Chronique de la quinzaine - 14 mars 1906

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Chronique n° 1774
14 mars 1906


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 mars.


La chute du ministère Bouvier a été une surprise : personne ne s’attendait, le 7 mars, lorsque la séance de la Chambre s’est ouverte, à ce qu’elle eût ce dénouement. On savait bien que le ministère n’était pas solide. Son autorité était depuis quelque temps très ébranlée par des causes diverses dont la principale est qu’à louvoyer, comme il le faisait, entre tous les partis, il avait fini par n’inspirer confiance à aucun. Sa chute n’en est pas moins regrettable ; elle s’est produite mal à propos. Il était facile de prévoir que, dans les circonstances présentes, le ministère Rouvier ne pouvait pas être remplacé avec avantage, et c’est ce que l’événement n’a pas tardé à montrer. Nous avons aujourd’hui un cabinet Sarrien, avec M. Clemenceau à l’Intérieur et M. Briand à l’Instruction publique et aux Cultes. L’attribution du portefeuille de l’Intérieur à M. Clemenceau à la veille des élections est tout un programme : elle donne sa signification au nouveau gouvernement. Il y a beaucoup d’hommes de mérite ou de talent dans le cabinet. Il y a M. Poincaré aux Finances, et M. Barthou aux Travaux publics. M. Etienne reste à la Guerre et M. Thomson à la Marine ; on a bien fait de les y laisser ; il faut toucher le moins souvent possible à la Marine et à la Guerre, et MM. Thomson et Étienne y montrent de l’intelligence et de la bonne volonté. Mais comment des hommes si divers, si différens, si opposés, et dont quelques-uns tiennent sans doute à leurs idées d’autrefois, pourront-ils marcher d’accord ? Il suffit, à la vérité, qu’ils en donnent l’illusion pendant deux mois : après les élections on verra. Certaines questions exigent, toutefois une solution prompte, celle des inventaires par exemple. Qu’en fera le ministère ? Mais c’est l’histoire de demain et nous n’avons à raconter que celle d’hier. Au moment où nous écrivons, le nouveau cabinet n’est même pas encore définitivement formé : il n’est pas sorti des limbes. Revenons donc en arrière, à la séance du 7 mars.

On venait d’apprendre que, dans une petite commune du Nord, à Boeschepe, un homme avait été tué dans une église où l’administration procédait à un inventaire. La Chambre a ressenti l’espèce de saisissement qu’on éprouve toujours lorsqu’on se trouve en présence d’un cadavre, et dès l’ouverture de la séance on a eu l’impression qu’elle risquait de mal finir. Rien ne peut donner une idée de ce qu’elle a eu de désordonné et de décousu ! Jamais encore l’anarchie morale n’avait été poussée aussi loin. Un grand nombre d’orateurs ont pris la parole, ceux-ci dans un sens, ceux-là dans un autre : la Chambre a ordonné également l’affichage de leurs discours. Le mot d’éclectisme s’appliquerait mal à cet étrange relâchement d’esprit : le lecteur lui donnera une qualification plus exacte. Il y a cependant, si on cherche bien, une sorte de fil conducteur à travers la pensée désordonnée de la Chambre. Tous les discours dont elle a ordonné l’affichage contiennent un passage qui, sans justifier toujours la loi de séparation, lui reconnaît pourtant quelques qualités. Ni M. l’abbé Lemire, ni M. Ribot, ne la considèrent comme une simple loi de persécution. Sans doute ses principaux auteurs ou inspirateurs n’ont pas eu des desseins bienveillans à l’égard de l’Église ; ils sont le plus souvent les adversaires des idées et des sentimens religieux et ils espèrent bien en voir disparaître les dernières traces dans une humanité future et prochaine ; mais ils ne sont pas allés jusqu’au bout de leur désir dans la confection de la loi. Ils n’y sont pas allés parce qu’ils ne l’ont pas pu. La majorité de la Chambre, si elle a eu le tort de se laisser entraîner au vote de cette loi, n’était pas sans appréhensions, ni même sans craintes sérieuses sur les suites qui en résulteraient. Livrée à elle-même, elle ne l’aurait certainement pas votée.

