Chronique de la quinzaine - 14 novembre 1876

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Chronique no 1070
14 novembre 1876


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 novembre 1876.

La crise qui depuis si longtemps trouble l’orient de l’Europe et menace l’occident va-t-elle décidément s’apaiser sous la toute-puissante influence de la diplomatie ? La trêve qui vient d’être conquise, qui suspend les hostilités dans les provinces de l’empire turc, est-elle le prélude et le gage d’une solution définitive, tout au moins suffisante pour prévenir de plus vastes conflits ? Quelles sont les dispositions ou les préoccupations des gouvememens eux-mêmes, au moment où ils vont entrer dans une délibération commune pour essayer de sauvegarder la paix occidentale par le rétablissement de la paix orientale ? Voilà les questions qui se pressent aujourd’hui, qui gardent assurément leur gravité, même à la lumière de toutes ces manifestations récentes : le discours de lord Beaconsfield au banquet du lord-maire, l’allocution de l’empereur Alexandre II à Moscou, la déclaration de M. le duc Decazes, les discussions du parlement autrichien !

Un armistice sur la frontière de la Serbie et du Monténégro, la réunion prochaine d’une conférence européenne à Constantinople, c’est la situation du moment. C’est le résultat préliminaire auquel on est arrivé ; il a été péniblement conquis, il faut l’avouer, et si l’on veut avoir le spectacle aussi curieux que peu édifiant des difficultés, des lenteurs, des complications intimes, des contradictions à travers lesquelles marchent les affaires humaines, même quand elles sont conduites par d’habiles gens, on n’a qu’à pénétrer à demi dans le secret de cet enfantement laborieux d’une médiation. C’est une étrange histoire que lord Derby vient de retracer avec sa froide précision, à partir du jour où, faute d’avoir assez fait pour empêcher la guerre d’éclater et de compliquer les insurrections, on a voulu essayer de rétablir la paix. — Première tentative. La Serbie, battue dès son entrée en campagne, se sentant sérieusement menacée, se tourne vers les puissances, vers l’Angleterre particulièrement, pour obtenir la médiation de l’Europe et une trêve. Voilà le point de départ de cette phase nouvelle ! L’Angleterre se met aussitôt à l’œuvre pour faire accepter un armistice à Constantinople. La Turquie, toujours accoutumée à prendre son temps, ne se hâte pas ; elle répond d’abord par des moyens évasifs, par des conditions inacceptables, déclinant l’armistice régulier sans se refuser toutefois à une suspension tacite d’hostilités. Ce n’est point l’affaire de l’Angleterre, qui reparaît bientôt à Constantinople avec des propositions plus précises, appuyées par toutes les puissances. Ce sont ces propositions qui sont restées par le fait le programme de l’Europe dans tout cet imbroglio. Qu’arrive-t-il cependant ? Au moment où l’Angleterre agit ainsi, amenant la Turquie à prolonger de quelques jours la suspension tacite d’hostilités dans l’intérêt de la négociation engagée, à ce moment la scène change, ou du moins la question se complique. La Serbie, sans attendre le résultat de la médiation qu’elle a elle-même provoquée, « sans consulter personne, » court de nouveau aux armes, et à son tour la Russie, sous prétexte que la Turquie n’a point encore souscrit au programme anglais devenu le programme européen, la Russie intervient avec une combinaison toute nouvelle ; elle agit à Vienne par la mission Soumarokof, à Londres par le comte Schouvalof : elle propose une occupation de la Bosnie par l’Autriche, une occupation de la Bulgarie par les troupes russes, pendant que les flottes des puissances entreront dans le Bosphore.

Ici évidemment se dessine déjà une double action, un antagonisme intime. L’Angleterre, en poursuivant la conclusion d’un armistice de six semaines au moins, l’acceptation par la Turquie des propositions européennes qui devront être soumises à une conférence, l’Angleterre veut encore le maintien des traités, l’intégrité de l’empire ottoman ; ce que propose la Russie est une violation des traités et ressemble à un premier pas vers le démembrement de la Turquie. Le cabinet de Londres ne peut s’y méprendre, il se maintient sur son terrain, prêt à déjouer le danger par une nouvelle tentative plus énergique. En même temps qu’il sermonne vertement la Serbie pour son coup de tête et qu’il décline la proposition russe, il redouble d’efforts à Constantinople pour enlever l’acceptation de l’armistice et des propositions adoptées par l’Europe ; il va jusqu’à menacer la Porte de rappeler son ambassadeur, de l’abandonner, si elle ne se hâte pas de souscrire au seul moyen de couper court à des complications croissantes. Cette fois la Turquie paraît s’exécuter ; elle dépasse même ce qu’on lui demande, elle offre un armistice de six mois. Nouveau coup de théâtre ! L’Angleterre, qui n’a parlé de six semaines que comme d’un minimum, ne voit naturellement aucun inconvénient à la trêve de six mois ; elle se tient pour satisfaite. L’Autriche et la France pensent comme le cabinet de Londres. L’Italie hésite à se prononcer. L’Allemagne consultée, répond au fond que cela lui est bien égal, que six mois seraient parfaitement acceptables à la condition de plaire à la Russie ; mais la Russie, de son côté, ne veut plus de cet armistice de six mois. Elle s’attache aux six semaines primitivement proposées, et aussitôt elle prend une attitude de plus en plus impérieuse. Elle renvoie à Constantinople son ambassadeur, le général Ignatief, comme le mandataire de ses dernières volontés ; elle semble décidée à marcher quand même, dût-elle rester seule. Alors l’Angleterre s’efface brusquement, elle laisse la Russie en face de la Turquie, sans dissimuler toutefois qu’elle s’abstient afin « de ne s’engager à rien qui puisse entraver sa liberté d’action à l’avenir, si les droits et les intérêts du pays venaient à être affectés… » Ainsi propositions et contre-propositions, marches et contre-marches, diversions incessantes, conflits d’influences et de politiques, — l’imbroglio se déroule jusqu’à ce que, la situation de la Serbie s’aggravant par de nouveaux désastres, et la pression de la Russie se manifestant par une sommation plus impérative venue de Livadia, la Turquie, cessant toute résistance, se soumette à la condition des six semaines I Une fois l’armistice accepté, l’Angleterre reparaît pour proposer immédiatement une conférence qui doit être acceptée partout, puisque le cabinet de Londres a pu annoncer qu’elle va se réunir à Constantinople, et puisqu’il a déjà désigné le marquis de Salisbury pour aller, comme ambassadeur extraordinaire, coopérer avec sir Henry Elliot à cette grave délibération de l’Europe.

