Chronique de la quinzaine - 30 septembre 1876

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Chronique n° 1067
30 septembre 1876


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




30 septembre 1876.

Avant que l’Europe soit délivrée, ne fût-ce que momentanément, de cette question orientale qui pèse sur son repos, avant qu’elle voie se dissiper à demi ce nuage sanglant qui ne cesse de la menacer, elle a sans doute encore plus d’une difficulté à vaincre, plus d’une complication à déjouer. Elle semble du moins aujourd’hui se décider à sortir de l’expectative, à faire avec plus d’ensemble et de résolution ce qu’elle n’a fait qu’incomplètement et infructueusement avant la guerre ; elle sent le besoin de s’entendre, d’interposer son autorité morale et diplomatique, de ne pas laisser plus longtemps en un mot les événemens livrés à eux-mêmes.

Les combats qui ont signalé les premiers jours du mois et où, à défaut d’une victoire décisive, les Turcs ont eu d’évidens avantages sur les Serbes, Ces combats de la Morava ont été une occasion favorable. Précisément parce qu’ils ne décidaient rien, parce qu’ils laissaient les armées en présence, ils ont créé une possibilité de trêve et de négociation, dont l’Europe s’est empressée de profiter pour reprendre le rôle de médiatrice, et ce rôle, l’Europe l’a repris en quelque sorte sous la pression des circonstances, avec un double sentiment qui éclate de toutes parts aujourd’hui. Avant tout, on le comprend, il s’agit de mettre fin à cette guerre des Serbes et des Turcs, à ce conflit qui dévaste les contrées de la Drina et de la Morava. Il y a trois mois, on hésitait, la diplomatie européenne n’a peut-être pas fait tout ce qu’elle aurait pu pour détourner le choc sanglant ; elle a cru devoir laisser la carrière libre aux passions belliqueuses et à la force. Désormais cette lutte, dangereuse pour les Serbes plus qu’à demi vaincus, onéreuse et embarrassante pour les Turcs eux-mêmes, qui gardent l’ascendant militaire, cette lutte ne pourrait se prolonger sans menacer l’Occident, sans risquer d’engager toutes les politiques. Pour tout le monde, la paix est la première, la plus impérieuse nécessité, et les gouvernemens ne font que répondre à un instinct public, à un intérêt universel, en s’efforçant dès ce moment d’en finir avec une guerre qui a déjà trop duré, qui ne peut plus être qu’une inutile effusion de sang ou une conflagration de l’Occident tout entier. Il y a un autre sentiment qui n’est pas moins profond et moins énergique dans le monde européen, c’est qu’en rétablissant aux meilleures conditions possibles la paix entre la Turquie et les petites principautés qui se sont mises en guerre avec elle, on ne peut laisser passer cette occasion de régulariser la situation des autres provinces de l’empire ottoman. Ce n’est plus seulement une question de politique, c’est une affaire d’humanité, d’équité, de civilisation. Après les récens massacres de la Bulgarie, après les insurrections qui ont été la première cause de la crise où nous sommes, l’Europe se doit à elle-même de compléter son œuvre. Elle y est intéressée pour sa propre sécurité, elle y est poussée par l’opinion de tous les pays, elle y est en quelque façon contrainte par l’impuissance dont le gouvernement turc a offert le dangereux spectacle. Les dernières démarches de la diplomatie ne sont en définitive que le résultat et la traduction pratique de cette double pensée, que la marche des choses n’a fait que préciser et fortifier depuis quelques semaines, — la paix à rétablir entre la Turquie et la Serbie, des améliorations réelles, des garanties efficaces à conquérir pour les populations chrétiennes de l’Orient.

Ce n’est plus cette fois par des combinaisons particulières, par des délibérations séparées entre les trois empereurs du Nord, que s’engage l’intervention diplomatique des grandes puissances. C’est l’Angleterre qui a pris l’initiative dans cette phase nouvelle de l’action européenne, c’est l’Angleterre qui a donné le signal de la négociation, et la Russie s’est empressée de se rallier au programme du cabinet de Saint-James. L’Autriche, la France, l’Italie, à leur tour, ont adhéré aux conditions fort modérées soumises par l’Angleterre aux autres gouvernemens, de sorte que par le fait, après bien des oscillations et des conflits intimes, l’Europe se trouverait avoir reconstitué cette entente nécessaire, sans laquelle rien n’est évidemment possible en Orient. Elle a réussi à se mettre d’accord sur les bases d’une médiation offerte à Constantinople comme à Belgrade. Elle propose de rétablir les relations de la Serbie et de la Turquie telles qu’elles étaient avant la guerre, en demandant pour le Monténégro un port sur l’Adriatique. Elle propose en même temps un système d’autonomie administrative, une sorte de self-government local pour l’Herzégovine, la Bosnie et la Bulgarie. Elle aurait voulu un armistice comme premier gage d’apaisement ; elle a été obligée de se contenter d’une suspension tacite d’hostilités qui a paru acceptée d’abord dans les deux camps, qui malheureusement n’est plus guère observée à l’heure qu’il est. Elle est réduite à négocier dans l’obscurité, au bruit des armes, comme si elle n’était pas la réunion des plus grandes puissances ou comme si les belligérans croyaient pouvoir se faire un jeu de son autorité. La question est maintenant de savoir si le dernier mot de cette médiation laborieuse et contrariée sera la paix ou la continuation de la guerre, si les passions qui s’agitent seront plus fortes que la raison de tout un continent, si l’Europe ne trouvera pas dans toutes les ressources morales et diplomatiques dont elle dispose les moyens d’empêcher la propagation d’un incendie témérairement allumé, imprudemment entretenu.

