Chronique de la quinzaine - 30 septembre 1869

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Chronique n° 899
30 septembre 1869


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




30 septembre 1869.

L’empereur reprend décidément la santé sous les ombrages de Saint-Cloud, — Dangeau, devenu nouvelliste, nous a donné le bulletin fidèle de ses déjeuners et de ses plaisirs aux courses du bois de Boulogne ; — l’impératrice se dispose plus que jamais, à ce qu’il paraît, à partir pour l’Orient, où le sultan lui prépare la surprise de fêtes merveilleuses sur le Bosphore ; le prince impérial ne fera point avec son gouverneur un voyage d’instruction militaire sur le Rhin, et les ministres se promènent ou sont dans leurs terres. De ce côté, tout est au mieux, l’horizon officiel est sans nuages. Pendant ce temps, les journaux, n’ayant plus de sénatus-consulte à dévorer, ruminent la convocation plus ou moins prochaine du corps législatif ; les esprits commencent vraiment à s’échauffer sur le concile ; le congrès de Lausanne a divagué tout à son aise sur les « embrassemens » de la république et du socialisme, sur les « États-Unis d’Europe » et sur la paix perpétuelle, qui doit être précédée toutefois, au dire de M. Victor Hugo, d’un dernier et formidable combat… Quoi encore ! En attendant la paix perpétuelle, l’Italie s’essaie à la petite guerre dans la vallée de la Sieve, l’Espagne a la guerre civile à son foyer ; Berlin a célébré le centenaire de Humboldt, la Bohême a eu le centenaire de Jean Huss ; M. de Beust a rôdé autour de nos frontières sans venir jusqu’à Paris. Les bruits prennent la place des faits, et septembre, le mois des vendanges et des villégiatures, septembre s’achève en laissant tomber ses rayons déclinans sur cette scène du monde, qui est toujours nouvelle, même quand elle ne change pas, qui s’éclaire parfois à l’improviste des lueurs sinistres de quelque crime effroyable venant faire diversion à la politique. Ainsi vont les choses ; le repos n’est qu’apparent. L’activité officielle peut être suspendue, les gouvernemens peuvent se mettre en vacances et congédier les affaires ou laisser un intervalle entre l’œuvre de la veille et l’œuvre du lendemain, pour se donner le temps de reprendre leur aplomb et leur direction, pour se préparer à leur laborieuse tâche. Le monde a besoin de se sentir vivre, et jusque dans ses haltes d’un instant il trouve encore à s’occuper. Quand les événemens lui manquent, il s’attache à des rumeurs, ces ombres fugitives et insaisissables des événemens. Dans le silence momentané de la vie publique, il se jette sur tout ce qui est à sa portée, changeant tous les jours d’objet, interrogeant la signification des voyages diplomatiques ou le secret des conseils ministériels. Il s’agite ainsi quelquefois dans le vide, et ce n’est point assurément ce qu’il y a de moins dangereux en politique ; mieux vaudrait un ensemble de faits précis, éclairant et déterminant une situation, offrant un cadre fixe et régulier à cette activité inoccupée.

Nous sommes aujourd’hui, en France, dans un de ces momens qu’on pourrait appeler une révolution constitutionnelle interrompue par les vacances d’automne, et où tout se ressent nécessairement de cette interruption, parce que tout ce qui a été fait n’est que le commencement de ce qui reste à faire. Un sénatus-consulte a été voté, un régime nouveau a été institué sur la proposition du gouvernement ; la liberté parlementaire, après une suspension de dix-sept ans, a reconquis ses prérogatives les plus essentielles ; tout est changé désormais. Que peut-on cependant augurer de cette transformation, qui de l’empire de 1852 ne laisse vraiment subsister que l’empereur ? Elle n’existe que sur le papier, elle n’est qu’un hommage platonique rendu à un grand mouvement d’opinion, tant qu’elle n’est point passée dans la pratique, tant que le corps législatif n’est pas rentré effectivement en possession des droits qui lui ont été restitués. En d’autres termes, on n’a vu jusqu’ici paraître sur la scène que deux personnages du drame constitutionnel qui se déroule, le gouvernement et le sénat ; il y a un troisième personnage nécessairement appelé à dire son mot : c’est l’assemblée même qui a eu moralement l’initiative des réformes nouvelles. De là cette sorte d’agitation qui s’est manifestée récemment pour hâter la convocation du corps législatif, si brusquement prorogé au mois de juillet et si complaisamment laissé à son repos pendant ce premier mois d’automne. Tâchons de rester dans le vrai. Dans cette affaire de la convocation du corps législatif qui se débat avec vivacité depuis quelques jours, et qui sera probablement résolue dans un des prochains conseils, lorsque tous les ministres se retrouveront à Paris, il y a deux choses essentielles, une question de légalité et une question d’opportunité, ou, mieux encore, une question de procédure constitutionnelle et une question supérieure de politique. Légalement, il est fort possible que le gouvernement soit dans son droit en ajournant la réunion des chambres. La constitution lui fait à la vérité un devoir de convoquer le corps législatif dans les six mois qui suivent la dissolution, et à la rigueur ce délai expirerait le 26 octobre ; mais d’un autre côté il y a eu dans l’intervalle la session du mois de juillet, qui, malgré sa brièveté, compte sans doute pour quelque chose, qui a même été plus féconde que bien des sessions plus longues. La légalité n’est donc que médiocrement en jeu, et dans tous les cas elle est visiblement susceptible de plus d’une interprétation.

Quant à l’opportunité, elle n’est point douteuse, elle ressort, de l’ensemble de la situation actuelle. On ne peut rester longtemps dans cette crise de transition qui laisse le pays entre un régime abrogé et un régime qui n’existe que de nom. Pour le gouvernement comme pour le corps législatif, c’est une nécessité impérieuse d’aborder cet ordre nouveau où l’un et l’autre vont se trouver placés dans des rapports qui ne sont certainement plus les mêmes. C’est plus qu’une nécessité, si l’on peut ainsi parler, c’est une garantie de la sincérité du gouvernement. Qu’on remarque bien que si ce corps législatif qui est sorti des dernières élections se compose toujours des mêmes hommes, il n’est plus ce qu’il était il y a trois mois. Il a dès ce moment des droits qui lui assurent un rôle plus actif et presque prépondérant dans les affaires publiques. Qu’on le veuille ou non, rien n’est plus possible sans son concours ni dans la politique intérieure, ni dans la politique extérieure ; mais, pour qu’il entre vraiment dans son rôle, il faut tout au moins qu’il soit debout, qu’il puisse se constituer, il faut qu’une majorité ait pu se former, qu’entre le parlement et le ministère il ait pu s’établir des relations conformes aux institutions nouvelles. Il faut enfin que cette crise de transition qui se prolonge depuis trois mois soit définitivement accomplie, et elle ne peut l’être que par une convocation aussi prompte que possible du corps législatif. L’opportunité est donc aussi évidente que le point de légalité peut être obscur. Politiquement, la question est tranchée par ce fait même, que le corps législatif est aujourd’hui le seul pouvoir qui ne soit point organisé.

L’erreur singulière de ceux qui depuis quelques jours pressent le gouvernement de leurs sommations et sont entrés en campagne pour la réunion du corps législatif, c’est de déplacer les termes du problème, de s’armer de cette légalité douteuse et d’assigner de leur propre autorité un terme au-delà duquel tout serait perdu sans doute. Quoi donc ! ne s’est-il pas trouvé des députés menaçant gravement de se réunir sans faute, et quoi qu’il arrive, le 26 octobre, dans la salle des séances, à deux heures de relevée, pour renouveler quelque serment du jeu de paume ? Ce n’est pas tout d’écrire de ces choses et de donner de ces rendez-vous. Il faudrait réfléchir un peu et ne pas s’exposer au ridicule des parodies inutiles, des tentatives très disproportionnées dans tous les cas avec le but qu’on veut atteindre. Et quand même ces députés un peu ambitieux de bruit se réuniraient le 26 octobre sans avoir été convoqués, que feront-ils ? Pensent-ils sérieusement qu’ils vont passionner le pays pour une différence de quelques semaines dans la date de la réunion du corps législatif ? Ils se placent tout simplement entre une déconvenue, qui peut n’être que risible, et l’insurrection, qui n’est pas dans leur pensée. C’est une agitation de fantaisie qui ne peut conduire à rien et qui dénote plus d’impatience que de sens politique, qui a même le tort de laisser voir une foi peu assurée dans les destinées libérales de la France. Ceux qui se proposent ainsi de refaire le serment du jeu de paume en 1869 croient-ils donc si peu à la puissance du mouvement actuel qu’ils le voient en péril parce que le corps législatif ne sera réuni que le 26 novembre au lieu d’être rassemblé le 26 octobre ? Ce mouvement est désormais assez fort, assez irrésistible, pour s’imposer par lui-même, pour être au-dessus de toutes les hostilités et des mauvaises volontés, s’il y en avait. Aussi pour notre part n’attachons-nous que la plus médiocre importance à tous ces bruits de coups d’état, de réactions nouvelles, de listes de proscription, qui ont passé dans l’air assez récemment, et qui ont même fait le tour de l’Europe. On ne recommence pas des coups d’état à volonté, tout comme on ne passionne pas le pays à volonté pour des questions secondaires. Le gouvernement peut voir par là cependant ce qu’aurait de dangereux un ajournement mal défini du corps législatif, et c’est là justement ce que nous appelons la question d’opportunité. Le gouvernement est le premier intéressé à ne pas laisser les esprits flotter dans l’incertitude et s’égarer dans les soupçons, à préciser ce terrain nouveau créé par le dernier sénatus-consulte, à se retrouver aussitôt que possible en face d’un parlement rajeuni, devant lequel il est désormais responsable. Jusque-là, on vit dans le provisoire, dans une attente que nous ne voulons pas dire fiévreuse, mais qui peut devenir agaçante et finir par énerver d’avance cette situation nouvelle où tous les pouvoirs vont se rencontrer. Jusqu’à la réunion du corps législatif, on ne peut rien et on ne fait rien. Il faut excepter toutefois M. le ministre de la guerre, le général Lebœuf, qui vient de supprimer le régiment de gendarmerie de la garde impériale et de publier deux rapports, dont l’un contient une déclaration de quelque valeur : c’est que, contrairement aux vues qu’on avait prêtées au nouveau chef de l’armée, la garde mobile sera maintenue. Le général Lebœuf accepte l’héritage de cette création du maréchal Niel, qu’il appelle même une « institution précieuse, » bonne à conserver pour la force du pays. — Mais enfin ce n’est pas tout pour nous de savoir ce que devient la garde mobile, le ministère a bien d’autres choses à nous apprendre et bien d’autres choses à faire. Il y a toute une politique à créer, la politique du régime de l’empire libéral, par l’accord des pouvoirs publics délibérant au sein des garanties nouvelles. C’est là le vrai rendez-vous auquel personne ne peut manquer désormais.