Que résulte-t-il de tout cet enchaînement de péripéties intimes et d’incidens obscurs auxquels a été suspendue plus d’une fois la paix du monde ? Évidemment, soit dit avec tout le respect que méritent les têtes chenues de la diplomatie, on a passé bien du temps à embrouiller ce qu’on aurait dû s’étudier au contraire à simplifier. Voilà les hommes d’état de six grandes puissances qui ont eu à déployer bien de l’activité et bien de l’habileté pour multiplier ou laisser multiplier les complications qu’ils ont aujourd’hui à dénouer dans une conférence ! Elle va donc se réunir à Constantinople, cette conférence nouvelle ; elle se composera, à ce qu’il semble, des représentans ordinaires des puissances auprès du sultan, et d’ambassadeurs extraordinaires envoyés pour la circonstance. Toutes les politiques vont se trouver en présence dans une même délibération, et ce qu’il y a de mieux à souhaiter pour une assemblée de plénipotentiaires du monde civilisé, c’est qu’elle réussisse à épargner à l’Europe de nouveaux déchiremens, de nouvelles effusions de sang, à tranquilliser aussi l’humanité en préservant des populations, des provinces entières de l’excès des oppressions violentes. En réalité, la conférence a deux choses assez distinctes à faire : elle a d’abord à rétablir la paix entre la Turquie d’une part, la Serbie et le Monténégro de l’autre, et ce n’est pas là sans doute la partie la plus épineuse de sa tâche. La Turquie, précisément parce qu’elle a été victorieuse, n’a point de prétentions d’orgueil à élever. Dans sa position, elle n’a point de conquêtes à espérer ni une suprématie à revendiquer. Elle pourrait plutôt se montrer modérée et se prêter à des concessions qui deviendraient peut-être pour elle des gages de sécurité. D’ailleurs l’existence de la Serbie, telle qu’elle était avant la guerre, n’est pas mise en doute ; c’est déjà un point admis dans les négociations préliminaires, et des conditions qui seront fixées, sanctionnées par toutes les puissances, ne peuvent rencontrer une résistance sérieuse de la part du gouvernement turc, elles s’imposeront d’elles-mêmes.

La difficulté, la vraie difficulté pour la conférence de Constantinople commencera le jour où l’on en viendra aux conditions d’existence et aux garanties qu’on veut assurer à la Bosnie, à l’Herzégovine, à la Bulgarie ; elle sera dans la définition, dans l’application pratique de cette « autonomie » qui a été invoquée comme un principe de négociation, que la Russie interprète sans doute d’une manière assez large, sur laquelle l’Autriche a déjà demandé des éclaircissemens, et que lord Derby a tenu à préciser en quelques mots : «… un système d’institutions locales qui donneraient aux populations quelque droit de contrôler leurs propres affaires domestiques et des garanties contre toute espèce d’autorité arbitraire. » La première condition, si on veut éviter de s’égarer, est d’avoir un point de départ dans la négociation qui va s’engager, et ce point de départ ne peut être que dans les traités. M. Disraeli, qui garde son esprit sous son nom nouveau de lord Beaconsfield, disait récemment avec une ironique assurance : « Cela m’amuse quelquefois d’entendre parler du grand traité de Paris comme d’un traité négocié il y a vingt ans, et comme tel ayant droit au respect, mais ne pouvant être considéré comme un instrument régulateur de la conduite des gouvernemens. .. Ce traité a été révisé, il est vrai ; il a été révisé et refait dans des circonstances qui donnent à cette révision un caractère solennel, et ce traité établit comme la meilleure garantie de la paix de l’Europe le maintien de l’intégrité et de l’indépendance de l’empire ottoman. Voilà qui est le premier objet poursuivi par nous !.. » Le traité de Paris reste donc toujours pour l’Angleterre le vrai et unique point de départ, et avec le traité de Paris la Porte est nécessairement associée aux délibérations dont elle est l’objet, puisqu’elle a été admise dans le concert des grandes puissances ; les combinaisons qui peuvent être adoptées doivent, au moins jusqu’à un certain point, être subordonnées au principe de l’intégrité de l’empire.

