Chronique de la quinzaine - 14 octobre 1876

La bibliothèque libre.

Chronique n° 1068
14 octobre 1876


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 octobre 1876.

Les affaires du monde ne marchent pas décidément toutes seules, et surtout elles mettent le temps à s’éclaircir. Une fois de plus l’Europe en fait l’épreuve à cette heure.

Non certes l’Europe n’est pas dans une phase favorable ; elle n’a point passé ces derniers jours, ces dernières semaines dans une de ces conditions faciles et heureuses où les nations se reposent à l’abri d’une paix désirée et assurée. Tout s’est réuni au contraire pour lui rappeler d’une façon plus impérieuse, plus irritante, la gravité de la situation où elle vit, les dangers qui l’entourent, les complications qui menacent incessamment de sortir de cette crise de l’Orient troublé par la guerre, par les insurrections et par les massacres. Et, qu’on le remarque bien, plus on avance, plus il y a un fait sensible : la difficulté la plus sérieuse est bien moins en Orient qu’en Occident, moins dans la nature même de la question que dans l’incohérence de toutes les politiques, dans le conflit inavoué et mal dissimulé de toutes les arrière-pensées, dans la singulière émulation de tout le monde à jouer avec le feu. Il faut être de bonne foi : évidemment, si on l’avait bien voulu, les insurrections de l’Herzégovine et de la Bosnie n’auraient pas eu l’importance qu’elles ont prise, la guerre de Serbie n’aurait pas éclaté, il n’y aurait eu aucun prétexte à cette explosion de barbarie en territoire bulgare, et l’on n’en serait pas aujourd’hui à se débattre dans cette obscurité où la paix semble toujours être au bout de quelque résolution mystérieuse venue on ne sait d’où, de Constantinople ou de Belgrade, de Livadia ou de Varzin. On dit qu’un chef de chancellerie qui a toute sorte de raisons de ne rien ignorer et qu’on interrogeait récemment sur l’état réel des choses aurait répondu tout net : « Croyez-le si vous voulez, je n’en sais pas plus que vous. » C’est bien possible, c’est le mot d’une situation où de grands gouvernemens semblent plus occupés à se surveiller qu’à s’entendre sérieusement sur un plan de conduite précis et efficace. Depuis la première note du comte Andrassy, il y a de cela près d’un an, depuis le mémorandum de Berlin surtout, on en est là, on s’interroge. Aux entrevues des souverains succèdent les missions intimes du général de Manteuffel à Varsovie auprès de l’empereur Alexandre II, du comte Soumarokof, aide de camp du tsar, auprès de l’empereur François-Joseph d’Autriche. Projets d’armistice limité ou illimité, plans de réformes, propositions anglaises, contre-propositions turques, interprétations russes, menaces d’intervention s’enchevêtrent à l’infini, laissant toujours la parole à l’imprévu. Que sortira-t-il de ce travail confus poursuivi au bruit des armes, pendant que les hostilités, à peine interrompues un instant, ont recommencé sur la Morava, autour d’Alexinatz ? Un moment, on a presque désespéré d’une solution favorable, que rendaient plus que jamais problématique les réponses évasives de Constantinople et les impatiences attribuées à la Russie ; on se demandait déjà, non sans une certaine anxiété, ce qui allait arriver. Depuis peu de jours, tout a changé encore une fois ; la Turquie a ravivé les espérances pacifiques en allant spontanément au-delà des vœux qu’on lui témoignait, en jetant dans le désarroi de la diplomatie européenne la proposition d’un armistice prolongé. On lui demandait six semaines, elle a offert six mois. Quel qu’ait été son mobile, elle a dans tous les cas montré de l’habileté en prenant l’initiative d’une proposition si bien faite pour répondre aux désirs pacifiques et aux intérêts du monde. Un armistice serait à coup sûr pour le moment ce qu’il y aurait de mieux ; il permettrait aux passions et aux fanatismes de se calmer, aux gouvernemens de se reconnaître et de reprendre la direction des événemens, à la Porte elle-même de désintéresser l’Europe par les réformes qu’elle aurait eu le temps d’accomplir. Oui sans doute, le cabinet turc a eu l’art de mettre la raison de son côté en abandonnant à ceux qui voudront la prendre la responsabilité de complications nouvelles et plus étendues. C’est un gage sérieux pour la paix, rien n’est plus certain. Qu’on ne se hâte pas trop cependant de croire que tout est fini, c’est à peine un commencement. Il s’agit encore de savoir quelles conditions la Turquie met à cet armistice, si ces conditions seront acceptées par les Serbes, si elles auront la ratification de la Russie ou des autres puissances, si les insurgés de la Bosnie et de l’Herzégovine ne profiteront pas de l’occasion pour reprendre sous une autre forme les hostilités qui seraient censées suspendues par un acte régulier de diplomatie. En d’autres termes, qu’on le veuille ou qu’on ne le veuille pas, c’est la question tout entière qui est impliquée dans une simple proposition d’armistice, et qui restera en suspens tant que l’Europe n’aura pas réussi à créer un accord de volontés assez énergique, assez décisif pour s’imposer à tout le monde, pour ramener à ses vraies proportions ce problème toujours fuyant de la situation de l’Orient.

C’est une question toujours redoutable assurément ; l’Orient est depuis longtemps la partie vulnérable de l’Europe, et il faut bien que les gouvernemens, au lieu de se laisser entraîner à une politique de stériles rivalités ou de combinaisons chimériques, s’accoutument à se dire qu’un accord prévoyant maintenu entre eux peut seul arriver à créer une situation compatible avec tous les intérêts ; il faut qu’ils aient toujours présent à la pensée que ce problème oriental, qui touche à tout et contient tout, n’est pas de ceux qui peuvent être résolus par des utopies ambitieuses, par des insurrections locales, par des démembremens ou par la suppression d’un peuple. Si c’était si facile d’en finir avec les Turcs, de se partager leurs dépouilles ou de mettre à leur place des confédérations slaves et chrétiennes, comme on le répète dans le monde russe et même depuis quelque temps dans les meetings d’Angleterre, croît-on que ces merveilleux projets ne seraient pas déjà exécutés ? Tout ce qu’on dit n’a rien de nouveau, et, s’il y a une chose faite pour inspirer une certaine philosophie au sujet de ces agitations dont le dénoûment prochain devrait être la disparition violente de l’empire ottoman, c’est qu’il y a tout près d’un siècle la question d’Orient s’agitait exactement dans les mêmes termes à Tsarskoeselo entre deux personnages de quelque importance. « Convenez, disait le prince Potemkin à M. de Ségur, l’aimable ambassadeur de France, convenez que l’existence des musulmans est un véritable fléau pour l’humanité. Cependant, si trois ou quatre grandes puissances voulaient se concerter, rien ne serait plus facile que de rejeter ces féroces Turcs en Asie et de délivrer ainsi de cette peste l’Égypte, l’Archipel, la Grèce et toute l’Europe. N’est-il pas vrai qu’une telle entreprise serait à la fois juste, religieuse, morale et héroïque ?.. — Mon cher prince, reprenait M. de Ségur, je ne vous répondrai pas sérieusement, car tout ceci n’est qu’un jeu de votre imagination. Vous êtes trop sage et trop éclairé pour ne pas sentir que, ne pouvant renverser un empire tel que l’empire ottoman sans le partager, nous froisserions tous les intérêts, nous détruirions tout à fait l’équilibre de l’Europe… Constantinople seul est un point qui suffirait pour diviser toutes ces puissances que vous voudriez faire agir de concert, et croyez-moi, votre plus cher allié, l’empereur Joseph, ne consentirait jamais à vous voir maître de la Turquie d’Europe… — À ces mots, le prince Potemkin s’écriait : — Vous avez raison, mais c’est notre faute à tous ; nous savons trop constamment nous entendre pour faire le mal et jamais pour faire le bien de l’humanité. » Ce n’est peut-être pas flatteur pour la diplomatie ; n’importe, c’est comme la clé invariable des affaires d’Orient. Tout ce qu’on a dit depuis et ce qu’on répète maintenant plus que jamais n’est que la reproduction variée de ce dialogue allant aboutir à un aveu d’impuissance ou à la menace d’une conflagration universelle.