Que l’opinion s’attache de préférence à tout ce qui constitue ce travail intérieur, c’est assez simple, et il en sera ainsi tant que le mouvement de transformation qui s’accomplit n’aura pas atteint le terme où il doit aller, tant qu’il ne sera pas une réalité définitive. Nous nous débattrons sur l’élection des maires et sur l’abrogation de l’article 75 de la constitution de l’an VIII, et sur le système des circonscriptions électorales, et sur les candidatures officielles. C’est le thème inévitable de toutes les polémiques, le menu obligé de tous les programmes. Ce qui prend aussi de l’importance, quoique à un autre point de vue et dans un ordre d’idées très différent, c’est cette question du concile, qui grandit de jour en jour, qui se complique et s’aggrave à mesure qu’on approche de l’époque où doit s’ouvrir à Rome cette grande assemblée représentative de l’église catholique. Deux mois encore nous séparent de ce moment, et déjà les manifestations se succèdent, les incidens se multiplient, l’imprévu se met dans ce drame religieux, dont le prologue commence à devenir retentissant. Tout ce qui arrive depuis quelques jours laisse entrevoir le travail qui s’accomplit au plus profond du catholicisme lui-même. Certes, dans l’état actuel du monde, il était facile de voir que la plus prudente conduite pour les gouvernemens laïques, c’était de s’abstenir. Ils se sont désintéressés. Le ministre des affaires étrangères de France a même motivé par une circulaire diplomatique cette politique d’abstention ; c’était ce qu’il y avait de plus sage, on s’en aperçoit encore mieux aujourd’hui. Les gouvernemens civils auraient été des intrus. Leur présence eût été un embarras de toute manière ; elle eût jusqu’à un certain point faussé toutes les situations ; elle serait devenue un sujet de récrimination pour les absolutistes de l’église, et aurait peut-être fait suspecter les résistances qui pourraient se produire, elle eût introduit la politique dans les affaires de religion. Rien de semblable aujourd’hui. Ce que fera ou ce que ne fera pas le concile reste essentiellement une question d’église. Ce qui se passe dans le monde catholique est d’un ordre tout religieux ; les gouvernemens n’y ont aucune part, et c’est là précisément ce qui en fait la gravité, puisque c’est du sein même du catholicisme que s’élève spontanément une pensée de résistance aux nouveautés sur lesquelles le concile semble devoir être appelé à délibérer. C’est affaire entre fidèles de la même religion et même entre prêtres du même autel. Les absolutistes cléricaux, selon leur habitude, n’ont pas assez de dédain et d’ironie pour ce malheureux catholicisme libéral qui est le commencement de la perdition ; ils l’accablent de toutes les excommunications et le tiennent déjà pour vaincu. A voir comment les choses se dessinent, ils pourraient bien pourtant s’être mépris sur le degré de leur influence, même dans l’église, et avoir trop présumé de la soumission ou de l’indifférence des catholiques. Il ne serait point impossible en un mot que le parti jésuitique, dont la Civilta catlolica est l’organe officiel, et qui domine à Rome, ne rencontrât dans le concile plus de difficultés qu’il ne l’avait supposé d’abord. Ce qui sortira en définitive de cette assemblée, nul ne peut le savoir. Ce qui est clair, c’est que depuis quelque temps des incidens étrangement significatifs se produisent, la résistance s’accentue un peu partout et sous toutes les formes, il y a visiblement deux camps tranchés dont l’antagonisme éclate à travers tout. Le vrai point de la lutte, et le plus grave parce qu’il touche à la politique, c’est cette question de l’infaillibilité du pape qui semble avoir été la raison d’être du nouveau concile, qui, si elle est résolue dans le sens absolutiste, transforme le pontificat et en fait dogmatiquement une autocratie sans limite et sans contre-poids. C’est sur ce terrain que se concentre particulièrement en Allemagne aujourd’hui le mouvement de résistance qui a commencé par les adresses des catholiques de Coblentz et de Bonn, qui a continué par de savantes études dues à des prêtres éminens, et qui vient de se résumer dans le manifeste des évêques réunis à Fulda. Ce manifeste des évêques d’outre-Rhin n’est point certainement un programme de révolution religieuse ; rien n’y offusque l’orthodoxie ; il est conçu dans l’esprit le plus modéré par des prélats fidèles à leur église et attachés au saint-siège. Au fond, il est cependant bien facile de voir que ces évêques allemands subissent l’influence de l’agitation qui s’est produite autour d’eux. S’ils parlent des appréhensions qui se sont manifestées, ce n’est pas pour les blâmer. S’ils mettent leur confiance dans le concile, c’est en assurant que d’une telle assemblée il ne peut sortir rien de contraire aux droits des états et de la société civile, à la liberté politique et intellectuelle, à la civilisation, aux prérogatives de la science, et plus leur langage est mesuré, plus il a de portée. On a ri de tout cela dans le camp ultramontain, ce sont là encore des catholiques indépendans et sincères. Ce que les évêques allemands disent avec modération, c’est après tout ce que disait récemment avec plus de netteté une brochure, — le Pape et le Concile, — publiée à Leipzig sous le pseudonyme de Janus, qui cache, dit-on, un des principaux théologiens de l’Allemagne. Brochure et manifeste, c’est un non opposé d’avance à certaines choses, et il est douteux qu’une fois à Rome les évêques allemands oublient leur langage de Fulda.

C’est la même pensée que M. l’abbé Maret, évêque de Sura, doyen de la Faculté de théologie de Paris, vient de développer en France dans son livre : du Concile général et de la Paix religieuse. Le titre même de l’œuvre indique un dessein plus général : l’auteur poursuit la paix religieuse, il veut probablement l’impossible, il n’y arrivera pas, nous le craignons fort. Dans tous les cas, l’évêque de Sura est un adversaire réfléchi, très calme, très ferme, de l’infaillibilité absolue du pape, qu’il considère comme. incompatible avec les vraies traditions chrétiennes aussi bien qu’avec les intérêts de la religion dans le monde moderne, et ce n’est pas lui qu’on accusera de parler légèrement de choses qu’il ne connaît pas. Son livre est une forte et savante démonstration préparée depuis longtemps, faite pour ce concile, qu’il convie à une grande œuvre d’apaisement, et c’est là encore un des signes de cette crise que traverse aujourd’hui le catholicisme ; mais le symptôme assurément le plus curieux est cet acte d’affranchissement et d’indépendance que vient d’accomplir ce carme éloquent qui a rempli dans ces derniers temps la chaire de Notre-Dame de Paris, le père Hyacinthe. Comment cette rupture est-elle arrivée à un tel degré d’éclat ? C’est probablement le secret de cette politique inflexible qui tend à envahir l’église, qui ne souffre aucune indépendance, aucune connivence avec le siècle. La vérité est que plus d’une fois on a voulu arrêter les élans de cette parole ardente, que le père Hyacinthe a été mandé à Rome il y a deux ans, que récemment encore on n’a pu lui pardonner d’avoir laissé entendre dans un discours qu’il y avait en ce monde d’autres religions que le catholicisme. Le coup ne s’est pas fait attendre, et le père Hyacinthe a répondu non-seulement en refusant de livrer la liberté de sa parole, comme on le lui demandait, mais en dépouillant son habit de moine, en protestant devant le concile contre des doctrines « qui se nomment romaines et qui ne sont pas chrétiennes, » contre le divorce qu’on prétend établir entre l’église et la société moderne. M. l’évêque d’Orléans, par une démarche publique dont nous ne saisissons pas bien l’opportunité, a voulu ramener ce généreux insoumis en lui conseillant le repentir de sa faute. Le père Hyacinthe s’est borné à répondre avec une dignité simple que ce qu’on appelait une « grande faute commise » n’était qu’un « grand devoir accompli. » Le vrai crime de ce carme, surveillé depuis longtemps, c’est que, malgré tout, il est resté toujours le fils de la société moderne ; il n’a pu se séparer d’elle, il a voulu la ramener à sa foi sans lui ravir ses droits. C’est un pauvre esprit, répètent aujourd’hui les grands docteurs ultramontains. Les pauvres esprits, ce sont ceux qui s’efforcent de rétrécir à tout prix le catholicisme, qui font ce qu’ils peuvent pour rejeter successivement tout ce qui a une âme flore et une parole libre. La belle victoire qu’ils ont remportée là de contraindre ce moine intelligent à fuir de sa chaire et de son petit couvent de Passy en secouant ses sandales ! M. l’abbé Maret cherche la paix religieuse, nous lui souhaitons bonne chance. En attendant, voilà la guerre qui s’allume, les camps qui se dessinent ; voilà l’éclat des ruptures imprévues et des dissidences réfléchies. Le concile s’annonce bien. Il ne fait après tout que mettre à nu, sous la forme des déchiremens religieux, la crise profonde et permanente des sociétés contemporaines.