Que la Turquie, dans sa situation délabrée, menacée et toujours menaçante, donne le droit d’imposer des conditions, d’exiger des garanties, d’assurer l’efficacité des mesures qui doivent être adoptées dans l’intérêt des populations orientales et de la paix, ce n’est point douteux. C’est un droit exceptionnel qui résulte d’une situation exceptionnelle, qu’il s’agit de concilier avec un autre droit, avec un principe reconnu, lui aussi, comme une garantie invariable de l’équilibre universel. C’est une question de mesure, de bonne volonté, et sans sortir de la limite des transactions internationales qui règlent les rapports de l’Orient et de l’Occident, en se rattachant au contraire à ces transactions, la conférence qui va se réunir peut trouver des précédens, des exemples dans tout ce que l’Europe a pu faire depuis vingt ans pour la Syrie, pour le Liban, pour la Crète, pour la Serbie elle-même. C’est une tradition qu’elle n’a qu’à continuer. Quand on parle de l’intégrité et de l’indépendance de la Turquie, on sait bien ce que cela veut dire. On sait bien qu’il ne s’agit ni de protéger des barbaries et les banqueroutes turques, ni de se refuser aux améliorations possibles. Le mot a été dit : maintenir ce qui existe en l’améliorant !

La paix est le grand but qu’on poursuit sans nul doute. C’est l’œuvre de cette conférence qu’on est convenu de réunir, qui a la mission de tout remettre en ordre. Ce qui est certain cependant, c’est qu’on semble travailler à la paix et se préparer à la conférence sans se faire des illusions démesurées, sans se dissimuler les périls de la situation, sans déguiser même les antagonismes toujours prêts à éclater dans cette redoutable affaire. Chacun dit sa pensée, lord Beaconsfield au banquet du lord-maire, l’empereur Alexandre à Moscou. On dirait un dialogue où les préoccupations et les défis percent sous mille protestations d’amitié ! Lord Beaconsfield se donne libre carrière, il n’est pas d’une pruderie diplomatique exagérée. Il ne ménage même pas l’ironie à la dernière sommation russe, à cet ultimatum, — « un bien vilain mot, » — dont il a beaucoup entendu parler, et qui lui a fait tout juste l’effet, dans le cas présent, « d’une citation en justice pour le paiement d’une dette dont la somme entière aurait été déjà déposée au greffe du tribunal. » Au fond M. Disraeli ne veut pas qu’on l’ignore, il saisit l’occasion de relever le drapeau britannique, d’accentuer avec autant d’insistance que de fierté la politique traditionnelle de l’Angleterre : maintien de l’indépendance et de l’intégrité territoriale de l’empire ottoman ! L’Angleterre a les yeux ouverts et elle veille. Il y a quelques jours, lord Derby écrivait : « J’ai cru utile d’avertir l’ambassadeur de Russie que, si vif que puisse être le sentiment d’indignation populaire en Angleterre contre les cruautés turques, ce sentiment ne tarderait pas à être remplacé par un autre tout différent, si le peuple anglais venait à croire que Constantinople est menacé… » M. Disraeli, de son côté, poursuit la démonstration. Assurément il est plein d’espoir dans les bonnes dispositions de l’Europe, il espère la paix. « La paix est plus particulièrement une politique anglaise. » L’Angleterre n’est point une puissance agressive, elle ne convoite pas des villes et des provinces. Elle ne demande pas mieux que de jouir de sa sécurité au sein de son florissant empire ; « mais enfin, — il n’hésite pas à le déclarer, il faut qu’on le sache, — bien que la politique de l’Angleterre soit la paix, il n’est pas de pays aussi bien préparé pour la guerre que le nôtre… Si elle commence la lutte pour une cause juste ses ressources seront inépuisables ; l’Angleterre n’est pas un pays qui, en entrant en campagne, a besoin de se demander s’il sera en état de faire une seconde ou une troisième campagne. Elle entre en campagne avec la résolution de ne déposer les armes qu’après que justice aura été rendue… »

Voilà qui est clair, voilà qui prépare la prochaine conférence au nom de l’Angleterre, et à son tour le tsar, en recevant les représentans de la noblesse et le conseil municipal de Moscou, ne dit pas moins clairement ce qu’il entend. L’empereur Alexandre est toujours certainement le prince le plus pacifique ; il a horreur des « inutiles tueries » dont la Serbie et le Monténégro sont le théâtre. Il ne demande pas mieux que d’épargner, jusqu’à la dernière limite, le sang russe, d’obtenir par les voies pacifiques l’amélioration « positive » de la situation des chrétiens en Orient. Son vœu le plus ardent est qu’un résultat favorable sorte du travail de la conférence qui va s’ouvrir ; mais enfin si « l’accord commun » ne s’établit pas, si ce vœu pacifique ne se réalise point, si on ne peut obtenir les (t garanties » qu’on a le droit d’exiger de la Porte, — alors l’empereur Alexandre, — il le déclare tout haut, — a « le ferme dessein de procéder de sa seule initiative, » et lui aussi il fera appel à la Russie tout entière, à son dévoûment pour la cause slave et pour le tsar. Voilà qui est encore clair ! L’Angleterre ne cache pas qu’à tout événement elle veille sur l’intégrité de l’Orient, la Russie ne laisse pas ignorer que, si elle ne reçoit pas toute satisfaction, elle procédera toute seule. En désirant la paix, en la croyant nécessaire à tous les intérêts moraux et matériels de l’Europe, en réunissant une conférence, on échange des défis et des menaces, des doutes ironiques et des prévisions sinistres.