Eh ! sans doute, si on pouvait s’entendre pour en finir avec la domination musulmane par une expropriation sommaire, ce serait bien commode ; mais on ne peut pas s’entendre de façon à satisfaire à la fois la Russie, l’Angleterre, l’Autriche, l’Allemagne, la France, l’Italie. On ne peut s’entendre ni sur Constantinople, ni sur bien d’autres points, et voilà pourquoi mieux vaudrait réunir tous les efforts dans la seule alliance possible, poursuivre les seuls progrès réalisables, au lieu de mêler toutes les politiques et de paraître travailler à préserver la paix universelle avec des procédés ou des arrière-pensées qui peuvent conduire à la guerre. Toutes les fois qu’elle se réveille, cette éternelle et terrible question d’Orient, c’est la même situation, la même résistance de la force des choses, le même conflit d’intérêts ; c’est aussi presque le même jeu diplomatique, et ce qui arrive aujourd’hui a certainement plus d’une ressemblance avec cette crise de l’insurrection hellénique qui, pendant dix années, aux beaux jours de la restauration, occupa l’Europe, dont M. le vice-amiral Jurien de La Gravière évêque le souvenir avec une sorte d’émotion dans ses attachans récits d’une Station du Levant[1]. Le vaillant amiral, on le sent bien, a un plaisir patriotique à retracer ces scènes d’autrefois où la marine française, relevée rapidement, trouvait l’occasion de se faire une si bonne renommée à côté de l’escadre anglaise de Codrington. Il se plaît à raconter cette campagne si bien menée, jusqu’au bout par l’amiral de Rigny, l’avènement d’une élite nouvelle de notre marine, l’héroïque dévoûment du jeune Bisson se faisant sauter avec son navire pour n’être pas pris, cette généreuse expédition de Morée conduite par le général Maison.

Tout cela, c’est le passé avec le reflet lointain d’un temps plus heureux. Politiquement c’est, sous plus d’un rapport, comme une ébauche des événemens contemporains. Alors comme aujourd’hui la question d’Orient renaissait dans la flamme des incendies, dans les scènes sanglantes de la guerre et dans les massacres qui désolaient la Grèce. Pendant des années, l’Europe émue par degrés, mais toujours divisée, s’essayait vainement à une médiation entre les Turcs et les Hellènes insurgés. À cette époque comme maintenant, il s’agissait de savoir sous quelle forme s’organiserait cette médiation, dans quelle mesure on interviendrait, comment on ferait d’abord prévaloir un armistice que Grecs et Turcs violaient audacieusement en paraissant l’accepter. Ce que les uns proposaient les autres le repoussaient. L’Autriche déployait la plus habile et la plus souple opiniâtreté pour déjouer toute tentative d’intervention, pour rallier l’Angleterre à sa politique et surtout pour neutraliser la prépotence russe. Ce n’est qu’après six ans que la Russie, la France et l’Angleterre finissaient par signer à Londres, au mois de juillet 1827, un traité partiel de médiation auquel l’Autriche refusait de s’associer, et de cette incohérence diplomatique que résultait-il ? Les événemens éclataient en quelque sorte d’eux-mêmes, échappant à toute direction. Les escadres alliées, lancées dans les mers du Levant, allaient presque sans le vouloir et sans le savoir détruire la flotte ottomane et égyptienne dans ce brillant combat de Navarin qui était un succès des armes, mais qui dépassait la politique des cabinets, et que les Anglais ne tardaient pas à regretter en l’appelant un « malencontreux » accident. Bientôt la Russie, impatiente d’agir, « d’aller de l’avant, » comme on le disait, entrait directement en campagne contre les Turcs malgré l’Autriche, sous l’œil défiant de l’Angleterre, avec la complaisance inquiète de la France, et la Russie elle-même, après avoir passé victorieusement les Balkans, n’aurait pu aller plus loin sur la route de Constantinople sans provoquer l’entrée des escadres de l’Angleterre et de la France dans les Dardanelles. Elle s’était donné la satisfaction de battre les Turcs, elle se faisait l’illusion de les dominer après la victoire : c’était sa manière de résoudre la question d’Orient ! Le ministre de la marine de France, M. de Chabrol, disait le vrai mot en écrivant à l’amiral de Rigny : « Nous avons voulu éviter la dissolution de l’empire ottoman, et il est possible que nous l’ayons précipitée. Les cabinets dans cette affaire, — et l’on n’est pas à le reconnaître, — ont été menés par l’opinion plus que par la réflexion et la sagesse ; mais enfin l’affaire est engagée… Nous en sommes encore à réfléchir et à nous communiquer nos réflexions de Paris à Londres, de Londres à Saint-Pétersbourg. L’avenir de la Grèce ne donne pas moins d’inquiétude… »

Au fond, voilà le vrai sentiment, l’inquiétude mêlée d’un embarras croissant. Oui, c’était l’inquiétude d’une politique qui aboutissait sans doute à la résurrection de la Grèce, à un succès pour la Russie, mais qui en même temps, après sept ou huit années de pourparlers diplomatiques, ne faisait que démontrer une fois de plus l’inefficacité des solutions par la force, l’impossibilité d’en finir avec l’empire ottoman et le danger des malentendus, des rivalités, du décousu dans l’action européenne. Il s’agit aujourd’hui de savoir si l’on veut renouveler cette histoire dans des conditions qui ne sont pas très différentes, avec la probabilité des mêmes divisions, avec quelques chances de succès de moins et quelques chances de plus pour un conflit universel. Veut-on courir les yeux fermés au-devant d’un nouveau Navarin, de quelque brillant hors-d’œuvre qui ne terminerait rien ? La Russie veut-elle recommencer devant l’Europe, sans provocation, par entraînement, la guerre de 1828, au risque d’être obligée de s’arrêter bientôt ou de mettre le feu au monde ? C’est la question pour tous les gouvernemens. La Russie sans doute, plus que toute autre puissance en ce moment, est exposée, selon le mot de M. de Chabrol, à subir l’influence de l’opinion. Elle a laissé le sentiment populaire s’engager dans cette aventure serbe et s’exalter pour la guerre sainte contre les Turcs. Elle a cru pouvoir accepter une sorte de complicité par l’intervention de ses volontaires, officiers et soldats, quittant par bandes, avec des congés réguliers, les rangs de l’armée pour aller combattre en Serbie. Elle a tout permis, de telle sorte que l’empereur Alexandre II, qui est évidemment aujourd’hui en Russie le représentant le plus sincère et le plus décidé de la paix, se trouve pressé par un mouvement qu’on a eu tout au moins l’imprudence de ne pas contenir, d’abandonner à lui-même ; c’est la difficulté de la position du tsar.

Quelle que soit cependant la puissance de l’opinion même dans l’empire russe, « la réflexion et la sagesse » gardent sans nul doute leur autorité dans les conseils de Saint-Pétersbourg, à Livadia, où se trouve en ce moment la cour du tsar. Que pourrait gagner la Russie à se jeter dans la redoutable aventure où des passions aveugles se flattent peut-être encore de l’entraîner ? En protégeant les populations slaves, elle n’a jamais voulu, elle ne veut pas favoriser la création de royautés nouvelles, d’états nouveaux. Elle a ses traditions sur ce point comme sur bien d’autres, et on peut se souvenir d’un mot de M. de Nesselrode au lendemain de cette guerre de 1828, qui ne laissait pas d’être, elle aussi, un coup de tête. M. de Nesselrode se tenait pour satisfait d’une victoire d’influence morale, d’une démonstration de puissance ; il désavouait la pensée de « toute combinaison nouvelle qui, disait-il, nous aurait forcés soit à trop étendre nos domaines par des conquêtes, soit à substituer à l’empire ottoman des états qui n’auraient pas tardé à rivaliser avec nous de puissance, de civilisation, d’industrie et de richesse… » Ce que la Russie disait en 1829 dans le secret d’une dépêche tout intime, elle le pense encore aujourd’hui ; elle n’aidera pas probablement à faire un royaume pour le prince Milan ; — c’est bien assez de la Grèce, disait autrefois l’empereur Nicolas. La Russie se déciderait-elle à jouer la partie pour elle-même, à risquer l’aventure dans un intérêt d’ambition, et ne reculerait-elle plus désormais devant l’idée « d’étendre ses domaines par des conquêtes ? » La difficulté serait bien plus grave. C’est alors que la question se poserait de nouveau comme M. de Ségur la posait il y a un siècle, comme elle s’est toujours posée dans les phases critiques des affaires d’Orient.