M. Combes avait présenté la séparation : la Chambre lui a fait comprendre qu’il devait disparaître. C’était pour elle un moyen de reprendre une partie de sa liberté dans la discussion qui allait s’ouvrir et qui a été longue, sérieuse, approfondie. On sait que, grâce à l’intervention de M. Ribot et à l’espèce de collaboration qui s’est établie entre lui et M. Briand, la loi a été considérablement transformée. C’est ce qui a permis à M. Briand de la glorifier, et à M. Ribot lui-même de plaider en sa faveur les circonstances atténuantes. M. l’abbé Lemire, qui est un esprit sincère et une âme tendre, s’est inspiré des mêmes sentimens que M. Ribot. Quant à M. Dubief, ministre de l’Intérieur, il s’est naturellement inspiré de ceux de M. Briand. La partie commune de tous ces discours était une opinion favorable à la loi, ou indulgente pour elle. Il n’en a pas fallu davantage pour les faire afficher tous à la fois, tant la Chambre, à la veille des élections, éprouvait le besoin de faire certifier au pays par les voix les plus diverses qu’elle n’avait pas fait œuvre sectaire. Voyez, disait-elle aux électeurs, arrêtez-vous le long des murs où ils sont affichés et lisez les discours du 7 mars ; ce ne n’est pas seulement MM. Briand et Dubief, mais encore M. Ribot, le plus illustre des progressistes, et M. Lemire, un membre de l’église, un abbé, qui se portent garans pour nous !

Cette première partie de la séance a eu quelque chose d’un peu académique : la seconde, plus courte, a été plus vive, plus directe, plus décidée, plus décisive. Dans la première, M. Rouvier avait gardé le silence : il a bien fallu qu’il parlât dans la seconde. Il a déclaré qu’il appliquerait la loi avec fermeté, mais avec tact et modération. Avec tact, avec modération, qu’est-ce que cela veut dire ? Cela signifie-t-il qu’on continuera comme auparavant ? Mais le parvis de plusieurs églises a déjà été souillé de sang et un homme a été tué. Est-ce que le gouvernement n’a aucune responsabilité dans ces faits ? Est-ce qu’il pouvait se borner à demander à la Chambre de compter sur lui ? Est-ce que ses succès antérieurs justifiaient cette confiance ? A toutes ces questions qui se posaient dans les esprits, M. Ribot avait répondu d’avance. Il avait montré les hésitations, les tergiversations, les contradictions du gouvernement. Celui-ci, paraît-il, subitement éclairé par une lueur de bon sens, avait résolu d’abord de suspendre l’exécution des inventaires dans les paroisses où il rencontrerait des résistances ; mais ensuite, effrayé par les remontrances supérieures de l’extrême-gauche, — et notamment de M. Clemenceau, — il avait changé d’avis. Les inventaires allaient donc continuer partout, sans rémission ni délai, et la Chambre n’avait d’autre garantie pour l’avenir que le « tact » du gouvernement qu’elle avait pu apprécier dans le passé. Était-ce suffisant ? M. Ribot ne l’a pas pensé. Il avait attribué d’ailleurs une partie des difficultés avec lesquelles on était aux prises à l’affectation du gouvernement de n’avoir aucun rapport, aucun contact avec les chefs de la hiérarchie catholique, comme si ces rapports devaient être nécessairement compromettans et ce contact humiliant. Cette réserve du gouvernement n’était-elle pas une absurdité, une inconvenance et une source de dangers ? Entre honnêtes gens, on se quitte avec d’autres formes. Demain, nous ne connaîtrons plus l’Église, c’est entendu : elle n’en existera pas moins et, à supposer qu’elle doive la perdre un jour, elle ne perdra pas tout d’un coup son influence sur une partie de l’opinion. Elle peut beaucoup pour faire de l’apaisement en France, ou pour y déchaîner la guerre : il est donc d’une sage politique de ne pas se séparer d’elle sans quelques ménagemens. Le gouvernement n’y en a mis aucun. Cette attitude lui a sans doute fait beaucoup d’honneur auprès de sa clientèle radicale, mais elle lui a causé ailleurs beaucoup plus d’embarras et de difficultés qu’on ne l’imagine. M. Ribot a conseillé de la modifier : il aurait vu des avantages à ce qu’on ne repoussât pas en principe toute conversation avec les chefs de l’Église catholique. C’est là-dessus que les radicaux attendaient le gouvernement. M. Massé lui a posé une question directe : A-t-il ou n’a-t-il pas, est-il d’avis d’avoir ou de ne pas avoir avec les évêques les rapports dont a parlé M. Ribot ? Il fallait répondre. M. Rouvier a répondu qu’il n’avait et n’aurait aucun rapport avec les représentans de l’Église. On a fait retomber sur M. Ribot la responsabilité d’avoir renversé le ministère : n’est-ce pas plutôt le ministère qui s’est renversé lui-même ? Si M. Rouvier s’est imaginé qu’en répondant comme il l’a fait à M. Massé, il se concilierait le vote des radicaux, son erreur a été grande et surtout elle a été courte. — Bien ! a déclaré M. Massé ; votre réponse nous donne pleine satisfaction, mais nous n’en voterons pas moins contre vous ; et comme le centre se trouve engagé d’honneur à faire de même, le tour est joué, le ministère est renversé. — Il l’a été effectivement par une majorité de 33 voix.

