Chronique de la quinzaine - 30 novembre 1876

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Chronique n° 1071
30 novembre 1876


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




30 novembre 1876.

Au moment où les affaires de l’Europe s’enchevêtrent de plus en plus dans un nœud redoutable qui va être bientôt dénoué ou tranché à Constantinople, les affaires de la France se font à Versailles, et, il faut l’avouer du premier coup sans subterfuge, elles ne se font pas d’une brillante manière.

Non, en toute vérité, ce qui se passe à Versailles ne répond ni aux sentimens les plus profonds du pays, ni aux nécessités patriotiques d’une situation difficile, ni aux intérêts libéraux, ni aux intérêts conservateurs de la France. Ce n’est même plus réellement de la politique, c’est une confusion médiocre, et si l’on n’y prend garde, si on se laisse aller sans réflexion, sans prévoyance à ce courant troublé d’intrigues, de conflits, de vaines agitations parlementaires, on arrivera fatalement, avant qu’il soit longtemps, à rendre tout impossible, à commencer par ce régime nouveau qu’on a la prétention d’inaugurer et de faire vivre. On en pensera et on en dira ce qu’on voudra, voilà malheureusement la moralité de cette session extraordinaire qui se déroule depuis un mois devant le pays étonné, et qui menace en effet d’être fort extraordinaire de toute façon. Certes rien n’était plus facile à éviter, et les circonstances que nous traversons faisaient de la prudence une nécessité de patriotisme. Lorsque les chambres se sont réunies il y a un mois à Versailles, elles avaient un objet précis, déterminé, le vote du budget, du premier budget de la république constitutionnelle. C’était une œuvre toute financière, relativement simple, puisque pour le moment, par la force des choses, les problèmes d’un certain ordre se trouvaient réservés, puisqu’il n’y avait, — c’était entendu, — ni impôts nouveaux à voter, ni taxes à supprimer, et que d’un autre côté les réductions de dépenses ne sont pas aussi aisées qu’on le croit quand on ne veut pas désorganiser les grands services publics. L’œuvre avait en même temps un caractère pressant, puisque la chambre des députés, en reprenant son travail interrompu, devait songer que le sénat, lui aussi, avait à examiner et à voter le budget avant le dernier jour de l’année. Avec un peu d’esprit politique de la part de la commission du budget, avec un peu de décision de la part du gouvernement et une certaine raison dans les partis, on pouvait certainement expédier sans précipitation, comme aussi sans discussions inutiles ou périlleuses, ce qui est après tout la première condition de régularité dans la marche des affaires de l’état, sous la république comme sous la monarchie. Oui, sans doute, c’était fort simple de s’en tenir à ce que les circonstances indiquaient tout naturellement. Il paraît que c’était trop simple, trop modeste, que la république aurait souffert, si l’on s’était borné à rester raisonnablement dans les limites pratiques du budget, et au lieu d’une session d’affaires, nous avons depuis un mois la session de l’imprévu, des incidens, des fantaisies agitatrices et des confusions. Qu’en résulte-t-il ? Des votes d’irréflexion qui ont toute chance de n’être pas sanctionnés par le sénat, des perspectives de conflit entre les deux chambres, des relations de plus en plus difficiles entre tous les pouvoirs, en un mot une situation incohérente, si complètement ébranlée, qu’on ne sait plus ni comment le ministère peut vivre, ni comment on pourrait le remplacer.

Le mal réel et profond de cette situation, c’est que la direction n’est nulle part, c’est que de tous les côtés les instincts, les préjugés ou les passions de parti l’emportent sur la raison, c’est que dans cette majorité qui est censée être la régulatrice de la vie parlementaire, il n’y a ni équilibre, ni cohésion, ni expérience des conditions les plus essentielles d’un régime régulier. La conséquence est tristement claire, elle est écrite dans ces débats et ces incidens de tous les jours : on va au hasard ; à propos du budget on se plaît à tout remuer, à tout confondre, on fait de la politique, de la philosophie, de la polémique religieuse, de l’administration, on ne résiste pas à la tentation de soulever les questions les plus irritantes ou les plus délicates, au risque de placer le gouvernement dans l’embarrassante alternative d’avoir l’air de se séparer de la majorité qui l’appuie ou de paraître infidèle à des intérêts supérieurs qu’il est tenu de défendre. M. le garde des sceaux disait l’autre jour, avec sa vigoureuse raison, aux députés qui l’écoutaient un peu impatiemment : « Vous vivez dans un monde qui est étroit, qui est exclusif, qui vous empêche de connaître le pays. » Rien n’est certes plus vrai : on vit dans une atmosphère factice pleine d’excitations, on amasse artificiellement des orages, et on se réveille bientôt en face des inquiétudes qu’on a semées, devant des complications qu’on a provoquées sans le vouloir ou sans le savoir. C’est l’histoire du moment.