Cette crise religieuse, morale, humaine, qui est la fatalité des siècles en travail, elle apparaît d’ailleurs sous bien des formes, à toutes les extrémités du monde de notre temps. Elle est dans le prologue agité du concile, elle était hier dans ce congrès de Lausanne, qui vient de tenir ses assises en pleine Suisse, sur une terre heureusement accoutumée à tout entendre, à tout laisser passer. Le congrès de Lausanne n’est pas le congrès de Bâle, comme on serait tenté de le croire au premier abord, c’est son frère, ou, pour mieux dire, tous ces congrès sont frères ; ils se ressemblent par l’esprit, par les tendances, par le déchaînement torrentiel des déclamations, par l’impuissance ; ils se ressemblent même trop, ils ont la monotonie de l’excentricité prétentieuse. Dire que le congrès de Lausanne a fait très efficacement les affaires de la paix universelle, au nom de laquelle il s’est réuni, qu’il a fondé les « États-Unis d’Europe » sous la forme de la république fédérative, qu’il a rédigé les « futures tables de la loi, » selon le programme qu’on lui traçait, ce serait se hasarder un peu. On a du moins parlé beaucoup et de toute chose, de la guerre, de la paix, de la république, du socialisme, de la décentralisation, de l’Orient, de la Russie, de M. de Bismarck, de M. de Beust ; puis on s’est retiré avec satisfaction, comme il convient à des gens d’esprit et de talent qui ont suffisamment parlé, et qui laissent à leurs successeurs le soin de recommencer le même exercice l’année suivante. « Ah ! citoyens, fraternité ! » s’est écrié dans un moment de lyrisme M. Victor Hugo, qui ne devait pas d’abord, à ce qu’il semble, aller à Lausanne, et qui a fini par se rendre aux vœux de ceux qui lui avaient déféré la présidence d’honneur du congrès. On ne dit pas seulement si après cette exclamation la fraternité a été définitivement fondée. L’auteur des Misérables est un homme d’un génie poétique que nous ne songeons certes pas à méconnaître, mais qui malheureusement depuis longtemps est la dupe d’une imagination puissante, ingénieuse à prendre d’étonnantes sonorités pour les vues d’un politique de l’avenir. Il éblouit, il excelle à faire entrer dans une même phrase la Saint-Barthélémy et la proclamation de la république française en 1792, la liberté et la Yungfrau. Ce qu’il y a d’étrange dans ce congrès et dans les discours qui ont été prononcés, c’est que sous prétexte de la paix on a émis toute sorte d’idées conduisant inévitablement à la guerre, et du reste M. Victor Hugo lui-même ne s’en cache pas. La première condition de la paix, assure-t-il, c’est la délivrance. La délivrance, c’est la révolution à coup sûr, et « peut-être, hélas ! une guerre qui sera la dernière ; alors la paix sera inviolable, éternelle. » Singulier procédé, on en conviendra, pour établir la paix de commencer par la guerre ! Et cette paix, comment sera-t-elle « inviolable, éternelle ? » Sera-ce parce qu’on aura fait de son mieux pour exterminer l’ennemi ? Mais si ce qu’on appelle l’ennemi ne se soucie pas de se laisser exterminer, s’il songe à prendre sa revanche, si les vaincus à leur tour tentent la « délivrance, » alors ce ne sera pas la paix « inviolable, éternelle, » ce sera la guerre en permanence avec ses poignantes alternatives. Voilà un congrès bien nommé et qui prépare merveilleusement la paix universelle, — à moins que M. Victor Hugo n’ait trouvé le secret d’arrêter l’humanité à son point après la dernière guerre qu’il médite !

M. Victor Hugo a célébré la paix à sa manière, il a célébré aussi naturellement la république, sans laquelle, on le sait bien, toute paix est impossible ; il a mieux fait, il a promulgué solennellement en plein congrès la réconciliation de l’idée républicaine et de l’idée socialiste, qu’il a unies dans un poétique embrassement, et, par une coïncidence qui n’a rien d’étrange, un certain nombre de personnes se réunissaient en même temps à Paris, le 21 septembre, pour célébrer l’anniversaire de la fondation de la république de 1792. Pour la première fois depuis longtemps, si nous ne nous trompons, le 21 septembre a été fêté ; la république reparaît visiblement dans les polémiques, et si nous remarquons ce fait, ce n’est nullement pour nous étonner que des hommes qui ont leurs convictions les manifestent quand ils le peuvent, dès que la discussion retrouve ses droits. La république par elle-même d’ailleurs n’est pas précisément ce qui effraie, elle est une forme comme une autre, pourvu qu’elle soit régulière, et, à dire vrai, on n’est pas bien loin d’un état républicain en quelque sorte inconscient dans un pays où depuis près de quatre-vingts ans la loi d’hérédité monarchique n’a pas reçu encore une seule application, où le prestige de la royauté a été si terriblement atteint ; malheureusement, il y a longtemps qu’on l’a dit, ce sont les républicains ou du moins certains républicains qui sont les premiers ennemis de la république. Ils font dans la politique ce que les absolutistes du catholicisme font dans le domaine religieux, ils se créent un idéal étroit et tyrannique qu’ils prétendent imposer, dont ils sont seuls les promulgateurs et les interprètes. Au lieu de faire de la république le bien et la garantie de tout le monde, ils la rétrécissent aux proportions d’une secte ou d’une coterie. Au lieu de rassurer les intérêts, il les ébranlent et les laissent sans sécurité. Ils ont toujours l’air dans leurs discours de montrer le poing à quelqu’un, de menacer toute dissidence. Ils ont une histoire, des dates, des anniversaires, qui n’appartiennent qu’à eux, que la grande masse nationale, dans son intelligence ou son instinct, répudie le plus souvent. D’avance ils dépopularisent leur régime par la défiance et les inquiétudes qu’ils sèment, et ils font si bien que, le jour où la république apparaît, elle est déjà en péril, elle porte en elle-même le germe de toutes les réactions. Vivante, ils la compromettent ; absente, ils l’exaltent et la représentent de façon à la ruiner encore. Elle renaîtrait demain que la même histoire recommencerait, et, comme si cela ne suffisait pas, voici M. Victor Hugo qui prétend populariser la république en la doublant du socialisme, c’est-à-dire qu’il réunit une chose qui rassure déjà fort peu et une autre chose qui épouvante la France. On sert la république comme on sert la paix. Puisque les républicains de Lausanne et de Paris voulaient célébrer leur 21 septembre, ils n’avaient qu’à aller chercher un exemple à Genève, où l’on célébrait au même instant le cinquante-cinquième anniversaire de l’entrée de la république genevoise dans la confédération suisse. Là, tout était simple, cordial et populaire. On ne se défiait pas, on ne menaçait pas de tout renverser pour tout réédifier. Le peuple, c’était tout le monde, le plus simple ouvrier à côté du vieux général Dufour, les femmes et les enfans. C’était la fête d’un peuple libre, et la république se porte bien à Genève. Qu’on n’aille pas au-delà de notre pensée. Encore une fois, nous ne nous plaignons nullement de cette manifestation au grand jour de toutes les opinions qui fleurissent à Lausanne ou à Paris. C’est une évaporation utile. Rien n’est plus salutaire que cette pratique de la liberté où les mœurs se forment et s’aguerrissent. Mieux vaut assurément l’agitation de la vie publique que l’atonie morale dans le silence, ou ces scènes de décadence qui se passent autour de crimes sans nom ; mieux vaut la passion politique et intellectuelle, même violente et intempérante, que ces curiosités maladives surexcitées, entretenues par des récits de toute sorte, par une littérature qui se fait l’historienne des malfaiteurs, des corruptions et des vilenies d’une société.

Il n’y a point en vérité deux manières de redresser la conscience des hommes et de conduire les peuples vers la paix et la liberté ; il n’y a qu’une manière, c’est de raviver toutes les fortes notions et de ne pas propager des idées qui unissent par dépraver les âmes après avoir troublé les intelligences. Il y a en politique une autre nécessité, c’est de ne pas prétendre à l’absolu et de tenir compte des faits. Il est certain qu’il y a une intime corrélation entre les progrès libéraux et le progrès des idées pacifiques ; on peut le voir aujourd’hui à travers cette inaction apparente de la politique et de la diplomatie en Europe. Il faut bien qu’il y ait quelque raison sérieuse de confiance, puisque ces jours derniers, dans un discours prononcé à Watford à l’occasion d’une fête agricole, lord Clarendon assurait que depuis Sadowa il n’y avait jamais eu « de perspective plus belle au point de vue du maintien de la paix. » Il n’est pas moins vrai qu’il reste toujours en Europe assez d’élémens combustibles et de fermens dangereux pour entretenir une situation confuse et contradictoire.

Oui, sans doute, il y a des indices d’intentions pacifiques, et l’envoi du général Fleury comme ambassadeur à Saint-Pétersbourg à la place de M. de Talleyrand ne peut être le démenti de ces intentions ; il peut tout au plus révéler la pensée de donner un nouveau tour aux relations, de la France et de la Russie. D’un autre côté, on peut voir se succéder depuis quelques jours les curieux indices de rapprochemens inattendus. Après les vives passes d’armes diplomatiques qui ont eu lieu il y a deux mois à peine entre le cabinet de Vienne et le cabinet de Berlin, voici que la paix se fait subitement, et on en revient en vérité aux avances, aux échanges de politesses. L’ambassadeur du roi Guillaume en Autriche, M. de Werther, qui a causé plus d’un ennui au cabinet de l’empereur François-Joseph va être rappelé pour venir sans doute à Paris. Le prince de Prusse, qui est sur le point de se rendre à l’inauguration de l’isthme de Suez, doit passer par Vienne et s’arrêter auprès de la famille impériale d’Autriche. M. de Beust, qui vient de profiter d’un congé pour faire un voyage d’agrément jusqu’en Suisse, a trouvé en passant à Bade le plus gracieux accueil auprès de la reine de Prusse, qui l’a invité à dîner ; puis, poussant plus loin son voyage, M. de Beust s’est arrêté à Strasbourg, où il a rencontré le prince de Metternich, qui est venu aussitôt faire une course à Paris, et, voyageant toujours pour son agrément, le chancelier de Vienne s’est mis sur la trace du prince Gortchakof, qu’il a trouvé en Suisse, à Ouchy, tout prêt sans doute à causer des affaires de l’Europe en vaquant paisiblement aux soins de sa santé. M. de Beust a terminé son excursion accidentée de rencontres qui n’étaient pas probablement imprévues, et il est maintenant rentré à Vienne. Le résultat, tel qu’il apparaît, est à peu près ceci : l’Autriche renoue avec Saint-Pétersbourg, où elle va envoyer un ambassadeur pendant que nous allons être représentés par le général Fleury, dont la nomination coïncide avec tous ces mouvemens indistincts. En même temps l’Autriche fait sa paix avec la Prusse sans cesser d’être dans les meilleurs termes avec la France, de sorte que tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes diplomatiques.

