Chronique de la quinzaine - 14 mars 1876

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Chronique n° 1054
14 mars 1876
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


14 mars 1876.

L’autre jour, — c’était le 8 de ce mois, — entre deux et trois heures: de relevée, a expiré définitivement, officiellement, dans le salon d’Hercule au palais de Versailles, une assemblée souveraine qui pendant cinq ans a disposé des destinées de la France. Elle est morte sans bruit, avec une gravité simple, léguant à ses successeurs « les pouvoirs que la nation lui avait donnés. »

Tout s’est passé entre M. le duc d’Audiffret-Pasquier, dernier président de l’assemblée expirante, M. le garde des sceaux représentant le gouvernement et les doyens d’âge des deux chambres nouvelles, réunis pour la circonstance, pour la « cérémonie, » puisqu’on s’est servi de cette expression. Tout a fini par quelques paroles sobres échangées entre les personnages officiels au milieu d’une assistance silencieuse et par un procès-verbal. « M. le président déclare que, les bureaux provisoires du sénat et de la chambre des députés étant constitués, les pouvoirs de l’assemblée nationale sont épuisés. » À ces mots, une ombre indistincte et assez mélancolique s’est envolée à travers les fenêtres du palais, allant se réfugier dans l’histoire, dans la région des choses évanouies. C’était la fin de l’assemblée élue le 8 février 1871 entre les anxiétés de l’invasion étrangère et les menaces de la guerre civile. Dès ce moment, à la place d’une omnipotence parlementaire exceptionnelle, il n’est plus resté qu’une organisation régulière et définie; le sénat et la chambre des députés ont été les vrais pouvoirs de la France. M. le président de la république lui-même est entré dans le plein exercice de ces « prérogatives » et de ces « devoirs » dont a parlé M. Dufaure en recevant au nom de M. le maréchal de Mac-Mahon l’autorité exécutive, dont il ne doit se servir, « avec l’aide de Dieu et le concours des deux chambres, que conformément aux lois, pour l’honneur et l’intérêt de notre grand et bien-aimé pays. » En un mot, la constitution du 25 février 1875 a été réellement et pratiquement inaugurée; il ne reste plus maintenant qu’à la respecter et à l’appliquer jusqu’au bout. C’est la situation nouvelle qui commence au lendemain et sous les auspices des élections du 30 janvier, du 20 février, complétées et corroborées par les ballottages du 5 mars. C’est ce qui est apparu l’autre jour à Versailles dans cette « cérémonie » où une assemblée près de disparaître a légué la république constitutionnelle à des pouvoirs sortis tout ardens du scrutin populaire.

Évidemment la situation est nouvelle. Ce que les élections sénatoriales du 30 janvier ont commencé, les élections des députés, les scrutins du 20 février et du 5 mars l’ont achevé en assurant la prépondérance décidée de la majorité républicaine. Entre la dernière séance publique de l’ancienne assemblée et la première réunion des nouvelles chambres, tout a singulièrement changé; l’évolution est complète, et il n’est pas étonnant que la transition soit un peu confuse, qu’il y ait des tâtonnemens, des illusions, une certaine incohérence mêlée de quelques jactances de victorieux impatiens. C’est un peu l’histoire de l’heure où nous sommes, de cette sorte de mise en mouvement d’un régime nouveau avec des pouvoirs qui se rencontrent pour la première fois, qui ont, pour ainsi dire, à lier connaissance avant de concourir ensemble à la pratique d’une constitution. La vérité est que, pour tout le monde, il y a un terrain à évaluer, une position à prendre, une ligne de conduite à se tracer. Depuis quinze jours déjà, le gouvernement, pour sa part, est en pleine réorganisation. Les deux chambres de leur côté, depuis qu’elles sont réunies, travaillent à se constituer ; elles se hâtent de valider élections sur élections pour arriver aux affaires sérieuses. En attendant, les partis s’observent, s’étudient visiblement et cherchent à se classer. Cette majorité républicaine elle-même, qui existe incontestablement, qui se compose néanmoins d’élémens fort divers, cette majorité est occupée à s’interroger, à se reconnaître et à se débrouiller. Réunions séparées du centre gauche, de l’ancienne gauche, des radicaux, réunions plénières de toutes les fractions républicaines, qu’on voudrait absorber dans un vaste et confus amalgame, tout cela se succède depuis quelques jours et déguise à peine un travail d’enfantement assez incohérent. C’était inévitable, surtout dans une assemblée comme la chambre des députés, où il y a beaucoup de nouveau-venus et d’inconnus. L’essentiel est de ne point trop s’attarder dans la confusion de ces préliminaires obscurs, d’aller droit aux difficultés principales, au nœud de la situation, sans laisser à l’imprévu, aux passions, aux excentricités, aux tentatives de domination personnelle, le temps de tout compliquer et de tout aggraver.

Qu’on ne s’y trompe pas, les heures sont plus que jamais précieuses : tout peut dépendre du premier moment, de la manière dont les questions vont s’engager, de l’initiative et de l’action du gouvernement appelé à interpréter, à diriger et à régler ce mouvement d’opinion qui vient de se produire. La majorité parlementaire, dont on ne peut se passer, dépend elle-même de ce qu’on fera pour la fixer, pour l’enlever sans plus de retard aux incertitudes et aux excitations. C’est aujourd’hui l’œuvre du ministère récemment formé sous la présidence de M. Dufaure, Les négociations ont été, à ce qu’il semble, assez laborieuses, puisqu’elles ont été plusieurs fois interrompues et renouées depuis quinze jours. D’autres combinaisons ont été essayées de concert avec M. Casimir Perier, elles ont échoué, et le cabinet a fini par se constituer en réunissant quelques-uns des anciens ministres, M. le général de Cissey, M. le duc Decazes, l’heureux élu du VIIIe arrondissement de Paris, M. Léon Say et des hommes comme M. L’amiral Fourichon, M. Waddington, M. Teisserenc de Bort, M. Christophle. Le ministère de l’intérieur est confié à M. Ricard, qui dès son entrée en fonctions vient d’appeler auprès de lui comme sous-secrétaire d’état M. de Marcère, un des partisans les plus actifs, les plus intelligens de la république et de la constitution. Voilà donc le ministère formé et composé d’hommes dont le nom seul suffit pour lui donner le caractère constitutionnel le plus prononcé; ce qu’il a de mieux à faire maintenant, c’est de se hâter, de couper court à tous les commentaires, de se présenter devant les chambres avec l’exposé simple et net de sa politique et de ses intentions. Que les impatiens et les dédaigneux ne l’attendent même pas à l’œuvre pour l’attaquer, qu’ils se plaisent à triompher de cette irrégularité d’un ministre de l’intérieur qui a été un des vaincus du scrutin et qui n’aura été relevé de sa défaite que par l’élection prochaine, à laquelle il devra sans doute d’être sénateur inamovible, soit : le cabinet doit être préparé à ces hostilités dirigées contre lui, surtout par les partis extrêmes. S’il le veut, il peut les dominer, parce qu’après tout il représente ce qu’il y a de réalisable dans le mouvement d’opinion dont les élections dernières sont l’expression, parce que dans son ensemble il répond à une des plus évidentes nécessités du moment, parce qu’enfin on serait peut-être embarrassé pour le remplacer.