Où était la nécessité de réveiller dès le début d’une session extraordinaire, toute affaire cessante, cette question des poursuites pour des faits relatifs à la commune ? L’inconvénient de cette proposition, vertement combattue par M. le garde des sceaux, était de soulever toute sorte de difficultés très disproportionnées avec l’objet qu’on avait en vue. Si ce n’est qu’une affaire d’humanité, s’il ne s’agit que de mettre fin à des poursuites dirigées contre d’obscurs égarés de cette fatale insurrection, la question est tranchée d’avance. Une lettre solennelle de M. le président de la république a donné toute satisfaction. Depuis dix-huit mois, le nombre des poursuites est à peu près insignifiant, et parmi ceux qui sont tombés sous le coup d’une action judiciaire, pas un seul n’aurait été excepté par la mesure nouvelle pour laquelle on fait tant de bruit. N’importe, la chambre des députés y a tenu, ou du moins elle n’a pas su résister à ceux qui se sont efforcés de l’entraîner dans cette voie, elle n’a pas voulu écouter M. le garde des sceaux. La loi a été votée avec des amendemens qui en réduisent l’importance, il est vrai, mais qui en maintiennent le principe. Cette loi, elle est aujourd’hui devant le sénat, et la meilleure chance qu’elle puisse avoir dans la haute chambre est d’être adoptée avec des atténuations nouvelles proposées par un jurisconsulte distingué du centre gauche, M. Bertauld. La commission sénatoriale, quant à elle, propose de rejeter l’œuvre tout entière. Qu’arrivera-t-il maintenant ? Si la loi est rejetée, on n’aura rien fait. Si elle est adoptée avec l’amendement de M. Bertauld, on n’aura pas fait beaucoup plus, puisque la justice a spontanément cessé de poursuivre ceux qui se trouveraient couverts par la loi nouvelle. Non, on n’aura rien fait dans aucun cas ; mais on aura eu l’air de faire quelque chose, et c’est peut-être tout ce qu’on veut. Seulement, pour ce quelque chose sans caractère sérieux et sans efficacité, on aura réveillé des passions et des espérances parmi ceux qui en sont encore à célébrer les lugubres anniversaires de la commune, on aura paru laisser la porte ouverte à des propositions nouvelles d’amnistie, on aura, en fin de compte, mis le gouvernement dans l’embarras en prétendant le soutenir dans l’intérêt de la république, et voilà le danger de ces questions agitatrices.

C’est là l’erreur d’une partie assez considérable de cette majorité républicaine envoyée à Versailles par les dernières élections. Tous ces nouveaux députés, encore enivrés de leur victoire, sont obsédés de cette idée certainement dangereuse qu’ils sont appelés à tout réformer, qu’ils peuvent toucher à tout, qu’ils sont pour le moins tenus de « faire quelque chose, » et comme après tout beaucoup parmi eux ont assez de modération naturelle pour comprendre le péril d’entreprises trop radicales sur certains points, ils prennent, pour ainsi dire, leur revanche dans les détails, ils tournent la position. Ils portent leur activité un peu fébrile dans le budget. Ils ne voient pas que, même dans le budget, quelle que soit leur puissance, ils sont liés par les lois qui existent, tant que ces lois existent, tant qu’elles n’ont pas été régulièrement modifiées. Lorsqu’ils croient pouvoir supprimer sommairement les aumôniers militaires par la suppression du crédit affecté à leur traitement, ils oublient ou ils feignent d’oublier que ces aumôniers ont été créés par une loi spéciale, qu’ils sont mentionnés et classés dans la loi de réorganisation de l’armée, qu’une suppression arbitraire de crédit ne fait pas disparaître des lois, et que c’est là dans tous les cas un procédé subreptice, presque enfantin, peu digne d’un parlement sérieux. Lorsqu’ils suppriment d’un trait de plume les sous-préfets de Sceaux et de Saint-Denis, ils oublient encore qu’on peut bien se donner le passe-temps de biffer un traitement, mais qu’on ne modifie point par un article de budget l’organisation générale du pays, des circonscriptions administratives, et que c’est là tout simplement ce qu’on peut appeler du gâchis législatif. Ce qu’il y a de plus étrange, c’est qu’une commission parlementaire qui a la prétention d’être presque un pouvoir dans l’état, prenne sur elle de donner l’exemple de ces légèretés, au risque d’exposer l’assemblée qui subit son influence à recevoir d’une autre chambre un désaveu fondé sur le respect des lois. Maintenant c’est sur le budget des cultes qu’on s’exerce depuis plus d’une semaine, au milieu de toutes les péripéties d’une discussion qui ne laisse pas quelquefois d’être assez triste.