On a beau s’ingénier, l’alliance entre Saint-Pétersbourg et Berlin peut être aussi intime qu’on le voudra, l’Allemagne ne pourrait certainement se prêter à des combinaisons qui livreraient les bouches du Danube à la puissance russe. L’Autriche ne pourrait se résigner sans périr ; elle s’attacherait plus que jamais à sa politique de préservation, et si la mission récente du comte Soumarokof à Vienne avait pour objet d’entraîner le cabinet austro-hongrois dans des interventions ou des occupations conduisant à un inconnu plein de périls, il n’est point douteux que la réponse de l’empereur François-Joseph, si cordiale qu’elle ait été, n’a pu qu’être décourageante ; on n’a pas besoin d’avoir le secret des chancelleries pour en être sûr. Quant à l’Angleterre, elle n’en est plus à revenir de cette sorte d’emportement momentané d’opinion auquel elle s’était laissé aller sous l’impression des massacres de la Bulgarie. Elle a payé sa dette à l’humanité dans les meetings, elle revient à ses traditions, à ses intérêts. Le vieux lord John Russell lui-même et lord Stratford de Redcliffe refusent de suivre plus loin le mouvement contre la Turquie. Seul, M. Gladstone continue sa campagne, et, s’il a pour principal lieutenant M. Bright, l’ancien adversaire de la guerre de Crimée, il faut dire qu’il n’est pas suivi par bien d’autres libéraux, par lord Hartington lui-même, qui est le leader du parti whig dans la chambre des communes. Le ministère anglais, après avoir tenu tête avec sang-froid au mouvement suscité contre lui, se sent visiblement fortifié par ce retour d’opinion, qui lui rend la liberté de ses résolutions, et si lord Derby adresse des paroles sévères à la Porte au sujet des « horreurs » de la Bulgarie, il est bien clair qu’il reste fidèle aux traditions de la politique britannique. L’Angleterre n’a pas pris son parti des bouleversemens de l’Orient, de la disparition de l’empire ottoman, de sorte que de toutes parts encore une fois, les chimères de partages, d’interventions par la force, de solutions radicales, s’évanouissent devant la réalité, et que reste-t-il ? Il reste justement la politique par laquelle on aurait du commencer, et à laquelle on devrait toujours s’en tenir, la nécessité d’écarter tout ce qui jetterait l’Europe dans les convulsions de la guerre et de revenir aux solutions possibles, à la vérité des choses, à la situation pratique. Ce que « l’opinion » ne peut pas faire avec ses emportemens, « la réflexion et la sagesse » des gouvernemens mieux éclairés ont maintenant à le réaliser patiemment, résolument.

La question pratique, elle serait après tout assez simple aujourd’hui, si on le voulait. Il y a deux points qui résument tout et peuvent conduire à une solution suffisante pour le moment. Il y a une première nécessité, l’armistice, dont personne ne conteste le principe, dont les conditions seules restent à fixer, Les cabinets européens, l’Angleterre en tête, avaient proposé à Constantinople un délai de six semaines comme un minimum indispensable pour des négociations efficaces. La Porte a déconcerté peut-être ceux qui comptaient sur un refus de sa part en répondant par la proposition d’un armistice de six mois, et en définitive les conditions qu’elle y met n’ont rien d’exorbitant, puisqu’elle se borne à demander que la situation militaire reste intacte, que les Serbes ne puissent pas profiter de la prolongation de la trêve pour grossir incessamment leur armée d’élémens étrangers, pour se créer en quelque sorte une armée étrangère avec les soldats d’une puissance neutre. Que la Turquie voie son intérêt dans l’extension de la durée de l’armistice, qu’elle y trouve l’avantage de n’avoir pas à poursuivre une campagne d’hiver, de se donner le temps de calmer les passions musulmanes, d’entreprendre la réalisation de grandes réformes intérieures, rien n’est plus évident. C’est peut-être utile aux Turcs, c’est certainement aussi la condition la plus favorable pour une négociation sérieuse ; mais faudrait-il donc repousser ce qui est favorable à la paix par cela seul que les Turcs y trouvent leur compte ? C’est en vérité un jeu assez puéril de la part des Serbes d’avoir l’air de se rattacher au délai de six semaines mis en avant par les cabinets depuis qu’ils ont appris que les Turcs proposaient six mois, et il serait trop étrange que la diplomatie se prêtât aux calculs ou aux subterfuges imaginés par ceux qui ne voient dans la trêve qu’un moyen d’étendre, d’aggraver la guerre, de compromettre et d’entraîner l’Europe tout entière. La vérité est qu’en dehors de toute considération secondaire l’armistice de six mois est ce qu’il y a de préférable, parce que c’est plus sûrement le prélude et le gage d’une pacification définitive.

Voilà le premier fait. Il y a un second élément de la question, et sans aucun doute le plus grave, le plus difficile à dégager et à fixer, c’est le plan de réformation qui doit être le prix de l’intervention de l’Europe. L’Angleterre a proposé à Constantinople, avec l’appui des autres cabinets, ce qu’on est convenu d’appeler « l’autonomie administrative » pour l’Herzégovine, la Bosnie et la Bulgarie. La Porte, sans décliner précisément la proposition européenne, a répondu ici encore par un projet beaucoup plus vaste qui vient d’être publié, qui embrasse l’empire tout entier, qui tendrait à créer en Turquie une sorte de régime représentatif, une hiérarchie de conseils composés à la fois de chrétiens et de musulmans. Eh bien ! franchement, c’est la Turquie qui est encore dans la vérité, qui se montre au moins plus rationnelle, en instituant comme un droit pour tous ce qu’on veut obtenir d’elle comme un privilège en faveur de quelques-uns. Ces réformes qu’on réclame pour l’Herzégovine, la Bosnie et la Bulgarie, pourquoi ne les demanderait-on pas en effet pour d’autres provinces telles que l’Épire, la Thessalie, peuplées de Grecs, pour qui le régime turc n’a point été moins dur jusqu’ici que pour les Slaves bulgares et bosniaques ? Puisque l’Europe s’en mêle, elle doit vouloir mettre la paix partout, alléger les misères et les tyrannies pour tous, venir au secours des Grecs comme des Slaves. La Porte offre un moyen par son système, qui est bien moins une contradiction qu’une extension de celui qu’on a proposé. Reste toujours l’exécution. Ah ! oui, c’est là justement la question, et c’est même l’unique question depuis qu’on voit se succéder à Constantinople des firmans, des hait, des iradé, promettant périodiquement tous les bienfaits ; mais c’est une raison de plus pour que l’Europe, cessant de s’égarer dans des combinaisons qui ne peuvent que la mettre en guerre avec elle-même, concentre tous ses efforts dans une action persévérante pour assurer l’exécution fidèle des engagemens de la Turquie, pour faire de ces réformes nécessaires une réalité. On peut imaginer bien des solutions de la question d’Orient : celle-ci est encore la plus simple et même la seule possible, si on ne veut pas commencer par mettre l’Occident en combustion pour rétablir la paix, pour répandre la civilisation dans l’empire ottoman.

S’il y a une puissance impartiale et désintéressée dans ces brûlantes affaires, c’est assurément la France. Elle n’est point sans doute, elle ne peut pas rester étrangère ou indifférente à ces agitations de l’Orient, aux conflits, aux transformations d’équilibre qui pourraient en être la conséquence. Ce qui est vrai du moins, ce qui éclate à tous les yeux, c’est que la France ne peut songer aujourd’hui à poursuivre des desseins personnels, à chercher des occasions de démonstrations militaires ; elle n’a qu’un rôle tout indiqué, qui peut n’être pas sans efficacité et qui est certainement honorable, c’est d’être partout une médiatrice utile, de concourir à tout ce qui doit maintenir la paix, de montrer sans affectation comme sans impatience que sa parole garde tout son poids dans toutes ces questions de sécurité et d’équilibre du monde. Même dans ces conditions soigneusement définies et maintenues, la politique extérieure de la France peut intervenir sérieusement, avec indépendance, dans l’intérêt universel, et surtout, pour pouvoir être pratiquée avec suite, elle a besoin de s’appuyer sur une situation intérieure exempte de troubles et de difficultés. Ce n’est point à coup sûr le pays par lui-même qui créera ces difficultés et qui peut gêner M. le ministre des affaires étrangères. Le pays n’a qu’une passion persévérante, celle de la paix avec tout le monde comme de l’ordre intérieur, et il l’a montré encore une fois par cette élection des maires qui vient de s’accomplir ces derniers jours. C’est la première application de la loi récente qui rend aux conseils municipaux le droit de choisir leurs magistrats ; elle s’est faite dans le plus grand calme. Presque partout, au moins en immense majorité, les maires déjà en fonctions ont été confirmés. A ne considérer que l’intérêt supérieur et permanent du pays, on pourrait certainement se demander si l’expérience qui vient de se faire a démontré l’utilité de la dernière loi et si cette question de la nomination des maires est définitivement tranchée. Ceci reste peut-être un point réservé. Dans tous les cas, si on voulait chercher une signification politique, soit dans la confirmation des anciens maires, soit dans l’élection des maires nouveaux, on risquerait probablement de se livrer aux plus vains calculs.