Entre toutes ces paroles de guerre, la déclaration que M. le duc Decazes a portée récemment devant la chambre a du moins le mérite de parler sincèrement et sérieusement de paix, d’être l’expression de la seule politique à laquelle la France puisse se rallier aujourd’hui. Elle ne reste certes point, en puissance égoïste, étrangère ou indifférente aux anxiétés du continent, aux solutions qui se débattent. Avec l’Angleterre, elle désire le maintien de l’intégrité de l’empire ottoman ; avec la Russie, elle souhaite, — c’est une tradition pour elle, — une amélioration réelle dans la situation malheureuse des populations de l’Orient. Elle ne peut plus pour le moinent poursuivre ce double but que par la paix et dans la paix. C’est son instinct comme son intérêt, et ceux qui cherchent des calculs dans ce goût profondément pacifique font en vérité des frais inutiles d’imagination. Décidée d’avance à ne point se mêler à toutes ces complications, ou du moins à n’y intervenir que par une action modératrice, elle reste sans effort spectatrice tranquille, sans cesser, bien entendu, de garder le sentiment de sa position dans le monde, de sa force, de son rôle éventuel, et c’est là précisément ce qui peut donner plus d’autorité aux conseils qu’on peut lui demander, qu’au besoin elle n’a point à craindre d’offrir.

Les discussions qui viennent de se rouvrir dans les chambres françaises à Versailles n’ont point assurément l’intérêt général et supérieur des grands débats européens. Elles ont leur gravité cependant, puisqu’au fond, dans ces mille péripéties parlementaires, il s’agit toujours de la sécurité intérieure, de la direction des majorités et du gouvernement, du crédit des institutions, c’est-à-dire de tout ce qui peut faire la force de la France dans les conflits du monde. On aura beau faire, rien ne sera décidé, rien ne suivra une marche régulière, assurée, tant qu’il n’y aura pas une majorité de raison, de bon sens, de courageuse modération, se rencontrant avec le gouvernement lui-même sur un terrain solide et défini. Ce terrain existerait, il est offert par la constitution ; la majorité, quelle que soit la prétention de ceux qui se croient assez habiles pour la diriger, pour la discipliner, n’est qu’une grande incohérence où tout se confond, et l’alliance de cette majorité avec le ministère n’est qu’une fiction prolongée par des concessions quelquefois compromettantes. L’autre jour, à propos d’un débat aussi déplacé que violent, engagé à l’improviste sur le budget des affaires étrangères, M. Gambetta, qui aurait pu prendre pour lui une partie de son observation, s’écriait avec raison : « Voilà où aboutissent les questions mal conduites ! » Eh ! certainement les questions mal conduites aboutissent aux conflits de parole oiseux et irritans, aux votes irréfléchis, aux propositions dangereuses ou inutiles. C’est malheureusement le résumé invariable de nos affaires parlementaires. Sans doute il y a par intervalle des discussions sérieuses, instructives, et tout récemment encore le sénat avait, au sujet de l’administration de l’armée, une de ces discussions où M. le duc d’Audiffret-Pasquier a prononcé un discours substantiel et plein de feu. C’est l’esprit réformateur dans son vrai sens. Eh bien ! nous le demandons aux hommes sincères et réfléchis qui désirent la durée des institutions établies en France : comment la république a-t-elle le plus de chances de s’accréditer ? Est-ce par des discussions comme celle du sénat, par des discours comme celui de M. le duc d’Audiffret-Pasquier ? Est-ce par cette série de motions confuses, de votes tout au moins légers, de réformes incohérentes et contestées qui se succèdent dans la chambre des députés ?