Sur quelle base se sont opérés ces rapprochemens ? C’est là le mystère, c’est là justement que s’élèvent des signes contradictoires. Chose curieuse en effet, au moment même où la diplomatie se livrait à tout ce travail de réconciliation, plus que jamais on recommençait à parler au-delà du Rhin de l’entrée du grand-duché de Bade dans la confédération de l’Allemagne du nord. Cette fois il n’y avait plus de doute, tout allait s’accomplir au premier jour. Ce n’était qu’un bruit, répandu peut-être avec calcul ; les choses n’étaient pas aussi avancées qu’on le disait, et en ouvrant récemment les chambres à Carlsruhe le grand-duc a d’ailleurs levé toutes les incertitudes, il s’est exprimé de façon à laisser voir que rien n’était fait, et même que rien n’était sur le point de se faire. Si on a eu un moment à Carlsruhe ou à Berlin la pensée d’une incorporation immédiate du grand-duché, cette pensée a été abandonnée par des considérations supérieures de politique générale, peut-être aussi parce qu’on a vu que la masse de la population badoise n’était pas mûre encore pour son nouveau dessin, et, dût-il se produire dans le parlement badois quelque manifestation dans le sens de l’annexion, cette manifestation pourrait créer au gouvernement des difficultés, elle ne changerait pas la situation actuelle. Que l’idée de l’annexion persiste néanmoins, c’est ce qui n’est pas douteux, et on n’a pas négligé à Berlin de faire savoir que ce n’était qu’un ajournement, qu’il y avait des phases à parcourir, qu’il ne fallait pas précipiter « des faits qui sont d’ailleurs en germe depuis la transformation féconde de l’état allemand, et qui doivent par un progrès naturel, plus ou moins lent, devenir nécessairement des réalités. » Ainsi la pensée est maintenue, et c’est ce qui doit tenir toutes les politiques en garde pour l’avenir ; mais en ce moment il y a une halte qui facilite les rapprochemens. Ce n’est pas la paix et la solution de toutes les questions laissées en suspens par la transformation de l’Allemagne, c’est une trêve qu’on s’accorde, qui durera ce qu’elle pourra, et depuis longtemps, en vérité, de quoi se compose la paix de l’Europe, si ce n’est de trêves successives ?

Que cette situation diplomatique rajustée par les hommes d’état en voyage ne soit malgré tout ni brillante ni sûre, on en conviendra aisément ; mais il y a pour sûr au moment présent un pays dont les affaires sont aussi embrouillées que celles d’Europe : c’est l’Espagne, qui a tout à la fois à se retenir sur la pente de la guerre civile, à chercher un roi et à disputer par les armes sa plus florissante possession des Antilles. La révolution de septembre 1868 compte maintenant un an d’existence, et elle ne sait pas plus aujourd’hui qu’il y a un an où elle aboutira. Elle laissera sans doute en fin de compte, par la force des choses, des progrès de liberté et de tolérance que ne pourront effacer entièrement les gouvernemens qui viendront. Pour l’instant, c’est la fixité et la direction qu’elle ne trouve pas. Elle se débat dans un provisoire obscur qui prête naturellement à toutes les agitations. Il y a moins de deux mois, c’était l’insurrection carliste qui levait son drapeau, et qui, malgré son incohérence, malgré se faiblesse évidente, occupait encore le gouvernement de Madrid pendant plusieurs semaines. Depuis quelques jours, c’est le parti républicain qui entre en lutte. Cette agitation nouvelle a commencé à Madrid par une espèce de mutinerie des volontaires de la liberté, ces miliciens enrégimentés de la révolution, qui ne voulaient pas se laisser déposséder d’un poste de quelque importance dans un des principaux établissemens publics. Des scènes bien plus graves viennent d’éclater en Catalogne. A Tarragone, le malheureux secrétaire du gouverneur civil, pour avoir voulu maintenir l’autorité de la loi, a été massacré et traîné dans les rues par une multitude sauvage, pendant que le général républicain Pierrad parcourait la ville en voiture comme un triomphateur. A Barcelone, les chefs de l’administration n’ont pas voulu céder à une signification impérieuse, les volontaires ont pris les armes, ont couru aux barricades, et il a fallu un combat nocturne de quatre heures pour dompter le mouvement. Sur plusieurs, points, notamment en Andalousie, l’insurrection est toujours près d’éclater. Le ministère s’attend évidemment à de nouveaux combats, et il s’y prépare en commençant par prendre des mesures ; contre les clubs, contre les manifestations séditieuses, en désarmant peu à peu les volontaires. La question est de savoir s’il pourra aller, jusqu’au bout de ce travail défensif sans se heurter contre une résistance qui amènera le choc décisif.

Est-ce à dire que le parti républicain ait conquis un ascendant réel, qu’il ait une force véritable pour se rendre maître de la situation ? Oui et non ; sans aucun doute, le parti républicain, qui n’était rien, a singulièrement grandi depuis un an au-delà des Pyrénées, et comment en serait-il autrement ? Il a une liberté absolue dans ses mouvemens ; il a ses réunions, ses propagandes, son organisation, qui s’étend aux provinces, son armée dans les volontaires. D’un autre côté, le gouvernement n’a point réellement de politique ; il se compose de forces qui se neutralisent, d’hommes qui, pour ne pas entrer en lutte, se partagent le pouvoir, le général Serrano, qui est régent et qui veut le rester, le général Prim, qui est président du conseil et qui défend sa position, M. Rivero, qui doit une influence exceptionnelle à sa double qualité de président des cortès et de commandant général des volontaires, et qui veut maintenir son influence, l’amiral Topete, qu’on ne peut écarter et qui se repent peut-être de ce qu’il a fait. Puis enfin l’Espagne est constitutionnellement une monarchie, et elle en est toujours à chercher un roi, de sorte que, si la royauté existe d’une manière abstraite, c’est la république qui existe en fait. Dans ces conditions, le parti républicain grandit naturellement par sa propre hardiesse, par les oscillations inévitables du gouvernement et par l’incertitude de la situation générale. Ce n’est là cependant, si l’on va au fond des choses, qu’une force apparente et toute factice due à des circonstances exceptionnelles. Le jour où la monarchie trouverait enfin une sérieuse personnification, où apparaîtrait un ministère qui aurait une politique, qui serait décidé à rétablir un régime plus régulier, l’importance du parti républicain diminuerait singulièrement. L’incohérence actuelle fait beaucoup de républicains qui redeviendraient monarchistes le lendemain sans aucun effort, et il y a plus d’un démocrate qui se rendrait au premier baisemain du roi, si tant est que le baisemain soit un usage bien nécessaire désormais. Seulement il faut bien y songer, chaque jour qui s’écoule fait à la royauté nouvelle une condition plus pénible, plus difficile, justement parce que les élémens hostiles ont le temps de se fortifier. Voilà qu’on dit aujourd’hui que l’enfantement d’un roi est proche, que le cabinet de Madrid est sur le point de proposer définitivement un candidat aux cortès, qui se réunissent de nouveau en ce moment. Ce n’est plus le duc de Montpensier, ni le roi dom Fernando, ni le roi dom Luiz de Portugal, qui vient de désavouer toute pensée de ce genre par une lettre animée du plus vif esprit portugais, qu’il a adressée à son président du conseil, le duc de Loulé. Ce serait le, duc de Gênes. Il faut attendre du gouvernement espagnol lui-même la révélation du mystère. Dans tous les cas, ce serait encore, avec un prince enfant, une régence nécessaire ; une régence, ce serait toujours le provisoire, et au fond c’est peut-être ce qu’on veut.

Pendant ce temps, l’Espagne en est plus que jamais à se demander si elle ne va pas décidément perdre l’île de Cuba. Ce qui aggrave tout aujourd’hui, c’est que cette triste affaire se complique d’une intervention diplomatique des États-Unis. L’envoyé américain à Madrid paraît avoir présenté une note au gouvernement espagnol. Nous ne croyons pas que les États-Unis soient au fond très pressés de s’emparer de Cuba. Ils sont trop confians dans leur fortune pour n’être pas persuadés qu’un jour ou l’autre cette belle possession viendra se ranger sous le drapeau étoile. Le cabinet de Washington a d’ailleurs loyalement gardé jusqu’ici une attitude de parfaite neutralité. Il est cependant difficile à un gouvernement populaire d’échapper indéfiniment à la pression de l’opinion, et l’opinion commence à se prononcer aux États-Unis. C’est là sans doute le secret de la démarche faite à Madrid. Quel peut être l’objet précis de cette démarche ? Les États-Unis ne peuvent proposer à l’Espagne qu’un achat de l’île de Cuba ou un ensemble de mesures qu’ils se chargeraient de faire accepter par les insurgés cubains, et qui amèneraient une pacification. Il est possible que, si la froide raison était seule en jeu, on réfléchirait à Madrid ; mais l’orgueil espagnol ne se prêtera pas aisément à une vente de Cuba ou à l’intervention d’un gouvernement étranger. Que faire cependant ? Le général Prim, dans sa récente visite à Saint-Cloud, n’a probablement pas trouvé le secret de se tirer de cet embarras, qui met l’Espagne dans la cruelle alternative de se résigner à une humiliante défaite, ou de prodiguer en hommes et en argent des dépenses ruineuses pour sa puissance et son crédit.