Ce n’est là encore qu’un ministère du centre gauche, dit-on, et le centre gauche est dépassé; il n’est plus que le groupe le moins nombreux de la majorité républicaine. Eh! sans doute, c’est un ministère du centre gauche, c’est-à-dire de la fraction parlementaire qui, plus que toute autre, a rendu la république possible, qui, seule, peut encore l’accréditer par la modération, par l’esprit de mesure dans l’application graduelle d’une politique libérale, et on tranche bien vite la question de savoir à qui appartient réellement la majorité nouvelle. Pour le moment, le ministère a un mérite qui peut être sa force devant les chambres : il est l’expression vivante, modérée, mais suffisamment nette de l’évolution qui vient de s’accomplir; il est la garantie de la paix dans les institutions, et, puisqu’on veut la république, il représente au pouvoir l’existence incontestée de la république dans un ordre régulier. Il a mis fin à une anomalie, à une équivoque qui n’a cessé de peser sur nos affaires depuis un an. Il faut voir la question là où elle est réellement. Les chambres qui viennent de se réunir n’ont pas la mission de tout changer, de tout transformer et de rejeter encore une fois la France dans l’inconnu. Il y a une constitution, il y a des pouvoirs définis, coordonnés, qui ont leurs droits et leurs obligations. Il s’agit de vivre, de bien vivre dans ces conditions, et avant tout il s’agissait de remettre ce que nous appellerons la franchise ou la sincérité dans le jeu des institutions nouvelles.

Le malheur c’est que, pendant près d’un an, cette franchise n’a point existé ou a paru ne point exister. Il y avait sans doute une constitution faisant de la république le régime légal de la France, et en même temps il y avait dans la place, au ministère de l’intérieur, une politique visiblement hostile, acerbe, nouant alliance avec tous les ennemis de la république, déclarant même la guerre aux autres ministres disposés à se montrer trop constitutionnels. Ce qui en est résulté, on le sait; la France a vu se développer cette politique qui se mettait en lutte contre le courant des choses, qui semblait toujours menacer le régime légal du pays, et elle a fini par s’impatienter de cette situation violente et fausse obstinément maintenue jusqu’au bout. Eh bien! c’est la politique contraire que le ministère nouveau porte maintenant au pouvoir; il représente l’apaisement, il se donne hautement, publiquement, pour mission d’en finir avec les contradictions dangereuses, de remettre la politique du gouvernement d’accord avec le caractère des institutions, de ramener, avec la sincérité, l’aisance et la confiance, dans la pratique du régime républicain créé le 25 février 1875., Voilà la différence! Aujourd’hui;, dans le gouvernement comme dans les chambres issues des élections dernières, la république est consacrée, acceptée et respectée, et tout revient ici à la question de vivre et de bien vivre dans des conditions que personne ne met plus en doute. Où donc est le prétexte d’une hostilité systématique contre un ministère où des hommes comme M. Dufaure, M. Ricard, M. le duc Decazes, représentent les intérêts divers de la France ?

On croit vraiment avoir tout dit lorsqu’on a parlé d’une politique républicaine opposée à la politique ministérielle, lorsqu’on a invoqué une majorité qui existe d’une manière générale, mais qui n’a pas eu encore l’occasion de manifester ses tendances réelles. Il y a pourtant une chose que ne devraient pas oublier ceux qui ont la prétention de s’ériger en dictateurs parlementaires, en arbitres du gouvernement : ce ministère que les suspicions poursuivent avant qu’il ait rien fait, qui est sans doute le gardien de la république, qui est tenu d’avoir l’appui du parlement, ce ministère a des devoirs plus étendus, plus complexes et plus délicats qu’on ne paraît le croire. Il n’a pas seulement à consulter la majorité de la chambre des députés; le sénat, lui aussi, a une majorité peut-être d’une nuance différente, et M. le président de la république à son tour a ses prérogatives et ses droits consacrés par la constitution. C’est le rôle du ministère de tout concilier, de faire marcher ensemble ces divers pouvoirs établis par la loi constitutionnelle, et il ne le peut que par la modération, par les transactions lorsqu’elles sont nécessaires. Ni M. Dufaure ni M. Ricard n’ont assurément l’intention de courir les hasards révolutionnaires pour le bon plaisir des tacticiens radicaux, et en restant des ministres conservateurs dans la république, ils n’auront pas seulement le concours énergique du centre gauche, ils obtiendront aussi très vraisemblablement l’appui d’une partie considérable de la gauche comme ils auront l’assentiment du pays. Qu’est-ce en effet que ce double scrutin du 20 février et du 5 mars? Le pays a voté pour la république, il a envoyé à Versailles une majorité républicaine, rien de plus évident, jusque-là on ne se trompe pas; mais il est également certain que la plupart des candidats n’ont pas négligé d’attester leur adhésion à la constitution, au pouvoir de M. le maréchal de Mac-Mahon; le plus souvent ils se sont étudiés à rassurer les intérêts conservateurs, à répudier les programmes révolutionnaires, et, à y regarder de près, on verrait qu’en dehors des élections ouvertement et excentriquement radicales, c’est la politique du centre gauche qui en définitive a triomphé plus que toute autre. C’est cette politique que le pays a implicitement ratifiée en votant pour la république avec la constitution, avec le pouvoir de M. le maréchal de Mac-Mahon.