À peine a-t-elle été réunie il y a quelques jours, la chambre des députés, comme si elle voulait rentrer aussitôt dans cette carrière hasardeuse qu’elle s’était ouverte, la chambre a commencé par cette proposition mal venue sur la cessation des poursuites au sujet des faits relatifs à la commune. S’il ne s’agissait que d’une affaire d’humanité, ce serait bien simple, personne ne trouverait rien à dire. M. le président de la république lui-même a écrit, il y a quelque temps, une lettre pour donner toute satisfaction à l’humanité, et le gouvernement n’est point sans doute soupçonné de vouloir s’acharner systématiquement, après cinq ans, à une action judiciaire qui s’éteint d’elle-même par degrés. Donner à une mesure de ce genre le caractère et l’importance d’un acte législatif, ce n’est pas seulement suspendre le cours des lois, c’est raviver sans cesse une question qu’on croyait résolue, c’est avoir l’air de donner une satisfaction aux partisans de la commune, c’est enfin prolonger une agitation toujours périlleuse autour de ce mot d’amnistie. C’est tout simplement entretenir le désordre des esprits, et ceux qui croient en finir avec les revendications des partis extrêmes par une démonstration de clémence ne s’aperçoivent pas qu’ils ne désarment personne, qu’ils ne finissent rien. On le leur a dit déjà : maintenant à quand la proposition nouvelle sur l’amnistie ? La difficulté la plus grave n’est même pas dans une cessation de poursuites ; elle est dans tout ce qui accompagne cette proposition, dans une série d’atteintes aux lois d’instruction criminelle, au principe des compétences. Ainsi, à côté des coupables qui ont été jugés et condamnés par les conseils de guerre, d’autres qui sont plus coupables encore, mais qui ont réussi à s’échapper, les contumaces auraient pu venir maintenant se faire juger par le jury ! M. le garde des sceaux, avec sa vigueur de raison, son autorité politique et sa puissance de parole, a combattu jusqu’au bout toutes ces entreprises, refusant absolument de les couvrir d’une adhésion tacite du gouvernement, d’un complaisant silence. Ce qu’il y a de plus étrange, c’est qu’on a fait presque un crime à M. Dufaure de ne s’être pas prêté aux fantaisies périlleuses qu’on lui proposait, de n’avoir pas pris lui-même l’initiative de quelque expédient pour sortir de cette mauvaise affaire. Quelle idée a-t-on alors d’un chef de ministère ? M. Dufaure devait-il imiter le démagogue fameux, obligé de suivre partout ses compagnons, sous prétexte qu’il était leur chef ? M. le garde des sceaux s’est abstenu, condamnant la proposition par son silence et par son vote après l’avoir frappée de sa parole, et ceux qui ont cru pouvoir se passer de son concours ont fini par mettre au monde un projet médiocre, atténué, à demi mutilé, — destiné sans doute à disparaître sous un vote du sénat.

Puisque M. Gambetta comprend si bien le danger des questions mal conduites, il aurait dû s’en souvenir ce jour-là, et il aurait dû s’en souvenir hier encore au lieu d’engager la chambre dans une voie sans issue. Il y a une manière de tout compromettre, même l’autorité du parlement, c’est de tout faire hors de propos et avec désordre. La commission du budget, qui est décidément un pouvoir de l’état, présidé par M. Gambetta, veut absolument supprimer des sous-préfectures. Elle se borne pour le moment aux sous-préfectures de Sceaux et de Saint-Denis. C’est bien le moins qu’on puisse accorder au conseil municipal de Paris et à des radicaux comme M. Benjamin Raspail ; mais, a-t-on fort justement fait remarquer, les sous-préfectures font partie de l’organisation administrative du pays, cette organisation est fixée par des lois, et on ne peut pourtant pas bouleverser la législation administrative à propos du budget. Qu’à cela ne tienne, on supprime toujours et on propose une petite loi qu’on renvoie à la commission du budget. Si M. le ministre de l’intérieur et son sous-secrétaire d’état, qui ont combattu raisonnablement la suppression, se prêtaient aujourd’hui à cet expédient, ils ne seraient pas difficiles. Un jour on supprime les aumôniers institués par une loi, un autre jour on supprime des sous-préfectures également instituées par une loi. Avec cela, on crée des difficultés au gouvernement, on prépare d’inévitables conflits avec le sénat, et c’est ce qui s’appelle faire des réformes utiles à la république !

Les peuples qui ont eu des années de paix et de bonheur sont quelquefois pris du goût des expériences et du mouvement. C’est évidemment une expérience intérieure d’une certaine gravité qui commence pour l’Italie par les élections qui viennent de s’accomplir. Lorsqu’il y a huit mois une crise parlementaire favorisait l’avènement au pouvoir de la gauche, représentée par des hommes d’origines et de nuances diverses sous la présidence de M. Depretis, c’était déjà sérieux comme symptôme assurément. L’évolution ministérielle ne pouvait cependant avoir une signification et des conséquences politiques bien accentuées.

La manière dont s’était accompli le changement prouvait la dislocation de l’ancienne majorité, encore plus que l’existence d’une majorité nouvelle assez décidée pour faire vivre un cabinet. Si le ministère Minghetti était tombé pour n’avoir pu rallier tous les élémens de libéralisme modéré qui l’avaient soutenu jusque-là, le ministère Depretis avait à compter avec une chambre où ces élémens restaient toujours assez puissans pour former une opposition sérieuse, peut-être même pour reconquérir le pouvoir à la première occasion. La question de prépondérance entre les partis n’était pas tranchée. Aujourd’hui tout change brusquement par les récentes élections, qui sont un vrai coup de théâtre. Il ne faut pas s’y tromper, c’est un événement au-delà des Alpes, c’est le déplacement complet de toutes les conditions de politique intérieure dans lesquelles l’Italie a vécu depuis quinze ans, depuis qu’elle existe. Jusqu’ici en effet les libéraux modérés ont été presque invariablement au pouvoir, ils dominaient dans les chambres, Le dernier scrutin vient de leur infliger une effroyable défaite. Dans les provinces du Napolitain, sur 144 collèges ils ont une nomination ; en Sicile, ils en ont deux. M. Visconti-Venosta, l’ancien ministre des affaires étrangères, qui a pendant longtemps dirigé si habilement la diplomatie italienne, M. Visconti-Venosta n’a pu se faire élire dans son collège de Tirano, et il vient d’échouer à Milan. M. Lanza n’a pu réussir qu’à un ballottage disputé à Turin. C’est à peine si des hommes considérables, d’anciens ministres comme M. Minghetti, M. Sella, ont trouvé grâce devant les électeurs. Un parti qui a régné pendant quinze ans, qui a conduit les affaires de l’Italie dans les heures les plus difficiles, ce parti va peut-être compter tout au plus 100 représentans dans une chambre où la gauche et les partisans du ministère entrent au nombre de 400 !