En tombant, et nous devons lui en être reconnaissans, il nous a laissé le règlement d’administration publique pour l’application de la loi de séparation. Ce règlement n’a pas encore paru au Journal officiel, mais il est fini et plusieurs journaux l’ont publié. Le nouveau ministère pourrait sans doute demander au Conseil d’État d’y introduire quelques modifications ; nous ne croyons pas qu’il le fasse ; ce serait aller contre l’opinion et susciter bénévolement un surcroit de difficultés. Tel qu’il est, ce document, si impatiemment attendu et si longtemps différé, donne satisfaction aux principales revendications des catholiques et des libéraux. Il ne pouvait pas améliorer beaucoup la loi, mais il aurait pu l’aggraver et il ne l’a pas fait. Il laisse les choses en l’état. Nous avions craint pendant quelques jours qu’il n’en fût autrement. Le gouvernement, sans qu’on ait bien su pourquoi, avait chargé une commission nommée par lui de préparer un avant-projet qui serait ensuite soumis au Conseil d’État. La Commission elle-même a peu travaillé : la besogne principale a été faite dans le cabinet de M. le ministre des Cultes. L’avant-projet qui est sorti de cette officine ne verra probablement jamais le jour, et c’est dommage « pour la beauté du fait ! » comme dit Alceste.