Non assurément, on ne peut se payer d’illusions, malgré les garanties qu’offrent toujours les intérêts immenses qui sont en jeu, malgré les démonstrations pacifiques et toutes les apparences de bonne volonté des cabinets, cette situation n’est pas sans gravité. Elle a surtout cela de périlleux qu’elle ne cesse d’être à la merci d’un incident imprévu, d’une complication ou d’une circonstance qui d’un instant à l’autre peut tout changer et même remettre en doute l’autorité de cette médiation à peine engagée. Les difficultés sont partout dans cette œuvre de pacification et de préservation dont l’Europe est occupée aujourd’hui, et, chose à remarquer, les plus sérieuses de ces difficultés, les prétentions, les résistances, viennent moins encore des vainqueurs que des vaincus. La Turquie, à la vérité, est la première intéressée à ménager l’Europe, elle ne gagnerait rien à prétendre abuser de ses victoires, et elle a beaucoup à se faire pardonner pour ses banqueroutes, pour son anarchie intérieure, pour les barbaries commises en son nom. Elle porte désormais devant le monde civilisé le poids de ces « atrocités » dont un commissaire officiel anglais, M. Baring, vient de retracer le tableau dans un rapport aussi impartial que véridique.

C’est pour le moment le malheur des Turcs : ils sont responsables de ce qu’ils ont laissé faire et même des excès qui pourraient être mis au compte des insurgés bulgares. Ils en subissent les conséquences par une impopularité qui compromet certainement leur cause ; les massacres de la Bulgarie obscurcissent leurs succès sur la Morava. Il n’est pas moins vrai que dans cette guerre qui leur a été déclarée par les Serbes, par les Monténégrins, ils se sont défendus victorieusement, et qu’après avoir repoussé une agression assez peu justifiée, ils ont aujourd’hui l’habileté de rester modérés, de ne point chercher à embarrasser l’Europe dans ses tentatives de pacification. Ils semblent s’étudier à mettre la raison de leur côté. S’ils ont décliné un armistice régulier dont on paraissait devoir abuser contre eux, ils ne se sont nullement refusés à une suspension d’hostilités, qui pouvait devenir une trêve de fait, laissant toute latitude à une négociation sérieuse. Ils ont publié, il est vrai, le mémorandum de leurs prétentions pour la paix définitive, et dans cette œuvre de diplomatie ils ont inscrit des conditions qui auraient peu de chance d’être acceptées, — une investiture nouvelle du prince Milan, la préoccupation des forteresses serbes, la limitation des forces militaires de la principauté, une indemnité de guerre, etc. ; mais en même temps le cabinet turc s’est empressé d’ajouter que, voulant « donner une preuve manifeste de sa confiance dans l’œuvre médiatrice » de l’Europe, il s’en remet entièrement « au jugement éclairé et à l’appréciation équitable des six puissances ; » il confie la décision suprême « à leurs sentimens de haute équité et de haute sagesse. » Après de si nettes déclarations, il serait difficile d’admettre que le cabinet ottoman persistât à opposer ses prétentions premières aux conditions anglaises que sir Henry Elliot a été chargé de lui remettre avec le concours des autres puissances. Ce qu’il peut faire de plus habile, c’est d’accepter sans discussion ce qu’on lui propose pour le rétablissement de la paix avec la Serbie, aussi bien que pour les réformes dans les autres provinces. Ce qu’il peut faire de plus utile pour lui-même, dans cette œuvre réformatrice que le nouveau sultan Abdul-Hamid paraît disposé à poursuivre, c’est de chercher une force dans les conseils et le concours de l’Europe. C’est le meilleur moyen d’assurer cette intégrité de. l’empire que la diplomatie déclare vouloir respecter. Puisque la Porte a su être modérée jusqu’ici au milieu de cruels embarras, elle n’a qu’à rester modérée jusqu’au bout et à laisser à d’autres la responsabilité des crises que l’Europe s’efforce de détourner ou d’atténuer.