Le suffrage universel est un personnage anonyme qu’on peut faire parler comme on voudra et qui au bout du compte a ses secrets. En réalité, c’est un personnage aussi redoutable que puissant, qui n’est pas tenu d’être toujours d’accord avec lui-même, qui met dans ses votes son impression du moment, sans craindre de se contredire le lendemain. Croire qu’en sanctionnant aujourd’hui le régime républicain, qui est l’ordre légal, le pays a cessé d’être profondément conservateur par ses habitudes, par ses instincts, par tous ses intérêts, et qu’il a donné son adhésion à une politique d’agitation ou d’aventure, ce serait se préparer une déception désastreuse et aller au-devant d’une réaction inévitable. L’histoire contemporaine est remplie des méprises des partis au sujet du suffrage universel. Qu’on ne s’abuse pas sur ce point : le dernier vote a une signification, peut-être assez compliquée, au fond suffisamment distincte. La masse du pays a voté pour la république sans cesser d’être ce qu’elle est : elle ne demande qu’à vivre tranquille, à travailler en paix, à se sentir protégée dans sa sécurité, dans ses intérêts, à échapper surtout aux secousses extérieures comme aux ébranlemens intérieurs. Non assurément, cette masse nationale qui vient de se rendre au scrutin n’a point donné un mandat d’agitation, elle a donné un mandat de paix et d’ordre dans le régime établi. Si on lui refusait ce qu’elle demande, ce qu’elle attend, on s’exposerait à travailler pour l’empire, prêt à recueillir le prix des fautes de tous les autres partis; peut-être même, par des exagérations de polémique au sujet des dernières élections, a-t-on contribué au succès relatif des bonapartistes dans le scrutin du 5 mars. Et voilà pourquoi le nouveau ministère est sûr d’être dans la vérité en se tenant en garde contre les excitations. Il se conforme au vote national en étant le ministère de la république incontestée, il ne fera que s’inspirer du sentiment intime du pays en restant conservateur. C’est là certainement sa politique, et le programme qu’il présente aujourd’hui aux chambres ne peut être que la traduction de cette pensée de libérale et prévoyante modération, qui ne se confond nullement avec une politique d’immobilité.

Ce programme, que les chambres connaissent maintenant, qui a dû être lu par M. Dufaure et M. Decazes, ce programme est naturellement indiqué par les circonstances; il résoudra quelques-unes des questions qui s’agitent depuis quelque temps, et il les résoudra dans la mesure d’une politique à la fois libérale et modérée. Ainsi le ministère n’a aucune raison de se refuser à nommer une nouvelle commission des grâces en faveur des anciens condamnés de 1871 ; il repoussera certainement avec énergie cette proposition d’amnistie que M. Victor Hugo, avec ce tact, avec cet art de ménager le sentiment public qui le distingue, veut porter avec pompe au sénat le 18 mars, — pour fêter l’anniversaire de la commune! M. Victor Hugo est décidément un bon avocat, qu’il faudra charger des causes qu’on veut perdre ou qu’on sait perdues d’avance. Sur ce point, le gouvernement n’a pas beaucoup à s’inquiéter. Le dernier cabinet a eu la faiblesse de laisser amoindrir les droits de la société civile dans la loi sur la liberté de l’enseignement supérieur; le nouveau ministère proposera, à ce qu’il paraît, la réintégration de l’état dans son droit de collation des grades. La levée de l’état de siège dans les départemens où il existe n’est plus même une question. La disposition exceptionnelle qui avait maintenu l’état de siège à Paris, à Versailles, à Lyon et à Marseille, devait dans tous les cas cesser au 1er mai. La loi qui a donné au gouvernement la nomination des maires sera modifiée; probablement on reviendra à la loi de 1871. Quant aux remaniemens du personnel administratif, qui ont peut-être la plus grande place dans les bruyantes revendications de ces derniers jours, il en est qui sont évidemment décidés dès aujourd’hui. Les préfets ou les fonctionnaires trop compromis sont nécessairement condamnés à disparaître avec la politique dont ils ont été les mandataires passionnés et emportés. Pour ceux-là, la disgrâce sera immédiate. Les autres remaniemens s’accompliront sans précipitation, avec mesure, de façon à concilier les intérêts administratifs et les nécessités d’une politique nouvelle. Le ministère tient sans doute à ne point paraître imiter ces brusques révolutions de personnel dont on lui a donné l’exemple, et, à vrai dire, la question est moins dans la brutalité des révocations que dans la direction libérale, vigilante et active imprimée à l’administration tout entière. En définitive, ce programme ministériel est le mot d’ordre d’une politique qui, en s’inspirant des élections dernières, en répondant sur certains points aux impatiences d’une opinion victorieuse, veut marcher sans secousse et sans violence, réalisant jour par jour ce qui est possible, identifiant la république avec un progrès régulier. Si le ministère franchit les premiers écueils, s’il sait allier une certaine hardiesse confiante et l’esprit d’initiative à la prudence d’exécution, il peut assurément rendre les plus utiles services par la manière dont il aura inauguré la période réellement pratique du régime nouveau. Il ne tardera pas à conquérir cette majorité qu’on lui dispute aujourd’hui par une opposition anticipée et irréfléchie, au nom d’une politique plus bruyante et plus intempérante que précise.

C’est là en effet la question du moment, et les hommes du centre gauche, de la gauche modérée ne peuvent s’y tromper : la lutte est engagée entre la politique possible, pratique, marchant à l’affermissement de la république par la paix, par l’ordre régulier, par l’accord maintenu entre tous les pouvoirs, et une politique de turbulence et d’entraînement qui ne sait même pas ou qui ne dit pas où elle va. Nous assistons à ce duel avoué ou dissimulé. Depuis que les élections ont créé une situation nouvelle, il est clair qu’il y a un effort désespéré pour dénaturer les derniers scrutins, pour leur donner une signification qu’ils n’ont pas, pour précipiter le mouvement, au risque de compromettre dans des aventures ce qui a été conquis depuis quelques années par une persévérante modération. On dirait que les républicains d’une certaine classe sont impatiens de faire chavirer la barque que d’autres ont mise à flot, ou, pour parler plus simplement, de ruiner la république, dont ils se prétendent les serviteurs. Ils mettent un zèle redoutable à la ruiner de toute façon. Ils la livrent d’abord au ridicule par leurs jactances, par la puérilité de leurs déclamations, par cette comédie éternelle de l’esprit de parti gonflé, enivré et infatué de ses succès. Depuis que la république a obtenu la sanction du pays dans les votes du 20 février et du 5 mars, tout a positivement changé dans l’atmosphère! Si le soleil est encore obscurci par les giboulées de mars, c’est une erreur du ciel qui n’a pas eu le temps de se faire républicain et radical ! Que Paris, pour se distraire, nomme M. Floquet ou M. Barodet, Paris vient de s’illustrer, de déployer sa puissance! Que M. Raspail doive à ses quatre-vingt-deux ans de présider la première séance de la chambre des députés, le vieux conspirateur, qui du reste a dit quelques mots fort simples, apparaît avec « la majesté de l’âge! » Il n’est plus question que de « sentimens larges et profonds » débordant de toutes parts. La France ne sait plus comment exprimer sa joie et son orgueil, et l’Europe elle-même, oui, « l’Europe a senti comme un frémissement;.., tous les fronts se sont relevés non-seulement chez nous, mais au-delà de nos frontières, et depuis, les regards des peuples sont tournés vers cette France magnanime dont la gloire, disait-on, était morte...» Le scrutin du 20 février devient un événement auquel « rien ne saurait être comparé dans l’histoire. »