Que des théoriciens plus ou moins spécieux ou des déclamateurs vulgaires aient cru pouvoir, à l’occasion du budget, proposer la séparation de l’église et de l’état par la suppression totale de la dotation des cultes, la chambre, telle qu’elle existe, n’est point d’un tempérament à se laisser emporter jusqu’à cette extrémité. C’est là justement une de ces limites d’intérêt supérieur qu’elle n’est point disposée à dépasser. Elle sent bien ce qu’il y aurait de périlleux dans une expérience qui aurait contre elle la puissance des traditions, des mœurs, des habitudes, et par-dessus tout une paix religieuse de trois quarts de siècle maintenue par le concordat. A défaut de ces hardiesses ou de ces excentricités, habilement réfutées par M. Bardoux, énergiquement combattues par M. le garde des sceaux, on ne se refuse pas du moins le plaisir de tailler dans ce malheureux budget des cultes, tantôt au sujet d’une petite augmentation proposée pour le modeste traitement des desservans de campagne, tantôt à propos des bourses des séminaires ou du chapitre de Saint-Denis. La commission mène la campagne, et la chambre suit la commission. Évidemment, si ce n’était qu’un crédit refusé ou diminué par des raisons financières, ce ne serait rien. Au fond, ce qu’il y a de significatif et de grave, c’est l’esprit qui se révèle dans toutes ces discussions, dans ces votes presque invariables qui se succèdent, auxquels M. le ministre des cultes oppose une résistance aussi courageuse qu’inutile. Il faut dire les choses comme elles sont : qu’il s’agisse des aumôniers supprimés il y a quelques mois ou du chapitre de Saint-Denis et des séminaires plus ou moins atteints aujourd’hui, c’est la guerre engagée contre ce qu’on appelle le cléricalisme. Le cléricalisme, on le voit partout désormais, on le poursuit partout indistinctement, et par une sorte de fatalité, cette lutte vient de prendre un caractère plus aigu par cette irritante affaire des enterremens civils, des honneurs funèbres que le gouvernement a cru trancher en proposant une loi nouvelle, qu’il n’a fait peut-être que compliquer en voulant tout concilier. Rien ne faisait certes une nécessité de soulever cette question délicate ; elle a été soulevée à propos du budget de la Légion d’honneur, elle a été le préliminaire compromettant des discussions sur le budget des cultes, et voilà maintenant les deux chambres, le gouvernement, mis en demeure de résoudre la difficulté la plus épineuse, de décider dans quelle mesure les honneurs funèbres prévus par un décret de l’an XII doivent être accordés aux membres de la Légion d’honneur, suivant qu’ils sont enterrés civilement ou religieusement. Ce n’est qu’un incident de plus dans cette lutte engagée à l’occasion du budget, et ce n’est pas le moins sérieux, puisqu’il met en jeu des susceptibilités de toute sorte, sans parler de la liberté de conscience.

Eh ! sans doute, nous ne le méconnaissons pas, il peut y avoir de justes préoccupations provoquées par ces questions toujours graves, souvent redoutables, qui touchent aux fibres les plus intimes du monde moderne. Si la liberté de conscience était sérieusement en péril, elle devrait être sauvegardée, c’est bien certain. Assurément la société civile a le droit de se défendre, de maintenir son autorité souveraine. Le gouvernement n’a pas seulement le droit, il a le devoir de se faire respecter, de résister à tous les empiétemens, et en définitive il est suffisamment armé par les lois pour assurer l’indépendance, les prérogatives, la surveillance de l’état. C’est son rôle et sa mission de tous les jours. Qu’on prenne bien garde cependant de ne rien exagérer. Il ne faudrait pas montrer assez peu de foi dans la société à laquelle nous appartenons pour croire que la liberté de conscience puisse être si facilement compromise. Il ne faudrait pas s’effrayer de fantômes et se hâter de prendre pour un péril réel quelques déclamations, quelques excès de langage, ces polémiques bruyantes et passionnées que M. l’évêque de Gap désavouait récemment avec sagesse. Il ne faudrait pas enfin se livrer à un système de médiocres représailles.

