Chronique de la quinzaine - 14 septembre 1869

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Chronique n° 898
14 septembre 1869


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 septembre 1869.

Enfin la chose est faite. Avant que les feuilles d’automne soient tombées, le sénatus-consulte est arrivé laborieusement à maturité. Qu’il n’ait pas tout l’éclat de ces fruits puissans épanouis sous une chaleur féconde, qu’il lui ait manqué quelques rayons de ce soleil qui donne la couleur et la sève aux œuvres des hommes comme aux œuvres de la nature, c’est possible, c’est même assez clair. Il a traîné trop longtemps, il a été conçu dans l’incertitude, il a été mis au monde sans passion, et il est reçu avec froideur, de sorte qu’une réforme qui semblait tenir tous les esprits en éveil a presque l’air de passer à travers l’indifférence universelle. Ce qui est certain, c’est que le sénatus-consulte a fait plus de bruit avant de naître qu’après sa naissance. Il a été voté au milieu de l’inattention, il a été enregistré au Journal officiel sans fanfares et sans illuminations, furtivement, à peu près en vérité comme ces enfans qu’on se hâte de faire inscrire à l’état civil et dont on parle ensuite le moins possible. L’heure viendra sans aucun doute, et elle est même peut-être assez prochaine, où cet acte qui s’accomplit aujourd’hui sans bruit reprendra son importance, où se dégageront une à une toutes les conséquences de vitalité nouvelle dont il contient le germe. Pour le moment, c’est comme si la loi la plus simple venait d’être votée, tant on laisse passer d’un air distrait cette révolution pacifique, cette métamorphose « de l’empire autoritaire en empire libéral. »

Après cela, il y a peut-être plus d’une cause de cette indifférence momentanée et à coup sûr plus apparente que réelle. Ce n’est point cette révolution même qui laisse l’opinion apathique, c’est la manière dont elle s’accomplit, ce sont les circonstances dans lesquelles elle se réalise qui mettent du froid dans nos affaires. Plus que jamais, depuis quelques mois, notre politique n’a pas de chance, elle est toute pleine de dissonnances et de contre-temps. Elle reste flegmatique et expectante lorsqu’il faudrait agir ; elle se réveille et se met en marche lorsque tout le monde est en vacances, au moment où la saison donne le signal de la dispersion universelle. Elle subit la loi commune, elle est malade quand il faudrait se bien porter. Mille bruits courent aussitôt dans l’air. Le sénatus-consulte et les débats du Luxembourg, a-t-on répété pendant toute une semaine, c’est fort bien ; mais l’empereur, comment va l’empereur ? L’a-t-on aperçu à Saint-Cloud, doit-il se montrer à Paris ? Qu’en pense M. le docteur Nélaton, devenu tout d’un coup, par la vertu de son art et de ses instrumens, un arbitre politique ? Voilà qui est fait pour déranger un peu tous les calculs, pour mettre les imaginations en campagne. Et puis, pour tout dire, cela ne serait rien, cela ne suffirait pas encore à expliquer cette distraction un peu sceptique de l’esprit public en présence d’une délibération ouverte sur les conditions les plus essentielles de la politique intérieure de la France. Si malgré tout la transformation constitutionnelle qui vient d’être votée et sanctionnée n’a pas saisi plus vivement l’opinion, c’est que le sénat, qui a été seul en scène pendant quelques jours, n’a vraiment rien fait pour se placer à la hauteur du rôle qu’une fortune indulgente lui ménageait, pour captiver le pays, pour l’intéresser à cette œuvre qui n’est rien, si elle n’est point la consécration victorieuse d’une politique nouvelle, l’inauguration d’un règne nouveau. Quelques voix libérales se sont fait entendre. Le prince Napoléon a parlé et a remué ou scandalisé le sénat par la hardiesse de son discours. M. Bonjean a soutenu ses amendemens par lesquels il proposait de revenir tout simplement au vrai régime constitutionnel par le partage égal de toutes les attributions entre le sénat et le corps législatif. M. Michel Chevalier s’est exprimé en homme pénétré de ce qu’il y a d’irrésistible dans le mouvement actuel de la France, acceptant la réforme constitutionnelle pour ce qu’elle donne, et appelant de ses vœux ce qu’elle laisse à désirer. Le reste n’a été qu’une sorte de piétinement oratoire sur un terrain qu’on ne pouvait plus guère défendre, puisque le gouvernement lui-même l’abandonnait, mais qu’on voudrait bien tout au moins garantir contre des invasions nouvelles de libéralisme.

Le malheur du sénatus-consulte en effet a été d’apparaître à travers cette discussion qui vient d’avoir lieu au Luxembourg, et qui s’est terminée par un vote si parfaitement prévu, quoique si peu significatif. Pour émouvoir l’opinion, il aurait fallu que le sénat commençât par se passionner lui-même pour son œuvre, et, à dire vrai, on n’a pas vu souvent une assemblée moins enthousiaste d’une besogne libérale, témoignant d’une façon plus sensible, plus involontaire, qu’elle n’accepte une réforme que du bout des lèvres, selon la parole familière du prince Napoléon. Ce mot a fait scandale dans le sénat. Quoi ! a semblé s’écrier M. le président Devienne, nous n’accepterions le sénatus-consulte que du bout des lèvres ! mais nous l’acceptons bien en vérité des lèvres tout entières. — Assurément le sénat n’a pas songé à se mettre en opposition ouverte avec le gouvernement, il a trop l’habitude des convenances pour cela. Qui oserait cependant assurer que le vote définitif n’a pas été un acte de résignation à ce qu’on regardait comme un mal nécessaire ? Elle a été sanctionnée, cette réforme, elle n’a rencontré au scrutin que dix récalcitrans ; mais elle a été votée avec des craintes, des évocations du passé, des réticences, des explications telles qu’on aurait pu s’y tromper. Il y a eu même un sénateur, excentriquement violent, nous en convenons, plus indiscret ou plus franc peut-être que tous les autres, dans tous les cas assez naïf pour faire ce curieux aveu que, dans sa pensée, rien ne serait changé heureusement après le sénatus-consulte, que l’autorité impériale resterait entière avec toutes ses prérogatives d’omnipotence, c’est-à-dire que ce dévoué à outrance, plus impérialiste que l’empereur, faisait à son souverain l’injure de supposer qu’il avait pu se moquer du pays en lui offrant une trompeuse satisfaction. Un seul a parlé ainsi tout haut, combien pensaient de même tout bas, et combien au fond étaient d’avis qu’il eût mieux valu encore ne pas courir ces hasards !

Rien ne peint mieux les dispositions intimes du sénat que ce qui s’est passé à l’occasion des amendemens de M. Bonjean. Repoussé dans la commission, M. Bonjean ne s’est pas tenu pour battu. Il avait proposé, on le sait, d’assimiler les deux assemblées dans le partage des fonctions législatives, de débarrasser le sénat du fardeau du pouvoir constituant, de le vivifier par l’infusion d’un sang nouveau dû à l’élection. C’était ; sans contredit, dépasser le sénatus-consulte ; ce n’était point, en fin de compte, plus révolutionnaire que tout ce qui se faisait, que le rétablissement de la responsabilité ministérielle, que la restitution de l’initiative au corps législatif. Qu’y avait-il d’étonnant, lorsque cette pauvre constitution de 1852 cédait de toutes parts sous la pression des choses, qu’un homme éclairé et prévoyant vînt proposer d’étendre ou de compléter la réforme ? Et pourtant, même après l’abandon de la dernière partie de l’amendement, de ce qui avait trait à l’élection, le projet de M. Bonjean a failli être écarté par ce qu’on a justement appelé une brutalité parlementaire, par la question préalable. Notez bien que cette proposition de question préalable n’était nullement le caprice du premier venu, elle émanait d’un homme d’un esprit élevé, de M. Delangle, qui s’est peut-être plutôt souvenu de son caractère de procureur-général à la cour de cassation que de son rôle de législateur. Il fallait au plus vite, selon M. le procureur-général, raffermir la constitution ébranlée et la soustraire au scandale de ces discussions publiques qui se prolongent depuis quelques mois, il fallait arrêter la témérité des journaux, revenir aux procès de presse, il fallait que le sénat donnât l’exemple du Respect des lois ! M. Bonjean a échappé à la question préalable, mais il n’a rien perdu pour attendre ; son amendement n’est pas allé bien loin, il a échoué devant la volonté fixe de maintenir la haute assemblée dans l’intégrité de son pouvoir constituant.