L’Amérique du Sud va-t-elle voir enfin le terme de cette guerre du Brésil, et du Paraguay, qui se prolonge depuis des années avec de si tragiques et si étonnantes alternatives ? On le dirait aujourd’hui. Cette guerre a été entreprise en commun par le Brésil, la république argentine et la république orientale, contre un seul pays, le Paraguay, — mieux encore, contre un seul homme, le dictateur Lopez. En réalité pourtant, c’est le Brésil qui a porté le principal fardeau de la lutte. Il a marché lentement, ayant à traverser des territoires immenses et à remonter des fleuves d’une navigation laborieuse, obligé d’ailleurs de se mesurer sans cesse avec un ennemi tenace, dont il ne prévoyait pas l’énergie et les ressources. Il était arrivé, il y a déjà quelques mois, à l’Assomption, où il s’était établi en organisant une sorte de gouvernement provisoire. C’est alors que le comte d’Eu, gendre de l’empereur dom Pedro, était envoyé pour prendre le commandement de l’armée brésilienne et pour en finir avec cette résistance d’un homme acharné à défendre le territoire de-son-pays pied à pied. Lopez, après avoir quitté l’Assomption, s’était créé plus loin une autre citadelle. C’est là que le comte d’Eu et son armée sont allés le chercher ; ils lui ont fait essuyer une première défaite, ils l’ont poursuivi la baïonnette dans les reins, et dans une nouvelle rencontre la déroute semble avoir été complète. Il ne resterait à Lopez d’autre ressource que d’errer en guerillero dans le désert ou dans les montagnes. Si le comte d’Eu a trouvé le dernier mot au bout de son épée, c’est fort heureux, car enfin à qui peut-elle profiter, cette guerre ? Elle a dévasté le Paraguay, elle pèsera longtemps sur les finances du Brésil, et il est douteux qu’elle laisse dans ces contrées le travail et la civilisation, dont le progrès est la seule compensation de ces luttes sanglantes. ch. de mazade.




REVUE DRAMATIQUE.
ODEON : LE BATARD, drame en quatre actes, par M. ALFRED TOUROUDE.

On arriverait bien vite à un chiffre assez considérable, si l’on prenait la peine d’additionner les noms de tous les écrivains qui ont de près ou de loin quelques obligations à la censure. L’auteur du drame qu’on représente en ce moment à l’Odéon, M. Alfred Touroude, est au nombre de ces favorisés. Ce drame devait s’appeler le Bâtard. C’était convenu, on le savait d’avance et on parlait depuis assez longtemps de cette pièce et de l’auteur, sous prétexte que celui-ci est natif de Rouen comme Corneille, qui fut un grand homme, et comme M. Louis Bouilhet, dont on s’est avisé, depuis sa mort, de nous imposer l’admiration. Tout à coup la censure s’est effarouchée ; elle a exigé que la pièce fût débaptisée, et que le titre du Bâtard disparût de l’affiche pour faire place à celui d’Armand. Pourquoi cette pruderie ? J’entends bien qu’il y a certaines choses qu’il, est permis de dépeindre, et qu’il ne serait pas séant d’appeler par leur nom. On a beau user et abuser au théâtre des maris trompés, il n’en serait pas moins difficile de reproduire aujourd’hui sur une affiche le vieux mot gaulois devant lequel ne reculait pas Molière ; mais en quoi ce malheureux mot de bâtard a-t-il pu choquer la censure quand elle permettait, il y quelques années, à M. Dumas fils d’appeler une de ses pièces Le Fils naturel ? À tant faire que de choisir, je préfère l’expression de bâtard avec ses souvenirs historiques et sa saveur moyen âge à celle de fils naturel, qui sent trop l’hospice et les bureaux de l’état civil. Aussi la censure, a-t-elle eu l’heureuse inspiration de céder au dernier moment, et la Bâtard a pu voir le jour ; mais il n’en a pas fallu davantage pour faire de M. Touroude une sorte de martyr, et Dieu sait s’il fait bon être martyr aujourd’hui. Ce petit démêlé avec la censure a déterminé en sa faveur l’opinion de cette partie du public qui est en taquinerie et en hostilité perpétuelle vis à vis de tout ce qui conserve un semblant d’autorité. Ajoutez à cela que M. Touroude est un jeune auteur, à ses débuts, et que sa pièce a eu, si je ne me trompe, la bonne fortune d’être refusée au Théâtre-Français, refus qui du même coup lui a évité un échec rue de Richelieu et lui a valu au quartier latin les applaudissemens intéressés d’une coterie dont tous les efforts tendent à discréditer l’autorité littéraire de la Comédie-Française. Tout cela réuni fournit, l’explication de la bienveillance qu’une partie du public témoigne à la pièce de M. Touroude. Dès le lever du rideau, on sent que la salle est bien disposée. Des partisans déclarés guettent avec impatience les occasions d’applaudir, et n’attendent pas toujours qu’ils aient rencontré la bonne. Cette chaleur d’une partie de l’auditoire devient peu à peu communicative. Beaucoup de spectateurs bénévoles s’en voudraient à eux-mêmes de ne pas applaudir aussi, et, la bonne fortune de M. Touroude voulant que les deux derniers actes de sa pièce soient infiniment supérieurs aux deux premiers, le tout finit par un succès.

Ce qui contribue aussi à ce succès, c’est la composition du public qui, à l’époque de l’année où nous sommes, remplit les salles de spectacle. Tous ceux qui fréquentent un peu le théâtre savent combien il est différent de ce public parisien qui rend ses arrêts pendant l’hiver et le printemps. Il compte dans ses rangs beaucoup de provinciaux et d’étrangers dont la crainte est toujours de ne pas comprendre et de ne pas apprécier ce qu’ils entendent. Aussi sont-ils particulièrement dociles et gouvernables, prenant volontiers le ton et suivant l’impulsion qu’on leur donne. Si l’on siffle autour d’eux, ils sifflent ; si l’on applaudit, ils applaudissent, et leurs impressions se traduisent d’une façon naïve autant que bruyante. Pour un jeune auteur que soutiennent des amis zélés, c’est un public à souhait.

Est-ce à dire que la pièce de M. Touroude n’obtient qu’un succès factice ? En aucune façon, et ce n’est pas cela que j’entends ; mais un succès théâtral se compose toujours d’élémens divers qu’il est intéressant d’analyser. Il y a beaucoup de mauvais et beaucoup de bon dans la pièce de M. Touroude. Ce qui est mauvais lui appartient en propre, par exemple le style. Que penser de phrases comme celles-ci, que le public entend pourtant sans rire : « Le cœur est de cire pour recevoir les premières empreintes de l’amour, et de marbre pour les conserver, » ou « il n’y a pas un lambeau de ma chair qui n’ait coûté à ma mère un sanglot. » Quant à ce qui est bon, très bon même, on en trouve l’analogue, comme inspiration du moins, dans quelques pièces connues. Et ici je supplie M. Touroude de ne prendre ce que je viens de dire ni pour une raillerie, ni pour une critique. C’est plutôt un éloge que je prétends lui adresser. À mon sens, il n’existe dans l’art dramatique que dix ou quinze situations, pas davantage, qu’il faut savoir reprendre toujours en les rajeunissant chaque fois. Il n’y a pas au théâtre de situations nouvelles, il n’y a que des auteurs nouveaux. Rien n’est plagiat de ce qui est senti. L’invention n’est presque rien ; l’expression est presque tout. En faisant parler ses personnages, l’auteur s’est-il échauffé des sentimens qu’il leur prête ? S’est-il ému de leurs colères ? A-t-il pleuré de leurs larmes ? Rien n’est usé ni rebattu alors, pas plus que le langage de l’amour n’est usé et rebattu dans la bouche d’un jeune homme parce que d’autres l’ont parlé avant lui. Or c’est là le mérite réel de la pièce de M. Touroude ; tout y est senti. Il y a de la déclamation, mais de la déclamation convaincue ; il y a de l’emphase, mais de l’emphase sincère. Les personnages sont vivans ; ils sont vrais, ils parlent comme ils doivent parler, en mauvais style par exemple. Pour cela, je n’en peux démordre ; mais on se sent entraîné peu à peu par l’ardeur dont l’auteur est animé. Sa conviction vous gagne, et vous ne faites plus attention à la fin aux étrangetés de son style, qui au début vous faisait sourire. Il y a deux hommes en M. Touroude, l’un qui sent bien et juste, l’autre qui parle mal et faux ; mais l’homme qui sent finit par se faire écouter mieux que l’homme qui parle, et l’on pardonne aux erreurs de l’un en faveur des mérites de l’autre. Voyons maintenant à l’aide de quels procédés M. Touroude finit par mériter à son style le pardon dont il a besoin.

C’est donc de bâtardise qu’il s’agit, et de peur qu’on n’en ignore, M. Touroude n’a pas mis moins de deux bâtards dans sa pièce. La toile, en se levant, nous laisse apercevoir le berceau d’un jeune enfant dont ses parens contemplent le sommeil. Dès que leur entretien nous apprend l’irrégularité de sa naissance, on s’imagine tout naturellement que c’est là le bâtard en question, et on se demande, non sans inquiétude, comment il fera pour remplir son personnage muet. C’est une erreur, et tout à l’heure nous allons voir apparaître un autre bâtard, celui-là tout à fait monté en graine. Quant à celui dont on aperçoit le berceau, et, grâce à Dieu, rien que le berceau, c’est l’enfant de Robert Duversy, riche fils de famille, et de Jeanne. Jeanne qui ? Jeanne quoi ? On ne prend pas la peine de nous le dire, et c’est une faute. L’honnête désir qu’éprouve Robert d’épouser sa maîtresse et de légitimer son fils, les obstacles que lui oppose la volonté de son père formant le nœud et l’action de la pièce, il n’est pas indifférent de savoir si Jeanne, avant sa faute, était une piqueuse de bottines ou une fille de bonne maison. Nous savons seulement qu’elle était pure avant sa chute, ce qui assurément ne lui est pas particulier. C’est là au reste Un défaut dont M. Touroude est coutumier. Les personnages tombent du ciel sans être annoncés, et il faut assez longtemps avant de savoir à qui on a affaire. Cela est surtout sensible dans la minière dont il introduit en scène Armand, le véritable Bâtard, le héros de la pièce. Au premier acte, il nous apparaît comme un paladin, comme un chevalier errant redresseur de torts. Il pénètre de force chez Jeanne, lui fait en termes chaleureux l’aveu de son amour, et lui propose de l’épouser, malgré sa faute, en adoptant son enfant. Nous ne savons rien de lui, ni la tache de sa naissance, ni son existence interlope. Nous ne sommes frappés que de sa générosité, et nous ne lui en voulons pas beaucoup d’accuser son rival de trahir Jeanne pour une certaine Turquoise, car rien ne nous dit que ce soit une calomnie.

