans ce courant contemporain où nous vivons tous ; mais, de l’héritage de la révolution française, ce qui est en souffrance et en péril, c’est la liberté. Depuis quatre-vingts ans, elle flotte d’oscillations en oscillations, ne paraissant gagner du terrain un instant que pour le perdre bientôt. Un jour ce sont les excès révolutionnaires qui l’oppriment, un autre jour c’est le despotisme d’un maître qui la confisque et l’asservit. L’égalité a triomphé en France, la liberté en est encore à chercher son équilibre à travers toutes les expériences dont quelques-unes ont paru heureuses, et n’étaient que le prélude de déceptions nouvelles. Cela tient à plus d’une cause sans doute et surtout malheureusement à la faiblesse de nos mœurs publiques, livrées à toutes les influences contraires ; cela tient en partie à l’idée bien incomplète, bien insuffisante, quelquefois futile que nous nous faisons de la liberté. Pour nous, disons le mot, la liberté est une fête ou un combat. Il faut l’exercer en faisant des tumultes par passe-temps, en criant, en chantant, en organisant des banquets et des promenades patriotiques, ou il faut aller la disputer sur les barricades, au milieu des éclairs de la guerre civile. Nous nous plaisons à cette escrime plaisante ou meurtrière. La liberté sérieuse et pratique, patiemment conquise, fermement et pacifiquement défendue, sévèrement exercée sans menaces et sans défis, cette liberté nous semble froide et banale. Nous ignorons encore ce que c’est que la lutte virile de tous les instans, la lutte où chacun paie de sa personne par sa dignité, par son indépendance de caractère, par une fermeté modérée et inflexible dans les revendications légitimes, et voilà pourquoi nous en sommes toujours à disputer cette part de l’héritage de la révolution, la liberté, sans laquelle la démocratie n’est pourtant qu’un vaste amalgame séditieux ou servile. Quand donc le radicalisme ne trouve rien de mieux que de se proclamer irréconciliable dans les élections, de secouer la torche des revendications impitoyables, il fait une œuvre vaine d’agitation, il s’engage dans une voie sans issue, qui conduit à un combat inégal ou à une défaillance nécessaire. Quand il s’attache particulièrement au progrès démocratique, il se trompe, il s’acharne à ce qui n’est pas en question, à ce qui n’est pas en péril ; il manque du juste sentiment des situations. C’est sur la liberté avant tout qu’il faut concentrer nos efforts : c’est là notre faiblesse, c’est là ce qui nous manque. Ce que peut la démocratie radicale pour nous rendre cette liberté nécessaire et toujours difficile à préserver, nous ne le savons pas, l’expérience ne plaide pas jusqu’ici en sa faveur ; mais ce qui est assurément aujourd’hui dans les instincts et dans les besoins de la société française, c’est une vraie et sérieuse démocratie libérale, sensée et active à l’intérieur, ne redoutant aucun problème, jalouse de ses franchises sans disputer sans cesse aux gouvernemens leur existence, respectueuse à l’extérieur pour tous les droits, mais en même temps patriotique, généreusement éprise de la grandeur française, une démocratie enfin intelligente, prévoyante, vivifiée, fortifiée par le sentiment supérieur de la liberté et par le sentiment national.

Et qu’on ne dise pas que c’est là un rêve d’un autre genre. Si on étudiait sans parti-pris les résultats du dernier scrutin, on trouverait sans peine qu’il donne raison à cette politique. Sans doute, à la surface, la France paraît ballottée entre le torrent des candidatures purement officielles et le torrent des candidatures radicales, entre le courant révolutionnaire qui vient de Paris et le courant conservateur qui vient de la province. Les candidatures modérées n’ont pas eu le dernier mot du scrutin, c’est vrai. Au fond, la majorité réelle, c’est cette masse d’électeurs sensés et indépendans qui ont disséminé leurs voix dans toute sorte de candidatures, qui se sont portés tantôt à droite, tantôt à gauche sans s’aliéner, et qui par le fait ne veulent que deux choses essentielles, supérieures, la liberté sérieuse et complète sans révolutions, la grandeur de la France sans provocations inutiles, mais, aussi sans faiblesse devant des complications où son influence serait encore une fois atteinte. Voilà ce que nous voyons pour notre part, la France libre en paix avec elle-même, et la France maintenant au dehors le prestige de son nom et de ses traditions.