Au fond, puisque le sénat était à l’œuvre, il eût mieux fait à coup sûr de saisir virilement l’occasion qui lui était offerte, en se créant une situation à la fois plus simple et plus efficace, en abdiquant lui-même des prérogatives aussi difficiles à définir qu’à exercer, car enfin que signifie ce pouvoir constituant dont il paraît si jaloux ? Il le possède depuis qu’il existe, qu’en a-t-il fait jusqu’ici ? Il n’en a jamais usé, que nous sachions. Il n’y a pas une mesure de quelque importance dont il ait pris l’initiative, il n’y a pas un acte sérieux de notre politique sur lequel il ait exercé une véritable influence. Il est revenu tout doucement au rôle d’une chambre des pairs sans initiative, sans action précise, et le gouvernement lui-même le lui a durement reproché un jour, il y a bien des années, lorsqu’on était encore dans la lune de miel de la constitution de 1852, en lui rappelant qu’il « n’avait pas compris l’importance de sa mission. » Le fait est que la difficulté était d’abord de comprendre cette mission. Il ne faut pas s’y tromper, ce pouvoir constituant par lequel on a cru distinguer le sénat impérial de l’ancienne pairie, ce pouvoir n’est qu’une exorbitante attribution ou un piège ; il ressemble au plébiscite dont parlait l’autre jour le prince Napoléon en disant qu’il n’était qu’une illusion, si le peuple répondait oui, et qu’il était une révolution, si le peuple était tenté de répondre non. Plus d’une fois, dans cette dernière discussion, on a répété ces mots de sénat modérateur, pondérateur. Modérateur, de quoi ? quelle velléité a donc modérée le sénat avec ses pouvoirs actuels ? A-t-il jamais retenu le gouvernement « lorsqu’il s’il s’emportait, » ou l’a-t-il stimulé « lorsqu’il s’endormait, » selon le programme qu’on lui traçait il y a quinze ans ? Il faut prendre les choses pour ce qu’elles sont. Le sénat impérial n’a rien fait et n’a pu rien faire, parce qu’il pouvait trop ou trop peu, parce qu’il a été placé dans des conditions originelles de nature à l’immobiliser dans une fastueuse inertie. S’il aspire à ce rôle de modérateur qu’il n’a jamais rempli vis-à-vis du gouvernement pendant tout un règne, et qu’il ne pourra pas mieux remplir dans l’état actuel vis-à-vis d’une assemblée populaire rendue à l’indépendance, s’il aspire à ce rôle, c’était justement pour lui le cas de s’approprier l’amendement de M. Bonjean, de se retremper dans le courant de l’opinion, de se fortifier d’élémens nouveaux, au lieu de se retrancher dans une prérogative stérile et d’avoir l’air de ne tant s’attacher à ce qui reste de la constitution de 1852 que par un sentiment secret de protestation contre toutes ces innovations auxquelles il fallait bien souscrire.

L’incident le plus curieux et le plus significatif aussi de cette dernière discussion, celui qui laisse voir bien mieux encore cette résistance intime du sénat, c’est le discours du prince Napoléon et l’espèce d’ahurissement où il a jeté la vieille assemblée. C’est une figure étrange assurément que celle de ce prince à l’accent vibrant, à l’esprit vif, au geste familier et impérieux, démocrate parmi les princes, fils de roi et cousin d’un empereur parmi les démocrates. On sent en lui une impatience sans but, une activité inoccupée, une intelligence curieuse et hardie qui cherche un aliment. Son malheur est de n’avoir rien à faire et d’avoir plus d’esprit que d’autorité. Ce n’est point un homme d’état, c’est une aptitude déclassée et sans emploi. Il ne parle pas souvent dans le sénat ; toutes les fois qu’il parle, c’est une sorte de scandale, et cela ne laisse pas même d’être assez bizarre d’entendre des sénateurs nommés par l’empereur, probablement dévoués à l’empire, appliquer à un discours d’un membre de la famille impériale les épithètes d’affligeant, de scandaleux. Quels blasphèmes a donc proférés cette fois le prince Napoléon ? En vérité il n’a dit que ce que tout le monde dit, et c’est sans doute parce qu’il a parlé comme tout le monde qu’on a trouvé qu’il ne parlait pas comme un prince. Il a porté dans le sénat les idées libérales qui flottent dans tous les esprits. Son discours, quoique un peu décousu, a été net, animé, inspiré par un sentiment juste de la situation actuelle. C’est le programme d’une politique que le prince Napoléon n’a point assurément inventée, et qui, au besoin, triompherait parfaitement sans lui. — Mais quoi ! s’est-on empressé de dire, n’est-ce pas aussi le programme d’un prétendant ? Prendre cette attitude en face d’un acte proposé par le souverain, laisser entendre que le sénatus-consulte peut être complété, que ce n’est pas le dernier mot du libéralisme, n’est-ce pas lever le drapeau d’un empire collatéral ? Une fois dans cette voie, amis et adversaires s’en sont mêlés, les uns voyant un en-cas dans le prince Napoléon, les autres le désignant comme un usurpateur machiavélique en marche vers le trône. Ce sont de curieuses disputes byzantines. Pour notre part, nous ne croyons guère à ces prétentions, à ces antagonismes et à ces calculs ; par une raison qui n’a rien à voir avec ce que peut penser le prince Napoléon. On se souvient de ce mot piquant d’un homme qui prétendait qu’il n’y avait plus dans le monde assez de foi religieuse pour faire vivre deux religions. De même il n’y a pas en France assez de foi impérialiste pour faire vivre deux empires. Dans quelle tête saine peut-il entrer que, si l’empire actuel était frappé dans son chef, il revivrait dans un prétendant collatéral ? Le prince Napoléon a trop d’esprit pour ne pas s’en douter, et voilà pourquoi on peut dormir tranquille au Luxembourg et ailleurs sans se préoccuper beaucoup de la lutte des deux empires. Ce qui est plus vrai, c’est que ce discours du prince Napoléon, qui a ai bien mis les imaginations en campagne, a été tout simplement pour le sénat une occasion de laisser voir ses secrètes inquiétudes en présence de la transformation constitutionnelle qui s’accomplit. Non, quoi qu’en pensent M. le président Devienne et M. le procureur-général Delangle, le prince Napoléon n’avait pas tort de dire que le sénat ne portait à son œuvre réformatrice qu’une adhésion très modérée ; il l’a votée, et c’est tout. Il s’est hâté d’en finir, comme s’il espérait par sa précipitation clore une période inquiétante, sans se demander s’il ne valait pas mieux suivre résolument l’opinion jusqu’au bout, et faire aujourd’hui avec une libérale prévoyance ce qu’il faudra peut-être faire demain sous l’aiguillon des exigences publiques.

Toujours est-il qu’il existe désormais, ce sénatus-consulte qui, même restreint, modifie si sensiblement la constitution de 1852. La discussion est passée et sera bientôt oubliée, l’œuvre reste, et à partir de ce moment c’est une situation nouvelle qui commence avec ses conditions inévitables. Le plus grave danger serait de se méprendre sur ces conditions et de croire que tout est fini, qu’il n’y a plus qu’à se remettre en route avec le vieil esprit, avec les vieilles habitudes. Il y a au contraire des conséquences irrésistibles qui se dégagent de tout ce mouvement récent, il y a des nécessités qui s’imposent, et la première de ces nécessités, c’est de faire un gouvernement, nous voulons dire un gouvernement en harmonie avec cet ordre nouveau qui s’inaugure. Jusqu’ici, le sénatus-consulte n’est qu’un acte de plus, un supplément de constitution inscrit au Bulletin des lois, et tout restera en l’air tant que la réforme ne sera pas passée dans la réalité, tant que le corps législatif ne sera pas rentré de fait en possession des droits qui viennent de lui être rendus, tant que du jeu naturel des institutions ne sera pas sorti un gouvernement répondant à une situation nouvelle. Qu’on disserte tant qu’on voudra sur la manière dont ce gouvernement peut se former, sur les termes dans lesquels la responsabilité ministérielle est reconnue, c’est la force des choses qui se charge d’interpréter les textes et d’y suppléer quelquefois.