Comment expliquer cette révolution de scrutin ? Est-ce un goût de changement qui s’est répandu tout à coup dans le pays ? Est-ce un besoin d’hommes nouveaux, de choses nouvelles ? Est-ce le signe d’impatiences révolutionnaires ou d’un vague désir d’améliorations mal définies ? Il y a du moins une raison sensible, l’éternelle et invariable raison de la défaite des plus grands partis, l’esprit de scission et de division. Les libéraux modérés sont tombés parce qu’ils n’ont pas su rester unis. Ils se sont divisés dans le pouvoir et dans la paix, ils l’expient aujourd’hui d’une manière imprévue par une défaite qui dépasse à coup sûr les espérances et les calculs de leurs adversaires victorieux. Le ministère, bien que comptant sur une majorité, a probablement été le premier surpris de tels succès, et un vieux Piémontais comme M. Depretis ne laissera peut-être pas un jour ou l’autre d’être embarrassé avec une chambre où entre à rangs pressés toute une gauche du midi, où il y a même des républicains qui peuvent avoir une certaine action. Les prodigieuses victoires de scrutin ne sont pas toujours sans danger pour ceux qui les gagnent. Le ministère court le risque d’avoir provoqué des ardeurs, des impatiences et des désirs qu’il ne pourra satisfaire. Qu’il se croie obligé de proposer des réformes économiques, financières ou même politiques, c’est presqu’une nécessité de son existence, et dans une certaine mesure ce sera une œuvre utile ; mais, s’il se mettait à tout remuer, à tout agiter, s’il voulait particulièrement dévier de la ligne de libérale et vigilante prudence suivie par les ministères qui l’ont précédé dans les affaires religieuses, il ne tarderait pas à être en péril avec toute sa majorité ; il rendrait une force nouvelle et des armes à une opposition, peu nombreuse il est vrai, mais puissante par les talens, par l’expérience, par les traditions libérales qu’elle représente.

C’est là ce qu’il y a de critique dans cette situation caractéristique créée par les élections dernières. Si le ministère se voit obligé de résister aux partis ardens, remuans qui entrent dans la chambre sous son pavillon, il est exposé, lui aussi, à voir bientôt se dissoudre sa majorité, et il est rejeté vers une poUtique qui ne peut être sensiblement différente de celle des modérés ; s’il se laisse entraîner et déborder par les méridionaux qui forment aujourd’hui une phalange compacte dans la gauche, s’il veut aller en avant, il peut provoquer des crises fatales pour l’Italie, propres à raviver des antagonismes non-seulement d’opinions, mais de régions, qui deviendraient une cause d’agitations redoutables. M. Depretis et ses collègues sont des serviteurs de la monarchie constitutionnelle, des hommes assez prudens pour ne pas laisser grandir un danger, que l’action modératrice de la royauté suffirait certainement à maîtriser, mais qui ne serait pas moins une cause d’affaiblissement momentané pour l’Italie. De toute façon, c’est une expérience qui s’engage d’une manière un peu brusque, assez imprévue, et qui a sûrement contre elle de n’être pas le résultat d’un mouvement d’opinion bien profond. Le ministère italien a besoin de diriger la manœuvre pour tout le monde.

L’Italie est assurément au-dessus d’une crise d’élections aujourd’hui. Elle a connu, elle a vu tous les contrastes de la fortune, et aujourd’hui encore, au moment où ce parlement nouveau va se réunir dans un palais de Rome, à quelques pas de là, sous les voûtes du Vatican, vient de s’éteindre un homme dont la destinée a été de la combattre et d’assister à sa dernière victoire, — le cardinal Antonelli. C’est un des acteurs du drame d’où est sortie l’Italie nouvelle qui s’en va de la scène du monde. Né d’une humble famille de Sonnino, élevé rapidement aux plus hautes dignités de l’église, promu cardinal jeune encore et simple diacre, ministre de Pie IX après l’exaltation de 1846, au temps de l’amnistie et des réformes, secrétaire d’état après les malheurs de 1848, Antonelli a été depuis près de trente ans le conseiller le plus intime du pape, le représentant le plus actif, le plus en vue de la politique romaine. A côté du vieux pontife qui a vécu assez pour voir toutes les révolutions, pour assister à la chute du pouvoir temporel, qu’il semblait couvrir de sa popularité à l’aurore de son règne, Antonelli reste un des grands personnages contemporains.