Voilà pourtant comment on parle, et, une fois dans cette voie, il est bien juste que le meneur le plus hardi du mouvement, celui qui cherche aujourd’hui à en recueillir le bénéfice, ait sa part dans ces apothéoses. Allons, ne marchandons pas : M. Gambetta est passé « grand homme d’état! » Il est tout simplement pour la France de 1876 ce que fut Richelieu au temps de la lutte contre la féodalité, ce que fut M. de Cavour pour l’Italie, ce qu’a été pour la Prusse M. de Bismarck, à l’heure où l’empire d’Allemagne était possible! M. Gambetta est la condensation vivante « des aspirations vagues du pays,... qu’il renvoie en rayons lumineux et chauds, c’est-à-dire dégagées de leur confusion et condensées en formules nettes... » On pouvait croire M. Gambetta un homme d’esprit; depuis quelques jours, il est occupé à reproduire cette scène de comédie où le père d’une jeune actrice qui veut avoir un rôle est occupé à répéter sans cesse aux oreilles d’un vaudevilliste : « Quel grand homme ! » Le vaudevilliste trouve cela naturel. Ce qui se passe aujourd’hui est tout aussi sérieux, — et on le reproduit dans le journal dont on dispose. On se dit ces choses-là à soi-même, et on enregistre soigneusement les brevets de satisfaction qu’on reçoit de Berlin et de Vienne. Que M. Gambetta passe pour un bon politique à Vienne et à Berlin, qu’il soit tenu pour Richelieu ou pour M. de Bismarck à Bruxelles, soit : nous demandons très humblement pour la France, qui a gardé jusqu’ici le renom d’un pays spirituel, le droit d’être la première à se moquer de ces baroques apothéoses de la vanité satisfaite. C’est bien le moins qu’on n’enrôle pas la France dans ces représentations burlesques données devant l’Europe.

Malheureusement ce n’est pas par le ridicule seul que les républicains, les radicaux, risquent de compromettre et de ruiner la république. Sous toutes ces exhibitions et toutes ces déclamations, il y a un plan poursuivi avec ténacité. Les radicaux ont beau faire et M. Gambetta lui-même a beau s’évertuer dans sa politique de bascule entre la modération et la violence, M. Gambetta et son parti ont un penchant invincible pour tous les procédés révolutionnaires. Dès qu’ils aperçoivent une occasion, ils sont toujours prêts à sortir de la légalité, et déjà dans l’orgueil du succès ils sont occupés sinon à renier la constitution, du moins à chercher comment ils pourront l’annuler ou la plier à toutes leurs volontés. C’est au fond la vraie signification de cette tentative, qui a été faite, qui n’est point abandonnée, pour rassembler tous les républicains du sénat et de la chambre des députés dans ce qu’on appelle une « réunion plénière. » Le but est évident. Jusqu’ici les divers groupes, — centre gauche, gauche modérée, union républicaine, — ont eu des réunions séparées ; ils se sont alliés dans la campagne dont la proclamation définitive de la république a été le dénoûment, ils n’ont cessé d’avoir une existence propre, une politique indépendante. En les confondant aujourd’hui, en les amenant à ne former qu’une seule et même réunion, on efface les nuances; les modérés des deux chambres disparaissent dans le nombre, il ne reste plus qu’une masse compacte dont la direction appartient naturellement à M. Gambetta, l’inventeur de la combinaison. Il n’y a plus qu’une majorité dite républicaine dont M. Gambetta est le dictateur. Voilà les conséquences qu’on prétend tirer des dernières élections.

C’est évidemment une tentative audacieuse pour se passer de la constitution, pour dominer les délibérations régulières des deux chambres par les délibérations irrégulières d’une sorte de grand club central et supérieur. C’est créer un parlement commun et révolutionnaire à côté des assemblées constitutionnelles. C’est enfin une manière de dicter des volontés aux chambres comme au gouvernement, et déjà M. Gambetta n’a pas caché la portée de la proposition par laquelle il a tenté de s’emparer de la majorité des deux chambres. Avant même que le ministère ait parlé ou accompli un acte, la première « réunion plénière » lui a signifié ses volontés, et ces jours derniers encore M. Gambetta, sous une vaine apparence de modération, a laissé voir toute sa pensée. S’il a fait grâce de quelques jours au cabinet, c’est par pure magnanimité. S’il n’a pas signifié aux ministres leur indignité, il n’a pas moins maintenu son programme impératif, — de sorte que M. Gambetta semble placer le gouvernement entre la menace d’une opposition violente de cette majorité dont il croit disposer et l’humiliation de subir une pression extérieure. Il s’agit de rendre le jeu des institutions et le gouvernement impossibles par une sorte de convention ressuscitée à l’aide d’un subterfuge de tactique en pleine paix ! Tout cela est fort bien, il ne manque pour le succès de ce plan qu’une petite condition, c’est que tout le monde se soumettra et consentira à recevoir de si étranges mots d’ordre. Nous n’en sommes point heureusement tout à fait là. Le gouvernement n’est point disposé à se laisser placer dans ces alternatives, où il perdrait sa dignité et sa liberté; il agira comme doit agir un gouvernement qui se respecte, et il aura la majorité que sa politique lui assurera. Le centre gauche et la gauche modérée, de leur côté, ont eu la sagesse de prévenir le danger des fusions extra-parlementaires en gardant leur indépendance. M. Gambetta, dans ses entreprises de domination personnelle, rencontrera plus d’une résistance, et probablement d’abord celle de M. Thiers lui-même, qui n’est point resté dans la chambre des députés pour livrer aux fantaisies et aux passions aventureuses cette république conservatrice dont il a été le premier à tracer les conditions. L’ancien dictateur de Tours a l’ambition un peu impatiente ; il a encore plus d’un discours à faire, plus d’une victoire à remporter sur lui-même, avant de pouvoir disposer réellement des majorités et des destinées du pays. Pour le moment, il peut se contenter d’être Richelieu, Cavour et Bismarck, — dans un journal belge! Que lui faut-il de plus? A la France, il faut une vie régulière et paisible dans l’ordre constitutionnel qu’on a proposé l’autre jour à sa sanction, qu’on ne lui a pas donné sans doute pour en faire sortir aussitôt des agitations et des conflits nouveaux.