Mais l’acte suivant nous apprend que cet Armand, fils d’une courtisane, n’a jamais vécu ailleurs que dans le monde des courtisanes et des viveurs, qu’il est invité partout sans jamais payer que de son esprit, et que, n’ayant rien à lui, il vit comme s’il avait cinquante mille livres de rente, grâce à la Bourse, à Bade et à Hombourg. Nous commençons alors à le regarder d’un tout autre œil, et nous admirons beaucoup moins l’offre qu’il faisait tout à l’heure à Jeanne, C’est bien pis quand nous le voyons tendre un piège à Robert, qu’il rencontre dans une soirée de jeunes gens, le piquer au jeu par ses railleries, s’entendre avec Turquoise, qu’il jette à sa tête, et introduire ensuite par une petite porte la malheureuse Jeanne, à laquelle il a donné rendez-vous tout exprès pour lui faire apercevoir, au travers d’une glace sans tain, Robert assis à une table de jeu, avec son bras passé autour de la taille de Turquoise. Cet homme ne nous apparaît alors plus que comme un misérable, et quand Robert accourt aux cris de Jeanne, quand il traite Armand de parasite, de chevalier d’industrie et de bâtard, nos sympathies sont tout entières de son côté, et nous faisons des vœux pour qu’il sorte sain et sauf du duel à mort qui doit suivre cette provocation. Ici encore nous allons trop loin, et nous apprendrons tout à l’heure à juger Armand moins sévèrement ; mais ce n’en est pas moins une grosse faute, quand il s’agit surtout du héros de la pièce, de ballotter ainsi le public d’une impression à une autre.

Nous venons de résumer les deux premiers actes du drame de M. Touroude. Ces deux actes-là sont bien de lui et de lui seul. Ils sont l’œuvre de son inspiration personnelle. En un mot, ils sont nouveaux. Sont-ils bons ? Franchement, non. Tout cela est tourmenté, pénible, difficile à admettre, et si la pièce ne se relevait singulièrement par les deux derniers actes, toute la bonne volonté des partisans de M. Touroude aurait eu de la peine à le préserver d’un insuccès. Et pourquoi se relève-t-elle ? Parce qu’à partir de ce moment M. Touroude, cessant de se battre les flancs pour créer des situations nouvelles, prend son parti de suivre les chemins battus, et parce qu’il les suit bravement, d’un pas jeune et ferme. On va en juger.

Avant le duel, l’honnête Robert voudrait épouser sa maîtresse et légitimer son enfant. Il arrive aisément à convaincre sa mère, sans lui dire, bien entendu, le véritable motif qui détermine sa résolution ; mais il n’en est pas de même de son père, vieux débauché sceptique qui ne croit guère à la vertu des femmes en général et à celle des filles-mères en particulier. Aux argumens que suggèrent à Robert son amour et sa conscience, son père répond par cet axiome : on n’épouse pas sa maîtresse, et par des considérations assez rudes sur les femmes tombées. Tout cela n’est pas très neuf, n’est-ce pas ? Eh bien, la scène n’en est pas moins bonne, parce que tout est dit avec vivacité et chaleur, parce que le père et le fils sont bien dans leur rôle, et que la vérité morale y est observée. Sur ces entrefaites, pendant que le père inflexible s’est retiré sous sa tente et que Robert prend les dernières dispositions avec ses témoins, arrive Jeanne au désespoir. Elle veut empêcher le duel dont sa jalousie a été cause, et se trouve en présence de la mère de Robert. Combien de fois n’avons-nous pas vu cette scène entre la maîtresse du fils et son père ou sa mère ? Elle est dans la Vie de Bohème, elle est dans la Dame aux Camélias, elle est dans les Faux Ménages. Où n’est-elle pas ? Mais l’effet en est immanquable pour peu qu’elle soit traitée avec un peu de délicatesse et d’habileté, et c’est le cas dans la pièce qui nous occupe. Il n’y a peut-être pas de scène qui soit meilleure, et le fréquent moucher (pour parler comme Saint-Simon) qu’on entend dans la salle en fait l’éloge plus que tout ce que je pourrais dire. Prévenue par Jeanne, Mme Duversy prévient elle-même son mari, qui, voulant à tout prix empêcher le duel, questionne son fils et apprend de lui que son adversaire s’appelle Armand Martin, qu’il est fils d’une certaine Céline Dauvray, et qu’il a environ trente-cinq ans. Un souvenir vient alors à l’esprit du vieux viveur. Cet homme, ce bâtard est son fils. Ici je ferai un reproche à M. Touroude. Cette découverte n’est pas amenée d’assez loin, et au moment où elle éclate, elle ne produit pas assez d’effet. Si léger que ce père ait pu être, l’idée d’un duel et d’un duel à mort entre ses deux enfans devrait lui faire horreur. Au contraire il semble considérer, à partir de ce moment, l’affaire comme toute simple, et il paraît plutôt joyeux qu’épouvanté de la découverte. L’espérance qu’il peut avoir d’arranger les choses ne suffit pas à rendre vraisemblable cette facilité d’humeur. Il se rend donc chez Armand, bien résolu à empêcher ce duel, tout en ne se faisant pas connaître de lui.

Admirons ici une dernière fois combien il importe peu au théâtre qu’une situation soit vieille ou neuve. La découverte d’un lien étroit de parenté entre deux adversaires prêts à se battre, compliquée de la reconnaissance d’un père et d’un fils, est assurément un procédé théâtral des plus employés. Eh bien ! la scène où Armand et son père se trouvent en présence est la plus saisissante de tout le drame. Elle serait de premier ordre, si une déclamation insupportable n’en venait refroidir l’effet. M. Duversy, pour empêcher Armand de se battre, fait appel à l’autorité de son père, qui, dit-il, est son ami. Ce seul mot amène chez Armand un effroyable débordement de colère et de haine. Il dépeint à M. Duversy dans des termes d’une amertume violente l’existence dégradée et les souffrances de sa mère, l’abandon où elle est morte, sa propre misère, son humiliation, les vices dont son éducation a été la cause, et il charge son père de malédictions et de haines jusqu’au moment où il s’arrête épouvanté en voyant M. Duversy à ses genoux. Armand ne veut cependant pas pardonner ; il repousse les supplications de son père, et continue de déclarer qu’il tuera son frère jusqu’au moment où l’idée lui passe par l’esprit que, s’il tue Robert, son fils, sera un bâtard comme lui l’a été, et que Jeanne aura la destinée de sa mère ; sur quoi, après s’être écrié : « Maudirai-je ma fange pour en rester digne ? » il se jette dans les bras de son frère, et la toile tombe. Pour moi, je trouve faible et compliquée à la fois la raison qui fait céder Armand. Du moment que l’idée de se battre contre son frère ne lui répugne pas, il doit se soucier assez peu qu’il y ait un bâtard de plus au monde. Il me paraît tout à la fois pas assez et trop scrupuleux. La raison la plus simple eût, comme toujours, été la meilleure ; mais M. Touroude eût trouvé sans doute que cela n’était pas assez nouveau.

En résumé, le plus grand mérite de cette pièce, ce qui la marque vraiment d’un coin d’originalité, c’est la manière dont est tracé le caractère d’Armand Martin. Je craignais fort pour ma part que M. Touroude ne nous mît en scène un bâtard élégiaque et sentimental, sorte d’Antony transformé en Grandisson et doué de tant de vertus qu’aucun fils légitime ne pût se flatter d’atteindre à sa perfection. En nous peignant un homme sans principes, parce qu’il n’a jamais vu pratiquer les principes autour de lui, vicieux parce qu’il a toujours vécu dans le vice, dégradé parce qu’il n’a jamais connu qu’un monde dégradé, et conservant au milieu de tout cela certaines délicatesses de sentiment qui, autrement élevé, auraient fait de lui un galant homme, en nous donnant le spectacle de ce mélange, M. Touroude a serré de plus près la vérité que s’il avait embelli son bâtard de toutes les vertus, et il s’est approché davantage de son but, qui était, je suppose, de faire réfléchir les débauchés insoucians. Sachons-lui gré aussi de n’avoir traité que le côté moral de la question, et de n’avoir point fait la cour à certains réformateurs de notre société en plaçant dans la bouche de son héros des tirades plus ou moins virulentes contre le code civil. Je ne voudrais pas jurer que le sacrifice ne lui ait pas coûté ; mais le mérite est d’autant plus grand d’avoir su le faire. Il n’est pas nécessaire d’inviter M. Touroude à persévérer dans la voie où il est entré. Il a reçu trop d’encouragemens pour rester à mi-chemin. Le danger serait plutôt qu’il ne se crût en droit de marcher trop vite. Qu’il soit donc sévère pour lui-même et qu’il se dise bien ceci, c’est qu’aux yeux de juges un peu délicats sa pièce tant applaudie est plus qu’un essai, moins qu’un triomphe.


G. DE SAFFRES.


ESSAIS ET NOTICES

Le Sentiment religieux en Grèce d’Homère à Eschyle, par M. Jules GIRARD ; Hachette, 1869.


Je voudrais analyser en quelques pages un livre sérieux et puissant qui mérite d’avoir des lecteurs et qui risque de les décourager par l’austérité des doctrines et l’effort qu’il faut faire pour pénétrer dans la pensée de l’auteur. Ce livre, pris dans le détail, est rempli de passages brillans qui ne peuvent manquer de séduire ceux qui les liraient isolés ; mais l’ensemble même et l’idée principale de l’ouvrage sont plus difficiles à saisir. Il importe pourtant de les bien comprendre, car M. Girard a prétendu faire autre chose qu’une étude de critique sur quelques grands écrivains de l’antiquité : il expose un système, et il veut apporter quelques lumières nouvelles sur une des évolutions les plus curieuses de l’esprit humain. C’est ce système qu’après M. Girard et en me tenant aussi près de lui que possible je vais essayer de faire connaître.