Franchement, parce qu’on ajoutera quelques difficultés au recrutement du clergé en supprimant des bourses dans les séminaires, croit-on qu’on aura bien efficacement sauvegardé la société moderne ? Pense-t-on avoir conquis de grandes sûretés, parce qu’on a supprimé le chapitre de Saint-Denis, et n’est-ce point une véritable puérilité de dire que de vieux prélats n’ont plus à garder la sépulture des rois, puisqu’il n’y a plus de rois ? On veut avec raison empêcher l’invasion de l’esprit ecclésiastique dans la vie civile, dans la politique ; ce n’est point apparemment pour faire soi-même ce qu’on reproche aux autres, pour substituer à l’esprit d’une église l’esprit de secte, d’irréligion ou d’athéisme. Dans cette question même des honneurs funèbres qui se débat aujourd’hui et qu’on a la prétention de régler, il y a certainement un point délicat à saisir. Que l’état ne fasse pas de distinction, qu’il ne s’informe pas des croyance, des opinions d’un homme, rien de mieux : il ne peut sans inconséquence refuser, après la mort, des honneurs qu’il a cru devoir accorder pendant la vie ; mais il ne peut non plus faire dans tous les cas et indistinctement de la puissance publique la complice de manifestations qui pourraient devenir blessantes pour un sentiment public. L’état peut honorer des morts, il ne prend pas part à des démonstrations organisées sur un tombeau, à des protestations contre les croyances traditionnelles de la grande majorité de la France. Tout cela veut dire que certaines choses de la politique sont avant tout une affaire de tact, de mesure, d’appréciation, selon les circonstances, et que la liberté de conscience ne signifie pas la guerre aux idées religieuses. Lorsque les radicaux s’efforcent d’allumer cette guerre en se servant des moindres incidens et poussent tout à l’extrême, ils sont dans leur rôle et dans leurs habitudes ; ils sont accoutumés à tout braver, même le bon sens. Les esprits plus modérés, les politiques de la gauche, ont à réfléchir avant d’aller plus loin dans la voie où ils se laissent à demi entraîner. Ils auraient pu être avertis et retenus par l’apparition d’un étrange allié, par cette intervention du prince Napoléon, qui n’est pas l’épisode le moins curieux de la campagne engagée contre ce qu’on appelle les influences cléricales à propos du budget.

Voilà du moins un personnage sans préjugés, qui ne s’attarde pas avec les vaincus, qui est l’allié des cours et l’allié des radicaux ! Des rangs les plus extrêmes de la république de 1848 il passe sur les marches d’un trône ; il dépouille l’uniforme du prince de l’empire pour redevenir bientôt après le député de la république de 1876. Ce n’est point assurément un esprit vulgaire, bien qu’il soit fort inégal. Il a de la verve, du nerf ; un certain souffle âpre et dur passe dans son langage incorrect. Tel il était dans le sénat impérial, tel il se retrouve à Versailles, césar déclassé aujourd’hui comme hier. Si la fortune a changé pour lui, ses idées, il faut l’avouer, sont restées les mêmes. Il a pris dans les traditions napoléoniennes la spécialité de l’humeur anticléricale, et pour son début d’orateur, de conseiller breveté de la république, il a eu l’habileté d’attendre une occasion où il était sûr de remuer la fibre secrète d’une chambre passionnée. Au fond peut-être n’a-t-il fait son discours que pour arriver à la grande révélation, pour expliquer comment la vraie cause des désastres de 1870 a été dans la protection accordée par le dernier empire au pouvoir temporel du pape, à l’église, à l’esprit clérical. Voilà la grande révélation offerte à la république pour son instruction et pour son salut ! Le prince Napoléon doit savoir sans doute ce qui s’est passé au mois d’août 1870, puisqu’il a été mêlé aux négociations les plus intimes ; seulement il l’arrange à sa manière, il fait de la diplomatie, de la politique et de l’histoire de fantaisie. Ainsi, c’est bien entendu, si la France a été conduite à la ruine en 1870, c’est parce que l’empire protégeait le pape. La guerre du Mexique n’y est pour rien ! Les coupables aberrations de la politique de 1866 ont été absolument étrangères à la catastrophe qui en est la conséquence fatale et l’expiation. L’imprévoyance, l’incurie et la frivolité qui ont présidé à la préparation d’une guerre gigantesque ne sont pour rien dans les défaites attirées sur l’armée française ! Napoléon III lui-même était un grand général tout disposé à gagner des batailles ; il avait son plan, il a merveilleusement disposé sur la frontière les forces qu’il conduisait au combat : que voulez-vous ? C’est le pouvoir temporel qui a tout fait, c’est l’esprit clérical qui a empêché d’avoir des alliances ! L’esprit clérical peut être sans doute un conseiller peu sûr, même dangereux en politique. Cette explication des événemens n’est pas moins une mauvaise plaisanterie, faite tout au plus pour être goûtée par les radicaux, qui ont trouvé que ce prince avait du bon, puisqu’il flattait leurs passions. Le prince Napoléon ne s’est point montré, il est vrai, favorable à la séparation de l’église et de l’état, mais il a été, lui aussi, pour tout ce qui peut faire sentir l’aiguillon au clergé, pour les suppressions ou les restrictions de crédit, pour toute cette guerre poursuivie à l’abri du budget des cultes. Est-ce là sérieusement la politique à laquelle peuvent se rallier les esprits les plus sensés et les plus modérés de la gauche, ceux qui ont la pensée, la prétention fort légitime de faire une république régulière, durable, non une république de perpétuelles réactions et d’agitation ?