Au fond, le pays n’a pas le goût des manifestations, et ce serait médiocrement répondre à ses instincts les plus profonds que de réveiller les questions irritantes, les conflits passionnés, dans les chambres qui sont convoquées pour les derniers jours du mois. Cette session qui va se rouvrir est ce qu’on pourrait appeler la session du budget, elle devrait autant que possible rester affectée au budget, c’est-à-dire aux affaires pratiques de la France. La session des discours, des déclamations et des utopies, elle vient de se dérouler au milieu d’une certaine indifférence parisienne, dans ce « congrès ouvrier » qui a tenu ses assises pendant quelques jours et qui a fini par un banquet. C’est une succursale de parlement démocratique qui a fonctionné un moment dans une salle de la rue d’Arras. Assurément des réunions de ce genre pourraient être utiles et instructives, à la condition que de vrais ouvriers, des travailleurs sérieux, vinssent parler de ce qu’ils savent. Malheureusement le dernier congrès n’a été qu’un tumulte assourdissant de vaines déclamations sur le capital, sur les associations, sur les chambres syndicales, sur la représentation du prolétariat au parlement, et ce que les ouvriers ont apporté pour toute nouveauté, c’est un retour mal déguisé aux anciennes corporations. Ce qu’on démêle de plus clair dans ces esprits obscurs, c’est la prétention de faire du prolétariat une sorte de classe privilégiée, et ils ne voient pas que le vrai signe de leur émancipation c’est justement de n’être pas une classe, de se fondre désormais dans cette vaste, dans cette libérale et équitable société créée et transformée par la révolution de 1789, qu’ils semblent tout près de répudier aujourd’hui.

La vie publique varie selon les pays, ou, si l’on veut, elle a des manifestations différentes ; au fond, elle se compose à peu près des mêmes élémens. Partout les gouvernemens ont des luttes à soutenir, des difficultés de tous les jours à dénouer ; partout l’esprit de modération a la même peine à se dégager du conflit des opinions extrêmes, du tourbillon des passions politiques, locales ou personnelles qui s’agitent. L’Italie, qui a triomphé jusqu’ici de tant d’obstacles, de tant d’impossibilités apparentes, par cet esprit de modération, l’Italie a aujourd’hui une occasion de montrer qu’elle n’est point disposée à rompre avec cette tradition de libéralisme conservateur qui a fait sa force. Elle est sur le point d’avoir des élections générales ; la dissolution de la chambre des députés est désormais un fait accompli. Le scrutin doit s’ouvrir le 5 et le 12 du mois prochain, et huit jours après le parlement renouvelé se réunira à Rome. Au premier abord, dans l’état précaire et obscur de l’Europe, le moment semblerait assez singulièrement choisi pour des élections. Si le cabinet de Rome a pris sur lui de tenter l’aventure, c’est qu’évidemment il croit n’avoir point à craindre des complications extérieures trop graves ou trop prochaines, c’est qu’il est persuadé que les affaires d’Orient lui laisseront le temps de trancher sans trouble la question parlementaire et ministérielle. Ce serait alors un bon signe de plus pour la paix. A vrai dire, cette considération mise de côté, la dissolution de la chambre italienne était prévue. Le ministère Depretis, formé il y a quelques mois, n’avait pas une majorité suffisante, surtout assez sûre, pour pouvoir se promettre une existence facile avec le dernier parlement. Il se trouvait nécessairement conduit à l’alternative de mourir, comme il était né, par une coalition de circonstance, par une surprise de scrutin parlementaire, ou de demander à des élections générales une majorité moins incertaine. C’est maintenant au pays de trancher souverainement la question qui lui est soumise, en fortifiant le ministère qui existe ou en rendant la majorité aux opinions représentées par le cabinet qui est tombé il y a quelques mois.

Déjà la campagne est ouverte. Le président du conseil, M. Depretis, est allé exposer le programme de sa politique dans la petite ville du Piémont dont il a été tout le temps le député, à Stradella. Le chef reconnu de l’opposition modérée, M. Sella, de son côté, paraît établir le centre de ses opérations dans son collège de Biella. Un comité de la gauche vient de se former à Rome sous la présidence de M. Crispi pour soutenir les amis du cabinet. Des comités libéraux-conservateurs se forment à leur tour. La lutte semble devoir être animée plutôt qu’agitée. Elle ne profitera certainement à aucun des partis extrêmes, ni aux républicains, qui n’ont pas assez d’importance pour lever le drapeau de la république dans les élections, ni aux réactionnaires plus ou moins religieux ou cléricaux, qui ne peuvent guère compter sur le succès pour leur propre cause. Par le fait, la vraie lutte est entre les diverses fractions libérales qui ont été ou qui sont au pouvoir, et la meilleure chance du ministère est encore de s’entendre avec les hommes considérables comme M. Ricasoli, M. Peruzzi, M. Correnti, qui, sans s’identifier avec lui, ne l’ont pas combattu jusqu’ici, qui, après avoir appartenu à l’ancienne majorité, ont laissé tomber le dernier cabinet. C’est peut-être ce groupe toscan qui est appelé à trancher la question dans le parlement nouveau et qui, dans tous les cas, aura une influence sérieuse. Quel que soit le résultat du scrutin, la direction des affaires italiennes ne peut pas en être modifiée d’une manière sensible dans la pratique.

D’abord la politique extérieure restera la même, quoi qu’il arrive, cela n’est point douteux. Ce qu’a fait l’habile ministre qui a longtemps dirigé la diplomatie italienne, M. Visconti-Venosta, le nouveau ministre, M. Melegari, ne peut que le continuer, par cette raison bien simple que c’est désormais une sorte de tradition nationale, que ce n’est point une politique particulière à un cabinet. Quel que soit le ministère qui triomphe dans les élections, l’Italie n’a d’autre intérêt que de s’accréditer de plus en plus en Europe, d’étendre et d’affermir ses relations, de concourir au maintien de la paix sans se laisser entraîner dans des combinaisons et des aventures où elle risquerait probablement de perdre plus qu’elle ne pourrait jamais gagner. M. Melegari est un ministre très pacifique, qui n’a point hésité jusqu’ici toutes les fois qu’il a eu l’occasion de s’expliquer, et dans cette œuvre du maintien de la paix, dans toutes ces complications orientales, l’Italie se retrouvera sûrement avec la France parce qu’elle a les mêmes intérêts. Au point de vue intérieur, le cabinet qui existe aujourd’hui peut tenir à se distinguer dans une certaine mesure de ceux qui l’ont précédé au pouvoir. En réalité il est, comme tous les autres, dévoué à la royauté constitutionnelle. Le président du conseil, M. Depretis, est un vieux Piémontais attaché au roi et aux traditions de la monarchie libérale ; il a mis récemment un zèle chaleureux à le déclarer de nouveau dans son discours de Stradella, et le ministre de l’intérieur lui-même, M. Nicotera, n’a laissé depuis quelques mois passer aucune occasion de protester de sa fidélité monarchique, de décourager les fauteurs d’agitations qui auraient cru devoir compter sur lui. C’est presque avec des couleurs conservatrices que le cabinet se présente aux élections. Les réformes qu’il se propose de soumettre au parlement, s’il reste au pouvoir, sont plutôt de l’ordre économique, elles touchent à la perception de certains impôts, aux chemins de fer. Quant à la réforme électorale inscrite dans les programmes ministériels, M. Depretis n’en a parlé qu’avec une extrême mesure, sans dissimuler la gravité de la question, sans aller dans tous les cas jusqu’à promettre même de loin le suffrage universel. En un mot, c’est une hardiesse assez modérée, et pour juger exactement les partis au-delà des Alpes, il faut bien dire que, si le cabinet d’aujourd’hui ne semble pas disposé à trahir les intérêts conservateurs, ceux qui le combattent, qui l’ont précédé au pouvoir, ne sont pas moins libéraux que lui ; ils seraient même plus libéraux sur bien des points. Entre eux, c’est plutôt une affaire de nuances et de conduite. Au fond, c’est toujours la politique de la monarchie constitutionnelle.