La loi y était rendue plus rigoureuse dans plusieurs de ses dispositions principales. L’avant-projet disait ce qu’elle avait omis de dire ; il interdisait, par exemple, la fusion de plusieurs associations cultuelles en une seule, et les obligeait à ne pas sortir du cadre des anciennes circonscriptions paroissiales : c’était rendre impossible leur formation et leur fonctionnement dans les paroisses les plus petites et les plus pauvres. On voit la conséquence : dans ces paroisses, l’impossibilité de créer des associations cultuelles aurait empêché la dévolution à celles-ci des biens de la fabrique ; l’État s’en serait emparé ; l’accusation qu’on lui adressait à propos des inventaires de viser à la confiscation des biens se serait trouvée justifiée. Il est vrai que l’autorisation de fusionner aurait pu être accordée aux associations, mais il aurait fallu un acte administratif, c’est-à-dire arbitraire : les autorisations auraient été accordées ou refusées suivant la fantaisie du jour. Le Conseil d’État a supprimé tous ces obstacles. Il permet aux établissemens actuels existant dans des paroisses « limitrophes » de transférer leurs biens à une seule et même association. Il admet même que les biens des établissemens supprimés puissent être attribués, non seulement à des associations, mais à des unions d’associations légalement constituées. Pour ce qui est des associations elles-mêmes, la loi les soumet à des restrictions qui sont déjà très étroites. L’avant-projet de règlement allait beaucoup plus loin. Il décidait ce que contiendraient et ce que ne contiendraient pas leurs statuts, qui aurait ou qui n’aurait pas le droit d’y entrer, quelle y serait la proportion des laïques et des ecclésiastiques, quelle partie des recettes pourrait ou ne pourrait pas être versée à d’autres associations ou à des unions d’associations. Le Conseil d’État a fait justice de ces énormités. « Les associations cultuelles, a-t-il dit, se constituent, s’organisent et fonctionnent librement sous les seules restrictions résultant de la loi du 9 décembre 1905. » C’est tout, et cela suffit. L’avant-projet obligeait les associations à remettre à l’autorité publique la liste de tous leurs membres, quel qu’en fût le nombre : le règlement les oblige seulement à donner les noms de 7, de 15 ou de 25 membres de manière à prouver qu’elles comprennent le minimum fixé par la loi suivant la population des communes. Enfin le règlement, tout en disant que les recettes seront exclusivement affectées aux besoins du culte, écarte toute équivoque puisqu’il résulte de son texte que les ressources d’une association pourront être versées à d’autres, ou servir à payer des cotisations à des unions sans que ces versemens soient limités à un chiffre quelconque. Il n’est fait exception que pour les recettes affectées à un objet spécial. On ne saurait contester que toutes ces dispositions ne soient libérales. Voici le trait final : l’avant-projet, poussant à l’extrême limite la manie de réglementation et d’inspection qui est dans nos habitudes administratives, décidait qu’il serait fait par les agens de l’État et de la commune un inventaire annuel des biens de l’association. Étrange aberration ! L’expérience qu’on vient de faire des inventaires devait encourager, n’est-ce pas, à les recommencer tous les ans ? Le Conseil d’État ne l’a pas cru. Il y aura bien un inventaire annuel ; l’article 21 de la loi le rend obligatoire ; mais ce sera une opération intérieure de l’association, l’autorité publique n’y interviendra pas. Ce sont là des améliorations incontestables. Le Conseil d’État ne les a pas faites sans résistance. Il y a eu dans son sein des discussions et des batailles comme dans une assemblée politique, et nous ne savons pas quel en aurait été le dénouement si le gouvernement n’avait pas jugea propos d’y intervenir discrètement. Il a engagé, nous allions dire poussé le Conseil d’État dans la bonne voie. Il a voulu faire œuvre d’apaisement. Il a préparé à son successeur un héritage plus léger à supporter.