Ce n’est point sans doute le prince Napoléon qui peut travailler bien efficacement à relever les affaires de l’empire aujourd’hui. L’intervention d’un prince à l’humeur indépendante, à l’esprit indiscipliné, n’est qu’un incident bizarre, et rien de plus. Ce qui pourrait, bien mieux que les discours du prince Napoléon, préparer des chances nouvelles, désastreuses à l’empire, c’est cette politique d’aventure à laquelle on se laisse aller presque sans le vouloir ou sans en prévoir les conséquences ; c’est ce système d’action décousue qui consiste à tout remuer sans rien faire sérieusement, à inquiéter les esprits tantôt par l’amnistie, tantôt par des querelles religieuses, à multiplier les propositions excentriques ou saugrenues, à livrer les services publics dotés par le budget au hasard de discussions de parti. Voilà le danger !

Est-ce que les esprits réfléchis qui sont dans la chambre ne s’aperçoivent pas qu’avec tout cela on n’accrédite pas des institutions nouvelles, que tous ces procédés, ces turbulences de parlement, ces conflits provoqués entre les deux chambres, ces motions agitatrices, sont autant d’armes dont on se sert contre la république auprès du pays, auprès de cette masse simple et sensée qui n’est point à Versailles, qui vit de son travail et de son industrie ? Est-ce qu’ils ne voient pas que toutes ces questions qu’on soulève à tout propos sont justement une des causes de cette incohérence de majorité où les modérés, les sages, subissent l’influence des exaltés et des brouillons, se laissant emporter avec ceux-ci dans le tourbillon ? C’est pourtant visible. Depuis un mois que la session a commencé, on a passé le temps à créer des difficultés, « comme s’il n’y en avait pas assez, à se quereller, à se diviser, à se décomposer, et à ne retrouver une certaine cohésion que pour infliger des mécomptes, des ennuis à un gouvernement qu’on prétend soutenir. Tout le monde y a passé. Le ministre de la guerre a eu son contingent de déboires avant les vacances. Le ministre de l’intérieur, il y a deux ou trois semaines, n’a pu sauver ses sous-préfectures, qui se trouvent pour le moment dans cette condition singulière d’exister toujours, puisque la loi qui les a créées n’est point abrogée, et d’être privées d’une allocation budgétaire. Depuis huit jours, M. le garde des sceaux est sur la brèche, et, quant à lui, il ne peut rien sauver ; pour le dire en passant, on expose même M. le président du conseil à des scènes pénibles qui devraient lui être épargnées, qui sont plus humiliantes pour la chambre qui les tolère que pour l’homme résolu à remplir son devoir jusqu’au bout. De tout cela quelle est la conclusion fatale ? Elle est malheureusement assez claire : c’est l’affaiblissement des institutions, du gouvernement, de l’autorité parlementaire elle-même. Il y a certainement dans la chambre des hommes qui le sentent, qui comprennent qu’on ne peut pas marcher ainsi au milieu de ces divisions, dans cette impuissance organisée, dans cette obscurité troublée, et, comme il arrive toujours, ils cherchent sur qui rejeter la responsabilité. — C’est la faute du garde des sceaux, c’est la faute du ministère ! On ne pourrait pas dire absolument le contraire, et c’est là sans doute un autre côté de cette question qui s’agite aujourd’hui. Il est certain que le ministère va un peu à la dérive depuis quelque temps ; il en est venu à ne plus trop savoir quels sont ses rapports réels avec la majorité, et peut-être quels sont ses rapports avec lui-même. Il vit d’un appui précaire, menacé s’il n’agit point, assailli de toutes parts s’il se décide à l’action. Évidemment son existence peut dépendre d’un vote plus ou moins imprévu.