Bon gré mal gré, il faudra bien en venir à se placer sur ce terrain, car la vérité est là, et en définitive on y viendra, parce qu’on ne peut guère faire autrement, parce que, pour les partis comme pour le gouvernement, il y a des politiques qui tiennent à la nature des choses, qui s’imposent avec un tel caractère d’évidente nécessité, qu’on ne peut s’y soustraire sans jeter dans d’absurdes hasards la cause qu’on veut servir. Les radicaux élus à Paris se sont créé une situation assez peu commode, assez délicate, par leurs déclarations de guerre, par les engagemens qu’ils ont pris dans les réunions publiques. A la première parole qui pourrait ressembler à un désarmement, même momentané, ils s’exposent à d’étranges récriminations de la part de ceux qui ne les ont choisis que parce que l’ancienne opposition était trop modérée. En fin de compte, que peuvent-ils faire ? Déclarer d’avance sur l’interpellation des électeurs qu’on n’acceptera pas un ministère, passe encore, on n’en est pas là, et il est peu probable qu’Artaxercès roule dans sa tête le projet d’un ministère Bancel. En dehors de cela, on ne voit pas bien ce que c’est qu’un irréconciliable dans un corps législatif ; un homme peut l’être dans sa conscience, un député ne l’est pas ; par sa seule présence, il a cessé de l’être. Si les nouveaux élus voulaient aller plus loin et donner un signal de guerre, croit-on sérieusement qu’ils seraient suivis par tous ceux qui les ont élus, et pense-t-on même qu’ils aient été choisis pour cela ? Si, sans aller jusque-là, les députés radicaux prenaient dans la chambre une attitude trop agressive, trop violente, à quoi arriveraient-ils ? — Ils ne réussiraient qu’à fortifier le gouvernement en rejetant vers lui des hommes qui se sont fait honneur de représenter dans la dernière lutte l’indépendance électorale, qui tiennent à représenter dans la chambre l’indépendance parlementaire, mais qui ne sont pas des irréconciliables ; ils s’isoleraient de plus en plus, voilà tout, de sorte qu’on en revient à ceci, que les nouveaux députés de Paris feront probablement une opposition un peu plus vive, un peu plus accentuée et pas beaucoup plus dangereuse que celle de leurs prédécesseurs. En cela, ils agiront patriotiquement, au risque d’être taxés à leur tour de modérés, et ils serviront la liberté mieux que par des violences.