En Angleterre, l’institution ministérielle avec la garantie de la responsabilité n’est écrite dans aucune loi, dans aucun statut ; elle n’a été définie et prévue ni par la constitution ni par les publicistes. Elle est née spontanément sous Guillaume III, quelques années après la révolution de 1688, comme le fruit naturel d’un régime libre, comme naissent les choses durables, sans même qu’on se doutât alors qu’on créait un des ressorts les plus essentiels du gouvernement parlementaire. Jusque-là il n’y avait eu que des ministres choisis un peu de tous côtés, n’ayant aucun lien, se faisant souvent la guerre entre eux ; le jour où dans la chambre des communes les partis s’organisaient, se groupaient et commençaient à sentir leur force, un cabinet responsable naissait, et depuis ce moment l’institution n’a fait que s’affermir. Le roi a pu être malade ou même fou, l’Angleterre n’a pas moins marché avec un gouvernement, image de l’opinion, dépendant du parlement et suppléant à la royauté sans l’éclipser. Il en sera ainsi partout où le régime libre sera une vérité. Il faut donc un gouvernement rajeuni, et, sans manquer à aucune convenance, on peut dire que la maladie récente de l’empereur a rendu cette nécessité plus saisissante encore, ne fût-ce que pour prémunir les esprits contre ces oscillations qui se propagent d’un bout à l’autre de l’Europe. Le cabinet actuel a pu suffire à une période de transition, ce n’est point évidemment un ministère dans le vrai sens du mot, et le problème au surplus ne peut être résolu désormais qu’avec le concours du corps législatif. Ce qui est certain, c’est que le moment est venu, et qu’un ministère sérieusement uni au parlement est dès aujourd’hui une de ces conséquences de la réforme constitutionnelle qu’on ne peut éviter.

Ce n’est point une chose facile aujourd’hui, nous en convenons, de rassembler presque à l’improviste et dans l’incertitude d’une transition les élémens d’un ministère vraiment constitutionnel. On ne refait pas en un jour des hommes, des partis, des mœurs publiques, après une longue désuétude de la liberté. C’est pourtant une condition première d’avoir ce gouvernement d’une situation nouvelle, et il ne suffit pas qu’il existe de nom ou d’apparence, il faut qu’il ait son programme, qu’il se soit fait des idées nettes et pratiques sur l’ensemble des questions qui préoccupent le pays. Ce serait en effet une étrange illusion de se figurer que tout se réduit à rétablir certaines prérogatives parlementaires, à replacer dans le corps législatif un des leviers de l’action politique. C’est beaucoup, c’est un point de départ ; mais ce n’est pas tout. En réalité, sait-on une des causes de cette singulière froideur avec laquelle a été accueilli ce sénatus-consulte, qui est cependant un progrès si manifeste ? C’est précisément parce qu’il semble resserrer la réforme dans une sphère supérieure et un peu abstraite, parce qu’il ne s’occupe que du corps législatif, du mécanisme des pouvoirs. La masse nationale qui vit en province, qui s’est ébranlée dans les élections, cette masse n’est point sans doute insensible absolument à ce genre de progrès constitutionnel ; elle serait bien plus sensible encore à ce qui la toucherait dans ses intérêts les plus immédiats, à ce qui lui donnerait de l’air et de l’espace dans sa vie locale. C’est ce qui fait que toutes ces affaires de municipalités, de choix des maires, deviennent une question politique de premier ordre, un des élémens les plus sérieux du problème actuel. On ne se rend pas toujours compte de ce que c’est que cette contagion d’arbitraire qui en certains momens va du sommet de la hiérarchie au dernier degré, et qui s’aggrave à mesure qu’elle descend. Le maire, tel qu’on l’a vu depuis dix-huit ans, mais c’est une façon de petit potentat, ayant son petit corps législatif dans son conseil municipal, composé, lui aussi, d’élus officiels. Il garantit à l’administration la docilité de sa commune, et en revanche il peut faire ce qu’il veut, il règne et gouverne. Lui, le magistrat du village, il n’est pas même toujours membre du conseil municipal, il ne dépend en rien des populations qu’il domine par ses agens subalternes, toujours prêts à marcher un procès-verbal à la main. — Rien n’est plus facile que de résister et d’opposer la légalité au despotisme d’un maire, dira-t-on. Ce n’est pas aussi aisé qu’on le croit : il faut recourir au sous-préfet, qui donne raison au maire de son choix ; il faut en appeler au chef de l’administration départementale, qui donne raison au sous-préfet ; il faut aller jusqu’au ministre de l’intérieur, qui ne peut désavouer son préfet ; il faut enfin dépenser son temps et son argent sans même être assuré de l’appui de ceux dont on défend les intérêts et qui craignent de se compromettre parce qu’ils sentent toujours le poids d’une immense administration derrière un simple magistrat communal. Le prince Napoléon prétendait l’autre jour avoir entendu dire par un paysan qu’à la responsabilité des ministres il préférerait la responsabilité de son maire et de son garde champêtre. C’est bien possible, c’est un sentiment fort répandu en province aujourd’hui ; M. Forcade de La Roquette se fait une singulière illusion, s’il croit que les conseils-généraux livrés à eux-mêmes se prononceraient dans un autre sens. Et s’est-on demandé ce qui arrive ? On ne peut rien contre le maire, qui n’est élu ni par les populations ni par le conseil municipal ; mais au jour des élections générales on vote contre le gouvernement, de sorte que tous ces froissemens locaux ont leur contre-coup dans la politique. Cela veut dire que cette affaire de l’organisation municipale est une des premières dont un gouvernement sérieux ait à s’occuper, et ce n’est même qu’à cette condition qu’un cabinet reprendra une action réelle sur le pays, qu’il s’identifiera fortement avec la pensée publique. En un mot, sur ce point comme sur tant d’autres, tout ministère est tenu de faire la part des idées et des instincts d’où est né le mouvement d’aujourd’hui. Il ne peut pas se montrer libéral dans les questions de prérogatives parlementaires pour cesser de l’être dans la question des maires, ou dans le règlement de nos relations commerciales, ou dans les affaires religieuses, ou même dans la politique extérieure.

Le gouvernement du reste, il faut le reconnaître, vient de prendre une sage et libérale résolution sur un point semi-religieux, semi-politique, qui était resté douteux jusqu’ici. Nous ne serons point décidément représentés au concile, du moins par un envoyé de la société civile. M. Baroche, à qui ce rôle semblait réservé, n’aura point le souci de se transformer en théologien pour aller à Rome. On a fini par reconnaître que la France du XIXe siècle trouverait plus d’embarras que d’avantages dans une assemblée de cardinaux et d’évêques, et nous sommes bien de cet avis. Ce n’est pas que le concile n’ait de l’importance et ne soit destiné à laisser des traces de son passage ; il marquera cette année d’un sceau particulier, et il paraît même qu’on a pris d’avance le soin de baptiser le vin nouveau du nom de vin du concile, ce qui prouve qu’on attend de bons fruits de la vigne des hommes comme de la vigne du Seigneur ; mais enfin, et pour parler sérieusement, qu’irait faire la France laïque et libérale dans une réunion ecclésiastique à laquelle d’ailleurs elle n’a pas été convoquée ? La présence d’un représentant de l’ordre civil dans un concile s’expliquait autrefois lorsque l’intérêt spirituel et l’intérêt temporel étaient à chaque instant confondus, lorsque la société, politique et la société religieuse se pénétraient en quelque sorte, lorsqu’enfin il y avait une alliance intime et permanente entre l’église et l’état. Désormais, et surtout depuis la révolution française, les deux intérêts tendent de plus en plus à se séparer, les deux sociétés ont des inspirations différentes ; entre l’état et l’église, il n’y a plus que des rapports prévus, définis, administratifs, qui ne sont même pas toujours des rapports de politesse. On est, pour tout dire, sur le chemin où l’indépendance mutuelle et complète des deux pouvoirs doit finir un jour ou l’autre par être proclamée, parce qu’elle est dans la logique invincible des choses, parce que l’ancienne alliance n’est plus qu’un compromis également stérile pour la religion et pour la politique. La France n’a donc rien à faire au concile, elle n’a qu’à s’abstenir, et c’est aussi le système auquel semblent s’arrêter les autres puissances de l’Europe. L’Autriche elle-même, la vieille alliée du saint-siège, est engagée dans une voie de rénovation civile qui ne conduit pas précisément à Rome ; la Belgique s’est nettement prononcée pour une abstention complète, qui est d’ailleurs la conséquence naturelle de sa politique en matière religieuse ; la Bavière, dont le premier ministre, le prince de Hohenlohe, s’est démené tout cet été pour provoquer une entente des cabinets, la Bavière se joindra aux autres gouvernemens. L’Espagne est plus près de rompre avec la cour romaine que d’envoyer des ambassadeurs à la grande réunion. La neutralité est le mot d’ordre de toutes les politiques pour le moment.