D’où viennent les difficultés réelles, sérieuses aujourd’hui ? Elles ne viennent point de la Turquie ou du moins de la politique suivie en ce moment par le cabinet turc. Elles tiennent sans doute à des causes aussi multiples que profondes, à une situation des plus compliquées ; elles viennent surtout d’abord de cette malheureuse Serbie, qui après avoir été précipitée dans une guerre aventureuse, semble plus que jamais entraînée et résolue à épuiser les hasards d’une lutte inégale où elle n’a eu jusqu’ici que des mécomptes. Les vrais obstacles que rencontre l’Europe, ils sont là, il faut bien l’avouer. C’est la Serbie qui compromet tout par ses impatiences, qui refuse même de se prêter pour quelques jours à une suspension d’hostilités à la faveur de laquelle la médiation aurait pu s’exercer dans sa plénitude, sans être incessamment à la merci de tous les incidens. C’est la Serbie qui semble maintenant vouloir prendre sur elle de repousser les propositions anglaises, dont le mérite après tout est de lui épargner les conséquences de la provocation et de la défaite, de la replacer dans les conditions où elle se trouvait avant cette hasardeuse levée de boucliers. Quels sont les mobiles de la politique serbe dans ce moment critique, à ce début d’une négociation où la jeune principauté sait bien que ses intérêts n’auraient point été négligés ? Il y a peut-être deux explications. Les Serbes comme d’autres cèdent aujourd’hui à l’enivrement de la passion d’indépendance, aux illusions de la guerre à outrance. Ils se sentent soutenus par un courant de sympathie publique dans tous les pays, et ils semblent compter sur la force irrésistible de ce courant pour dominer et entraîner les gouvernemens eux-mêmes. Assurément l’opinion dans bien des pays a des sympathies pour les Serbes, elle les suit avec émotion dans leurs luttes nationales ; mais enfin il y a une chose que l’opinion, si sympathique qu’elle soit, ne peut pas faire, c’est que les Serbes aient été victorieux dans leurs combats de ces trois derniers mois, et qu’ils puissent recueillir aujourd’hui le prix des victoires qu’ils n’ont pas gagnées.

Un officier russe servant dans l’armée de la principauté, chef d’état-major du général Tchernaïef, écrivait récemment dans une protestation contre le programme de paix adopté par les puissances : « Le statu quo ante bellum pour la Serbie, des réformes localisées pour les provinces chrétiennes seraient un coup mortel pour ce pays sans indépendance. Le peuple serbe est comblé de désespoir en voyant l’opinion publique russe et surtout anglaise désavouée par l’action dissolvante de la diplomatie. La paix signée dans de telles conditions serait désastreuse pour l’Orient… » Les malheureux Serbes sont entretenus dans ces illusions par des chefs audacieux, et ils ne s’aperçoivent pas qu’ils se laissent entraîner dans des aventures où ni l’opinion ni les gouvernemens ne peuvent les suivre, où ils s’exposent à s’aliéner les sympathies, les appuis les plus sérieux au lieu de les conquérir. Huit jours après avoir fait appel à la médiation de l’Angleterre et des autres puissances, ils semblent vouloir répudier l’œuvre de l’intervention européenne. Au moment où la diplomatie est assez occupée à maintenir pour la Serbie une semi-indépendance qu’on a livrée au sort des armes, des généraux, des soldats, dressent un pavois dans leur camp de Deligrad, et pour simplifier les choses, dans un moment d’enthousiasme, ils font du prince Milan un roi nouveau, un roi fort embarrassé de la couronne compromettante qu’on veut mettre sur sa tête.

Évidemment, dans cette exaltation, dans cet effort pour échapper ai la réalité, il y a une désastreuse méprise, et ceux qui agissent ou parlent ainsi se trompent étrangement, s’ils croient pouvoir disposer dei toutes les politiques, faire violence aux délibérations de l’Europe. Peut-être y a-t-il une autre explication de la situation violente où se débat aujourd’hui la Serbie. La vérité est que depuis trois mois une transformation étrange s’accomplit, et que, si cela continue, la principauté est menacée de ne plus s’appartenir. Elle disparaît sous une véritable invasion russe. Chaque jour des officiers, des détachemens de volontaires arrivent par tous les chemins. On parlait récemment de la formation de deux brigades, de régimens de cosaques. A coup sûr ces officiers, ces soldats, portent à l’armée serbe un vigoureux contingent de discipline, d’instruction militaire. Seulement ce ne sera plus bientôt l’armée serbe, ce sera une armée russe, ayant des généraux russes, des officiers et des soldats russes, combattant pour la cause slave bien plus que dans l’intérêt de la Serbie. Qu’en résulte-t-il ? Le gouvernement de Belgrade finit par n’être pas toujours maître de ses résolutions ; il se sent obligé de compter avec ces alliés à la fois utiles et incommodes. Il serait peut-être assez embarrassé aujourd’hui s’il voulait retirer le commandement au général Tchernaïef, ce a faiseur de rois, » qui expédiait récemment la couronne au prince Milan, — et la protestation du chef d’état-major de l’armée de la Morava contre les dernières propositions de paix est un témoignage au moins singulier de la puissance de l’élément russe. Le cabinet de Belgrade subit visiblement cette influence dans son attitude, dans ses relations avec la diplomatie, avec l’Europe occidentale. C’est pour ne pas rompre avec ces alliés devenus nécessaires qu’il semble toujours incliner vers la guerre à outrance, qu’il hésite à se prononcer sur la médiation, sur les propositions de paix, et en rendant plus difficile une œuvre diplomatique entreprise sur sa demande, il finit par être lui-même la victime d’une double erreur. Il se trompe sur les intérêts réels de son pays, et il est exposé aussi à se tromper sur la véritable direction de la politique russe, qu’il ne voit qu’à travers les ardeurs guerrières d’une population soldatesque accourue à son aide comme une avant-garde dans la grande lutte slave contre le Turc.