A qui sera réellement la faute, et quelles en seront les conséquences ? Oui, c’est bien certain, le ministère lui-même y est pour quelque chose. Il ne s’est pas assez préoccupé de la nécessité de rallier, de discipliner cette majorité dont il avait besoin. M. le président du conseil, avec ses éminentes qualités, avec son autorité et sa raison vigoureuse, n’a peut-être pas eu à tous les momens l’initiative qu’il aurait dû avoir ; il a laissé naître ou s’aggraver des difficultés qu’il aurait pu détourner ou atténuer par une résolution prise à propos. M. le ministre de la guerre, nous en convenons, n’a pas porté jusqu’ici un grand secours au gouvernement. Il n’a paru au sénat que pour soutenir des idées un peu routinières, des traditions de bureaucratie, dans la discussion de la loi sur l’administration de l’armée, et la fatalité a voulu qu’il fût retenu par cette discussion même, le jour où sa présence aurait pu être utile à la chambre des députés pour vider sur-le-champ cette inopportune et maussade question des honneurs funèbres. M. le général Berthaut fera certainement ses preuves, il en est encore à les faire, à montrer le degré de force que son concours peut porter au gouvernement. M. le ministre de l’intérieur est un peu la victime de la situation que les partis lui créent en dénaturant ses idées et son caractère. Les uns, par une exagération ridicule, se font un jeu de représenter M. de Marcère comme une sorte de mandataire ou d’otage du radicalisme au pouvoir. À les entendre, M. le ministre de l’intérieur livrerait les institutions, le gouvernement du maréchal aux influences révolutionnaires ; il trahirait tous les intérêts conservateurs ! Les autres, comme pour donner en partie raison à ces absurdes jugemens, se plaisent à montrer dans M. le ministre de l’intérieur le représentant privilégié de la majorité républicaine de la chambre, le gardien des institutions et de la politique libérale, un rival ou un antagoniste de M. le président du conseil. M. de Marcère n’est point ce que disent les partis contraires. C’est un homme de sens et de modération, qui n’a pas réussi encore à se dégager des faux jugemens. Il n’a pas trouvé son véritable équilibre, et il a fini par ce rapport sur les honneurs funèbres qui, sans le réconcilier avec les conservateurs, l’a mis peut-être en froideur avec une partie un peu ardente de la majorité.

Eh bien ! tout cela peut avoir quelque degré de vérité, si l’on veut. Il n’est pas moins certain que le ministère, tel qu’il est, représente la sincérité des intentions, la fidélité au régime dont il est le gardien, la modération dans le libéralisme. Il se personnifie dans un chef environné de la considération publique, connu de l’opinion pour la supériorité du talent et pour l’intégrité. Nous savons bien qu’il est de mode aujourd’hui à Versailles d’accuser M. Dufaure. On prend presque son parti de la chute de M. le garde des sceaux, et on ne lui a pas ménagé les mécomptes depuis quelques jours. Tout cela est au mieux et rentre dans ce système de fronde, d’hostilités plus ou moins déclarées, que les ministres doivent s’attendre à rencontrer dans le régime parlementaire. Ce n’est pas tout cependant. Comment remplacera-t-on M. Dufaure ? A-t-on à sa disposition un chef de cabinet ayant la même autorité aux yeux du pays, et si ce chef existait, aurait-on la certitude qu’il serait accepté ou subi partout ? Les hommes sensés de la chambre devraient y songer. Après avoir défait ou arrangé comme on l’a voulu les budgets, va-t-on défaire des ministères sans se demander à qui le pouvoir passera le lendemain ? S’il y avait une majorité réelle, la question serait simplifiée sans doute ; mais cette majorité vraie, possible, elle n’existe point, ou du moins elle ne s’est révélée jusqu’ici que comme une force négative capable d’ébranler bien des choses, non de constituer un parti de gouvernements et ce n’est point ainsi apparemment qu’on entend accréditer les institutions nouvelles.