Ainsi le concile reste seul, livré à lui-même ; il n’a point à craindre la surveillance incommode des gouvernemens et n’est gêné en rien dans sa souveraine indépendance. Que fera-t-il ? suivra-t-il l’impulsion de ceux qui ont été les promoteurs de cette manifestation de l’église universelle ? consacrera-t-il toutes ces choses extrêmes que caressent depuis longtemps les défenseurs du catholicisme à outrance, l’infaillibilité du pape, des dogmes nouveaux, les doctrines du Syllabus ? C’est évidemment l’espérance des meneurs de Rome, des dangereux inspirateurs de la papauté ; ils vont essayer leur puissance, et s’ils réussissent à faire du Syllabus, accompagné de l’infaillibilité du pape, le symbole du catholicisme, c’est la guerre engagée entre l’église et tous les instincts de la société moderne. Oh ne se dissimule pas sans doute à Rome que ces velléités à la Grégoire VII rencontreront des résistances, et qu’elles excitent déjà des ombrages parmi les catholiques mêmes de tous les pays. En Allemagne particulièrement, en Bavière, dans la vallée du Rhin, à Bade, à Manheim, on se prononce vivement ; il se forme des associations catholiques « contre les empiétemens de Rome. » L’épiscopat se tait encore, le bas clergé est très opposé aux doctrines ultramontaines. Les principaux théologiens de l’Allemagne, M. Dollinger, M. Michaelis, se sont nettement déclarés contre les nouveautés qui se préparent. Il ne serait point impossible qu’on ne vît reparaître au-delà du Rhin quelque chose de semblable à cette tentative de catholicisme national qui se produisit avant. 1848. En France, le mouvement est moins vif, il passe presque inaperçu. Le fait est que depuis quelque temps on a eu autre chose à faire qu’à s’occuper du concile. Une des plus curieuses manifestations cependant, c’est cette lettre que, d’une main défaillante ; mais d’un cœur toujours chaud, M. de Montalembert écrivait récemment pour témoigner ses sympathies libérales aux catholiques de Bonn et de Cologne. M. de Montalembert se plaignait justement de cette quiétude française. La question est de savoir si cette absence d’émotion ne signifie pas simplement qu’on tient le concile pour une grande assemblée religieuse, mais qu’on ne se préoccupe pas outre mesure de ce qu’il fera, parce que la société moderne en France se sent assez forte pour n’avoir rien à craindre, et nos évêques peuvent assurément servir l’église elle-même en rendant témoignage de la puissance de ce sentiment.

En attendant que le concile œcuménique se réunisse à Rome, nous avons un autre concile qui ne prétend pas moins à l’infaillibilité et à l’universalité et qui se lient en ce moment à Bâle, c’est le congrès de l’Association internationale des travailleurs, de cette association qui ne s’est malheureusement manifestée que par d’assez tristes influences. Vous croiriez peut-être qu’une association dite des travailleurs doit s’occuper avant tout de choses pratiques, de questions industrielles, qu’elle doit avoir le souci des intérêts des ouvriers. Ah ! sans doute elle s’est occupée du travail, en courant, du bout des lèvres, comme on disait au sénat, et pour stimuler l’organisation des sociétés de résistance, c’est-à-dire pour préparer la guerre dans l’industrie ; mais ce n’est là que le moindre de ses soucis. Sa grande affaire, c’est de provoquer la « liquidation sociale, » c’est de se poser des questions de ce genre : « la société nouvelle se fondera-t-elle dans la paix ?… combien de temps devons-nous attendre encore ? » Les réponses ne laissent pas d’être nuageuses. Quant à la liberté, on pense bien qu’elle joue un piètre rôle en tout ceci. La liberté, qu’est-ce que cela ? Affaire bourgeoise. Les réformes libérales qui s’accomplissent en France, affaire bourgeoise ! Tout est bourgeois, même la république suisse, qui a reçu des injures en échangé de l’hospitalité qu’elle donne. Ils ne doutent nullement d’eux-mêmes, ces régénérateurs qui proposent « d’aller tous ensemble en avant » et de « donner au monde une forme nouvelle. » L’essentiel pour eux, la loi infaillible, c’est la collectivité, autrement dit le communisme. Pour le coup, la propriété y a passé, elle a été vigoureusement exécutée ; 54 voix l’ont déclarée irrévocablement abolie. Seulement, par on ne sait quel mystère, l’héritage a été réservé, ce sera pour l’année prochaine, on ne peut pas tout faire à la fois. Dès ce moment donc, la propriété a cessé d’exister, ou tout au moins elle a été condamnée à mort. Il ne reste plus qu’à exécuter la sentence, et ici, à la vérité, est survenu un petit embarras On s’est aperçu que depuis soixante ans les paysans sont devenus propriétaires et qu’ils tiennent à leurs propriétés tout comme les autres. C’est là ce qui a gêné un peu, lorsqu’il a fallu trouver les moyens de mettre en pratique le dogme qu’on venait de voter. Que faire ? On verra plus tard ; en attendant, il faut se tenir prêt. Ce qu’il y a de curieux en tout cela, c’est qu’un des meneurs de ce congrès, un de ceux qui se chargent de bâcler ainsi les affaires de notre pauvre monde, c’est un Russe, M. Bakounine, lequel, entreprend de proposer le communisme moscovite comme idéal à la civilisation européenne, et qui, dans la révolution française, n’a vu que Gracchus Babeuf. Ce qu’il y a de plus curieux encore peut-être, c’est que M. Bakounine figure à Bâle comme le représentant des ovalistes de Lyon et aussi des ouvriers de Naples, c’est la collectivité internationale dans son plein ! Bien loin de jeter un voile sur ces scènes étranges, nous voudrions au contraire que tous les ouvriers sérieux, honnêtes et fiers pussent les connaître dans leurs détails ; nous leur demanderions s’ils voient dans ces bizarres déclamations l’intelligence vraie et la défense utile de leurs intérêts.