Rien de plus curieux et de plus utile à certaines heures que de lire le présent dans le passé. C’est le sérieux attrait du nouveau volume des Mémoires de M. Odilon Barrot, de cet ancien chef d’opposition, qui ne fut pas toujours peut-être un politique des plus clairvoyans, mais qui a été toute sa vie un type d’honnête homme, et qui au moment voulu a su être un ministre courageux et éloquent contre tous les déchaînemens révolutionnaires. La période que raconte aujourd’hui M. Odilon Barrot est courte et saisissante ; c’est la période de son ministère entre le 20 décembre 1848 et le 30 octobre 1849, entre la proclamation de la présidence du prince Louis-Napoléon Bonaparte et le jour où le futur empereur, après avoir surmonté les premières difficultés, s’émancipait de la tutelle d’un ministère honnêtement parlementaire pour s’engager dans les aventures.

Il y a sans doute et heureusement bien des différences entre ce temps-là et l’époque où nous sommes. La révolution de 1848 avait eu la fatale idée de se donner une constitution combinée de façon à enfanter des conflits qui ne pouvaient être dénoués que par la force, par la victoire d’un pouvoir sur l’autre pouvoir. La constitution de 1875 a été faite avec plus de prévoyance, elle réunit toutes les garanties conservatrices, elle assure un dénoûment pacifique et régulier à toutes les difficultés. En 1848, le président élu par le suffrage universel trouvait des excitations dans son nom même, dans son humeur aventureuse, dans les traditions dynastiques qu’il représentait, dans les passions qui l’entouraient, dans les alarmes publiques qu’il n’avait qu’à exploiter. Aujourd’hui le chef de l’état est un soldat dévoué, un fidèle et loyal serviteur du pays, offrant cette garantie que la pensée d’un coup d’état possible, d’un acte d’ambition ou d’emportement ne vient à personne. La différence est à l’avantage de nos ministres d’aujourd’hui. M. Odilon Barrot n’avait pas la faveur d’une situation si commode. Il se trouvait placé entre un président prétendant à une couronne dont il pouvait sans peine démêler les passions ambitieuses, et des partis révolutionnaires qu’il avait sans cesse à réprimer, à combattre jusque dans le parlement, au risque de servir sans le vouloir, par une nécessité de paix sociale, une réaction dont il serait la première victime. Ce ministère, où M. Odilon Barrot avait pour collègue M. Dufaure, a été une lutte constante, courageuse, pour l’ordre sans doute, mais en même temps pour la liberté parlementaire, dont il était la dernière défense. Et ces révolutionnaires de 1848, eux aussi, prétendaient ne point laisser à la France le temps de respirer. Ils se faisaient un jeu d’entretenir l’agitation, cherchant à s’ériger en convention et à dominer le gouvernement, se mettant au-dessus de la constitution, qu’ils représentaient à tout instant comme violée par d’autres, et ils ne voyaient pas que par leurs tristes passions ils ne faisaient qu’ouvrir le chemin à l’empire !

Le jour où l’assemblée constituante de 1848, à bout de crises violentes, se décidait à abdiquer définitivement, le président de cette assemblée, M. Marrast, disait au doyen d’âge de l’assemblée nouvelle : « Puissiez-vous, plus heureux que nous, éviter les horreurs de la guerre civile et transmettre à vos successeurs le dépôt de la république aussi paisiblement que nous vous le remettons. » On sait ce qui en advint avec l’aide des partis révolutionnaires agitant sans cesse et alarmant la France. L’autre jour, M. le duc d’Audiffret-Pasquier disait à son tour aux doyens d’âge des deux chambres nouvelles : « Comme nous, vous voudrez rendre à vos successeurs le pays pacifié, prospère et libre. » Cette fois du moins le pronostic a plus de chances de se réaliser, à la condition pourtant qu’on ne recommence pas des fautes qui ont été cruellement expiées et que les partis modérés des assemblées s’efforcent de maintenir les garanties régulières d’une république honnête par la sécurité de tous les intérêts, par la liberté pour tous.

Voilà donc la guerre civile décidément terminée en Espagne. Elle s’est même dénouée au dernier moment plus vite qu’on ne le croyait. Les bataillons carlistes, serrés, harcelés de toutes parts, se sont dispersés; les uns se sont soumis et ont rendu leurs armes aux généraux du roi Alphonse, les autres se sont précipités vers nos frontières. Don Carlos lui-même n’a plus eu bientôt d’autre ressource que de passer en France avec ce qui lui restait de son armée. Le prétendant espagnol n’a pas manqué, selon l’usage, de faire ses adieux à ses soldats, et d’annoncer au monde par des proclamations solennelles qu’il renonçait, pour le moment, à la lutte, sans abdiquer ses droits, — qu’il voulait mettre un terme à une effusion de sang inutile. Il était bien temps! Don Carlos aurait été bien embarrassé de continuer la lutte, il n’avait plus d’armée, et, s’il ne s’était pas hâté de franchir la frontière, avant quelques

jours il eût été prisonnier. C’est là même la grande différence entre la guerre qui vient de finir et la première guerre carliste qui se terminait en 1840. Celle-ci se dénouait par un traité qui assurait aux provinces basques leurs privilèges, aux officiers carlistes le droit d’entrer avec leurs grades dans l’armée régulière. Aujourd’hui rien de semblable, il n’y a ni traité ni conditions ; tout a cédé à la force des armes, la paix a été conquise, les généraux alphonsistes occupent militairement les provinces du nord ; ils les occuperont sans doute pendant quelque temps jusqu’à ce que la grande question soit résolue. À vrai dire, c’est la grosse difficulté, L’Espagne ne doit plus rien, il est vrai, aux provinces basques, et il est probable que, dans tous les cas, elle prendra des mesures pour empêcher par une unification militaire et politique plus complète le renouvellement des guerres civiles. Il reste à savoir si c’est absolument de l’intérêt de l’Espagne de détruire une certaine autonomie locale qui a fait longtemps du pays basque la contrée la mieux administrée de la Péninsule. C’est une question de mesure, que M. Canovas del Castillo saura sans doute résoudre comme il a résolu la question de la guerre contre les carlistes, comme il a résolu la question constitutionnelle, comme il défend en ce moment dans les chambres la liberté religieuse contre les emportemens de réaction.
Ch. de Mazade.