Au milieu de tous ces incidens agités, troublés, violens, de ces séances tumultueuses, de cette crise inopinée, un événement d’un autre caractère se prépare : on y trouvera sans doute le calme, la modération, l’élévation de pensées et, qu’on nous permette de l’espérer, la charité qui manquent ailleurs. Il s’agit de la prochaine réunion des évêques de France. Pour la première fois depuis le Concordat, et même depuis plus longtemps, une réunion de ce genre aura lieu. C’est donc une expérience toute nouvelle qui va être faite, et elle éveille, même en dehors des catholiques, un intérêt extrêmement vif. Depuis la suppression du Concordat, le Pape a donné une première preuve de son indépendance reconquise en nommant à lui seul des évêques et des archevêques. Nous espérons qu’à l’avenir il enfermera lui-même l’exercice de son pouvoir dans certaines règles ; mais, cette fois, le nombre des prélats à nommer et l’urgence qu’il y avait à le faire ne lui permettaient pas de procéder autrement. Quoi qu’il en soit, c’est là un grand fait. Nous allons bientôt en voir un autre non moins important dans la réunion de nos évêques : il témoignera une fois de plus et sous une autre forme de la liberté de nos prélats. Ils ne s’inspireront que des intérêts de l’Église ; ils n’ont plus à tenir compte de ceux de l’Etat que dans la mesure où le font tous les bons citoyens. Comment n’être pas frappé de deux manifestations aussi éclatantes ? Elles montrent l’Église aujourd’hui maîtresse d’elle-même, maîtresse de ses destinées, et quelque regrettable que reste à nos yeux sa séparation d’avec l’État, il faut bien convenir que le régime nouveau ne va pas pour elle sans compensations. C’est ce que M. Ribot a essayé de lui faire entendre, en s’adressant plus particulièrement à la droite de la Chambre, dans la péroraison de son éloquent discours du 7 mars. Nous nous associons de tout cœur au vœu qu’il a émis que les catholiques, conseillés par leurs chefs hiérarchiques, nous ne disons pas acceptent la loi de séparation, — le mot ne serait pas exact, — mais s’y résignent, et en fassent loyalement l’essai. Quelque mauvaise qu’elle soit dans son principe, elle ne l’est pas dans tous ses détails, ni dans toutes ses conséquences, et, puisqu’on ne saurait d’ailleurs la changer en ce moment, il y a lieu de voir ce qu’on peut tirer de son application. Soyons francs, toutes les difficultés de ces dernières semaines, les désordres provoqués par les inventaires, les ardeurs dont les esprits ont été échauffés, viennent uniquement de ce que les uns veulent faire l’épreuve de la loi et que les autres ne le veulent pas. C’est le secret de ces agitations : il ne faut pas le chercher dans les inventaires, « une misère ! » comme a dit M. Ribot. Le moment est venu de faire cesser les incertitudes. Ni le Pape par un acte de sa souveraineté morale, ni les évêques par un acte collectif résultant de leurs délibérations n’ont encore usé à cet égard de l’autorité qui leur appartient. Nous avons compris et admis leur réserve jusqu’au moment où le règlement d’administration publique serait connu ; mais ce moment est venu. Il est vrai que le document n’est pas encore publié officiellement cœur no varietur, et on en a profité, peut-être à tort, pour ajourner de quelques semaines la réunion des évêques ; mais dans quelques semaines, — et le plus tôt sera le mieux, — il faudra parler, il faudra agir. Dans quel sens ? Notre opinion a été déjà exprimée ici : nous ne commettrons pas l’inconvenance de lui donner aujourd’hui la forme d’un conseil, n’ayant aucune qualité pour cela. Toutefois, si nous ne donnons pas un conseil, on nous permettra de former un vœu.