Ce serait une illusion de déplacer les rôles, de faire du cardinal l’inspirateur des résolutions du pontife. Tout ce qui s’est fait, c’est Pie IX qui l’a voulu et décidé ; c’est le pape qui a fait les affaires de la papauté depuis trente ans, dans ce règne qui dépasse par sa durée et par les événemens dont il est rempli tous les règnes des papes. Antonelli, dans sa charge de secrétaire d’état, n’a été que l’interprète, influent sans doute, souvent écouté. Ce rôle, il l’a rempli jusqu’au bout avec un mélange de vigueur et de souplesse qui avait fait de lui un diplomate consommé. Il y joignait un certain goût d’élégance mondaine qui lui donnait l’air d’un vieil abbé romain. Le cardinal Antonelli a passé sa vie à défendre la papauté temporelle comme politique, comme diplomate, c’était son rôle et son devoir ; il ne l’a peut-être pas toujours servie avec une prévoyance supérieure. Il y a eu des momens où il n’a pas su voir clair dans les situations, et il y a eu aussi des momens où, par une sorte de [fatalisme, il a fait appel à l’excès des catastrophes pour sauver la cause du pouvoir temporel. « Pour notre compte, disait-il un jour, puisque le triomphe de la révolution est prochain et inévitable, nous devons l’enflammer encore plus, afin que l’incendie devienne assez vaste pour atteindre l’Autriche dans la Vénétie. L’Allemagne alors se réveillera… » Il rêvait une coalition européenne contre l’Italie et contre la France ! Le cardinal Antonelli aurait pu mieux défendre le pape. Condamné à une retraite désespérée, il est mort en serviteur fidèle, mais désormais inutile, du pontife dont il n’a pas pu sauver la royauté terrestre !

ch. de mazade.
M. G. GROEN VAN PRINSTERER.
In Memoriam. — Guillaume Groen van Prinsterer, Notice biographique par M. Cohen Stuart, Dr en théologie. Utrecht, Keminck et fils, 1876.


La Hollande a perdu cette année l’un de ses hommes les plus remarquables, soit comme publiciste, soit comme représentant d’une tendance politico-religieuse qui n’a pas cessé de se faire valoir avec puissance dans ce pays où elle fut jadis et plus d’une fois prépondérante. M. Groen (prononcez Groun) van Prinsterer, mort le 19 mai 1876, à l’âge de soixante-quinze ans, fut une de ces personnalités qui creusent leur sillon dans la génération dont ils font partie, et qu’on ne saurait, sous peine d’injustice, laisser disparaître sans rendre hommage à leurs mérites. Un de ses compatriotes, le docteur Cohen Stuart, a consacré à sa mémoire une notice étendue, en français, et qui dénote un talent rare chez un étranger dans l’art de manier notre langue. A peine pourrait-on relever çà et là quelques traces fugitives de l’idiome national de l’auteur.

Guillaume Groen van Prinsterer naquit le 21 août 1801 à Voorburg, près de La Haye, dans un beau village qui reçut autrefois toute une colonie de réfugiés français. Son père était médecin et prit grand soin de son éducation. Il l’envoya étudier les lettres et le droit à Leyde, où il se lia d’amitié avec plusieurs jeunes gens qui devaient plus tard relever avec lui le drapeau de la vieille Néerlande orangiste et calviniste, Da Costa, Mackay, Elout, et qui reçurent comme lui une vigoureuse impulsion du poète Bilderdyk. Celui-ci, déjà vieux, après plus d’une variation, était venu se fixer à Leyde, où son romantisme poétique et politique exerçait une grande influence sur les étudians. Toutefois le jeune Groen ne se laissa pas entièrement dominer par l’esprit quelque peu excentrique du vieux poète, dont le génie imaginatif n’était pas toujours contenu par la logique et le sens des réalités. Il y eut toujours chez Groen une certaine sobriété, un goût prononcé pour les choses lucides qui l’empêcha de se perdre dans le rêve et lui perm.it de devenir un homme politique.

Docteur ès-lettres et en droit depuis 1823, mais trop faible de santé pour occuper une chaire professorale qui lui était offerte à Leyde, il devint en 1827 secrétaire intime du roi Guillaume Ier, ce souverain dont on n’a bien compris que de nos jours les véritables idées. Guillaume Ier était à la fois absolutiste et libéral, professant ouvertement la plupart des maximes du libéralisme moderne, mais entendant les appliquer lui-même, très jaloux de son pouvoir royal, impatient du contrôle parlementaire. Il y eut bientôt conflit entre les idées du jeune secrétaire et celles de son royal protecteur. Groen n’était ni absolutiste, ni libéral, — n’en déplaise à son habile biographe, qui lui décerne, selon nous, trop facilement cette dernière épithète. Il était calviniste, comme tel antipathique à toute autocratie, mais d’autre part très enclin à penser que l’état idéal est celui qui repose sur les principes de l’Écriture formulés par les confessions calvinistes. Cette divergence de vues n’empêcha pas Guillaume Ier de continuer ses bonnes grâces à son secrétaire. La révolution belge, les tristesses, les angoisses, les agitations dont elle fut la source pour les patriotes néerlandais, ébranlèrent la santé de Groen, qui dut voyager pour se rétablir. A son retour, il fut appelé au poste, créé pour ainsi dire tout exprès pour lui, d’archiviste de la maison royale, et c’est en cette qualité qu’il rendit les plus éminens services à l’historiographie de nos jours. On peut dire sans exagération qu’on lui doit la révélation du rôle, bien plus grand encore qu’on ne le supposait, de l’illustre maison d’Orange aux XVIe et XVIIe siècles. Des historiens tels que Gachard, Prescott, Macaulay, Morley, Quinet, ont puisé à pleines mains dans le trésor de documens et de pièces du plus haut intérêt, qu’il publia sous le titre d’Archives ou Correspondance inédite de la maison d’Orange-Nassau, d’autant plus qu’avec une loyauté scrupuleuse il ne cacha rien et comprit qu’une illustration aussi incontestable ne pouvait sérieusement souffrir des quelques taches disséminées sur une histoire aussi longue, mêlée à tant de luttes épiques. C’est surtout par cette publication importante, qui compte aujourd’hui treize volumes parus, que M. Groen a bien mérité de la science historique.