Par un contraste singulier, au moment où les questions sociales étaient ainsi traitées par les collectivistes, il paraissait en Allemagne un document bien autrement intéressant pour les ouvriers, c’est un rapport de M. Schultze-Delitsch sur les résultats des sociétés coopératives. D’après ce document, Je nombre des sociétés de consommation s’est élevé en deux ans de 199 à 555. De nouvelles associations se fondent dans l’intérêt spécial de l’agriculture, pour l’achat de semences, d’engrais, de machines ; les banques de prêt ne cessent d’augmenter et d’étendre le cercle de leur activité. Affaire bourgeoise ! dira-t-on à Bâle ; l’essentiel, c’est la proclamation du dogme collectiviste. Le fait est que le spectacle est au moins curieux ; mais quoi ! le congrès de Bâle est-il le seul concile aujourd’hui ? On n’a que le choix. Voici un autre concile qui commence à poindre à l’horizon : c’est le congrès de la paix, qui va se tenir à Lausanne. Ce nouveau concile n’aura pas, il est vrai, tous ses cardinaux. Garibaldi n’y sera pas ; il a décliné l’invitation par missive autographe. M. Victor Hugo manquera aussi, mais il a écrit une lettre qu’il adresse aux « concitoyens des États-Unis d’Europe, » et où il appelle le congrès de Lausanne « une sorte de comité de rédaction des futures tables de la loi. » Toujours le langage de l’encyclique ! M. Victor Hugo écrit décidément trop de lettres pour ne rien dire. « Otez l’armée, vous ôtez la guerre ! » C’est bien simple, comme on voit. Cela ressemble à cet autre mot : séparez un homme de ses semblables, vous l’isolez ; la vérité est foudroyante. Il est à craindre que, si les affaires de l’Europe sont traitées à Lausanne comme les affaires sociales l’ont été à Bâle, nous n’en soyons réduits à attendre longtemps encore ce que M. Victor Hugo appelle « l’ascension de l’astre ! »

C’est bien le moment au surplus pour tous ces congrès et ces conciles d’amuser le tapis, de suppléer à la réalité, car, à vrai dire, les affaires européennes font peu de bruit. Le monde politique et diplomatique prend ses vacances, les hommes d’état se promènent ou sont en villégiature. On est réduit à suivre le prince Charles de Roumanie dans ses voyages à Livadia, en Crimée, auprès de l’empereur Alexandre II, et à Vienne auprès de l’empereur François-Joseph, à chercher des énigmes dans les excursions du prince Gortschakof. Le chancelier de Russie est-il venu à Paris ? S’est-il rencontré en Allemagne avec lord Clarendon et le prince de Hohenlohe, et les trois diplomates se sont-ils enfermés pour traiter de la paix et de la guerre ou pour dîner ensemble ? Voilà une grosse question. Depuis que le bruit des polémiques de M. Bismarck et de M. de Beust a cessé, on en est là. C’est tout au plus si on a vu passer dans le demi-jour le règlement de la situation des forteresses fédérales allemandes. Les états du sud, à qui appartiennent ces forteresses, auraient peut-être bien voulu au fond rester seuls maîtres de leurs affaires et se dégager complètement vis-à-vis du cabinet de Berlin ; mais pour cela il aurait fallu commencer par payer à la Prusse le prix de son matériel militaire, laissé jusqu’ici dans les forteresses ; pour payer ce prix, il aurait fallu dans chaque état demander de l’argent aux contribuables, c’est-à-dire s’exposer à une impopularité que les cabinets du sud ne se souciaient pas d’encourir. Il en est résulté une transaction qui ne laisse pas précisément à la Prusse un droit d’ingérence directe, mais qui lui permet d’exprimer une opinion sur les travaux des forteresses. C’est tout pour l’Allemagne.

Que voit-on ailleurs ? En Angleterre, les affaires d’Irlande se compliquent en ce moment d’une intervention du clergé catholique, qui paie M. Gladstone de son libéralisme par une manifestation des moins conciliantes. Depuis nombre d’années, sous l’influence d’une pensée pacificatrice, on avait établi en Irlande des écoles mixtes où les enfans de toutes les communions recevaient une éducation séculière. C’était jusqu’à un certain point un moyen de préparer un apaisement moral et d’effacer les traces des anciennes guerres religieuses. C’est cependant cette éducation mixte que les prélats catholiques irlandais réunis à Maynoth viennent de condamner en menaçant de l’interdiction des sacremens les parens qui enverraient leurs enfans dans ces écoles, et en réclamant la création d’un enseignement purement catholique. La victoire obtenue par l’abolition de l’église officielle enfle visiblement les prétentions des prélats irlandais. On ne sait point encore comment répondra M. Gladstone ni ce qu’il fera. Il est peut-être, au point de vue de la stratégie parlementaire, dans une situation assez difficile. S’il prend trop vivement cette sorte de sommation des évêques, il est exposé à perdre l’appui des députés irlandais, qui ont grossi sa phalange victorieuse. S’il se laisse aller à des concessions nouvelles, il risque d’affaiblir le prestige et l’ascendant du parti libéral qui marche à sa suite. Bref, c’est une complication de plus. En Italie aussi, les complications ne manquent pas. Il y a eu même dernièrement une sorte de crise ministérielle à propos d’une proposition de dissolution de la chambre qui a trouvé des partisans et des adversaires dans le cabinet. À ce premier dissentiment sont venues se joindre d’autres dissidences à la suite des sévérités dont le ministre de la justice a pris récemment l’initiative contre la presse. La crise toutefois n’a pas tardé à se dénouer très pacifiquement par des concessions mutuelles. Au-delà des Pyrénées enfin, les complications se multiplient bien plus encore ; mais ici elles sont plus que des questions de ministère, elles ont leurs racines au plus profond des choses, elles tiennent en suspens la destinée de l’Espagne, plus que jamais peut-être livrée à l’imprévu, cet éternel ennemi de ceux qui ne savent rien prévoir. ch. de mazade.




REVUE DRAMATIQUE.
THÉATRE-FRANÇAIS : UNE PARVENUE, par M. Henri RIVIÈRE.

L’auteur d’Une Parvenue est un romancier dont les œuvres sont depuis longtemps connues et goûtées du public. Quelques-unes de ses nouvelles ont paru ici même, et il n’est personne qui ne se souvienne d’avoir lu avec intérêt Pierrot et le Meurtrier d’Albertine Renouf. L’entreprise que M. Henri Rivière vient de tenter en abordant la scène avait assurément ses périls. Les qualités qui l’ont fait réussir dans le roman, la sobriété, la juste mesure, ne sont pas de celles qui assurent fortune au théâtre, et certains de ses défauts, tel par exemple que la sécheresse, pouvaient nuire sérieusement au succès d’un ouvrage dramatique. M. Rivière s’est tiré de toutes ces difficultés avec assez de bonheur pour donner confiance en son avenir théâtral. Dire que sa pièce a obtenu un grand succès serait peut-être amplifier un peu les choses ; dire qu’elle a obtenu un succès d’estime serait mal rendre l’impression qu’elle a produite et qu’elle méritait de produire. On l’écoute avec plaisir. On sait gré à M. Rivière du bon goût de son style, de la simplicité de son dialogue, du soin avec lequel il a évité toute déclamation, toute recherche de petits effets. On lui sait gré surtout d’avoir donné à sa comédie une allure originale, de ne s’être point plié sous le joug de certaines conventions scéniques dont l’autorité est au moins contestable. On applaudit avec empressement quand l’occasion s’en rencontre, et l’on s’en va persuadé que M. Rivière donnera un jour ou l’autre au Théâtre-Français une œuvre dramatique vraiment bonne. Pourtant, pour être tout à fait franc, je crois qu’il n’y a personne qui sorte entièrement satisfait, et qui ne se dise en s’en allant : Voilà une pièce qui a du mérite, mais qui ne va pas comme elle devrait aller. Telle est, ce me semble, l’impression générale, impression confuse d’abord, mais qui s’éclaircit avec la réflexion, et que je m’en vais essayer de justifier.

Mme Calandel, la parvenue, est une femme ambitieuse, intrigante, coquette. Si elle est demeurée vertueuse, c’est au sens le plus matériel du mot. Mariée à un ingénieur habile et honnête, elle n’a point voulu attendre patiemment une fortune honorable ; elle a lancé son mari dans les spéculations, et s’est servie de l’influence qu’exerce sa beauté sur un vieux prince de Schœmberg et sur un certain comte de Mersey pour les déterminer à s’associer aux entreprises de M. Calandel et à lui confier leur immense fortune, que celui-ci a fait fructifier. C’est grâce à cette association que M. Calandel est arrivé rapidement à l’opulence. Le prince de Schœmberg, dont il est beaucoup parlé, n’apparaît cependant point en scène. Quant au comte de Mersey, Mme Calandel l’a ravi à une jeune veuve, la comtesse de Sarrans, qui a été autrefois sa camarade de pension. Le comte de Mersey a eu la faiblesse de livrer à Mme Calandel des lettres fort compromettantes de Mme de Sarrans, et à l’aide de ces lettres Mme Calandel exerce sur son ancienne amie un tel empire qu’elle la contraint à lui servir de chaperon dans le monde, et à la couvrir de son nom et de sa réputation inattaquée. Riche, entourée, puissante, nous voyons, au moment où la toile se lève, la parvenue au comble de son ambition et de ses vœux.