Et le gouvernement de son côté, que peut-il faire ? Lui aussi, il est sous le poids d’une nécessité, il a des engagemens de situation qui le lient. Que certains incidens de la dernière lutte électorale aient porté à la tête des mameluks de la politique officielle, qu’ils aient fait passer dans leur cerveau de vagues rêves de combat, de réaction, c’est bien possible ; il resterait à savoir ce que gagnerait le gouvernement à essayer de remonter un courant irrésistible, à faire d’une émotion passagère une politique. A son tour, il ne réussirait qu’à s’affaiblir en paraissant retrouver une force concentrée ; il n’arriverait qu’à éloigner de lui dans le corps législatif les esprits modérés, indépendans, qui ne prêteraient pas la main aux fauteurs de révolutions, mais qui refuseraient aussi leur concours à une réaction. Il trouverait bientôt dans ce camp l’opposition la plus redoutable pour lui ; il justifierait par un déplorable éclat le pronostic de ceux qui le proclament incompatible avec la liberté. D’ailleurs cette épreuve d’un mouvement électoral au sein d’une liberté un peu plus étendue que par le passé, ces agitations inséparables d’une grande mêlée d’opinions, le gouvernement les avait prévus sans doute ; il s’y était préparé, il savait bien qu’il aurait devant lui des réunions, des journaux, qui allaient prendre, sur lui la revanche d’un long silence. Les élections ont pu l’émouvoir sans l’ébranler, surtout sans lui inspirer de velléités de réaction qui le ramèneraient aux premiers jours de son existence. Ici encore, à la plus simple réflexion, on en vient à conclure que le gouvernement est attaché par nécessité au terrain sur lequel il est placé, que, s’il n’avance pas, il ne peut plus tout au moins reculer, et nous ajouterons que la plus sûre politique pour lui serait non-seulement de ne pas reculer, mais d’avancer, d’amortir, d’annuler les hostilités irréconciliables par de larges satisfactions données à la masse du pays, de combattre la révolution par la liberté. Cela vaudrait mieux à coup sûr qu’une immobilité expectante suivie de concessions partielles et trop longtemps attendues. Ainsi donc, qu’on tourne les regards vers le gouvernement ou vers les partis, les élections dernières n’ont point changé essentiellement les conditions de notre politique intérieure. Pour les partis, il y a la même nécessité de proportionner leur action aux circonstances, de ne pas courir les hasards en risquant la liberté pour le plaisir de se dire irréconciliable. Pour le gouvernement, il y a la même obligation de ne pas s’arrêter, de dérouler de sa propre main ou de laisser se dérouler les conséquences d’une politique au bout de laquelle est le rétablissement du régime représentatif dans toute son intégrité, avec toutes ses garanties. Maintenant cette situation est-elle près de s’éclairer plus complètement ? Elle se dessinerait à demi sans doute, s’il y avait une prochaine session. Jusqu’ici, rien ne semble décidé sur ce point ; on ne sait encore si le corps législatif sera réuni d’ici à trois semaines, ou si sa convocation sera ajournée au mois d’octobre, et dans tous les cas la session qui pourrait avoir lieu prochainement se bornerait strictement à la vérification des pouvoirs ; elle s’ouvrirait sans discours impérial, les grandes discussions seraient réservées pour l’hiver. Une chose est certaine désormais, c’est que les périodes de repos comme les périodes de lutte ne peuvent que conduire à la liberté, comme à la garantie la plus efficace de sécurité et de paix intérieure.

Quoi qu’il en soit, voilà pour le moment une grave question tranchée par les élections françaises. Il resterait à se demander quelle influence le résultat de ce vote du 24 mai pourrait avoir sur l’ensemble des affaires de l’Europe ; mais ici ce n’est plus seulement en France qu’est la question, elle est partout où s’agitent des intérêts qui ont quelque rapport avec le mouvement européen. Elle est surtout en Allemagne, où l’on trouvait tout récemment l’occasion de dire que les Français étaient provisoirement assez absorbés par l’élection de leur corps législatif pour ajourner « d’autres affaires dont en d’autres temps ils aiment à s’occuper. » Si les Français aiment à s’occuper de ces affaires dont on parle, c’est qu’ils y ont des intérêts, non certes des intérêts incompatibles avec la légitime grandeur nationale de l’Allemagne, mais enfin des intérêts de sécurité et d’influence, et on peut remarquer comme un fait curieux que, dans le moment même où se faisaient nos élections, M. de Bismarck signait une convention autorisant les Badois, les habitans du grand-duché de Hesse, à faire leur service militaire dans les armées prussiennes. Ce n’est au surplus qu’un incident qui était assez prévu et qui n’avance pas de beaucoup l’unification de l’Allemagne. S’il ne fallait que la volonté du grand-duc de Bade, il y a longtemps que ce petit pays serait fondu dans la confédération du nord, c’est-à-dire dans la Prusse ; mais, par une étrange combinaison qui n’est pas habituelle, à Bade, c’est le souverain qui a hâte de se faire médiatiser, c’est le pays qui au fond, malgré toutes les séductions, montre peu d’empressement à devenir prussien ; c’est la masse du pays qui hésite à entrer bien franchement dans cette voie, au bout de laquelle est une assimilation complète. Ces tendances n’existent pas seulement dans cette partie de l’Allemagne du sud, elles viennent de se révéler avec plus de vivacité dans les élections qui ont eu lieu récemment en Bavière. Le parti national allemand a eu sans doute quelque succès, il compte un certain nombre de représentans dans la nouvelle chambre de Munich ; mais la fraction particulariste garde un ascendant assez marqué. Elle a une majorité décidée, et c’est surtout dans les campagnes qu’elle a trouvé des adhérens dont le vote lui assure une position prépondérante dans le parlement bavarois. Ce sont là des faits dont le chef du cabinet de Munich, le prince de Hohenlohe, ne peut faire autrement que de tenir compte. A l’origine, on le sait, le prince de Hohenlohe était un des premiers à incliner vers la Prusse ; il se montrait assez disposé à accepter tout ce qui unirait l’Allemagne du sud à l’Allemagne du nord, c’est-à-dire à subir une véritable absorption. Aujourd’hui, soit sous la pression de l’esprit public, soit par des considérations européennes, il reprend visiblement son assiette ; il se montre moins porté à aliéner l’indépendance de la politique bavaroise, et voilà même que depuis les élections on agite de nouveau avec une certaine insistance la question de demander dans le parlement l’abrogation des traités militaires avec la Prusse. Il ne faudrait point sans doute s’exagérer ces symptômes, qui s’évanouiraient probablement à la première sommation des circonstances ; ils ont cependant leur valeur, et ils indiquent tout au moins une résistance sourde, permanente, au travail d’unification que la Prusse entretient en se réservant de le pousser à bout quand elle croira l’heure venue.