L’Italie se tient justement pour satisfaite de l’indépendance qu’elle a conquise avec Victor-Emmanuel et des institutions qui lui assurent, avec la paix intérieure, plus de liberté qu’aucun autre régime ne pourrait lui en donner. Ce qu’elle a de mieux à désirer aujourd’hui, c’est qu’on s’occupe de ses finances, de son organisation administrative, du développement de son commerce, de son industrie, de la transformation économique des régions trop négligées jusqu’ici, et parmi ces régions la première est toujours cette province de Sicile sur laquelle une enquête parlementaire a été ordonnée, qui vient d’être l’objet d’un rapport aussi substantiel qu’instructif de M. Bonfadini. Conditions économiques, régime de la propriété rurale et des industries, mœurs administratives, désordres invétérés, organisation du vagabondage et du brigandage, tout est décrit dans ce rapport de M. Bonfadini avec une sagacité lumineuse, d’un trait ferme et souvent pittoresque. Le gouvernement italien a certes de quoi s’occuper utilement en Sicile, et pour mener l’œuvre jusqu’au bout, malgré les progrès réels accomplis depuis quinze ans, il faudra encore l’activité persévérante de plus d’un parlement et de plus d’un ministère. CH. DE MAZADE.

UN ROMAN NIHILISTE.

Que faire ? par M. G. Tchernychefsky.


Le roman dont nous inscrivons le titre en haut de cette page ne serait pas une nouveauté pour les lecteurs de Saint-Pétersbourg ou de Moscou, puisqu’il ne compte pas moins aujourd’hui de douze ans de date bien sonnés, — en russe. Pour des lecteurs français, il peut avoir encore quelque attrait de curiosité, n’étant traduit que d’hier, j’ose à peine dire dans notre langue, tant la phrase du traducteur est diffuse et sa grammaire fantaisiste. Est-ce, comme le disait Mérimée, « que la concision et la richesse de la langue russe défient les plus habiles traducteurs, » ou bien encore qu’une langue littéraire toute neuve se prêterait mal à la familiarité du roman, comme des Russes l’ont prétendu ? Nous ne résoudrons pas l’alternative, mais nous craignons en vérité que le traducteur ne soit pas ici le seul coupable et qu’il ait quelque droit d’excuser, sur les défauts de l’original, peut-être les faiblesses, et certainement les longueurs de sa traduction. Au surplus, il n’importe guère : en Russie, la littérature est une arme, la poésie même est œuvre de combat, à plus forte raison le roman. Et c’est pourquoi ce roman au titre énigmatique, Que faire ? s’il n’offre qu’un médiocre intérêt comme œuvre d’art, du moins comme expression du radicalisme russe mérite bien d’être connu.

On sait que pas un pays des deux mondes n’est plus fécond que la Russie, non pas même la nouvelle Amérique, en sectes religieuses ou philosophiques, les unes bizarres jusqu’à l’extravagance, les autres repoussantes jusqu’au dégoût. Les tourneurs de Russie ne le cèdent pas aux trembleurs d’Amérique, ils l’emporteraient plutôt, et les coureurs de Sopelki le disputent aux perfectionnistes d’Oneïda. Aussi bien il se fait des échanges, et tels Russes de l’un ou l’autre sexe qui désespèrent de la liberté sur le sol natal vont essayer du libre amour et de la vie naturelle aux bords du lac Érié. La vie naturelle, c’est le communisme hardiment poussé jusqu’à ses dernières conséquences, et je n’ai pas besoin d’expliquer ce que c’est que le libre amour. A la vérité, les sectes russes, recrutées pour la plupart au sein du peuple des campagnes, ne font pas sonner, comme les sectes américaines, le partage égal des biens et ce qu’on appelle aujourd’hui « l’émancipation de la femme ; » le fait est cependant qu’elles y aboutissent, et que la femme russe, partout ailleurs si profondément abaissée sous la tyrannie du moujik, devient libre, souvent même maîtresse dans cette sphère spirituelle. Voici maintenant le phénomène curieux qui se produit : quand cet instinct de communisme et de rénovation sociale se rencontre chez des hommes que l’éducation a dégrossis et que l’instruction a façonnés aux idées de la science et de la philosophie moderne, chez des hommes qui ne sauraient plus croire avec le paysan que, quand il tonne, c’est que le prophète Élie roule à travers l’espace dans son char de feu, l’illuminisme s’éteint, les voiles du mysticisme s’écartent, l’enthousiasme religieux tombe, il ne reste plus qu’une négation pure et simple, et d’un seul mot le nihilisme. Nul n’ignore quel progrès le nihilisme a fait dans ces dernières années : les cheveux ras, le chapeau rond et les lunettes bleues des dames nihilistes ont accompli leur tour du monde.

C’est à cette école qu’appartient ou plutôt qu’appartenait M. Tchernychefsky. Il passait, a l’époque où parut son roman, pour le chef du radicalisme russe. Aussi le succès fut-il grand, presque aussi grand que Le succès du roman de M. Tourguénef, Pères et Enfans. Non pas certes qu’il puisse venir à la pensée d’établir une comparaison entre les deux œuvres ; mais enfin c’étaient des nihilistes ou plus exactement un nihiliste que M. Tourguénef avait mis en scène, et contre la caricature calomnieuse, disait-on, qu’il en avait tracée dans son Basarof, M. Tchernychefsky ne s’était proposé rien moins que de rétablir la sincérité d’un portrait. Avec cela, la situation particulière de l’auteur ajoutait au roman une sorte d’intérêt tragique. Victime comme tant d’autres, le poète Michaïlof par exemple, de cette ardeur de réaction violente qui signale dans l’histoire de la Russie contemporaine les années 1862 et 1863, impliqué dans un procès politique qui se dénoua par une condamnation à quatorze ans de travaux forcés et à la déportation en Sibérie, c’était dans sa prison que M. Tchernychefsky avait employé ses derniers jours de loisir à son œuvre de propagande. Innocent d’ailleurs ou coupable, il n’était pas certainement d’un caractère méprisable d’avoir pu prendre un tel empire sur soi que d’oublier le sort qui l’attendait, et d’écrire dans un cachot de forteresse un roman où manquent bien des qualités, mais où l’on chercherait vainement quelque trace d’indignation ou quelque marque de désespoir. On a raconté qu’il en avait même écrit deux, et qu’un ami, trop prompt à la crainte, sous le coup d’une visite domiciliaire, aurait brûlé le manuscrit du second. Il suffit de celui qui nous est parvenu pour se faire une idée du genre et de l’auteur.