Sa carrière politique, bien que très honorable, brille d’un éclat plus discuté. Élu député en 1840, lors de la révision de la constitution néerlandaise, il fut réélu en 1849, en 1850 et en 1855. Sa position parlementaire fut celle de leader du parti chrétien-historique ou anti-révolutionnaire, — non pas contre-révolutionnaire, disait-il avec plus de subtilité que de justesse. Il entendait par là qu’il reconnaissait la nécessité de faire droit aux changemens accomplis dans les mœurs et les institutions par la révolution, mais qu’il refusait de pactiser avec ce qui était pour lui le principe même de la révolution, savoir le droit pur et simple de l’homme, indépendamment de toute croyance religieuse. La révolution, disait-il, ne mènera jamais qu’au despotisme ou à l’anarchie, et il est facile de comprendre le parti qu’il sut tirer en faveur de sa thèse de l’établissement du second empire.

Du reste il faut rendre cette justice à Guillaume Groen qu’il fut toujours observateur scrupuleux, quoique inconséquent, de la légalité existante. Toute son activité parlementaire, rehaussée par une éloquence sobre, concise, élégante et acérée, se renferma dans la tâche ingrate de revendiquer à toute occasion les droits de l’orthodoxie nationale contre les usurpations, ou ce qui lui paraissait tel, de l’esprit révolutionnaire. Il eut pour principal antagoniste son ancien condisciple de Leyde, le ministre Thorbecke, qui réussit à faire prédominer dans la constitution et dans la politique intérieure les principes du libéralisme moderne. C’est surtout sur la question de l’instruction primaire que la lutte fut violente et prolongée. Thorbecke voulait l’école publique, religieusement neutre, sans aucun caractère confessionnel; Groen eût voulu l’école chrétienne, et fulminait contre l’école « athée, » enseignant « la morale indépendante. » Il est difficile de ne pas penser qu’à force de vivre avec les grands hommes des siècles passés il ne comprenait plus très bien son époque, et la nécessité sociale de l’instruction donnée par l’état.

Thorbecke l’emporta le plus souvent dans ce duel prolongé, et ce qui prouve le plus contre la valeur politique des idées soutenues par son honorable adversaire, c’est qu’à plusieurs reprises et quand les vicissitudes parlementaires désignaient Groen van Prinsterer comme chef naturel du cabinet qui aurait dû succéder au ministère battu, il reconnut lui-même avec une patriotique modestie qu’il était « impossible. » Il s’effaça donc dans ces occasions pour faire place à des conservateurs qui comptaient bien serrer les freins d’un char marchant trop vite, mais qui ne se souciaient pas de réagir contre les faits accomplis dans le sens quasi théocratique de M. Groen et de ses partisans.

Cependant, et malgré cette stérilité des résultats, il fut toujours une puissance avec laquelle il fallait compter. Très impopulaire dans la « classe gouvernante, » c’est-à-dire dans la classe moyenne, aisée et éclairée, d’un pays où la bourgeoisie protestante et libérale a depuis longtemps la haute main, il avait des partisans influens dans l’aristocratie et nombreux dans le peuple de « derrière les électeurs, » qu’il opposait volontiers aux majorités légales facilement obtenues par ses adversaires. Sa vie privée, simple et même austère, l’emploi généreux qu’il faisait de sa fortune, son désintéressement éprouvé, la vivacité de son patriotisme, une loyauté chevaleresque, rarement démentie, dans ses polémiques même les plus ardentes, à moins que ses vues religieuses ne fussent directement attaquées, — alors il devenait violent, amer, pas toujours équitable, — lui assuraient depuis longtemps l’estime de tous, de ses adversaires comme de ses amis. Puritain du XVIIe siècle égaré dans le nôtre, il faisait aisément l’effet d’un de ces graves pensionnaires, conseillers ou bourgmestres, qu’on voit figurer dans les musées de Hollande avec leur physionomie ferme et hautaine, qui serait descendu de son cadre et se serait habillé à notre mode pour venir nous adresser de fréquentes et sévères remontrances. Sa vie se passa, pourrait-on dire, entre le forum et la solitude ; sans enfans, il eut pour dédommagement l’affection dévouée d’une compagne digne de lui par son intelligence et ses vertus. Les hommages dont il fut l’objet de la part de tous les organes de l’opinion néerlandaise démontrent que de nos jours il n’est pas nécessaire au mérite sérieux de courtiser la popularité pour être apprécié et honoré.


ALBERT REVILLE.


Le directeur-gérant, C. BULOZ.