Les républicains de la chambre n’ont qu’une chance, qui est pour eux une fortune inespérée, qui leur laisse le temps de la réflexion, c’est que, s’ils flottent eux-mêmes dans une triste incohérence, ils n’ont devant eux que des conservateurs pour le moins aussi divisés. Au moindre incident, comme celui dont le discours du prince Napoléon a été l’autre jour le prétexte, la division éclate, passionnée, implacable. La vérité est qu’il y a toujours des bonapartistes, des légitimistes, des monarchistes de toute nuance, même des cléricaux ; il n’y a point ce qu’on pourrait appeler un parti conservateur rallié à une même politique, décidé à la faire triompher. Le sénat lui-même, où ce parti semblait exister, où l’on aurait pu croire qu’il s’était réfugié, le sénat vient de prouver ce qu’il y a de fragile dans ce faisceau de fractions conservatrices qu’on ne parvient quelquefois à réunir que pour un instant. L’exemple est d’hier ; c’est cette double élection qui vient de créer deux nouveaux sénateurs inamovibles. Après bien des efforts, bien des négociations intimes et trois scrutins consécutifs, le sénat est arrivé, à quoi ? Il a élu, à quelques instans d’intervalle, M. Chesnelong et M. le procureur-général Renouard. Deux listes se sont trouvées en présence : l’une, celle de la droite, avec M. Chesnelong et M. le général Vinoy ; l’autre, celle de la gauche, avec M. Renouard et M. André, homme de finances, aussi connu qu’estimé. Le sénat, en nommant un des candidats de la droite, a élu en même temps un des candidats de la gauche, et il ne pouvait certes mieux faire que d’appeler dans son sein M. le procureur-général à la cour de cassation. M. Renouard n’est pas seulement une des personnifications les plus éminentes de la magistrature française, un homme alliant la sûreté de la science à la gravité élégante du langage ; il représente certainement aussi les idées conservatrices dans ce qu’elles ont de plus juste, de plus sensé et de plus libéral. quant à M. Chesnelong, que les diverses fractions de la droite ont élu, il n’a pas été choisi sans doute pour ses opinions politiques, moins encore pour ses talens diplomatiques en souvenir de la mission qu’il a remplie en 1873 auprès de M. le comte de Chambord ; ce serait donc pour ses opinions purement cléricales que M. Chesnelong aurait eu la fortune de la candidature sénatoriale, et sous ce rapport on ne peut disconvenir que le choix de la droite ne soit au moins singulier. Il représente ce qu’il y a de moins fait pour aider à la formation d’un vrai, d’un large et libéral parti conservateur qui pourrait être éventuellement appelé à exercer le pouvoir. On dirait qu’une fatalité ironique nous ramène sans cesse à cette situation, où les républicains font vraiment quelquefois la chance belle aux conservateurs, mais où en revanche les conservateurs se hâtent de pallier les fautes des républicains, en faisant de leur mieux, par le spectacle de leurs divisions et de leur impuissance, les affaires de la république.

Est-ce à dire qu’il n’y ait rien à faire, qu’il n’y ait qu’à suivre avec découragement ce jeu stérile des partis ? Non certainement, et, si on le voulait, même avec tous les élémens qui existent dans la chambre des députés comme dans le sénat, il y aurait tous les moyens de rétablir une situation suffisamment rassurante. Il s’agirait de reprendre une œuvre qui n’a pas été peut-être suivie avec assez de persistance, avec une volonté assez précise et assez résolue. Tout ce qui peut aider à cette œuvre existe. Il y a d’abord le pays, ce pays qui est un modèle de calme, de sagesse, qui désavoue par son attitude toutes les querelles engagées en son nom, qui ne demande qu’à rester en paix, à poursuivre sa tâche laborieuse sans être importuné par les agitations. Ce sentiment profond, saisissable du pays pourrait être certainement la force du pouvoir qui saurait s’en inspirer. Il y a en même temps des institutions précises, définies, c’est-à-dire ce qui constitue le terrain même sur lequel un gouvernement peut s’appuyer. Il y a, dit-on, des difficultés entre les hommes, entre les partis, entre les pouvoirs : c’est possible, la politique ne se compose que de cela ; mais ces difficultés sont dominées par le sentiment supérieur, patriotique de la paix, de l’ordre, nécessaires à la France, et après tout le premier des programmes aujourd’hui devrait être tout simplement de vivre, d’éviter tout ce qui peut créer des complications artificielles et inutiles, c’est-à-dire troubler et affaiblir la France. C’est le meilleur programme conservateur, et pour les républicains sincères ne serait-ce donc rien que d’offrir le spectacle de la république durant et vivant, maintenant la paix intérieure et extérieure, assurant à tous les intérêts moraux et matériels la protection à laquelle ils ont droit ?