En 1852, vivait dans une belle maison de la rue Gorokhovaïa, sur la cour, au cinquième étage, une famille dont le chef était Pavel Constantinitch Rosalsky, régisseur de la maison, employé d’un ministère et prêteur sur gages, un pauvre homme, bien humble et bien plat devant son propriétaire, devant ses chefs, mais surtout devant Maria Alexievna, sa femme, la forte tête du ménage. Ils avaient deux enfans, une fille, Véra, et un garçon qu’on appelait Fédia. Une cuisinière, qui changeait quelquefois, mais invariablement nommée Matroevna, attestait par sa présence qu’à Saint-Pétersbourg comme ailleurs l’usure conduit à une honnête aisance. Véra, par malheur, était belle, et sur la beauté de sa fille la mère fondant l’espoir de ses vieux jours ne prétendait pas moins que de la faire épouser par un bel officier, Michaël Ivanitch Storechnikof, le fils de la propriétaire. Cette idée lui était venue certain soir que le bel officier s’était avisé de transmettre lui-même à Pavel Constantinitch un ordre de Mme Storechnikof. Véra, sans le vouloir, avait plu, c’était une maîtresse qui pouvait faire honneur ; Michaël Ivanitch était donc revenu, mais pour voir ses tentatives misérablement échouer contre l’ambition bien résolue de la mère et devant l’indignation de la jeune fille. Deux traits ici sont admirablement observés. Le roman réaliste a parfois de ces bonnes fortunes, et, des bas-fonds où il se complaît, de loin en loin il ramène quelque vérité psychologique précieuse. Il y a quelque trente ans, un roman français. nous eût montré Storechnikof ou bien converti brusquement comme par un coup de théâtre au respect de l’innocence et à la loi de l’honneur, ou bien au contraire plus âpre au désir, et, pour satisfaire sa passion, prêt à toute violence et à toute perfidie ; le roman russe nous le montre acceptant sans hésiter l’idée du mariage et, puisqu’il n’est que le mariage pour arriver à posséder Véra, réglant sur cette idée sa conduite à venir. Là est en effet le vrai, là est la réalité, parce que la violence et la perfidie ne sont guère que des moyens de mélodrame, et quant à ces illuminations subites qui transformeraient si merveilleusement les cœurs, elles n’apparaissent que sur le chemin de Damas. Autre exemple de naïveté dans la dépravation : quand Maria Alexievna s’aperçoit que la résistance de Véra, plus sûrement que tout calcul, a réduit Storechnikof à merci, quelle réflexion croyez-vous que fasse l’excellente mère ? « Elle est certainement encore plus rusée que moi ! s’écrie-t-elle, oh ! c’est une fine mouche. » Je ne dis pas que tout cela ne soit au fond franchement odieux, je dis seulement qu’étant admise la situation, l’auteur a vu juste. Storechnikof entre donc dans la maison du sous-chef de bureau comme prétendant en titre ; il y prend le thé tous les soirs. On peut concevoir aisément toute l’horreur que son hypocrisie de renard pris au piège inspire à l’infortunée Véra.

Cependant le père de famille s’étant mis en quête, pour faire préparer son fils Fédia au collège, d’un bon maître « à bon marché, » son choix est tombé sur un étudiant en médecine du nom de Lopoukhof. Nous l’appellerions un singulier personnage s’il en fut, mais l’auteur nous assure qu’il existe en Russie plus de Lopoukhof qu’on ne croit. Certes, ce n’est pas lui qui, comme le Basarof de Tourguénef, s’éprendrait d’une aristocrate jusqu’à en mourir : il est cuirassé contre l’amour et cuirassé du raisonnement le plus victorieux et du syllogisme le plus russe que je connaisse : « Je n’ai jamais, dit-il, rencontré de femme qui n’eût au fond du cœur le regret d’être femme et le désir d’être homme, comme les pauvres ont le désir d’être riches. Or qui peut se plaire à voir les pauvres ? Et qui pourrait par conséquent se plaire à voir les femmes ? » Aussi ne jette-t-il sur Véra qu’un regard indifférent, dédaigneux, à peine compatissant, quand il a fait connaissance du triste fiancé. Véra, de son côté, semble ne pas l’apercevoir. C’est le babil indiscret du jeune Fédia qui rompt la glace : « Et je lui ai dit, ma bonne sœur, que vous êtes une beauté chez nous, et lui m’a répondu : — Qu’est-ce que ça me fait ? — Et moi, ma bonne sœur, je lui ai dit : — Mais tout le monde aime les beautés. — Et il a repris : — Tous les imbéciles les aiment. — Et moi j’ai dit : — Et vous, est-ce que vous ne les aimez pas ? — Et il m’a répondu : — Je n’ai pas le temps. — Et moi, je lui ai dit, ma bonne sœur : — Ainsi vous ne voulez pas faire la connaissance de Vérotchka ? — J’ai beaucoup de connaissances sans elle, m’a-t-il répondu. » Il y arrive cependant, le philosophe ; il découvre dans la jeune fille une victime de la tyrannie maternelle, il fait vœu de la délivrer, il cherche avec elle un moyen. Véra sait chanter ; ne pourrait-on pas en faire une actrice ? Elle sait le français et l’allemand, Lopoukhof d’ailleurs a complété son instruction en lui donnant à lire l’Essence de la religion de Feuerbach et la Destinée sociale de Victor Considérant ; ne pourrait-on pas lui trouver une place d’institutrice, de gouvernante ? Ils parlent d’ailleurs de ces projets si froidement, leur entretien est si glacial, et l’un l’autre ils se reprennent avec une ironie si méprisante toutes les fois que la conversation menace de s’égarer au-delà des considérations d’intérêt, qu’ils déjouent la perspicacité de Maria Alexievna elle-même. « Quel jeune homme sage, positif, noble, dirais-je ! Quelles règles prudentes il inspire à Vérotchka ! » Cependant les démarches de Lopoukhof échouent. C’est un obstacle aujourd’hui, demain c’en est un autre. Véra se sent défaillir ; pour se soustraire au mariage qui la menace, elle ne voit plus que le suicide ; elle va « s’aphyxier, comme dit le traducteur, à la manière des jeunes filles de Paris, » quand Lopoukhof reparaît comme un sauveur, et, poussant le dévoûment jusqu’au bout, lui propose de l’enlever et de l’épouser. Ici la déclaration la plus étrange et la scène d’amour la plus singulière, Véra faisant ses conditions, stipulant « une chambre neutre, » réservant son indépendance, et Lopoukhof se demandant : « Comment ferai-je pour éteindre en elle ce sentiment nuisible de la reconnaissance qui lui serait à charge ? » — Vous calculez de bien loin, ô Lopoukhof, vos scrupules font voir trop de délicatesse ; laissez faire au temps, et vous vous étonnerez vous-même avec quelle facilité votre élève rejettera le fardeau de reconnaissance.

Ils se marient donc et commencent à vivre ensemble à la manière de « deux familles qui prendraient par économie un appartement commun. » Le lecteur se souviendra peut-être qu’il a vu l’hiver dernier cette même situation sur la scène, et dans le cocher des Danichef un fort bon modèle de cette folie de renoncement qu’en vérité nous serons bientôt tentés de prendre pour un trait du caractère russe. Lopoukhof donne des leçons et tient des écritures, Véra monte une espèce d’atelier coopératif de modes et de couture, tout enfin irait au mieux dans le meilleur des mondes, si Kirsanof n’apparaissait. Kirsanof est un second Lopoukhof. « Les uns trouvaient que celui-ci était le plus beau, les autres que c’était celui-là. » Lopoukhof avait un nez grec et Kirsanof un nez aquilin, Lopoukhof avait des yeux bruns, Kirsanof avait des yeux bleus, mais ce nez et ces yeux mis à part, l’un et l’autre étaient le portrait également ressemblant des hommes de l’avenir. Pourquoi donc Véra s’éprend-elle tout à coup de Kirsanof comme s’il y avait quelque chose en lui qui ne fût en Lopoukhof ? Le romancier n’a pas bien éclairci le mystère ; toujours est-il que bientôt, après quelques visites, l’astre de Lopoukhof pâlit. Véra résiste, elle essaie d’échapper à la domination du sentiment nouveau qui l’envahit, elle demande secours, par une inspiration monstrueuse, à l’amour de son mari, pour la première fois. Elle cède enfin et part en laissant derrière elle une lettre ainsi conçue : « Mon cher ami, je ne me suis jamais sentie si fortement attachée à toi qu’en ce moment ; si je pouvais mourir pour toi ! Oh ! que je serais heureuse de mourir pour toi ! Mais je ne puis pas vivre sans lui. Je t’offense, je te tue, mon cher ami ; je ne le voudrais pas, mais j’agis malgré moi ! Pardonne-moi ! pardonne-moi ! » Ne nous récrions pas ; les duchesses de Balzac ont écrit de ce style. Quant à Lopoukhof, s’il prêche la brebis égarée, ce n’est pas espérance de la ramener au bercail, il ne veut que constater qu’elle ne se trompe pas une seconde fois sur la sincérité du sentiment qui l’entraîne, et, ce dernier devoir accompli, prétextant un voyage, il va se brûler la cervelle sur un pont de Moscou. Que faire ? Nous avons la moitié de la réponse.