Telle est la situation qui sert de point de départ à la pièce. On pourrait peut-être en critiquer la vraisemblance. Comment Mme Calandel, femme d’un ingénieur non encore enrichi, a-t-elle fait d’aussi belles connaissances que le comte de Mersey et le prince de Schœmberg, un prince régnant, s’il vous plaît ? Comment M. Calandel, qui se décerne à lui-même avec tant de conviction un brevet d’honnêteté parfaite, accepte-t-il cette association occulte dont le résultat est de faire peser sur lui des soupçons de complaisance injustes, je le veux bien, mais en tout cas fort naturels ? Il y aurait bien des choses à dire là-dessus, si ce n’était un tort, suivant moi, de trop chercher querelle aux auteurs sur les questions de vraisemblance matérielle. Il faut garder toutes ces exigences pour la vraisemblance morale, et, si la donnée d’une pièce est seulement plausible, m’est avis qu’on doit s’en accommoder sans réclamer autre chose que le développement logique de cette donnée. Voyons si de ce côté la pièce de M. Rivière a de quoi nous satisfaire.

Sur ces entrefaites arrive des Grandes-Indes ou d’ailleurs un certain M. de Léris, consul dans je ne sais quelle île lointaine. Toute l’ardeur des sentimens de la jeunesse, toutes les austérités de la vertu, ont été conservées intactes chez lui par un long séjour outre-mer. Moins modeste, M. Rivière en eût fait sans doute un officier de marine. On a un peu abusé dans ces derniers temps du type de l’homme vertueux retour des Indes ; mais passons, on ne peut pas toujours faire du nouveau. Le but avoué du retour de M. de Léris, c’est de quitter les consulats pour la diplomatie. Son but secret, c’est de demander la main de Mme de Sarrans, pour laquelle il a conçu un violent amour durant un séjour de quelques mois qu’elle a fait dans son île, amour partagé au fond par celle-ci, qui n’a cédé que par faiblesse à M. de Mersey. M. de Léris fait chez Mme de Sarrans la rencontre de Mme Calandel, qui à première vue s’éprend pour lui d’une folle passion. Elle le poursuit de ses avances. Instruite de ses ambitions, elle obtient qu’il soit envoyé à Schœmberg, et lui offre elle-même cette place tout comme ferait un ministre des affaires étrangères. M. de Léris refuse assez durement. Son ami M. de Mersey lui a appris à la connaître, et, tout en lui taisant le nom de Mme de Sarrans, lui a fait l’aveu de la faiblesse avec laquelle il a livré à Mme Calandel les lettres de celle qui fut sa maîtresse. La femme de l’ingénieur ne veut pas voir dans le dédain avec lequel Léris accueille ses avances le mépris d’un honnête homme. Elle devine qu’elle a dans Mme de Sarrans une rivale, et elle exige de celle-ci, toujours avec la menace de publier les fameuses lettres, qu’elle fasse à M. de Léris l’aveu de sa faiblesse vis-à-vis de M. de Mersey. Épouvantée, Mme de Sarrans s’y engage. A une déclaration de M. de Léris, elle va répondre en s’accusant elle-même, quand arrive M. de Mersey. Il vient mettre à exécution le conseil que lui a donné Léris, et offrir sa main à la femme qu’il a trahie, afin de la protéger contre Mme Calandel. Léris apprend ainsi l’indignité de celle qu’il aime. Désespoir de celui-ci, qui cependant n’est pas homme à revenir par intérêt sur un conseil qu’il a donné, et qui presse Mme de Sarrans d’accepter la main de Mersey. « C’est impossible, répond celle-ci. — Pourquoi ? — Parce que je vous aime. « Il y a là une scène du meilleur pathétique et dont l’effet sobrement ménagé est vraiment grand. M. de Léris promet alors à Mme de Sarrans de lui faire rendre ses lettres. Uvales demander à Mme Calandel, qui, le voyant désabusé, les lui donne sans difficulté, et lui adresse face à face une déclaration qu’il repousse. À ce moment, le mari entre brusquement. C’est pour annoncer à sa femme qu’ils sont ruinés, et pour lui proposer de partager avec lui une vie de travail et de dénûment. Mme Calandel refuse. M. Calandel éclate alors, et dans un mouvement de passion dont l’effet est encore augmenté par la diction de l’acteur chargé du rôle, il dépeint à M. de Léris, qui en sait plus long que lui, le caractère de sa femme. C’est encore l’occasion d’une scène assez belle qui relève singulièrement le rôle du mari, dont la confiance au début effleurait le ridicule. Aux derniers mots de Calandel : « Je vous chasse, » Mme Calandel répond : « Je m’en allais, » et laisse son mari en tête-à-tête avec M. de Léris, qui lui propose de partir pour l’Amérique, dont l’asile s’ouvre également aux caissiers en fuite et aux maris trompés.

Voilà toute la pièce. Ce n’est pas ma faute si l’analyse en est un peu lente. Je ne reprocherai pas à M. Rivière l’emploi de certains procédés un peu rebattus, par exemple celui des lettres. Les lettres perdues et retrouvées jouent dans les comédies un peu le même rôle que la croix maternelle dans les mélodrames ; mais il ne faut pas trop reprocher aux jeunes auteurs l’emploi de ces vieux procédés. Le tout est de savoir à quoi ils leur servent. D’ailleurs M. Rivière fait preuve en d’autres endroits, vis-à-vis de la vieille tradition classique, d’une véritable indépendance. A la sortie, j’entendais un auditeur tout surpris s’écrier : Mais personne ne s’épouse dans cette pièce ! Cette critique, qui sent le vieil habitué, est on ne peut plus injuste. Le dénoûment qu’a choisi M. Rivière est neuf et vigoureux. Il lui eût sans doute été facile de replâtrer un mariage entre M. de Léris et Mme de Sarrans. J’aime mieux qu’il nous ait fait voir l’homme austère demeurant jusqu’au bout aussi entier que la femme dépravée. On fait bien assez de mauvais mariages dans le monde sans en faire encore au théâtre. C’était bon pour Molière d’unir autrefois Éliante et Philinte. L’agrément de n’être pas Molière, c’est d’avoir des franchises qu’il ne se donnait pas.