L’assemblée des évêques aura à s’occuper d’un grand nombre de questions : mais il y en a une qui domine toutes les autres, celle de savoir s’il y a lieu de faire ou de ne pas faire les associations cultuelles. Cette question, qui est pour nous très simple, ne semble nullement résolue dans les esprits : on entend beaucoup dire que les catholiques sont divisées sur la réponse à y faire, et que ces divisions existent parmi les pasteurs, comme parmi les fidèles. Les associations cultuelles étant le pivot même sur lequel roule l’exécution de la loi, la question qui se pose à leur sujet est précisément celle qui nous préoccupe : faut-il, ou ne faut-il pas se soumettre à la loi ? En s’abstenant de faire des associations cultuelles, les catholiques ne prendraient pas posture de révolte matérielle, comme quelques-uns l’ont fait à propos des inventaires ; mais, quoique passive, leur résistance serait cette fois bien autrement sérieuse et efficace. L’autorité publique est toujours certaine de vaincre, quand elle le voudra, l’opposition aux inventaires ; elle n’a au contraire aucun moyen d’obliger les catholiques à former des associations ; ils sont parfaitement libres de ne pas en former, et s’ils n’en forment pas, toute la loi s’écroule. Par malheur, elle s’écroule sur les catholiques eux-mêmes, et les premiers intérêts lésés sont ceux de l’Eglise. Nous reconnaissons que l’État sera dans un grand embarras, mais l’Église sera privée des biens dont il lui reconnaissait la propriété ou dont il avait l’intention de lui abandonner l’usage. La dévolution des biens ne peut effectivement être faite par les fabriques qu’aux associations cultuelles : s’il n’y a pas d’associations cultuelles, il ne peut pas y avoir non plus de dévolution, et l’État est obligé par la loi d’affecter les biens des fabriques à des œuvres de charité. De même pour les églises et provisoirement pour les presbytères. L’État ne peut les remettre qu’aux associations cultuelles : elles sont le seul organe de l’Église qu’il reconnaisse encore. Il y a plus : les associations cultuelles sont le seul organe légal, — le seul, nous le répétons, — que la loi autorise en vue de pourvoir à l’exercice du culte. Si on veut en créer d’autres, qu’on pourra croire meilleurs dans des conditions et sous des formes différentes, l’autorité publique interviendra pour les détruire : en d’autres termes, toutes les autres associations qui auraient ce même objet, l’exercice du culte, seront dissoutes. Le dilemme est donc très simple : ou des associations cultuelles, ou l’anarchie. Les associations auront les avantages que nous avons énumérés : elles seront en quelque sorte la main prenante de l’Église, où l’État mettra ses dernières libéralités et où les fidèles déposeront leurs offrandes. Quant à l’anarchie, c’est-à-dire à l’absence de toute, organisation légale, elle aura pour conséquence première, la spoliation, spoliation involontaire mais obligatoire de la part de l’État qui l’opérera contraint et forcé, et pour l’Église l’impossibilité de vivre.

Les évêques de France voudront-ils s’exposer à ces conséquences, ou plutôt y exposer l’Église dont ils ont la charge ? S’ils le font, sont-ils sûrs d’être suivis par les fidèles ? S’ils sont suivis par les fidèles, pasteurs et troupeau sont-ils sûrs de ne pas regretter un jour ou l’autre l’aventure où ils se seront engagés ? Bon gré, mal gré, ces questions s’imposent à eux ; et tous ceux qui ont le souci, d’une part de la paix publique, de l’autre des intérêts des consciences, en considérant, il est vrai, ces intérêts avec les seules lumières de la raison humaine, attendent avec anxiété les réponses qu’ils vont y faire.


La Chambre, le 7 mars, a paru oublier complètement la situation extérieure. Aurait-elle renversé M. Rouvier si elle avait jeté les yeux un peu au-delà des frontières, et si son regard s’était étendu jusqu’à Algésiras ? Nous sommes malheureusement coutumiers de ces distractions en France, et elles nous font peu d’honneur. Notre excuse, si nous en avons une, est que la continuité de notre politique étrangère dépend beaucoup moins souvent qu’on ne le croit de la durée de nos ministères. Les ministères changent et la politique reste la même. Il faudrait, pour qu’il en fût autrement, que le ministre des Affaires étrangères fût renversé personnellement, après un débat où sa politique aurait rencontré l’opposition de la Chambre ; mais c’est ce qui n’arrive presque jamais, et c’est ce qui est arrivé le 7 mars moins que jamais. Tout le monde approuvait l’altitude ferme et conciliante de M. Rouvier à Algésiras : aussi la chute du ministre n’a-t-elle pas empêché sa politique de continuer de produire ses effets.