Ce n’est pas là au reste la seule difficulté que rencontre M. de Bismarck. Pour le moment, le ministre du roi Guillaume a une autre besogne qui ne laisse pas d’être épineuse, le diplomate hardi changé en financier plein de dextérité est aux prises avec le parlement de la confédération du nord pour lui persuader d’accepter des impôts nouveaux dont l’établissement provoque de vives résistances. La situation financière de la confédération du nord justifie sans doute les propositions qui ont été faites ; il y a en effet un déficit assez considérable que le ministre.des finances, M. von der Heydt, veut couvrir par des impôts sur l’eau-de-vie, sur la bière, sur le sucre, sur les papiers de bourse. Le produit de ces impôts serait d’environ 11 millions de thalers, et suffirait amplement pour combler le déficit ; mais c’est ici que la difficulté commence. M. de Bismarck peut éprouver aujourd’hui que, si l’on conquiert la popularité par une guerre heureuse et par des annexions de provinces, on la perd bien vite en demandant des contributions nouvelles, surtout quand on veut imposer ces contributions à des confédérés qui n’ont pas précisément témoigné le désir d’être absorbés, et qui ne voudraient pas être tout à fait dévorés. Le fait est qu’il y a aujourd’hui un conflit des plus vifs, des plus animés, entre le premier ministre prussien et le parlement de la confédération du nord. L’assemblée résiste, elle ne veut pas assumer l’impopularité des nouveaux impôts, elle trouve au fond que, pour les états confédérés, c’est assez d’être absorbés sans payer si cher les frais de l’absorption ; la chancelier insiste, et on n’arrive pas à s’entendre. Ce qui ajoute aux ennuis de M. de Bismarck, c’est que, si le parlement fédéral ne veut pas lui donner l’argent qu’il réclame, il faudra de toute nécessité qu’il le demande à la Prusse seule, et voilà des difficultés nouvelles, plus graves peut-être, qui peuvent réveiller les hostilités parlementaires sur lesquelles la guerre de 1866 avait jeté son voile prestigieux. Au milieu de ces débats, un député a proposé tout bonnement de faire des économies sur le budget militaire, au lieu d’établir des impôts. M. de Bismarck s’est récrié aussitôt, et d’un ton moitié plaisant, moitié sérieux, il a répliqué qu’il accepterait, s’il croyait « qu’une armée ennemie pût être arrêtée à la frontière par la force de l’éloquence, » qu’il avait bien entendu parler de quelque chose de semblable dans l’histoire romaine, mais qu’on avait affaire alors à des peuples non civilisés qui se laissaient reconduire à bon compte. M. de Bismarck a défendu qu’on touchât à l’armée. Or l’armée, c’est partout la vraie dépense, et il est certain que la Prusse dépense beaucoup, non-seulement pour sa force militaire de terre, mais encore pour sa marine, pour la défense de ses côtes. Elle multiplie les travaux de fortification dans le port de la Jahde, dans le port de Kiel ; il y a une dépense prévue de 80 millions de thalers, répartie sur dix années, pour l’exécution d’un système général de défense maritime. Que M. de Bismarck sente l’utilité de ces travaux, c’est assez naturel ; que tous les membres de la confédération soient également saisis d’enthousiasme pour ces choses qui font la puissance de la Prusse, c’est une autre affaire, et au fond voilà le conflit. Toujours est-il que, si le premier ministre de Prusse désire la paix, comme cela est facile à croire aujourd’hui, il met ses intentions pacifiques sous la protection d’une force respectable qu’il ne se montre nullement décidé à diminuer pour le moment.