On pourrait croire ici le roman terminé, on peut mettre du moins un signet au volume, c’est maintenant la thèse qui commence. Non pas que le long récit de ces très simples événemens ne soit entrecoupé déjà de longues déclamations nihilistes. « M. Tchernychefsky, dit le traducteur, n’est pas de ceux qui écrivent simplement pour le plaisir de noircir du papier. » Toujours est-il que dans cette première partie, si l’on tient compte et de l’intention et des circonstances, de la malheureuse habitude aussi que nous avons contractée de voir la thèse et le philosophisme s’étaler à l’aise dans le roman comme dans leur domaine d’élection, on trouve à signaler quelques qualités toutes russes, particulièrement remarquables à ce titre dans une littérature d’emprunt.

« La gloire, disait un jour M. de Balzac, à qui en parlez-vous ? je l’ai connue, je l’ai vue ! Je voyageais en Russie avec quelques amis. La nuit vient, nous allons demander l’hospitalité à un château. A notre arrivée, la châtelaine et ses dames de compagnie s’empressent ; une de ces dernières quitte dès le premier moment le salon pour aller nous chercher des rafraîchissemens. Cependant la conversation s’engage, et celle de ces dames qui était sortie rentre ; elle entend tout d’abord ces paroles : « Eh bien, monsieur de Balzac, vous pensez donc ? .. » De surprise et de joie elle fait un mouvement, elle laisse tomber le plateau de ses mains, et tout se brise. » Si l’aventure n’est pas vraie, elle méritait de l’être. En effet, si j’en crois la renommée, tous les défauts que nous reprochons à Balzac étaient devenus là-bas autant de qualités. Encore aujourd’hui, il paraît qu’en Russie l’auteur français à la mode est l’héritier de la pire manière de Balzac, M. Emile Zola ; on le traduit en russe, et si l’on traduisait dans notre langue les romans de M. Glèbe Ouspensky par exemple, la ressemblance serait frappante. Contentons-nous de M. Tchernychefsky. C’est la même prétention d’analyse, la même précision da détail, si repoussant qu’il puisse être, la même vigueur brutale de trait, le même relief, la même lumière crue. Le portrait de Maria Alexievna ne déparerait pas la galerie des Rougon Macquart. Il y a plus, et chez les réalistes russes vous retrouverez cette saveur étrange de mysticisme, si prononcée déjà chez Balzac. Comptez qu’il n’y a pas moins de quatre songes dans le roman de M. Tchernychefsky, quatre songes, et Véra, la femme émancipée, « l’une des premières femmes dont la vie se soit arrangée, » ne prend de résolution qu’à la suite d’un songe. C’est après un songe qu’elle quitte la maison maternelle, après un songe qu’elle devient la femme de son mari. Grâces soient rendues au traducteur d’avoir supprimé le quatrième songe. Par la plus singulière contradiction, serait-ce donc décidément en tout pays le sort du réalisme que de tourner au mysticisme ?

Deux choses, il est vrai, sans parler de la forme, qui ne doit pas laisser d’avoir son prix, relèvent le réalisme russe. Il est sincère d’abord, il est ce qu’on appelle vécu, on sent que le roman a copié le vif, et que la fable n’en est inventée que pour fournir, que pour servir de cadre aux types qui s’y meuvent. Quand parurent les premiers romans de M. Tourguénef, n’y prétendit-on pas retrouver les personnages de la société pétersbourgeoise d’alors ? En second lieu, l’ironie, l’ironie méprisante que les Russes manient comme personne, une forme de l’ironie qui ne ressemble ni à l’humour anglais, ni surtout à la raillerie française. Ce qu’elle a de caractéristique, c’est une persistance à ramener tous les actes de l’humaine nature à quelque motif d’intérêt odieux ou ridicule ; c’est encore l’aisance hautaine et familière avec laquelle elle se soutient pendant des pages entières, un chapitre, quelquefois un volume. Bien des raisons sans doute ont dû favoriser en Russie ce penchant naturel : entre les plus puissantes, sous un gouvernement longtemps et cruellement despotique, la nécessité de se contraindre et d’envelopper la pensée d’une obscurité calculée ; plus puissante encore peut-être dans une société fondée sur le tchine, où c’est un proverbe usuel que de souhaiter à quelqu’un la santé et le grade de général, la sourde irritation et le secret orgueil d’hommes qui se sentent ou qui se croient supérieurs à la situation où le hasard d’une hiérarchie de titres administratifs les a fait naître et les enchaîne. Sous les dehors d’une bienveillance et d’une affabilité qui ne sont en somme que le signe des éducations aristocratiques, l’orgueil moscovite se cache, plus âpre et plus entier que l’orgueil anglais lui-même.

À ce point de vue, peu de documens sont plus curieux que le roman de M. Tchernychekky. L’auteur avait débuté dans la littérature par une sorte de manifeste réaliste sur les Rapports esthétiques de l’art et de la réalité. Vous diriez, à l’entendre parler, le dernier mot de la critique. « Pour ce qui est, dit-il au lecteur, pour ce qui est des ouvrages célèbres de tes auteurs de prédilection, tu peux, pour l’exécution, mettre ce roman à leur niveau, tu peux même le placer au-dessus, car il y a ici plus d’art que dans les ouvrages précités, tu peux en être sûr. » Ce n’est encore là qu’un simple avis au public ; le ton s’élève et devient plus méprisant quand l’auteur consent à faire connaître au lecteur ignorant la suprême exigence de l’art ;… mais ceci nous ramène au roman.

Lopoukhof et Véra nous paraissent déjà des personnages assez bizarres, pour ne pas dire extraordinaires. Erreur ; l’auteur a rencontré des Lopoukhof et des Véra par « centaines. » — « Il les considère comme des gens ordinaires : eux-mêmes se considèrent comme tels, » et nous allons promptement apercevoir s’ils ont raison. Le voilà ce grand secret, cette découverte surprenante ; introduisons dans l’intrigue, — d’ailleurs sans qu’il ait aucun motif d’y venir faire figure, — un troisième personnage, celui-là vraiment extraordinaire, et mesurons les autres à sa taille. Il s’appelle Rakhmétof, il représente l’idéal du nihiliste de l’avenir. « Puisque nous demandons que les hommes jouissent complètement de la vie, nous devons prouver par notre exemple que nous le demandons non pas pour satisfaire nos passions personnelles, mais pour l’homme en général. » Sans doute ce raisonnement n’est point si sot : mais Rakhmétof en tire de singulières conséquences. « Lorsqu’on servait des fruits, il mangeait des pommes, parce que la plèbe en mange, il ne mangeait jamais d’abricots… il mangeait des oranges à Saint-Pétersbourg, en province jamais, parce qu’à Saint-Pétersbourg la plèbe en mange, ce qui n’a pas lieu en province. » De temps en temps il remonte le Volga, tirant la corde le long des chemins de halage, « parce que la force est un moyen de se faire estimer de la plèbe. » Il n’emploie guère à ses affaires qu’une petite part de son temps, le reste est pour s’ingérer des affaires des autres, pour imposer sa connaissance aux gens qui ne la souhaitent pas ou même qui la repoussent. Il passe la nuit sur un feutre garni de « petits clous qui ressortaient d’un pouce de longueur. » Est-ce bien le nihiliste de l’avenir, ce Rakhmétof ? ou si ce n’est pas plutôt quelque ascète et quelque extatique des siècles depuis longtemps passés ? Le mysticisme reparaît toujours, toujours remonte à la surface, et décideraient le nihilisme est bien moins une doctrine qu’une secte.

On imagine bien qu’un tel homme, chargé d’adoucir à Véra la nouvelle du suicide et de la mort de Lopoukhof, ne saurait manquer d’excellentes raisons pour lui prouver que tout remords serait une sottise et toute résolution extrême, comme de renoncer à Kirsanof, une erreur de jugement. Le conseil est pour plaire ; Véra n’hésite pas davantage, elle épouse Kirsanof. Elle recommence encore une fois la vie, et tandis que Kirsanof, médecin-professeur, presque célèbre déjà, continue de soigner les malades et d’accroître sa réputation naissante, elle fonde un atelier, deux ateliers, trois ateliers de couture, et tient boutique sur la perspective Nevsky, à l’enseigne du Bon-Travail, magasin de nouveautés. Quand elle a des loisirs, elle rejoint Kirsanof à l’hôpital, et, sous la direction conjugale, étudie passionnément la médecine.