Que la Serbie, engagée dans cette redoutable lutte, puisse se promettre d’avoir un jour ou l’autre, après les volontaires russes, l’alliance publique et avouée de la Russie elle-même, c’est là sans doute l’illusion dangereuse d’un peuple sous les armes. Il est vrai, bien des choses énigmatiques se passent à l’heure où nous sommes, et en Russie particulièrement il y a des anomalies singulières ; il y a pour le moment une sorte d’agitation nationale qui ne fait que grandir. De toutes parts se sont formés des comités de secours propageant le mouvement en faveur de la cause serbe, aidant au départ des volontaires et prêchant la guerre sainte contre la Turquie. L’excitation des esprits arrive à ce point où l’on peut impunément attribuer les paroles les plus belliqueuses au tsarévitch lui-même. Au moindre mouvement de troupes, on croit voir déjà les corps d’armée partant pour la frontière et allant au secours de Tchernaïef. La société russe se jette à corps perdu dans cette agitation, dont elle s’étonne elle-même. S’il y a encore quelques journaux qui gardent leur sang-froid et ne semblent nullement pressés de voir leur pays entrer en campagne pour aller jeter les Turcs dans le Bosphore, la plupart prodiguent la passion et l’enthousiasme, sans négliger de gourmander la diplomatie pour ses lenteurs et son éternel esprit de transaction. A coup sûr, cet état fiévreux d’une société est une complication et un danger dans une crise comme celle que l’Europe traverse aujourd’hui, et le gouvernement russe, peu accoutumé à ces explosions ardentes, ne s’est peut-être pas aperçu dès l’origine qu’il se créait à lui-même une difficulté en laissant se propager et s’étendre un tel mouvement d’opinion ; il a permis ces manifestations passionnées, et c’est, à vrai dire, un fait assez extraordinaire que tant d’officiers, tant de soldats, aient pu quitter l’armée russe pour aller guerroyer en Serbie.

Au fond, quelles que soient les apparences, il est bien clair que le cabinet de Saint-Pétersbourg se défend, quant à lui, de ces entraînemens. Sans dissimuler ses sympathies traditionnelles pour les populations chrétiennes de l’Orient, ses intentions protectrices à leur égard, il n’a cessé depuis deux ans de se prononcer avec une persévérante netteté pour la paix. Malgré l’intérêt particulier qu’il portait à ce mémorandum de Berlin qui a eu une si médiocre fortune, il ne s’est laissé aller à aucun mouvement de susceptibilité ou de mauvaise humeur, et tout récemment il a été un des premiers à se rallier au programme de négociation préparé par l’Angleterre. L’empereur Alexandre II, écrivait-on récemment de Pétersbourg pour dissiper les faux bruits, l’empereur est toujours en Crimée, à Livadia, qu’il ne songe pas à quitter, — c’est la meilleure preuve qu’il n’y a rien de changé, que la Russie persiste plus que jamais dans sa politique de modération conciliatrice ! Le malheur est qu’il y ait toujours des confusions possibles, que la Serbie puisse voir dans tous les secours qu’elle reçoit un encouragement, peut-être le prélude d’un concours plus effectif encore, que les agitations de la société russe elle-même soient quelquefois de nature à obscurcir les intentions du gouvernement du tsar. C’est un danger pour la Serbie, c’est peut-être aussi une faiblesse ou un embarras pour la Russie, dont la parole n’arrive à Belgrade que précédée ou accompagnée de commentaires faits pour en atténuer l’efficacité. L’empereur Guillaume, dans quelques mots qu’il a prononcés ces jours derniers à Wissembourg, a parlé des a obstacles que l’empereur Alexandre a dû surmonter pour donner une nouvelle preuve de son amour de la paix » en adhérant aux propositions anglaisés. C’est assurément un gage de courageuse sagesse, et ce qu’il a fait la veille, le cabinet de Saint-Pétersbourg ne peut être soupçonné de vouloir le démentir le lendemain, en laissant concevoir des espérances qu’il ne peut ni ne veut satisfaire. Le vrai péril est dans ces confusions perpétuelles qui pèsent sur la politique de l’Europe et dont le gouvernement anglais lui-même du reste est réduit à se défendre aussi bien que le gouvernement russe.