ESSAIS ET NOTICES.
UN NOUVEAU LIVRE SUR MICHEL-ANGE.
L’Œuvre et la Vie de Michel-Ange. Paris 1876.

Les fêtes récemment célébrées à Florence pour le quatrième centenaire de la naissance de Michel-Ange ont provoqué en Italie la recherche et la publication de documens tendant à compléter ce qu’on savait de la vie du grand artiste et des événemens successifs auxquels elle a été mêlée. La Vita di Michel-Angelo Baonarotti par M. Aurelio Gotti, les Lettres, inédites jusqu’ici pour la plupart, qu’a recueillies M. Gaëtano Milanesi, d’autres publications très intéressantes encore, ont achevé de renseigner le public sur tout ce qui tient à la personne même de Michel-Ange, aux particularités de son existence, à sa biographie proprement dite. L’hommage rendu aujourd’hui à cette noble mémoire par un groupe d’artistes et d’écrivains français a une signification et une utilité différentes. Il consiste dans une série d’études consacrées chacune à l’examen d’une des faces sous lesquelles on peut envisager le génie de l’incomparable maître, de cet homme illustre entre les illustres, robuste entre les plus forts, qui avec la même volonté intraitable s’est servi tour à tour du ciseau et du pinceau, du crayon de l’architecte et de la plume du poète, pour nous livrer les secrets de son âme et donner un corps, quel qu’il fût, à l’idéal qui la tourmentait.

Rien de moins facile assurément que la tâche qu’il s’agissait ici d’entreprendre. Non-seulement ceux qui la tentaient couraient le risque, après tant de travaux accomplis à toutes les époques sur le même sujet, de ne faire que répéter en d’autres termes ce que depuis Vasari et Condivi jusqu’à Quatremère de Quincy, jusqu’à M. Charles Clément, cent écrivains avaient dit avant eux; mais pour quelques-uns des nouveaux panégyristes le danger était encore de tomber dans leurs propres redites. Déjà par exemple M. Paul Mantz, dans son livre sur les Chefs-d’œuvre de la peinture italienne, plus récemment M. Charles Blanc, dans une importante notice écrite pour l’Histoire des peintres, avaient rappelé les titres de Michel-Ange à l’admiration universelle avec une abondance d’aperçus et des développemens qui semblaient devoir leur interdire tout essai d’appendice à des travaux aussi complets. Et néanmoins en traitant, l’un du Génie de Michel-Ange dans le dessin, l’autre de Michel-Ange peintre, tous deux ont trouvé le moyen de revenir utilement sur des questions qu’ils croyaient peut-être eux-mêmes avoir épuisées.

De son côté, sans être aussi étroitement lié par ses antécédens personnels, M. Mézières trouvait pour apprécier les poésies de Michel-Ange plutôt des embarras que des ressources dans le nombre infini de commentaires, d’explications romanesques, de conjectures de toute sorte, auxquelles les Rime n’ont cessé de donner lieu à partir de l’année où elles furent publiées pour la première fois (1623) par un des neveux de l’artiste-poète. En outre, dès cette époque comme depuis lors, le texte original avait subi tant d’additions ou de suppressions, tant de vers de source apocryphe ou suspecte étaient venus le compliquer que, pour séparer ici l’ivraie du bon grain ou pour reconquérir quelque partie de la moisson perdue, il fallait une sûreté de coup d’œil et de goût égale à la patience dans les informations. M. Mézières s’est acquitté à souhait de cette besogne délicate. Tout en reconnaissant avec lui ce qu’il doit à l’excellente édition des Rime donnée, il y a quelques années, par M. Cesare Guasti, on ne saurait lui contester le mérite d’avoir à la fois achevé de porter la lumière sur plus d’un point historique encore incomplètement éclairci, et, pour les caractères mêmes des œuvres dont il s’était fait juge, d’avoir réussi à dégager le sens des sévères beautés qu’elles comportent, des pensées en quelque sorte passionnément austères qui les ont inspirées.

Ce qui distingue en effet les Sonnets de Michel-Ange des plus célèbres compositions du même genre en Italie, ce n’est pas seulement la fermeté tout individuelle de l’accent et du tour, c’est au fond chez celui qui les a écrits un sentiment de mélancolie saine, de mâle soumission aux plus rudes devoirs de la vie morale et à la volonté de Dieu. Sans doute, jusque dans l’expression de l’amour, la langue que parle Michel-Ange est, — sauf quelques rares concessions à la rhétorique de l’époque, — aussi inflexible, aussi farouche, on dirait presque aussi terrible que le style accoutumé du peintre de la Sixtine ou du sculpteur des Tombeaux des Médicis, et pourtant sous cette indépendance énergique jusqu’à la violence, fière à ce qu’il semble jusqu’aux emportemens de l’orgueil, se révèlent, en même temps que la foi docile d’un cœur chrétien, le désintéressement et la raison d’une intelligence disciplinée par la philosophie.

La vie tout entière de Michel-Ange confirmerait au besoin les impressions que nous laissent l’éloquence souveraine des œuvres qui l’ont remplie et l’élévation des pensées qui en ont occupé la fin. Il suffit de parcourir dans l’exact résumé qu’en a donné M. de Montaiglon les détails de cette vie si foncièrement simple malgré l’éclat dont elle est environnée, si invariablement maîtresse d’elle-même malgré les agitations extérieures ; il suffit de voir ce que fut Michel-Ange dans ses rapports avec sa famille aussi bien qu’avec les papes ou les princes qui l’employaient, pour reconnaître que jamais homme ne sut allier plus de droiture et de dignité dans le caractère à plus de puissance dans l’imagination. Nulle part moins que chez lui le désir de se ménager des protecteurs ou de recruter des partisans ne dégénéra en lâche complaisance, comme jamais non plus, quoi qu’on en ait dit, la confiance de Michel-Ange en lui-même ne l’empêcha de rendre justice aux mérites des efforts tentés avant lui.