Les origines de la tragédie grecque sont aujourd’hui bien connues. On a cessé de croire depuis longtemps qu’elle était un produit de combinaisons savantes, un genre de littérature créé tout d’une pièce par l’imagination féconde d’un poète dans les rêveries du cabinet. Nous savons qu’elle s’est formée lentement, par des transformations successives, et qu’elle a subi à chaque fois l’influence des sentimens et des croyances de la foule. Dans une des plus belles pages de son Histoire de la littérature grecque, Ottfried Müller a montré comment le peuple qui assistait aux fêtes de Bacchus, qui croyait voir le dieu mourant et ressuscité, proscrit et victorieux, qui le suivait avec un intérêt ardent à travers toutes les phases de son existence agitée, éprouvait le désir de combattre, de souffrir et de vaincre avec lui, de sortir de lui-même pour se confondre avec Bacchus ou avec ses serviteurs, pour se faire un des acteurs de ce drame mystique que son imagination lui représentait. C’est, selon lui, cette disposition religieuse des esprits qui, au VIe siècle, a donné naissance au drame grec ; il est sorti de cette exaltation et d« cet enthousiasme. M. Girard pense comme Ottfried Müllier, mais il veut aller plus loin que lui. Cet état des âmes dont la tragédie a tant profité n’a pas commencé subitement au VIe siècle. En Grèce, dans ce pays heureux, qui s’est développé lui-même, qui n’a pas connu ces brusques révolutions que les influences étrangères amènent dans la vie d’un peuple, tout suit une marche raisonnable et logique. Les événemens du jour ont leurs racines dans le passé ; les croyances se modifient d’après des lois régulières, et la poésie grandit par une sorte de croissance naturelle. Il est donc certain que, si la tragédie grecque a reçu sa forme définitive avec Eschyle, tous ces sentimens et toutes ces croyances d’où elle est sortie remontent beaucoup plus haut. M. Girard prétend les aller chercher à leur source. Le culte de Bacchus n’est pour lui qu’une des formes, la plus curieuse de toutes, dont l’esprit grec a revêtu ses inquiétudes de l’autre vie et son désir ardent de résoudre les problèmes de la destinée, ces graves préoccupations existaient avant les orphiques et avant Pindare. Si elles sont devenues avec le temps plus claires et plus accusées, jamais, quoi qu’on dise, elles n’ont été tout à fait absentes de l’âme des Hellènes. M. Girard a voulu en chercher la trace et la suivre à travers toute leur littérature, depuis Homère jusqu’à Eschyle. C’est là le but de son livre : il étudie l’histoire des origines de la tragédie dans la religion grecque.

Ce sujet est l’un des plus importans que la critique puisse traiter ; c’est aussi l’un des plus difficiles. Il n’y a rien de plus délicat que ces interprétations des croyances antiques, et elles le deviennent encore. bien davantage quand les documens sont plus rares et qu’on n’a pour se conduire que des fragmens obscurs et mutilés. C’est ce qui arrive souvent dans le sujet qu’étudie M. Girard. D’Homère à Pindare, nous ne savons rien, et des siècles entiers ont disparu sans presque laisser de trace. La grande école orphique, qui a exercé tant d’influence sur les âmes, se plaisait à obscurcir volontairement ses doctrines et à les envelopper de mythes étranges. Quand même nous posséderions quelqu’un des ouvrages où elle exposait ses opinions, nous aurions peine à le comprendre, et tous ces ouvrages sont perdus. Des premiers philosophes, des premiers lyriques, il ne. reste que quelques débris. Tout ce mouvement effacé se résume pour nous d ; « ns Eschyle, et Eschyle lui-même est incomplet. D’ailleurs il n’écrit pas des ouvrages de critique ou des traités de théologie ; il ne raconte point savamment ce qui s’est passé jusqu’à lui ; il ne parle jamais en son nom et n’expose nulle part ses théories. Dans des œuvres dramatiques, où le choc des opinions contraires est la condition même de la vie, on n’est pas toujours sûr de tenir la pensée personnelle du poète. Il faut deviner et choisir entre des sentimens opposés. Que de causes d’obscurité, et qu’il était difficile à M. Girard de les éviter toutes !

C’est par Homère qu’il commence. Pour faire mieux saisir le caractère des croyances et le sentiment religieux du vieux poète et de ses contemporains, il a eu l’idée de le comparer à d’autres poèmes des époques primitives. En lisant un fragment du Mahâbhârata et un passage du livre de Job, on comprend mieux combien les héros d’Homère, tout en divinisant la nature, se sentent à l’aise au milieu d’elle. Ils l’admirent, ils la respectent, ils l’adorent, mais ils n’en sont pas écrasés. Ils ne perdent pas, en la contemplant, le sentiment de leur existence propre ; ils conservent en sa présence la conscience de leurs forces ; ils osent quelquefois la combattre, comme il arrive dans la scène étrange et admirable d’Achille avec le Scamandre, et même, quand ils sont vaincus, ils tombent sans faiblesse, et la sympathie est pour eux. Au contraire, dans les paroles que Jéhovah adresse à Job « du sein de la tempête, » dans ce flot d’images grandioses et naïves par lesquelles il exprime la grandeur incompréhensible de la nature et de celui seul à qui elle obéit, le vieux Sémite a voulu montrer d’une manière terrible l’impuissance de l’homme et la faiblesse incurable de son intelligence. « Tout est mystère pour lui, tout lui échappe : les merveilleux phénomènes dont il est entouré semblent se retirer loin de lui pour se grouper autour du créateur, comme son cortège, tandis que lui-même reste seul avec la conscience de sa petitesse. Il n’a d’autre rôle tracé que d’adorer humblement ce maître inconnu dont un abîme le sépare. » Cet abîme n’existe pas dans Homère. Les dieux sont voisins de l’homme, ils se rapprochent sans cesse de lui par la pitié. qu’ils témoignent pour ses souffrances, par les secours qu’ils lui donnent dans ses dangers. M. Girard pense que l’anthropomorphisme, dont on a dit tant de mal, fut un progrès : il était utile à l’humanité qu’une race active et intelligente dépouillât la nature qu’elle adorait de ses formes immenses et indéfinies, pour la personnifier dans des divinités précises et saisissables, et avec ce changement l’idée d’ordre, de proportion, d’harmonie, est entrée définitivement dans le monde. Il montre aussi, par des citations heureuses et des analyses délicates, que toutes ces questions que l’esprit grec agitera plus tard sur la destinée de l’homme et sur sa nature, sur la place qu’il occupe dans l’univers, sur le sort qui l’attend après la vie, sur la conduite et le gouvernement du monde par les dieux, se sont confusément posées dès cette époque primitive parmi ces hommes presque sauvages. On en trouve la trace dans Homère, et l’on entrevoit déjà la solution que la Grèce doit un. jour leur donner.

Il est dans la nature de ces graves problèmes qu’une fois entrés dans l’esprit, ils n’en sortent plus. Après Homère, nous les retrouvons agités par les poètes cycliques et élégiaques,. par les orphiques et par Pindare. M. Girard a donné une grande importance à l’orphisme, et il a eu raison. C’est peut être la partie la plus nouvelle et la plus originale de son livre. Cette doctrine qui nous paraît si obscure et si compliquée, qu’il nous est si difficile de comprendre, a pourtant été très populaire. Il faut bien croire qu’elle avait jeté de profondes racines dans les âmes, puisque nous la retrouvons vivante encore après dix siècles. Vaincue par les philosophes, méprisée par les gens du monde, elle continua d’exister obscurément dans la foule. Ce qui prouve qu’elle était puissante encore dans les premiers siècles du christianisme, c’est que les pères de l’église prennent souvent la peine de la combattre. Elle se combine à ce moment avec des croyances juives et chrétiennes pour donner naissance à des hérésies nombreuses dont l’église eut grand’peine à triompher. Sa cosmogonie elle-même, qui nous semble si bizarre et si futile, n’avait pas perdu son attrait sur les esprits. On la retrouve au fond de toutes les sectes des gnostiques. Ces faits étaient connus. Ce qui l’était moins, ce que M. Girard a voulu démontrer et qu’il faut faire connaître après lui, c’est l’influence décisive qu’exerça l’orphisme sur la naissance de la tragédie et sur l’imagination d’Eschyle.