La paix intérieure, elle dépend de nous ; la paix extérieure dépend de ce qui va se passer à Constantinople, dans cette conférence où toutes les politiques se sont donné rendez-vous. Tant que la conférence ne sera pas réunie, on se trouve nécessairement réduit à des conjectures sur une situation toujours grave, sur les dispositions que les diverses puissances portent dans la prochaine délibération de la diplomatie européenne. Que pensent ou que veulent réellement l’Angleterre, et la Russie ? C’est là l’unique question, et la mission que vient de remplir dans les principales cours de l’Europe le représentant britannique à la conférence, le marquis de Salisbury, cette mission est probablement de nature à exercer une influence décisive ; elle prend du moins, dans les circonstances présentes, une importance exceptionnelle ; elle atteste de la part de l’Angleterre la volonté de préparer un accord des puissances. Un premier point essentiel, c’est que lord Salisbury ne va pas à Constantinople avec un programme arrêté, qui pourrait se heurter du premier coup contre un autre programme. Il n’a que deux idées qui résument sa mission : maintenir la paix et étendre les garanties en faveur des populations chrétiennes aussi loin que possible, sans aller toutefois jusqu’à ce qui serait une atteinte à l’intégrité de l’empire ottoman. Le gouvernement russe, lui aussi, veut la paix : le tsar en a renouvelé l’assurance dans une conversation qu’il a eue avec lord Loftus à Livadia, et le prince Gortchakof a déclaré une fois de plus les intentions pacifiques de la Russie. Il ne faut pas néanmoins se dissimuler que les conditions dont la Russie fait dépendre la paix peuvent conduire par le plus court chemin à la guerre. Il y a surtout deux choses des plus graves : le cabinet de Saint-Pétersbourg semble considérer dès ce moment les transactions de 1856 comme virtuellement abrogées, et la question d’un désarmement qui serait accompli dans la Bulgarie par une force étrangère ne soulève pas une difficulté moins épineuse. C’est à peu près quelque chose comme la paix par la guerre, et, si on en croyait les confidences faites par le général Ignatief à Constantinople, la Russie serait évidemment entraînée à trancher la question par les armes. Ira-t-elle jusque-là ? Entrera-t-elle dans la conférence avec le programme qu’elle a déjà divulgué et qui ne serait rien moins qu’une déchéance de la Turquie ?: Voilà désormais la question ! Tout ce qu’on peut désirer, c’est que la Russie se recueille et réfléchisse avant de se jeter dans une aventure où elle peut beaucoup, risquer sans pouvoir peut-être compter sur des avantages proportionnés aux efforts qu’elle serait obligée de faire.


CH. DE MAZADE.


Au moment même où nous achevions ces lignes, l’Académie française se disposait à tenir séance pour la réception de M. Charles Blanc, appelé à remplacer un de nos plus anciens et de nos plus chers collaborateurs, M. Louis de Carné. Nous venons d’entendre le discours de l’honorable récipiendaire ; si M. Charles Blanc était un politique, un critique littéraire, un historien des idées, nous aurions été bien surpris de ses appréciations sur la personne et les principes de son prédécesseur. Sans être absolument injuste, M. Charles Blanc a méconnu en bien des points essentiels les véritables sentimens de M. de Carné ; mais comment s’étonner de ces erreurs, quand on voit l’ingénieux auteur de la Grammaire des arts du dessin commettre de si étranges hérésies à propos de l’histoire de l’art ? Heureusement c’était un historien, M. Camille Rousset, qui était chargé de lui répondre. M. Rousset a rétabli la vérité et sur les sentimens politiques de M. Carné et sur le rôle des républiques dans l’histoire de l’art. La leçon a été vive, quoique très courtoise dans la forme. Ajoutons que le discours du récipiendaire, malgré les objections qu’il soulève, contient des parties brillantes, et que l’auteur a tenu évidemment à se montrer digne de ses deux parrains, M. Mignet et M. de Sacy.


Le directeur-gérant, C. BULOZ.