La quinzaine qui vient de s’écouler a été fertile en incidens extérieurs, et nous regrettons que l’encombrement de nos affaires intérieures ne nous permette pas de leur donner ici, non pas toute l’attention, mais toute la place qu’ils méritent. La conférence d’Algésiras s’est trouvée, le 3 mars, à un de ces tournans qui, suivant le choix qu’on y fait d’une route ou d’une autre, déterminent pour longtemps la direction des affaires. Il s’agissait de savoir, comme le demandait le plénipotentiaire italien, si les deux questions de la Banque et de la police seraient étudiés conjointement, — la première, qui était plus mûre, en séance plénière, la seconde, qui avait besoin de plus de préparation, en comité, — ou si on n’aborderait celle-ci qu’après avoir épuisé celle-là. Nous étions pour la première méthode et l’Allemagne pour la seconde, c’est ce qui faisait l’intérêt du vote : n’oublions pas qu’il n’y en avait encore pas eu jusque-là. Les puissances se sont distribuées de la manière suivante : l’Italie, l’Angleterre, la Russie, la France, les Etats-Unis, l’Espagne, le Portugal, la Belgique, la Hollande se sont prononcés pour l’étude conjointe des deux questions ; l’Allemagne, le Maroc et l’Autriche contre. La Suède s’est abstenue. Nous ne voulons pas exagérer l’importance de ce vote : on ne saurait dire pourtant qu’il n’en ait pas eu, ni que sa signification ait été dénuée de clarté. Sans doute aucune question n’était posée au fond ; mais il n’était pas indifférent de savoir si la discussion de la Banque et celle de la police seraient ou ne seraient pas liées, car nous ne voulions pas faire sur l’une des concessions qui auraient une apparence définitive, avant de savoir si on nous en ferait sur l’autre. C’est d’ailleurs sur les questions les moins importantes que les préférences déterminées par les sympathies ont le plus libre jeu.

Nous nous demandions quel effet produirait en Allemagne le vote du 3 mars. La presse a manifesté de la mauvaise humeur, d’abord contre l’Italie, puis contre la Russie qui, en séance de comité, a soutenu énergiquement l’organisation de la police au moyen d’officiers et de sous-officiers exclusivement français et espagnols : mais les sentimens de la presse ne pénètrent pas toujours dans ce qu’un ministre français a appelé autrefois « la région des gouvernemens. » Le gouvernement impérial qui se flatte, souvent avec raison, de faire de la politique objective, a montré beaucoup de bon sens et de sang-froid. Il a compris qu’après nous avoir entraînés fort loin dans la voie des concessions, le moment était venu d’y faire lui-même quelques pas. Il le pouvait, assurément, sans compromettre aucun intérêt allemand et le vote de la Conférence semblait bien l’y inviter. A persévérer dans l’intransigeance où il était resté jusqu’alors, il risquait de demander à ses amis un effort trop considérable. Il l’a senti. Aussi a-t-on remarqué bientôt un changement dans le ton de M. de Tattenbach : d’autre-part, M. de Radowitz prenait plus souvent la parole, et il ne l’a jamais fait sans laisser la porte entr’ouverte à la conciliation. Pour la première fois, M. de Radowitz trouvait les propositions de la France tout à fait dignes d’être prises en sérieuse considération. Il n’allait pas jusqu’à les accepter intégralement ; mais enfin le progrès était réel, l’entente devenait possible.