Que veut l’opinion anglaise ? Évidemment elle passe elle-même par une phase d’agitation et d’impatience où elle serait tout près de rompre avec toutes les traditions de la politique de l’Angleterre. C’est un moment de crise que les libéraux exploitent habilement contre le ministère tory, et M. Gladstone, qui depuis quelque temps semblait perdu dans les études théologiques, a trouvé dans les affaires d’Orient l’occasion d’une campagne où il déploie plus d’éloquence et de passion que de prévoyance. Les massacres de la Bulgarie sont devenus le thème de tous les discours, le prétexte d’une série de manifestations et comme le signal d’une évolution d’opinion qui ne serait certes pas sans danger, si l’esprit de parti était aussi puissant que bruyant. Peu s’en faut qu’un certain nombre d’Anglais ne soient aujourd’hui disposés à expulser les Turcs de l’Europe, à livrer les provinces ottomanes à la Russie, ou à se laver les mains de tout ce qui peut arriver, comme le disait récemment M. Lowe. On fait ni plus ni moins le procès du ministère accusé de protéger la Turquie, d’avoir favorisé indirectement par ses connivences les « horreurs » de la Bulgarie, et ces jours derniers encore on réclamait au plus vite la réunion du parlement. La campagne est bien menée, on n’en peut disconvenir. Heureusement le ministère ne se laisse point ébranler. Aux attaques violentes, M. Disraeli, le nouveau lord Beaconsfield, répond par des sarcasmes, en prédisant à M. Gladstone qu’il regrettera sa dernière brochure sur la Bulgarie, et en assurant que si l’ancien chancelier de l’échiquier veut renverser un ministère, ce n’est pas précisément le ministère turc qu’il a en vue. A une députation de la Cité qui vient de lui porter une adresse, presqu’une remontrance, lord Derby répond avec le sang-froid d’un homme qui se sent sur un terrain solide, qui ne veut ni abandonner les droits de l’humanité, ni trahir les intérêts permanens du pays, ni se livrer aux aventures. Ce discours de lord Derby est un modèle de netteté, de précision, de déférence pour l’opinion en même temps que de fermeté, et, à vrai dire, le chef du foreign-office ne pouvait répondre mieux qu’il ne l’a fait en interpellant à son tour ses interlocuteurs, en leur demandant ce qu’ils Voulaient, en leur démontrant le danger de tous ces projets, à la fois passionnés et vagues, sans cesse discutés dans les meetings. Lord Derby était d’autant mieux placé pour parler avec autorité que depuis un an il a certainement contribué plus que tout autre, plus que le brillant lord Beaconsfield, à relever la politique de l’Angleterre, et il vient de donner une nouvelle preuve de la sûreté de son esprit par ces propositions de paix auxquelles toutes les puissances se sont ralliées. Ce n’est pas moins une chose grave que, même en Angleterre, un ministère soit réduit à défendre presque au prix de son existence, ou pour le moins de sa popularité, une politique de raison, et les chefs de l’agitation anglaise ne s’aperçoivent pas que par cette guerre qu’ils poursuivent contre le cabinet, par les idées irréalisables qu’ils propagent, ils ne font qu’ajouter aux difficultés d’une médiation laborieuse.

Oui sans doute, les difficultés sont partout aujourd’hui, elles sont pour tous les gouvernement qui ont à compter avec l’opinion, avec les embarras de leur situation intérieure ou extérieure, et en définitive une chose est certaine : pour tous les cabinets, pour toutes les diplomaties, il n’y a que le choix entre deux politiques. Il y a la politique des entraînemens, des passions, des antipathies systématiques contre la Turquie, des fantaisies ambitieuses. Si par préméditation ou par irréflexion on se laisse entraîner dans cette voie, le résultat est bien clair, c’est à un moment quelconque la guerre inévitable, avec toutes les chances d’un bouleversement universel, sans dénoûment saisissable ; c’est l’Europe livrée au règne de la force, au caprice des partages. Il y a une autre politique moins éclatante, et certainement plus honnête, plus sensée, en même temps que plus utile pour tous ; c’est la politique qui consiste à poursuivre l’œuvre possible, à concilier les intérêts divers ou même opposés, à maintenir l’intégrité de la Turquie, qu’on ne peut détruire sans sacrifier les droits des populations chrétiennes, dont on veut justement garantir la sécurité et relever l’existence. Que la tâche ne soit point facile, qu’elle rencontre des obstacles dans l’incohérence des populations de l’empire turc, dans le gouvernement de Constantinople, peut-être même dans les conseils européens, tout cela est bien évident ; mais enfin on est bien arrivé à créer une condition supportable dans d’autres régions de l’empire turc, à doter la Crète d’une sorte de constitution qui associe les populations de race et de croyance diverses à l’administration de leurs propres intérêts. Ce qu’on a fait pour d’autres provinces, pourquoi ne réussirait-on pas à le faire aujourd’hui pour la Bosnie, l’Herzégovine, la Bulgarie ?