Un des témoignages les plus significatifs de cet esprit d’équité est la lettre que, à l’époque où il venait d’être chargé des travaux de reconstruction de Saint-Pierre de Rome, Michel-Ange écrivait à son neveu, Leonardo Buonarotti, à Florence, pour lui enjoindre de faire prendre et de lui envoyer les mesures de la coupole de Sainte-Marie-des-Fleurs, « car, ajoutait-il, on peut s’écarter d’un pareil modèle, mais on ne peut faire mieux. » J’ignore si le savant architecte à qui la tâche était échue de nous parler dans le nouveau volume des édifices bâtis par Michel-Ange, j’ignore si M. Garnier s’est souvenu de cette lettre. Toujours résulte-t-il du fait que si, comme le pense M. Garnier, « Michel-Ange ignorait la langue de l’architecture, » ce n’était pas, on en conviendra, qu’il n’eût essayé de l’apprendre en bon lieu. On peut croire après tout qu’il l’avait apprise, sauf à la parler ensuite à sa manière. Lors même qu’il faudrait admettre avec M. Garnier que « la courbe donnée à la coupole de Saint-Pierre n’est pas de Michel-Ange, » Michel-Ange ne serait pour cela ni justement déchu de ses privilèges, ni dépossédé de ses droits. En concevant l’idée première d’un aussi admirable couronnement et en indiquant les moyens de le construire, il aurait encore assez bien fait ses preuves pour mériter la place que le consentement universel et une tradition séculaire lui ont attribuée parmi les grands architectes.

Quelque considérable que soit en elle-même l’autorité qui lui appartient, M. Garnier nous semble donc avoir poussé bien loin la sévérité en déclarant absolument usurpée, ou peu s’en faut, la renommée de Michel-Ange dans le domaine de l’architecture. En tout cas, n’eùt-il pas mieux servi la cause qu’il entendait soutenir s’il se fût appliqué à confirmer par des témoignages plus précis la légitimité de ses accusations? Que l’architecte du nouvel Opéra de Paris, — tout en confessant d’ailleurs certains emprunts qu’il n’a pas dédaigné de faire à l’architecte du Capitole, — reproche à celui-ci d’avoir manqué de « charme et de finesse » dans l’étude des détails, qu’il l’accuse d’avoir «amené l’architecture à une période de décadence, » il n’y a rien là qui ne fasse honneur aux exigences de son propre goût, rien à quoi l’on ne puisse à la rigueur souscrire; mais il devient au moins difficile de croire M. Garnier sur parole quand il va jusqu’à dire que « Michel-Ange ne sait pas la grammaire, » — il dit à un autre moment « l’orthographe, » — et qu’il « a fait de l’architecture sans paraître se douter que c’était un art. »

L’indépendance des opinions et l’entière franchise du langage ont sans doute leur prix en matière d’esthétique comme ailleurs. Toutefois il ne suffit pas toujours pour convaincre les gens de leur dire résolument qu’ils se trompent; il ne suffit pas d’être hardi pour être persuasif; il faut encore appuyer sur des démonstrations les vérités qu’on veut faire prévaloir, et, — surtout quand on s’attaque à une gloire aussi unanimement respectée, — préciser ses griefs autrement que par quelques lestes paroles de blâme ou par des vivacités de style qui ne sauraient équivaloir à des raisons. A quoi bon insister? Les regrets que peut à certains égards inspirer le travail de M. Garnier, lui-même, avant de déposer la plume, ne les a-t-il pas éprouvés? Ne semble-t-il pas qu’il ait senti le danger ou tout au moins l’inopportunité de ses efforts pour démentir la tradition reçue? « Il est vraiment maladroit, dit-il en terminant, de chercher les taches du soleil, au lieu de se laisser tout bonnement éclairer et réchauffer par lui... Laissons-nous donc entraîner par le génie de Michel-Ange, laissons subsister la légende qui le représente comme le maître des trois grands arts. » Soit, mais alors n’eût-il pas été plus sage de commencer par cet acte de résignation et de s’accommoder tout d’abord d’une « légende » dont on devait arriver en dernière analyse à reconnaître ainsi la convenance et les bienfaits?

Quelle que soit au surplus dans l’ensemble des travaux de Michel-Ange l’importance relative des œuvres qu’il a produites comme architecte et même comme peintre, celles qui sont sorties de son ciseau suffiraient de reste pour caractériser son génie et pour en révéler la prodigieuse vigueur. Non-seulement Michel-Ange est le plus grand sculpteur des temps modernes, mais à le considérer en dehors des comparaisons avec autrui, dans ses aptitudes essentielles et dans ses coutumes dominantes, on peut dire qu’il est avant tout un sculpteur. Dans un livre dédié à Michel-Ange, une part principale revenait donc naturellement aux œuvres sculptées par lui et aux souvenirs qu’elles perpétuent. Or, puisque M,. Guillaume s’était chargé de cette partie du livre, on devait prévoir qu’il apporterait dans l’accomplissement d’une pareille tâche les habitudes élevées et la rare netteté de son esprit aussi sûrement que son expérience technique.

On sait en effet que l’éminent statuaire est aussi, pour tout ce qui tient à la théorie de l’art, un des penseurs les plus solides et les plus érudits de notre temps. Les articles si substantiels qu’il a fournis depuis treize ans au Dictionnaire de l’Académie des Beaux-Arts et, dont la plupart constituent de véritables traités, — quelques dissertations isolées, parmi lesquelles un excellent travail publié en 1866 sous ce titre : Idée générale d’un enseignement élémentaire des beaux-arts, — plusieurs autres écrits encore montrent assez la portée de cet esprit profondément philosophique jusque dans les plus arides questions de terminologie ou de métier. A plus forte raison, là où il s’agissait non plus de spéculations abstraites sur les conditions ou les procédés de l’art, mais d’observations formelles sur le génie et les travaux d’un grand artiste, M. Guillaume était en mesure de prononcer des jugemens sans appel. Aussi la critique ne saurait-elle guère où se prendre pour relever dans les pages qu’il vient de nous donner une proposition contestable ou seulement une explication incomplète. A peine se croirait-on autorisé à noter çà et là quelque apparence d’uniformité dans l’éloge ; à peine pourrait-on quelque peu s’étonner de voir parfois le judicieux écrivain accorder, au moins dans les termes, la même part d’admiration aux chefs-d’œuvre absolus du maître et à ceux de ses ouvrages qui ne laisseraient pas de permettre des réserves; mais à côté de ces craintes peut-être exagérées, d’irrévérence, à côté, si l’on veut, de cet excès de respect qui ne serait tout au plus qu’un péché bien véniel, que de témoignages sans équivoque d’une doctrine fondée à la fois sur la pratique personnelle et sur l’étude assidue des principes théoriques de l’art, de ses ressorts secrets, de sa raison d’être et de sa fin !