Il faut maintenant que j’essaie d’expliquer à quoi tient cette demi-satisfaction que laisse la pièce de M. Rivière. La raison en est, suivant moi, que cette pièce ne répond nullement à l’idée que son titre en fait forcément concevoir à l’avance. Involontairement on s’attend à une peinture de société. Or l’action se passe tout entière en dialogues. Rarement y a-t-il trois personnages en scène. S’il y en a quatre, le quatrième ne dit mot. Pas une seule de ces scènes à plusieurs interlocuteurs, difficiles à manier, je le veux bien, mais qui étaient impérieusement commandées par la nature de l’œuvre. Vous savez que Mme Calandel est une parvenue. M. Rivière vous en prévient dès la porte, et de peur que vous ne l’oubliiez, elle-même prend soin de s’appliquer constamment cette épithète peu flatteuse ; mais vous n’en avez pas ce que j’appellerai la démonstration. On vous raconte ce qui devrait se passer sous vos yeux, par exemple une petite humiliation infligée à Mme Calandel par d’altières dames de charité. En un mot, les peintures de la société font tout à fait défaut dans la pièce de M. Rivière. De là une première déception. Ce n’est pas tout : au point de vue social, Mme Calandel est sans doute une parvenue ; est-ce bien une parvenue au point de vue scénique ? C’est une femme ardente, dépravée, qui ne recule devant rien pour la satisfaction de ses passions et de ses besoins. Au nombre de ces besoins se trouve sans doute celui d’une situation élevée ; mais, si elle l’a ambitionnée, c’est moins par vanité que par esprit de domination. C’est une femme qui a eu envie de parvenir, ce n’est pas à proprement parler une parvenue. Je la voudrais, pour ma part, moins vicieuse et plus mesquine. On ne nous la montre pas exclusivement préoccupée du rang qu’elle tient, prête pour s’y maintenir à recourir à tous les moyens, à endurer toutes les humiliations, mais aussi savourant toutes les jouissances de cette position si chèrement acquise et veillant sur elle comme sur son plus cher trésor. Que fait au contraire Mme Calandel ? a la première occasion, elle risque sa situation sociale, bien plus, sa fortune pour obtenir l’amour d’un homme qui la dédaigne. Cela est au point que sa qualité de parvenue ne fournit aucune ressource à la marche de la pièce. Qu’est-ce qui en fait le nœud et le véritable intérêt ? C’est l’amour que deux femmes éprouvent pour le même homme. C’est la lutte qui s’engage entre elles et l’odieux moyen auquel l’une des deux a recours pour se débarrasser de sa rivale en la forçant à confesser à l’homme qu’elle aime la faute qui la rend indigne de lui. Supprimez ces incidens romanesques, la pièce n’existe plus. Eh bien ! pour tout cela, il n’est nullement nécessaire que Mme Calandel soit une parvenue. Supposez qu’elle soit du même rang que Mme de Sarrans, et l’intérêt véritable de la pièce n’en est nullement diminué. Sans doute, comme étude morale, il n’est pas sans habileté de nous représenter une femme dont le cœur sec et fermé n’a vécu jusque-là que pour l’ambition, se laissant entraîner par la passion au point de se perdre elle-même ; mais, pour être une femme ambitieuse et sans cœur, il n’est point nécessaire d’être une parvenue. Cette désignation même emporte avec elle l’idée de certains ridicules tout à fait exclusifs de ces transports de passion, et ce titre est cause que les scènes auxquelles on assiste trompent l’attente et déroutent les prévisions.

Vous faites là, me dira-t-on, une assez pauvre querelle à M. Rivière. Le titre d’une pièce ne saurait en augmenter ou en diminuer la valeur. Qu’au lieu d’une Parvenue on mette par exemple sur l’affiche Madame Calandel, et vous voilà content. Pardon, il n’en va pas tout à fait ainsi, et ma critique porte un peu plus loin. Le titre qu’un auteur donne à sa pièce, quand ce titre comporte en lui-même une signification, trahit le plus souvent l’idée qu’il avait devant les yeux en composant. On ne m’ôtera pas de l’esprit que M. Rivière s’est proposé de faire une comédie de mœurs. Il aura été frappé de la quantité de parvenus qu’il y a autour de nous, dans le monde, dans la littérature, dans la politique, et il aura pensé qu’il y avait là un état de société à peindre ; puis voici ce qui lui sera arrivé. Comme dans ses romans M. Rivière s’est montré surtout un psychologue, comme il s’est toujours attaché à décrire des natures morales d’une trempe particulière, il se sera complu dans le développement du caractère, d’ailleurs fortement conçu, de Mme Calandel, et il se sera donné à ce développement avec tant de soin qu’il en aura peu à peu oublié son plan primitif, sauf à être troublé parfois par le souvenir de ce plan comme par un remords. Il en résulte que la comédie de M. Rivière se compose en quelque sorte de deux pièces juxtaposées, d’un drame qui se déroule pendant le second, le troisième et la moitié du quatrième acte, et d’une comédie de mœurs qui se joue pendant le premier acte et la seconde moitié du dernier, non toutefois sans quelques envahissemens d’une des deux pièces sur l’autre. Quand on arrive à cette scène vraiment saisissante où, M. Calandel étant ruiné, les défauts, les vices d’une parvenue reprennent le dessus chez sa femme, et où elle refuse de partager la pauvreté de son mari, on a un moment de surprise ; la femme passionnée a fait oublier en Mme Calandel la femme d’argent, et celle qui adressait tout à l’heure à M. de Léris des paroles brûlantes n’est pas la même qui, en partant, lui dit d’un ton railleur : « Au revoir ; je vais à Schœmberg. » L’effet de la scène, qui est assez grand, s’en trouve cependant un peu affaibli, et l’on ne peut s’empêcher de se dire : Il serait dans le caractère de cette femme, tel qu’on nous l’a montré, de préférer la pauvreté partagée avec M. de Léris à, la fortune partagée avec son mari. — Assurément ce ne serait pas là le fait d’une parvenue.

Que doit conclure M. Rivière de cette franche critique ? Rien autre chose, sinon qu’à mon sens il réussira mieux dans le drame, j’entends dans le drame discret et ménagé, tel qu’on le goûte au Théâtre-Français, que dans la comédie. Dans la comédie, la vivacité et le trait lui manqueront toujours un peu. Dans le drame au contraire, il pourra déployer des qualités de vigueur et de pathétique qui sont réelles chez lui.


G. DE SAFFRES.


ESSAIS ET NOTICES.
LE PATRONAGE DES LIBÉRÉS ADULTES.
Les Prisons de France et le Patronage des prisonniers libérés, par M. le pasteur Robin.


Il y a une trentaine d’années, on se préoccupait beaucoup en France du système pénitentiaire. Les hommes les plus haut placés, les Duchâtel, les Tocqueville, les Rémusat, ne dédaignaient pas de consacrer une partie de leur temps et de leur activité à la solution des questions importantes que soulève le régime des prisons. Ce n’était pas seulement le sort des condamnés pendant la durée de leur peine qui excitait la sollicitude. La philanthropie, d’accord avec la charité, s’inquiétait encore de leur destinée ultérieure, et la recherche des moyens les plus propres à les empêcher de retomber dans le vice était à l’ordre du jour. Ce grand mouvement, dont l’impulsion s’est continuée en Angleterre, en Belgique et ailleurs, est au contraire demeuré stationnaire en France depuis les premières années de l’empire. La question des prisons est un peu passée de mode. Il en résulte que les vieux erremens du passé continuent d’être religieusement observes sans que l’on s’inquiète de savoir si l’expérience des peuples voisins ne fournit pas de nouveaux élémens à la solution du problème. Nos prisons, extérieurement et matériellement bien tenues, sont gouvernées avec une certaine incurie morale. Nous n’en voulons citer qu’un seul exemple. A Mazas, les hommes détenus préventivement sont soumis au système de l’emprisonnement cellulaire et de la solitude la plus rigoureuse. A Saint-Lazare au contraire, les femmes détenues préventivement sont enfermées par chambrées, et ceux que leurs devoirs professionnels ont appelés dans l’intérieur de cette prison savent, par l’entretien des détenues, combien sont illusoires les précautions prises pour les empêcher de communiquer entre elles. Pourquoi cette différence ? Elle correspond tout simplement à une différence dans l’aménagement des deux bâtimens, et n’implique nullement de la part de l’administration des prisons un éclectisme raisonné, car il y a beaucoup plus d’inconvénient à mettre en commun des femmes que des hommes. A qui en revient la faute ? Est-ce à l’administration des prisons ? est-ce au gouvernement ? Non, c’est à l’opinion publique, qui, s’étant désintéressée de ces questions, abandonne sans contrôle l’administration à ses habitudes routinières et le gouvernement à son indifférence.