C’est une œuvre de patience, de raison pratique et surtout de bon accord. La plus grosse question est là ; il est évident que tout est livré au hasard, que rien n’est possible sans cet accord plus que jamais nécessaire ; et pourquoi ne l’établirait-on pas pour ramener la paix en Serbie, pour veiller à l’exécution de ces réformes dont le ministère anglais n’a pu qu’indiquer sommairement le caractère, pour assurer enfin la prédominance de la politique de modération et de civilisation sur la politique de division et d’agitation ? L’empereur d’Allemagne se plaisait à dire, il y peu de jours, que la paix lui semblait « dès à présent plus assurée que précédemment. » Lord Derby de son côté vient de témoigner la même confiance, sans rien garantir, il est vrai, mais en affirmant que de tous côtés les dispositions sont favorables, en exprimant la pensée que tout pourra se terminer sans de nouvelles effusions de sang. Toutes les fois qu’il en a trouvé l’occasion depuis quelque temps, M. le maréchal de Mac-Mahon a mis un patriotique empressement à se porter garant des sentimens invariables de la France pour la paix, de son désir ardent de rester tout entière à sa réorganisation intérieure. Hier encore, la Russie renouvelait ses protestations en attestant sa volonté de travailler à une solution pacifique. Certes l’imprévu est toujours réservé, et les incidens qui troublent toutes les combinaisons sont toujours possibles ; mais enfin, en admettant, comme on le doit, la sincérité de tout le monde, il serait étrange qu’une œuvre de pacification entreprise par des puissances telles que l’Angleterre, la France, la Russie, l’Allemagne, l’Autriche, l’Italie, fût tenue en échec par la résistance d’un petit peuple que la protection de l’Europe préserve peut-être seule d’un désastre. Et voilà pourquoi le secret de la paix de demain est moins autour d’Alexinatz, sur la Morava ou à Belgrade, qu’à Londres, à Saint-Pétersbourg, à Paris, à Berlin ou à Vienne, partout où le sentiment des grands intérêts du monde parle assez haut pour montrer le danger de la continuation d’un conflit désormais inutile.

Certes, quoi qu’il arrive, si la paix du monde devait être menacée, la France n’y serait pour rien. Moins que jamais elle serait disposée à soutenir une politique compromettante et à se jeter dans des aventures où les intérêts les plus immédiats de sa défense ne seraient pas en jeu. Une note à demi officielle paraissait hier, pour la rassurer sur la marche des affaires d’Orient ; on a toujours raison de la rassurer, on n’a pas besoin de la calmer. Elle a par-dessus tout aujourd’hui le goût du calme, et, qu’on ne s’y trompe pas, ce sentiment qui anime la France n’est nullement une abdication, c’est un sentiment tranquille et sérieux de recueillement. La France est une nation devenue parfaitement raisonnable, sachant qu’elle a beaucoup à faire pour reconstituer sa puissance, décidée à ne rien négliger pour arriver à son but, et jusque-là aussi insensible aux excitations, aux impatiences des grands rôles extérieurs qu’aux agitations intérieures que de médiocres déclamateurs essaieraient de réveiller ou de prolonger. Aussi, dans ce mois d’automne qui vient de s’écouler au milieu des travaux paisibles, si la France s’est intéressée à quelque chose, ce n’est point assurément à tous ces importuns anniversaires, à ces évocations de dates lugubres dont les politiques de banquets et de banlieue se sont fait une triste distraction ; elle ne s’intéresse même pas extrêmement au « congrès ouvrier » qui tient ses assises en ce moment, bien qu’après tout ces réunions, où se déploie naïvement l’esprit socialiste, soient fort instructives.

Les esprits sérieux et dévoués à leur pays ont réservé leur intérêt pour un spectacle plus réconfortant, pour ces grandes manœuvres qui viennent de se dérouler, qui sont l’expérience de nos nouvelles institutions militaires. Sur plus d’un point de la France, dans l’est sous le commandement de M. le duc d’Aumale, dans l’Isère sous les ordres du général Bourbaki, dans le Morvan sous la direction du général Ducrot, autour de Dreux par le concours du général Lebrun et du général Deligny, partout les manœuvres ont été exécutées sérieusement, régulièrement ; elles ont pu donner la mesure des progrès accomplis dans l’organisation de nos corps d’armée, dans l’instruction militaire des troupes. C’est la plus utile école de guerre pour nos officiers comme pour nos soldats, et M. le président de la république a tenu à voir par lui-même presque toutes ces opérations où notre armée nouvelle vient de s’exercer. Qu’il y ait encore bien des progrès à réaliser, c’est assez vraisemblable ; nous sommes encore en pleine réorganisation, et les lois, les institutions qui ont été consacrées depuis la guerre, ne seront complètement éprouvées que dans quelques années. Jusque-là, c’est une expérience qui se poursuit et qu’il serait d’une souveraine imprudence de troubler ou d’interrompre par des réformes précipitées et peu réfléchies. Il y a du moins dès ce moment une chose sensible et rassurante, c’est la bonne volonté avec laquelle la jeunesse française se plie aux nouveaux devoirs, et, si l’on veut, aux nouvelles charges que le patriotisme lui impose. Cette année, comme l’an dernier, les réservistes se sont rendus à l’appel avec empressement, sans murmurer ; ils ont fait leur service de vingt-huit jours en vrais soldats, zélés et disciplinés. Des officiers de l’armée territoriale se sont même joints aux récentes opérations. La France offre sans compter tout ce qu’elle a de jeunesse, le rôle des chefs militaires est de savoir coordonner, vivifier cette force destinée à rester la sauvegarde de l’honneur du pays, et c’est pour assurer à notre organisation nouvelle la garantie de l’esprit de suite que M. le ministre de la guerre maintient aujourd’hui tous les commandans de corps d’armée nommés il y a trois ans. M. le ministre de la guerre a fait depuis quelques jours deux choses également utiles : il a maintenu les commandans en chef qui ont été les premiers à mettre la main à notre reconstitution militaire, et il a rappelé à tous les généraux l’obligation de laisser l’armée, de rester eux-mêmes en dehors de toutes les agitations politiques, de tous les conflits d’opinion. C’était pour M. le général Berthaut la meilleure manière de répondre à ceux qui prétendaient déjà, dans un esprit de parti, réclamer des changemens de généraux. L’armée n’est point à un parti, elle est à la France, et c’est pour la France seule qu’elle se dévoue, qu’elle travaille, qu’elle se prépare à toutes les missions, comme elle vient de le faire dans ces sérieuses et utiles manœuvres d’automne.