Sur la question de la Banque, on a transigé presque sur tous les points qui avaient été réservés, par exemple sur les conditions dans lesquelles nous abandonnerions le droit de préférence qui, lors du dernier emprunt, avait été reconnu à nos banquiers pour les emprunts futurs. Nous demandions que, dans la constitution du capital social, on nous accordât quatre parts en plus de celle qui était attribuée à chaque nation. M. de Radowitz a finalement consenti à nous en accorder deux, et M. Révoil a déclaré tout de suite que, par esprit de conciliation, il consentirait à son tour une réduction sur nos premières demandes : il voudrait toutefois ne renoncer qu’à une part. La question de la Banque, quelque importante qu’elle soit, a un caractère trop technique pour que nous en exposions ici les détails : il n’en est pas de même de celle de la police. On connaît notre thèse, qui est aussi celle de l’Espagne, et que M. de Bacheracht, le second plénipotentiaire russe, s’est appropriée. Nous ne demandons pas un mandat européen, et il faut dissiper sur ce point les confusions que la presse entretient quelquefois. C’est le Sultan qui, dans la plénitude de sa souveraineté, reste chargé de la police ; mais, l’expérience ayant surabondamment prouvé qu’il était incapable de la faire à lui seul, l’opinion a été unanime à reconnaître qu’il convenait de mettre à sa disposition quelques élémens étrangers, c’est-à-dire des officiers et des sous-officiers européens. Lesquels et dans quel nombre ? Le second plénipotentiaire russe a merveilleusement expliqué que la France et l’Espagne seules, à cause de leur proximité du Maroc, étaient en mesure de fournir rapidement au Sultan des instructeurs musulmans, et M. Révoil a ajouté que 16 officiers et 32 sous-officiers, répartis entre huit ports de mer, suffiraient à la tâche. On ne pouvait plus nous soupçonner de vouloir conquérir le Maroc avec de pareilles forces. La délégation allemande paraissait fort peu disposée au début à se rallier à ces propositions : cependant elle l’a fait en principe et cette concession doit, en bonne justice, lui être comptée comme très sérieuse. Mais elle a demandé qu’il fût fait également état d’une proposition autrichienne qui, dans sa pensée, pouvait s’adapter à la nôtre sans en fausser l’économie. Est-ce tout à fait exact ? La proposition autrichienne consiste en ceci : la police serait organisée dans sept ports de mer au moyen d’officiers français et espagnols, mais dans le huitième, celui de Casablanca, elle le serait par un officier supérieur en grade qui aurait le titre d’inspecteur général et qui remplirait effectivement les fonctions qui y correspondent. Cet officier serait suisse, ou hollandais : il appartiendrait, en tout cas, à une petite puissance neutre. Nous n’avons aucune objection à faire contre la création d’un inspecteur général de la police ; mais pourquoi distraire un port de mer du droit commun marocain, pour en faire sa résidence et son champ personnel d’opération ? Croit-on le grandir par là et lui donner plus d’autorité ? En réalité cet inspecteur, qui inspectera tous les autres et qui ne sera inspecté par personne, n’échappera pas à la critique s’il est lui-même organisateur de police ; il sera vulnérable par là ; et s’il est vrai que les officiers français et espagnols ont, dans les affaires musulmanes, une compétence qui n’appartient pas aux autres, il est douteux qu’un Suisse ou qu’un Hollandais fasse mieux qu’eux. Cette observation s’applique à toute organisation analogue qu’on pourrait proposer, quand même elle ne dépendrait plus de l’inspecteur général, si elle était confiée à des officiers non français ou non espagnols. Sir Arthur Nicholson, le premier plénipotentiaire anglais, a combattu, non pas le principe, mais certains détails du projet autrichien, avec beaucoup de force, et M. de Radowitz a proposé de renvoyer le tout au comité de rédaction, afin de rechercher par où les vues de la France et celles de l’Autriche pourraient se concilier. On en est là : l’accord n’est pas encore fait.

C’est avec une grande satisfaction que nous constatons le changement heureux qui s’est produit dans ce qu’on appelle l’atmosphère de la Conférence. Rien n’est fini ; tout peut encore s’embrouiller et se gâter ; le succès final demeure incertain ; mais il est devenu infiniment probable, et c’est beaucoup quand on songe aux impressions pessimistes de ces derniers jours. Nous avons lu à maintes reprises dans les journaux allemands que, par des procédés qui nous paraissaient étrangement mystérieux, le gouvernement impérial n’avait d’autre but que de rétablir avec nous des rapports de confiance mutuelle et d’amitié. Il y a encore quelque chose à faire pour atteindre ce résultat. Quoi qu’il en soit, nous désirons vivre en bonne intelligence avec l’Allemagne et nous avons donné des preuves si nombreuses de la sincérité de nos dispositions qu’il nous est difficile d’y ajouter grand’chose. Certainement, l’Allemagne est encore en reste avec nous. Mais nous apprécions ses premières concessions. Elles sont précieuses en elles-mêmes ; elles le sont encore davantage s’il nous est permis d’y voir un gage pour l’avenir.


FRANCIS CHARMES.


Le Directeur-Gérant,

F. BRUNETIERE.