Aux yeux de bien des gens, la, sculpture telle que l’a traitée Michel-Ange et malgré l’éclat des succès obtenus, cette sculpture grandiose, mais suivant eux grandiose à outrance, ce style vaillant jusqu’à l’extrême impétuosité, impliquent un démenti aux idées d’ordre et de calme que le ciseau a la fonction expresse et le devoir impérieux de traduire. De là cette admiration exclusive qu’on se croit obligé de professer pour les monumens quels qu’ils soient de la statuaire antique, et, sous prétexte de bon goût, cette intolérance traditionnelle pour tout ce qui n’est pas grec ou romain; de là, en réalité, un préjugé aussi contraire aux sentimens que doit inspirer l’art antique lui-même qu’à la saine intelligence des intentions conçues ou des beautés découvertes par Michel-Ange. Si les marbres anciens n’avaient dû et ne devaient être pour les sculpteurs modernes que des exemples tout matériels, « qu’un répertoire de contours, » suivant l’expression de M. Guillaume, si l’art n’avait d’autre objet que de reproduire avec une fidélité imperturbable des formes irrévocablement définies, nul doute qu’il ne fallût reprocher au sculpteur du Pensieroso et du Moïse de s’être, quant à la manière extérieure, singulièrement affranchi des obligations imposées; mais si, au lieu de résulter uniquement de la sérénité des dehors, au lieu de consister tout entière dans-une sorte de perfection muette, « l’excellence plastique des œuvres des anciens vient d’un sens caché dont les formes ne sont que le voile, » M. Guillaume a raison de louer Michel-Ange d’avoir mieux que personne réussi à pénétrer ce sens intime en appropriant à son tour les apparences dont il entendait revêtir sa pensée aux croyances, aux mœurs, aux besoins particuliers de son temps.

Dira-t-on qu’en renouvelant ainsi la sculpture dans le pays de Donatello et de Ghiberti, Michel-Ange n’arrivait en fait à opérer qu’une révolution stérile, puisqu’elle dépendait strictement de ses forces et de sa volonté personnelles, puisque le progrès ne pouvait en dehors de lui s’accomplir, ni après lui se continuer? Sans doute l’événement a prouvé que l’apparition de ce génie extraordinaire ne devait, en éveillant partout l’esprit d’imitation, qu’entraîner pour un temps le règne de la convention et du pédantisme ; mais de ce que les élèves ou les successeurs de Michel-Ange n’ont su être qu’emphatiques là où il avait été éloquent, qu’artisans là où il s’était montré si ouvertement artiste, s’ensuit-il que leurs torts puissent lui être équitablement imputés? Autant vaudrait s’en prendre à Racine de toutes les médiocres tragédies taillées, à partir de la fin du règne de Louis XIV, sur le patron de Britannicus ou d’Andromaque, ou rendre Léonard de Vinci responsable du style affecté et des fausses grâces qui, après avoir affadi l’art lombard au XVIe siècle, l’ont ruiné dans le siècle suivant.

Non, comme Léonard, comme Corrège, pour ne parler que des Italiens, comme Raphaël lui-même, malgré l’influence bienfaisante qu’il a plus qu’aucun autre exercée, Michel-Ange doit être étudié en face, dans les œuvres directement issues de son imagination et de sa main, et non dans les contrefaçons qu’en ont données tant de fâcheux copistes. Ainsi envisagé, au point de vue de ses conceptions propres et de sa poétique personnelle, il cesse d’être le répréhensible précurseur de la décadence pour demeurer l’apôtre le plus fortement convaincu, le représentant le plus énergique de l’idéal nouveau, de cet idéal en quelque sorte militant, qui, contrairement à la tranquille majesté de l’art antique, a pour moyen d’expression l’effort passionné, et pour objet l’image des luttes, des douleurs, de toutes les émotions de la vie.

Par là s’explique le caractère complexe des chefs-d’œuvre de Michel-Ange et le sentiment de sympathie qu’inspire, à notre époque surtout, celui qui nous les a légués. « Les premiers modèles du Tombeau de Jules II, les Sépultures des Médicis, sont des monumens politiques, philosophiques et religieux, » dit très bien M. Guillaume, mais il ajoute avec plus d’à-propos encore : « Plusieurs générations se sont reconnues dans Michel-Ange, aujourd’hui on se plaît à voir en lui ce que nous appelons l’homme moderne… La vérité est qu’au milieu de toutes les agitations de la vie du grand artiste nous voyons paraître sa conscience, nous avons le spectacle d’un homme, et d’un homme supérieur, abreuvé d’amertumes... On avait toujours admiré en lui la fierté, la grandeur indomptable du talent et du caractère ; maintenant un autre sentiment s’ajoute à l’admiration : nous aimons dans Michel-Ange un génie souffrant. »

Grâce au beau travail de M. Guillaume et à plusieurs des études qui l’accompagnent, l’hommage rendu en France à la mémoire du maître immortel est le plus digne d’un aussi grand sujet, le plus sérieux dans le fond et dans les formes, qu’aient jamais obtenu cette mémoire tant de fois célébrée pourtant, ces œuvres si souvent décrites. Ajoutons que ces instructives considérations esthétiques ou littéraires ont un précieux complément dans les nombreuses estampes qui reproduisent, en regard du texte, des statues, des peintures, des dessins, conservés dans les édifices religieux ou dans les diverses galeries de l’Europe, comme les très consciencieux relevés faits par M. Duplessis et par M. Louis Gonse de tout ce qui a été gravé d’après Michel-Ange ou publié sur lui achèvent de nous fournir tous les renseignemens désirables. Ce volume, consacré à l’Œuvre et à la Vie de Michel-Ange, tient donc pleinement ce que promettait le titre. Il était depuis longtemps déjà bien glorieux pour nous de posséder au musée du Louvre deux des plus admirables marbres qu’ait laissés le sculpteur du Moïse, ces pathétiques Esclaves destinés primitivement, comme le Moïse lui-même, au Tombeau de Jules II. Aujourd’hui, toute proportion gardée, c’est un honneur aussi pour notre pays d’avoir vu se produire le meilleur livre que l’on ait écrit sur Michel-Ange et de se trouver ainsi, par ce temps de petites idées et de petites œuvres, directement associé aux plus grands souvenirs qui puissent être évoqués de l’art ei du génie humain.

Henri Delaborde.
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Le directeur-gérant, C. Buloz.