Voilà qui a plus d’importance et plus d’intérêt pour la France que tous ces banquets où les radicaux de Paris et de la province se sont donné le passe-temps de célébrer, avec accompagnement de discours de circonstance, l’anniversaire de la proclamation de la première république, le 22 septembre 1792 ! Ce malheureux mois qui vient de passer si paisiblement, qui a été si utilement occupé par notre armée, a été vraiment en politique le mois des anniversaires et des épiménides. Ils sont un certain nombre, radicaux à brevet, qui ont dormi plus de quatre-vingts ans ; pour eux, rien ne s’est passé, l’histoire s’est arrêtée, l’expérience n’a point parlé : ils se sont réveillés en 1876, et voyant une république, ils ne trouvent rien de mieux pour l’honorer que de la rattacher aux souvenirs de 1792, de la coiffer du bonnet rouge du jacobinisme. Quel rapport y a-t-il cependant entre les institutions nouvelles, régulièrement votées en pleine indépendance, libérales, conservatrices, et ce gouvernement de 1792 né de l’insurrection et des déchaînemens de la force populaire, inauguré sous le reflet sanglant et sinistre des massacres du 2 septembre ? Si nos radicaux voulaient ruiner la république nouvelle, ils ne pourraient mieux faire que de l’accabler de cette lugubre parenté, de lui donner pour ancêtres Marat et Robespierre. Ils ne comprennent pas que, s’ils parvenaient à prouver que la république c’est cela, ils auraient bientôt fait reculer la France, et une fois de plus ils auraient préparé l’inévitable dictature, emportant, avec cette repoussante image de la république, toutes les nobles garanties de la liberté régulière.


CH. DE MAZADE.



GEORGE SMITH.


Il y a quelques semaines, dans la petite maison du consulat d’Angleterre à Alep, il s’est produit un grand malheur, pour la science, peut-être un temps d’arrêt dans sa marche, si Dieu n’y pourvoit pas, — George Smith revenait de sa troisième expédition en Mésopotamie : une des maladies de ce climat terrible l’a frappé et emporté le 19 août. — Je viens d’écrire un nom déjà populaire en Angleterre, inconnu encore à la plupart de nos compatriotes en dehors du monde scientifique, et qu’il faut pourtant saluer tandis qu’il s’éteint. Il y a peu d’années de cela, Smith était un ouvrier typographe de Londres ; il se trouva mêlé à la partie matérielle des travaux du colonel Rawlinson sur les inscriptions cunéiformes. Ces effrayans rébus lui parlèrent, son génie secret l’appela, et le pauvre ouvrier, dépourvu jusque-là de toute instruction, se jeta dans cette étude avec la ténacité de sa race. Étonné des résultats obtenus par ce disciple de hasard, son savant protecteur le fit attacher au British-Museum. Bientôt le public anglais, plus attentif que le nôtre aux lumières nouvelles qui se font dans la science, s’émut en voyant le conservateur retrouver sur d’informes morceaux de briques des pages d’histoire d’un suprême intérêt. Un jour ; son nom courut sur toutes les bouches du royaume-uni, si passionné pour les recherches bibliques : Smith annonçait aux sociétés savantes de Londres qu’il venait de mettre la main sur le récit assyrien de la création. Aussitôt, suivant les nobles traditions qui sont l’honneur et la force de la presse anglaise, un des grands journaux de la Cité fit spontanément les frais d’une mission assyriologique en Mésopotamie et en offrit la direction au jeune savant. — Ce savant ignorait tout ce qui fait le fonds de notre éducation, il n’avait aucune teinture ni de l’histoire, ni des langues classiques, ni des idiomes sémitiques ou autres de l’Orient, en dehors du chaldéen ; il parlait mal et écrivait à peine sa propre langue. Il avait la sagacité et la patience qui fait le génie. Si jamais le mot de Buffon a été vrai, c’est depuis les découvertes des Champollion, des Burnouf, des Smith. Le missionnaire, — ce nom convient aussi à ceux de la science, — partit pour Mossoul ; il attaqua avec ardeur ces collines artificielles échelonnées dans le désert sur les bords du Tigre, et qui ne sont autre chose que les anciens palais de Ninive écroulés sur eux-mêmes. Ce hasard que l’oisif appelle la chance et le travailleur la justice guida sa pioche dans un de ces tumulus où était ensevelie la bibliothèque du roi Assurbanipal ; quelques mois après, au commencement de 1873, il nous envoyait les chants retrouvés de ce poème d’Isdubar qui mit en émoi toute la science : c’était une version assyrienne de la création, du déluge, des premiers jours de l’histoire, presque parallèle à celle de la Genèse, — peut-être le commencement de ces « Annales des anciens temps » que le roi Assuérus, au dire du livre d’Esther, se faisait lire pour tromper son insomnie.