Mais voici bien une autre affaire. Lopoukhof n’est pas mort : on a retrouvé dans la rivière une casquette percée d’une balle ; ce n’était qu’un ingénieux artifice, un moyen délicat de tourner la loi russe, qui ne permet le divorce que dans des cas bien rares, à prix d’or, et que le ménage Lopoukhof aurait vainement suppliée de briser les liens qui l’unissaient. Lopoukhof a quitté la Russie ; d’Allemagne en Amérique, d’Amérique en Angleterre, il a parcouru le monde ; puis, quelques années écoulées, il revient à Saint-Pétersbourg, sous le nom de Charles Beaumont, pour y traiter, comme représentant d’une maison anglaise, de l’achat d’une fabrique. C’est encore un type curieux de traitant russe que le directeur de cette fabrique. Sous-capitaine de cavalerie démissionnaire, Polosof a si bien trafiqué de quelques roubles qui lui restaient, qu’il est devenu trois ou quatre fois millionnaire. Gonflé de son importance, devenu fournisseur attitré du gouvernement, il a commis la maladresse de ne pas plier à temps devant un homme en place. Depuis, ses « fournitures de vivres et de cuirs de bottes » ont été systématiquement mises au rebut, tantôt sous un prétexte et tantôt sous un autre, aujourd’hui parce qu’on a trouvé dans sa fourniture « quelques négligences, » demain parce qu’on y constate de « mauvaises intentions. » Les jours pénibles sont venus, et des débris de sa splendeur il n’a conservé qu’une fabrique de stéarine, dont il est le directeur et le principal intéressé. Comme l’affaire soulève des difficultés nombreuses et délicates, Lopoukhof ou Charles Beaumont, obligé d’entrer en relations quotidiennes, intimes bientôt, avec son vendeur, fait chez lui la connaissance de Mme Polosof. On devine la conclusion et que Lopoukhof épouse Mme Polosof.

Il y a un épilogue : puisqu’il est maintenant remarié, Lopoukhof n’a plus de motifs de ne pas renouer les relations d’autrefois avec son ami Kirsanof. Il confie son désir à sa nouvelle épouse, et c’est elle qui se charge d’aller annoncer à Véra la grande nouvelle : « Lopoukhof est ressuscité. » Le ménage Kirsanof ne se sent pas de joie, tout est bien qui finit bien, les deux ménages feront désormais vie commune, ils habiteront le même appartement, il y aura comme toujours des « chambres neutres » et des « chambres non neutres. » Que faire ? disait le titre du roman ; voilà, nous apprend le traducteur, la solution qu’a trouvée la « nouvelle société russe. » En tout cas, solution bien étrange, plus qu’étrange en vérité, si l’on considère quel soin méticuleux a pris l’auteur d’accumuler toutes les circonstances qui pouvaient ajouter au cynisme de ses personnages et à l’odieux de leur situation : Kirsanof, l’unique ami de Lopoukhof, Véra, tirée par Lopoukhof de la plus honteuse famille et sauvée du plus triste mariage, Lopoukhof, dévoué jusqu’au sacrifice, et ce surprenant accord qui termine le roman !

Et maintenant remarquez bien que l’auteur, M. Tchernychefsky, n’est rien moins qu’un romancier. Je ne veux pas dire seulement par là qu’à peine de loin en loin dans son livre rencontre-t-on quelque ombre des qualités du romancier, mais je voudrais avertir le lecteur que c’est ici l’œuvre d’un économiste. Le grand ouvrage de M. Tchernychefsky, celui qui le plaça naguère à la tête du radicalisme russe, ce n’est pas un roman, c’est l’Economie politique jugée par la science, critique et réfutation des Principes d’économie politique de Stuart Mill. Le roman n’a été pour lui qu’un moyen, qu’une tentative pour convertir à ses idées économiques un plus grand nombre d’adeptes, pour mettre la bonne nouvelle à portée d’un public plus vaste, et c’est là l’intérêt d’une rapsodie que comme œuvre d’art le lecteur est à même de juger. Que ce roman mal conçu, mal exécuté, ait eu d’ailleurs un succès éclatant en Russie, s’il est mauvais, il ne nous importe guère, et ce n’est pas affaire à la critique d’accepter et de discuter le succès par cela seul qu’il est le succès. Ce n’est pas tout que de réussir et il faut encore mériter son succès ; mais enfin, tel quel, ce roman a passé, passe encore pour une sorte d’évangile du nihilisme russe. Et s’il était nécessaire d’excuser la longue analyse que nous avons essayé d’en faire, il nous suffirait de rappeler que dans un récent et substantiel ouvrage, un des hommes d’Allemagne qui connaissent le mieux, le plus intimement, la Russie contemporaine, et qui la connaissent d’original, n’a pas consacré moins de vingt pages à l’exposition des idées de M. Tchernychefsky[2]. C’est plus de place qu’il n’a donné, plus d’honneur qu’il n’a fait à aucun autre écrivain de la Russie moderne.

Est-ce à dire que vraiment le nihilisme ait tant d’importance en Russie, que le nombre de ses prosélytes y soit considérable, et que la diffusion enfin de semblables doctrines y doive inspirer une telle crainte, ou du moins une telle préoccupation de l’avenir ? Oui et non ; il faut distinguer. Dans nos sociétés occidentales, il serait permis de ne pas accorder plus d’attention au nihilisme que nous n’en accordons au fouriérisme par exemple. Non pas qu’à tel moment donné, si les circonstances et la mauvaise fortune s’y prêtent, de dangereux esprits ne puissent essayer de faire passer ces théories dans la pratique, mais parce qu’en somme chez nous les habitudes historiques et le tempérament, national ne sauraient souscrire cette abdication de la personne qui serait dans les écoles communistes le premier pas vers la sagesse. Sans doute, comme ces théories, sous un voile de générosité, ne s’adressent en fait qu’aux plus grossiers appétits de la nature humaine, elles exercent une puissance de séduction singulière sur ces natures brutales dont le fonds est une inépuisable avidité de jouir, mais au premier essai d’application elles succombent et se condamnent elles-mêmes, parce qu’en échange d’un leurre de volupté, la première loi qu’elles imposent au misérable qu’elles ont tenté, précisément est la seule chose dont il soit incapable, le renoncement à soi-même. On le voit bien, quand on repasse en esprit l’histoire des sectes américaines, l’histoire des Mormons par exemple, dont le nombre semble aller diminuant de jour en jour, pauvres gens qui, cédant à l’appât du rien faire et de la polygamie, gémissent sous un joug si pesant, que tous les observateurs s’accordent à reconnaître que la mort de Brigham Young sera le signal de la dissolution de la communauté. Ajoutez comme un autre symptôme la répulsion presque universelle que ces sectes inspirent, et refaites sur la carte les étapes de leur exode pour vous convaincre qu’elles ne doivent guère d’exister encore qu’à l’immensité des déserts américains.

Il n’en est pas de même en Russie. Là quatre siècles d’esclavage ont façonné quelque quarante millions de sens à l’abdication du vouloir, et d’ici longtemps encore n’offrent d’objet à leurs désirs que la satisfaction des appétits matériels. De plus, on dirait qu’il y a dans la nature du paysan russe un fonds de communisme, et ainsi, tandis que les aberrations du communisme occidental sont en quelque manière du domaine du rêve et de l’imagination pure, au contraire, dans les déclamations du nihilisme russe, on est tenté de voir la formule quasi scientifique des aspirations séculaires d’une race. Et le mal qu’on peut qualifier ici d’insignifiant est peut-être en Russie très grave. Évidemment nous ne saurions avoir la prétention de résoudre de semblables problèmes ; mais ne semble-t-il pas que Montesquieu soupçonnât quelque chose de ces questions auxquelles est suspendu l’avenir de la Russie quand il laissait tomber ce mot terrible : « Voyez, je vous prie, avec quelle industrie le gouvernement moscovite cherche à sortir du despotisme, qui lui est plus pesant qu’aux peuples mêmes. On a cassé les grands corps de troupe, on a diminué les peines des crimes, on a établi des tribunaux, on a commencé à connaître les lois, on a instruit les peuples ; mais il y a des causes particulières qui le ramèneront peut-être au malheur qu’il voulait fuir. »


FERDINAND BRUNETIERE.

C. BULOZ.

  1. Voyez la Revue à partir du 15 décembre 1872.
  2. Cœlestin, Russland seit Aufhebung der Leibeigenschaft, Laybach 1875.