Si l’Espagne depuis quelque temps a besoin de moyens de défense, ce n’est pas précisément pour les mêmes motifs que M. de Bismarck, c’est plutôt pour se défendre contre elle-même, contre les divisions qui peuvent la déchirer. Elle a déjà échappé à plus d’un péril, elle n’est pas au bout des difficultés que lui a créées la révolution de l’an dernier. Il est vrai de dire cependant qu’elle soutient cette épreuve avec une certaine fermeté ; elle a eu sans doute de temps à autre depuis six mois quelques émeutes, surtout beaucoup de menaces de guerre civile ; elle a eu de violens débats dans ses cortès, elle a ses finances dans le plus singulier délabrement, elle est à la recherche d’un roi qu’elle ne trouve pas ; mais enfin, soyons justes, bien des pays qui se croient supérieurs n’auraient pas vécu aussi tranquilles dans une situation où toutes les libertés se déploient, où tous les partis sont armés, où l’on discute chaque jour publiquement les prétentions des uns et des autres, les chances de guerre civile. L’Espagne a vécu, et même on pourrait dire qu’elle vient d’arriver à une phase nouvelle de sa révolution. Les cortès sont parvenues au terme de la discussion de la loi fondamentale nouvelle. Cette constitution, nous n’avons pas besoin de le dire, reconnaît toutes les libertés, tous les droits, toutes les franchises possibles. Deux points principaux sont à noter. La constitution nouvelle admet une liberté religieuse, fort modérée assurément, mais jusqu’ici inconnue au-delà des Pyrénées, et elle consacre la forme monarchique en Espagne. Le parti républicain a naturellement fait tous ses efforts pour empêcher la victoire de l’idée royaliste ; il n’a pas réussi, il n’a ramené aucune conviction, et pour que la royauté soit sortie victorieuse de cette crise, il faut que le sentiment monarchique ait de terribles racines en Espagne. Seulement c’est toujours la même question qui reparaît. Il ne suffit pas de décréter une royauté, il faut avoir un roi à mettre sur ce trône redoré à neuf, et c’est ce qu’on n’a pas. On a parlé, il est vrai, d’un nouveau candidat, d’un frère du roi de Portugal, qu’on marierait avec une fille du duc de Montpensier. Malheureusement le Portugal n’est pas prodigue de ses princes, et il ne semble pas plus disposé à envoyer le frère du roi qu’il n’était d’humeur à voir partir dom Fernando pour Madrid. Pour le moment, l’Espagne va se donner un peu de répit et le temps de faire des recherches nouvelles en instituant une régence qui sera sans doute confiée au général Serrano. Que tout cela ne soit pas une garantie bien décisive, c’est bien clair, d’autant plus que le parti républicain s’arme de tous côtés et forme des confédérations qui peuvent à un jour donné devenir un danger sérieux ; mais ce qu’il faut remarquer, parce que c’est ce qui a préservé jusqu’ici l’Espagne, c’est l’union qui paraît se maintenir entre les principaux membres du gouvernement. Ce n’est pas un gage absolu de paix sans doute, pourtant c’est peut-être un moyen d’arriver à la paix définitive par la fin du régime provisoire qui dure depuis huit mois déjà. ch. de mazade.




ESSAIS ET NOTICES.
Théorie physiologique de la Musique, fondée sur l’étude des sensations auditives, par M. H. Helmholtz, traduit par M. G. Guéroult. Paris 1868. Victor Masson et fils.