Tous les esprits curieux savent aujourd’hui quelles sont à la fois la difficulté et l’importance des études cunéiformes. Déchiffrer des langues inconnues dans ce lacis de clous gravés sur la terre séchée, c’est déjà une des plus belles audaces du génie humain ; Grotefend, Burnouf, Rawlinson, se sont illustrés en trouvant ou en perfectionnant la clef de ce problème. George Smith, moins préoccupé que ses maîtres d’établir la grammaire des idiomes ressuscites et poursuivant de prime-saut ses découvertes historiques, joignait au déchiffrement ce travail invraisemblable : rechercher des fragmens émiettés, épars sur des hectares de terrain ou pêle-mêle dans les caisses du British-Museum, les assembler en éliminant tout ce qui n’appartenait pas à son sujet, et reconstituer avec eux un ouvrage particulier. — Qu’on se figure un lettré persan dans les décombres de la Bibliothèque nationale, cherchant les feuillets d’une de nos Histoires dans ces milliers de papiers épars, en langues et en caractères étrangers. — Et ce n’est pas là un jeu subtil. Après la découverte des hiéroglyphes, celle des cunéiformes est la plus féconde de notre siècle dans les sciences historiques : un jour peut-être Ninive l’emportera même sur Thèbes, puisqu’on retrouve de ce peuple qui écrivait sur la brique ce qu’on ne peut espérer de rencontrer en Égypte, des bibliothèques entières, — le rêve de la science ! Le monde s’agite aux choses vaines et passe, ignorant souvent, dédaigneux parfois, devant les rares travailleurs voués a ces dures et obscures études. Leurs luttes et leurs triomphes ne sortent pas d’abord du cercle d’une centaine d’initiés : pourtant ils soulèvent lentement le voile qui tombera un jour devant nos neveux, éclairant d’une brusque clarté la nuit des origines. J’ai la foi profonde que cette clarté, entrevue par tous ceux qui pensent, nous viendra en grande partie des sciences historiques du vieil Orient, de la Chaldée et de l’Égypte : nous ne la verrons pas sans doute, mais nous avons pour nos petits-fils l’espoir intime qu’elle rayonnera sur un autre siècle et changera toutes ses conceptions en bouleversant les horizons habituels de l’histoire. Alors seront glorifiés ces travailleurs inconnus qui, penchés sur leurs grimoires, auront renouvelé le monde de la pensée.

Ce n’est pas ici le lieu de m’étendre sur ce sujet passionnant et sur les travaux de George Smith ; je n’ai pas compétence pour le faire et je laisse à de plus autorisés le soin de juger ses efforts. J’ai voulu seulement dire avec respect quel était cet homme et honorer le soldat tombé sur le champ de bataille. L’automne dernier, je rencontrai Smith à Péra, où il attendait des lenteurs de la chancellerie ottomane le firman nécessaire pour l’exportation de ses briques de Kouyoundjik. Tout en lui annonçait un fils du peuple : la vulgarité de son langage, comme les lacunes de son éducation, étonnaient ceux qui ignoraient cette vocation singulière ; mais il « sentait l’homme, » et tout aussi décelait un des enfans opiniâtres de ce sang anglo-saxon qui sait le grand secret : vouloir. Il brûlait de retourner sur le théâtre de ses fouilles d’où il ne devait plus revenir. Malgré la désolation et les perfidies de son climat, la Mésopotamie l’attirait, de l’attrait invincible de ces vieilles terres où l’on sent sous ses pas les cendres des premiers hommes. Il allait pour les appeler à la lumière ; la mort l’a rapproché d’eux en l’abattant au milieu de son labeur, sous les armes de la science, sur les monumens de son triomphe.

La savante Angleterre, si tutélaire, si maternelle pour ceux de ses fils qui se sacrifient loin d’elle à une idée nationale ou scientifique, fera sans doute de dignes funérailles à ce cercueil qu’on rapporte des marécages empestés du Tigre. Il convient que la France, d’où est venue l’impulsion première à ces études dont Smith allait être le chef, honore d’un hommage ses efforts et son exemple. Qu’elle les honore surtout en les imitant ! Nous laissons depuis quelques années nos voisins prendre le pas sur nous dans les travaux assyriologiques ; voici une grande succession ouverte à nos jeunes esprits, et comme ils sont de notre France, le souvenir de cette belle mort les encouragera, bien loin de les arrêter. Qu’ils marchent plus avant, mais qu’ils se souviennent dans leurs succès de ce pionnier de la première heure, qui, par son génie rapide et son sacrifice, aura ouvert la voie, de ce modeste ouvrier au regard sûr, à l’esprit obstiné, à l’âme vaillante, dont je viens ici saluer la tombe.


EUGÈNE-MELCHIOR DE VOGUÉ.

Le directeur-gérant, G. BULOZ.