C’est à cette opinion publique que M. le pasteur Robin vient de s’adresser. Son ouvrage n’est inspiré ni par l’esprit de système, ni par l’esprit de critique. Il ne se plaint de rien ni de personne. Il se borne à constater un état de choses triste par lui-même, plus triste encore quand on songe qu’il suffirait d’efforts bien légers pour y porter remède. Toutefois M. Robin se préoccupe moins du régime intérieur des prisons et du sort des condamnés pendant la durée de leur peine que de l’existence qui les attend le jour où, la justice sociale étant satisfaite, les portes de leur cachot s’ouvrent devant eux. Ce qui l’émeut particulièrement, ce sont les souffrances et les difficultés qui attendent ceux d’entre ces malheureux dont le repentir, les bonnes intentions et les velléités de retour au bien vont se trouver aux prises avec toutes les rudesses de la vie, augmentées pour eux par le mépris public et par les particularités de leur situation administrative. On sait que tout homme condamné à une peine tant soit peu grave est du même coup soumis, pour un temps plus ou moins long, à la surveillance de la haute police. Les effets de cette surveillance sont de forcer les détenus libérés à vivre dans une petite ville, car c’est un des principes de la police de les écarter des grands centres ; ils y sont soumis à un contrôle incessant qui ne leur permet pas de tenir secret leur passé. Ils ne peuvent changer de résidence sans une autorisation parfois difficile à obtenir, toujours lente à recevoir ; s’ils se trouvent sans ouvrage, ils n’ont à choisir qu’entre la faim et la rupture de ban, qui les met de nouveau en guerre avec la société en les exposant à des peines sévères. Tels sont les effets de ces mesures de police, légitimes dans leur principe, funestes dans leur application, et qui occasionnent peut-être plus de crimes qu’elles n’en préviennent. Aussi cette peine accessoire est-elle plus redoutée des criminels que la peine principale. Il n’est pas rare que la première question adressée par un prévenu à son défenseur soit pour lui demander : Aurai-je de la surveillance ? Et ils n’ont pas tort, car le temps qu’ils passent en prison, où du moins leur subsistance demeure assurée, est souvent moins pénible que le temps postérieur à leur libération, durant lequel ils n’ont guère le choix qu’entre des industries pernicieuses, la misère ou le vagabondage. Aussi ne faut-il pas s’étonner que le chiffre des condamnations en récidive soit si considérable. Il est aujourd’hui de près de 42 pour 100, c’est-à-dire que près de la moitié des détenus actuellement sous les verrous y ont déjà passé une première fois. Voilà qui fait singulièrement douter de l’efficacité des peines au point de vue de l’intimidation.

C’est à ce triste état de choses que M. le pasteur Robin voudrait apporter remède. Le remède qu’il indique est celui d’une institution de patronage étendant sa surveillance et sa protection sur les prisonniers dès le lendemain de leur libération, leur procurant du travail, et continuant avec eux les relations morales nouées durant le temps de leur détention. Des institutions de cette nature existent dans presque tous les pays étrangers, en Angleterre, en Hollande, en Allemagne, en Suisse, et, partout où elles fonctionnent, elles ont produit les résultats les plus satisfaisans. C’est ainsi qu’à Düsseldorf une société très bien organisée qui étend son patronage dans les provinces du Rhin et de la Westphalie a réduit en quelques années à 27 pour 100 le nombre des récidivistes. Des résultats plus complets encore ont été obtenus par la société fondée à Paris pour le patronage des jeunes détenus du département de la Seine. Cette société se trouvait à la vérité dans des conditions particulièrement favorables, car il est plus facile de ramener au bien de jeunes natures encore flexibles que des hommes formés depuis longtemps au crime. Aussi est-elle parvenue à un résultat vraiment merveilleux. Le chiffre des récidivistes parmi les jeunes détenus, qui était de 75 pour 100 avant la fondation du patronage, est tombé dans ces dernières années à 1 1/2 pour 100. Il ne s’agit donc, si nous voulons en France nous maintenir à la hauteur des pays voisins, que de nous inspirer de ce qui a déjà été fait par eux, en adaptant à nos mœurs et à notre législation les statuts des sociétés de patronage des libérés adultes fondées en Angleterre et en Allemagne. Telle est la conclusion pratique de M. Robin, et nous demandons la permission d’indiquer en terminant les bases de son projet.

Tout d’abord la condition d’un patronage sérieux et efficace, c’est que d’étroites relations soient nouées avec les condamnés dans les prisons. Le patronage de la société ne doit pas, bien entendu, être indistinctement exercé. Il doit s’étendre sur ceux-là seulement qui ont donné des gages sérieux de réformation et de repentir, sans quoi la société ne saurait consciencieusement accorder aux libérés l’appui de sa recommandation. Il serait donc désirable que les membres de la société de patronage fussent admis à visiter librement les détenus. Rien ne peut remplacer les rapports personnels précédemment établis entre les membres de la société et les libérés qu’elle doit patronner. C’est la condition nécessaire d’une sérieuse influence, sans compter tout le secours que des visites faites aux détenus par des personnes du dehors apporteraient aux ministres du culte, souvent écrasés sous le poids de leur tâche. C’est la condition sine qua non d’une bonne société de patronage. M. Robin y insiste et avec raison.

Il est une autre condition non moins essentielle à notre avis, bien que M. Robin ne l’indique pas aussi nettement. C’est la transformation radicale des conditions d’existence que les pratiques de la surveillance administrative créent aux libérés. L’objet d’une société de patronage est de procurer toujours du travail à ses protégés. Les difficultés qu’elle rencontre pour atteindre ce but s’accroissent, si telle ou telle résidence est arbitrairement fixée au libéré, ou si, l’ouvrage venant à lui manquer dans un endroit, la société ne peut pas librement l’envoyer ailleurs. D’un autre côté, il semble impossible que toute surveillance cesse d’être exercée sur des hommes qui sont après tout l’objet d’une suspicion légitime. En présence de ce double embarras, on pourrait peut-être s’arrêter à la loi qui vient d’être assez récemment adoptée en Angleterre pour régler la condition des condamnés qui ont obtenu le ticket of leave avant l’expiration de leur peine. Aux termes de cette loi, les condamnés envoyés en liberté provisoire sont toujours maîtres de changer de résidence à la condition de prévenir la police de leur départ et de leur arrivée. Cette obligation, jointe à l’interdiction du séjour de quelques grandes villes, suffirait, croyons-nous, à la sécurité publique. Enfin il est nécessaire que la société de patronage entre en relations avec le plus grand nombre de personnes possible, manufacturiers, chefs d’ateliers, patrons, grands et petits commerçans, afin de pouvoir toujours fournir du travail au libéré dès sa sortie de prison, car c’est la, nous le répétons, le but unique de la société, qui n’a point à venir au secours du libéré par des aumônes, ce qui l’encouragerait dans une oisiveté funeste. Là gît la véritable difficulté des œuvres de patronage, tant est grande la répulsion inspirée par les malheureux qu’une condamnation première a flétris. Cependant le nombre des personnes charitables disposées à s’associer à cette œuvre de régénération est plus considérable qu’on ne le croirait. Plus les relations de la société sont étendues, et plus naturellement son œuvre devient facile. Aussi serait-il à désirer que toutes les sociétés de patronage existant en France fussent en correspondance les unes avec les autres, afin d’augmenter réciproquement le champ de leur action. Un comité central, dont le siège serait à Paris, simplifierait bien des choses ; mais la constitution de ce comité rencontrerait peut-être des difficultés légales. Cela est regrettable, car les efforts isolés, si louables qu’ils puissent être, arriveront difficilement à des résultats appréciables sur l’ensemble de la criminalité.

Telles seraient les principales conditions nécessaires pour qu’un patronage sérieux et efficace fût exercé sur les libérés adultes. Nous n’entrerons point dans le détail de l’organisation de ces sociétés, organisation pour laquelle d’utiles emprunts pourraient être faits à la Discharged prisoners aid Society, qui fonctionne avec succès à Londres depuis dix ans. La police anglaise a spontanément abdiqué au profit de cette société son droit de surveillance sur les libérés qu’elle patronne. Quand verrons-nous la police française aussi peu jalouse de ses prérogatives ? Les ombrageuses susceptibilités de l’administration, sa malveillance innée pour toute ingérence dans les matières qui sont de son ressort, comptent au nombre des difficultés les plus grandes qu’aient déjà rencontrées et que rencontreront encore les sociétés de patronage. L’œuvre à laquelle M. le pasteur Robin nous convie exige, outre un grand dévoûment de la part de ceux qui voudront y prendre part, l’obtention de certaines réformes dans les pratiques administratives, et peut-être dans la législation. Il n’y a qu’une seule puissance qui soit assez grande pour obtenir du jour au lendemain ces réformes, c’est l’opinion publique. Le jour où elle s’emparera de cette question avec la ferme volonté de la résoudre, toutes les difficultés tomberont comme par enchantement.


OTHENIN D’HAUSSONVILLE.


C. BULOZ.