Ce qui à première vue distingue l’art de la science, c’est que l’artiste travaille et crée sous l’empire de lois qui ne sont formulées que d’une manière fort incomplète et dont il n’a point pleine conscience. C’est même là une condition essentielle du succès : les œuvres trop raisonnées, combinées d’une manière trop méthodique, où l’intention est toujours visible et la règle toujours apparente, nous laissent froids, parce que nous les comprenons trop vite. Cependant nous voulons dans toute œuvre d’art découvrir un plan, une liaison intime des diverses parties ; la jouissance qu’elle nous procure augmente à mesure que nous en pénétrons l’harmonie intérieure. Cela prouve que les lois existent, qu’elles se retrouvent dans les productions qui nous charment ; mais ni la création ni le sentiment du beau n’en exigent la connaissance approfondie : l’artiste leur obéit, et l’homme de goût les devine par intuition. L’analyse esthétique d’une composition musicale rencontre encore des obstacles sans nombre, les jugemens n’offrent ici rien de certain, rien d’absolu, parce que les raisons dernières, les mobiles psychiques du plaisir que nous éprouvons sont cachés dans les retraites inaccessibles de l’âme humaine. Nous ne pouvons voir clair que dans ce qui concerne la technique élémentaire, la construction des gammes et des accords, le développement historique du système musical. Ici la science proprement dite peut, sinon nous guider, du moins expliquer les effets obtenus et justifier les prescriptions que l’expérience a consacrées.

De nombreuses tentatives ont été faites depuis plus d’un siècle pour asseoir la théorie élémentaire de la musique sur une base mathématique. On ne compte plus les gammes qui ont été imaginées, les systèmes dont elles ont été les points de départ. Toutefois, jusque dans ces derniers temps, aucune de ces théories n’était encore sortie du cercle étroit des spéculations métaphysiques échafaudées sur des rapprochemens et des coïncidences qui, à vrai dire, ne pouvaient rien expliquer. On savait, depuis les temps de Pythagore, que les accords consonnans correspondent à des rapports de nombres entiers fort simples. Voilà donc un fait précis qui, bien interprété, devait conduire à la solution de l’énigme de l’harmonie ; mais on le tournait et le retournait, on ne découvrait pas pourquoi la succession ou la coexistence de deux sons qui se trouvent dans un rapport simple plaît à l’oreille. L’admirable ouvrage de M. Helmholtz dévoile enfin ce mystère. Résumant huit années de recherches théoriques et expérimentales, il expose clairement les causes véritables et suffisantes de la consonnance et de la dissonance des sons musicaux telles qu’elles nous sont révélées par une analyse exacte des sensations auditives, en dehors de toute préoccupation des principes esthétiques.

Ceux qui savent que l’illustre professeur d’Heidelberg compte parmi les maîtres aussi bien comme physiologiste que comme physicien et comme géomètre comprendront qu’il s’agit ici d’un livre qui n’a rien de commun avec les productions, toujours si vite oubliées, des faiseurs de systèmes. M. Helmholtz décrit des expériences de physique, il enregistre les résultats des mesures qu’il a faites, il entre dans le détail de ses recherches anatomiques ; il applique le calcul et les développemens de l’analyse aussi souvent qu’elle peut éclairer le sujet, et tout cela se groupe et se coordonne sous sa plume de manière à nous, convaincre et nous charmer. Die Lehre von den Tonempfiudungen est un livre qui, à part la valeur intrinsèque, brille aussi par de grandes qualités de style ; elles subsistent encore, quoiqu’un peu moins apparentes, dans la traduction française.

M. Helmholtz pose en principe que la construction des gammes et des formes harmoniques, loin de résulter avec nécessité de l’organisation de notre oreille, est essentiellement une invention de l’art. Les lois naturelles de l’audition y jouent à la vérité un rôle important ; mais, comme les peuples ont bâti avec les mêmes pierres des édifices de caractères très différens, nous voyons aussi les mêmes propriétés de l’oreille servir de base aux systèmes musicaux les plus divers. Depuis Terpandre et Pythagore, l’humanité a travaillé à développer le système qui s’enseigne aujourd’hui dans nos écoles, et ce sont précisément les compositeurs les plus distingués qui lui ont fait subir les modifications les plus profondes. Qui oserait affirmer aujourd’hui que le dernier mot a été dit à cet égard ?

Notre système musical est né tout entier du besoin d’introduire une liaison nettement appréciable entre les divers sons d’un morceau. C’est le sentiment de l’affinité mélodique des sons successifs qui s’est développé en premier lieu ; on a connu tout d’abord les intervalles de l’octave et de la quinte, beaucoup plus tard seulement les tierces. M. Helmholtz s’attache à prouver que le sentiment de la mélodie repose essentiellement sur la perception des harmoniques qui accompagnent les sons considérés. Tout son musical a un timbre particulier, et ce timbre n’est autre chose qu’un cortège de notes supérieures, échelonnées au-dessus de la note fondamentale comme les nombres 2,3,4… montent au-dessus de l’unité. Ces notes (octave, douzième, double octave, etc.) sont les harmoniques ; elles complètent en quelque sorte la note fondamentale, lui donnent de l’ampleur et du caractère. Si maintenant deux sons musicaux ont plusieurs harmoniques en commun, on comprend sans peine que l’oreille puisse découvrir entre eux une vague ressemblance, une sorte de parenté, qui nous paraîtra d’autant plus étroite que les harmoniques coïncidens seront plus accentués. Ces notes concomitantes sont perçues par les nerfs de l’oreille sans que nous en ayons conscience ; nous ne les entendons que si nous avons l’habitude d’y faire attention, ou si nous armons notre oreille d’une espèce de cornet accordé pour la note qu’il s’agit de découvrir ; elles n’en sont pas moins la cause de la sensation du timbre et du sentiment de l’affinité mélodique des sons musicaux. C’est cette affinité qui a déterminé les intervalles et qui a conduit à la création des nombreuses gammes dont l’histoire de la musique garde le souvenir.

Au moyen âge, on a commencé à utiliser aussi les affinités harmoniques qui se révèlent dans la consonnance des sons simultanés. Elles reposent encore essentiellement sur l’existence des notes concomitantes ; mais l’oreille les constate d’une manière plus directe que dans le cas précédent, car la dissonance se trahit immédiatement par le phénomène physique des battemens. Les battemens sont des intermittences d’intensité, des tremblemens ou ronflemens qui se font entendre lorsque deux sons mal combinés se gênent mutuellement dans leurs vibrations ; c’est selon le degré de vivacité de ces intermittences que l’assemblage des deux notes nous fait l’impression d’une dissonance plus ou moins marquée. La consonnance ou affinité harmonique repose donc sur l’absence plus ou moins complète des battemens entre les notes fondamentales et leur cortège de notes concomitantes ; elle est accusée par une sensation actuelle, plus vive et plus précise que celle de l’affinité mélodique. Sauveur semble l’avoir deviné. « On peut croire, écrit-il vers 1700, que ce qui rend les octaves si agréables, c’est qu’on n’y entend jamais de battemens. En suivant cette idée, on trouve que les accords dont on ne peut entendre les battemens sont justement ceux que les musiciens traitent.de consonnances, et que ceux dont les battemens se font sentir, sont les dissonances… Si cette hypothèse est vraie, elle découvrira la véritable source des règles de la composition, inconnue jusqu’à présent à la philosophie. »

Les progrès de l’harmonie ayant fait beaucoup mieux ressortir les affinités sonores par l’emploi des accords, la musique ne tarda point à augmenter la richesse de ses moyens d’expression en utilisant des relations éloignées, celles par exemple sur lesquelles s’appuient les modulations. L’affinité des accords fut bientôt reconnue et étudiée, comme l’avait été celle des sons isolés. Ces derniers sont liés entre eux par les harmoniques dont se compose leur timbre, les accords le sont par les notes qui en forment les élémens. Les relations des accords sont même plus faciles à saisir que celles des sons, parce que le musicien les combine à volonté, tandis que les élémens d’un son isolé ne sont point apparens et ne peuvent être reconnus que par une analyse approfondie. Il est vrai que pour l’auditeur non prévenu la raison de l’impression harmonieuse produite par une série d’accords reste aussi bien cachée que celle du plaisir que leur fait l’enchaînement des notes d’une belle mélodie. Une cadence rompue le surprend, sans qu’il sache toujours pourquoi. La science nous fait connaître les phénomènes physiques sur lesquels reposent ces ressemblances, ces attractions mystérieuses que les musiciens découvrent entre les divers sons ou groupes de sons, elle nous dévoile aussi les particularités de nos organes qui nous permettent d’être affectés par ces phénomènes ; mais elle nous quitte au seuil du sanctuaire de l’art, elle ne nous explique pas comment la musique exprime toutes les dispositions de l’âme dans son langage divin.


R. RADAU.


L. BULOZ.