Selon M. Girard, l’orphisme n’a pas introduit d’idées nouvelles. Il se contenta de donner plus d’importance à des pratiques pieuses qui existaient avant lui et de préciser des opinions qui étaient restées confuses. Il n’a pas imaginé ces purifications qui réconciliaient l’âme coupable avec les dieux, on les retrouve dans Homère ; seulement il les rendit plus fréquentes, et créa pour elles des rites nouveaux. Le culte des morts, qui a de tout temps existé en Grèce, suppose une croyance vague à la persistance de la vie. L’orphisme partit de cette opinion confuse et affirma plus résolument l’immortalité. Il emprunta aux religions populaires le culte de Bacchos ou d’Iacchos, et fit de sa légende le résumé de ses doctrines. C’est par son influence que le nouveau dieu fut introduit dans les mystères d’Eleusis, à côte de Démêler et de Cora ; mais on ne peut pas dire que cette introduction ait changé l’esprit de ces mystères. Ici encore l’orphisme ne fut pas novateur ; il donna plus de précision et plus de force à des croyances antérieures. L’enlèvement de Cora par Pluton et son retour des demeures sombres, la désolation de Déméter quand elle a perdu sa fille et son triomphe quand elle la retrouve, toutes ces alternatives de tristesse et de joie qui faisaient le fond des mystères d’Eleusis, qui représentaient en réalité la succession des saisons, se retrouvent avec plus de force encore dans la légende de Bacchos. Son histoire ne contient pas moins de ces tristes épreuves. Il est, dès sa naissance, entouré de persécutions et de dangers ; il éprouve des défaites et remporte des victoires ; il meurt et ressuscite. Toutes ces aventures miraculeuses avaient un sens profond pour les orphiques. Bacchos est la vie universelle, la vie indomptable et mystérieuse, qui circule dans la nature entière, qui peut bien paraître affaiblie dans les tristes journées d’hiver, pendant que la terre est nue, « quand les membres desséchés de la vigne semblent vraiment envahis par la mort, » mais qui reparaît plus vigoureuse au printemps dans les bourgeons et dans les fleurs, a alors que la sève qui paraissait tarie s’élance en pousses vigoureuses avec une énergie extraordinaire, et que sur les pentes volcaniques on la voit tout d’un coup sortir du rocher par jets merveilleux, sous l’action concentrée du soleil et des feux souterrains. » Bacchos est donc pour les orphiques le symbole de la vie qui anime la nature et la rajeunit tous les ans ; il est aussi une sorte d’image de l’immortalité de la vie humaine, car l’homme ne peut pas plus s’éteindre que la nature ne périt, il a ses saisons et ses alternatives comme elle, et survit aussi à ce qui lui semble la mort. Ainsi l’on peut dire que l’introduction de ce culte nouveau dans les mystères témoigne d’une préoccupation plus vive de la destinée humaine ; c’est ce que fait entendre Pindare lorsqu’en célébrant les funérailles d’un initié d’Eleusis, il s’écrie : « Bienheureux celui qui a vu ces choses avant de descendre sous la terre ! il sait la fin de la vie. »

Ce problème, on le comprend, n’était pas agité dans les mystères comme il le serait dans une école de philosophie. C’était un enseignement passionné, qui faisait voir et deviner plus qu’il ne démontrait. Quand les épiques, Homère surtout, interrogeaient les secrets de la destinée, l’émotion qu’ils causaient à l’âme ne se détachait guère du récit qui entraînait tout dans son cours. L’homme d’ailleurs ne se reconnaissait qu’à moitié dans ces héros que leur commerce avec les divinités semblait transporter dans un monde supérieur. « Mais voici, nous dit M. Girard, que le souci de la condition humaine s’éveille avec une vivacité toute nouvelle par la douleur et par la joie ; voici que s’établit dans les mystères une communication intime entre les hommes et un dieu qui souffre et qui jouit lui-même avec une énergie de sensation à laquelle il les fait participer. Le choc qu’ils en ressentent exalte leur imagination et fait naître en eux une émotion dramatique intense et profonde qui attache aux faits de la légende une valeur morale. La passion de Bacchus ne se distingue plus des souffrances de l’humanité, elle en est le symbole, et les élans d’affliction qu’elle provoque chez les adorateurs du dieu, de même que les transports de joie qui célèbrent sa résurrection et son triomphe, sont des effusions de la nature humaine qui se soulage au sein d’une illusion religieuse et pathétique. Le principe de l’émotion propre à la tragédie grecque est là. »

Nous voilà donc amenés enfin à la tragédie et à Eschyle. Il reste à M. Girard à nous faire voir comment ces idées qui lui ont semblé le fond des doctrines orphiques et du culte de Bacchus sont aussi la source principale où s’inspire le vieux drame athénien. Il le montre par des analyses intéressantes et profondes de quelques pièces d’Eschyle. Celle de l’Orestie m’a semblé surtout remarquable, et je voudrais en donner une idée rapide. M. Girard y fait voir que dans cette tragédie terrible s’agitent les plus graves questions que la conscience humaine se pose en ces temps primitifs, celle du maintien de l’ordre religieux et moral et du respect des lois générales du monde. Ces lois étaient placées sous la protection des Furies, ou, comme les Grecs les appelaient, des Érinnyes, divinités terribles chargées de surveiller la vie humaine et de maintenir la famille, « redoutables émissaires des parens outragés et des puissances infernales. » Ce sont elles qui semblent à M. Girard les acteurs principaux de la trilogie de l’Orestie. Absentes de la scène pendant les deux premières pièces, elles la remplissent néanmoins de leur souvenir ; elles animent les personnages et tiennent les fils de l’action. Dans la troisième, elles paraissent enfin, et viennent livrer le dernier combat où elles doivent être vaincues. Eschyle les appelle dans le Prométhée « les Érinnyes à la mémoire fidèle qui tiennent dans le monde le gouvernement de la nécessité. » Elles réforment les torts, elles vengent les meurtres, elles rétablissent par le sang l’ordre violé et l’équilibre rompu, elles sont la première forme de la Providence imaginée dans ces temps barbares où le talion était la justice. « Violence pour violence, dit le poète en exposant les règles de cette justice primitive ; celui qui tue paie le sang versé. Tant que Jupiter demeurera sur le trône, demeurera aussi ce principe, que l’agresseur doit être frappé à son tour : telle est la loi. « Il fait mieux que la définir, il la montre en action dans son drame. Agamemnon a péri victime de la malédiction de Thyeste et de la mort de sa fille Iphigénie ; Clytemnestre meurt pour expier l’assassinat d’Agamemnon ; Oreste à son tour doit périr parce qu’il a versé le sang de sa mère : « telle est la loi. » Les Érinnyes le poursuivent « comme le chien lancé sur la piste du faon blessé, » et elles se croient sûres de l’atteindre. Il faut pourtant que ce sanglant enchaînement ait un terme, que cette série de meurtres nécessaires s’arrête. Le sujet des Euménides d’Eschyle, la troisième pièce de l’Orestie, est précisément l’abolition de cette justice barbare qui ne contentait plus les âmes. On connaît le calme dénoûment de ce drame terrible. Les Érinnyes, vaincues par Apollon dans un débat solennel, sont forcées de laisser échapper Oreste, qui effacera par une purification la souillure de son crime. Désormais des limites sont mises à leur pouvoir. « Elles laissent respirer le monde qu’elles parcouraient sans cesse d’une course effrénée ; elles ne poursuivront plus indéfiniment les générations d’une famille maudite, car l’hérédité de l’expiation par le crime n’est plus une loi absolue. Cette perpétuité funeste peut être arrêtée par le repentir, la souillure originelle peut être effacée par la purification ; la justice n’est plus inexorable, le retour au bien est devenu possible, et la route n’est plus irrévocablement fermée. »

Plusieurs des idées que M. Girard développe et que je viens d’exposer après lui sont nouvelles. Quelques-unes même risquent d’étonner le lecteur ; mais il est rare que, lorsqu’un critique consciencieux veut étudier un sujet à fond, il ne lui arrive pas d’être obligé de contredire sur quelques points les opinions reçues. Ces jugemens sommaires qu’on promulgue avec tant d’assurance à propos d’un homme ou d’un temps, et qu’on appelle des vérités générales, ne sont jamais vrais qu’en partie. Quand on les accepte, il faut presque toujours les expliquer ou les restreindre. Par exemple, nous entendons dire tous les jours « que le paganisme n’offrait aucune lumière aux esprits et aux consciences ; » c’est un lieu-commun d’affirmer d’une manière absolue que les religions anciennes ne donnaient pas d’enseignement, qu’elles ne faisaient pas de réponse aux questions que l’homme se pose sur sa place et sa destinée dans le monde. Cette opinion n’est pas tout à fait exacte dans sa généralité, et M. Girard nous montre que la religion grecque, sans avoir d’enseignement précis et formulé, de symbole ou de catéchisme, n’est pourtant pas restée entièrement étrangère à ces grands problèmes, et qu’elle a de quelque façon cherché à les résoudre. Un auteur illustre a prétendu aussi de nos jours « que les Grecs n’ont jamais eu le sentiment profond de la destinée humaine, qu’ils n’ont jamais été que de gais et robustes adolescens, que leur sérénité enfantine était toujours satisfaite d’elle-même. » M. Girard ne partage pas ces opinions radicales. Il affirme au contraire que le Grec a eu de bonne heure un souci profond et sérieux de lui-même et de sa condition, a qui mit dans ses premières œuvres un accent de plainte dont rien chez les modernes n’a dépassé la force pathétique. » Y a-t-il en effet rien de plus mélancolique dans l’Ecclésiaste que ce mot si souvent cité de Pindare : « Êtres éphémères, que sommes-nous ? que ne sommes-nous pas ? Le rêve d’une ombre, voilà l’homme. » Peut-on prétendre, quand on vient de lire les vers brûlans d’Eschyle, que les Grecs détournaient volontairement la vue de tous ces graves problèmes, ou qu’ils les considéraient toujours avec une dédaigneuse sérénité ? M. Girard a voulu prouver au contraire, et c’est là la pensée de son livre, qu’ils les ont longtemps agités avec passion, qu’ils ont cherché ardemment à les résoudre, que les âmes les plus fortes étaient troublées en les contemplant, qu’enfin ces inquiétudes, ces émotions, ces terreurs, dont on retrouve la trace dans Eschyle, n’ont pas été inutiles à la naissance du drame, et que la Grèce leur doit une des plus belles formes que l’art ait imaginées pour exprimer les joies et les douleurs des hommes.


GASTON BOISSIER.



LA GRAMMAIRE AU MOYEN AGE[1].


Au nombre des collections si importantes publiées par les soins ou sous les auspices de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, il en est une qui porte pour titre : Notices et Extraits des manuscrits ; cette publication, qui compte déjà vingt-deux volumes in-4o, qui fait suite à l’ancienne collection du même genre publiée avant la révolution par l’ancienne académie, a pour objet de donner soit en totalité, soit par extraits, soit par analyse, les manuscrits intéressans et innombrables qui remplissent nos bibliothèques et qui n’ont pas encore été publiés. Le vingt-deuxième volume, qui vient de paraître, est rempli tout entier par un travail étendu et important de M. Charles Thurot sur la grammaire du moyen âge. Nous voudrions en donner quelque idée à nos lecteurs ; mais qu’on nous permette de dire quelques mots de l’auteur avant de parler de l’ouvrage, car son nom même est déjà une garantie de science et d’exactitude.

M. Charles Thurot est, dans un ordre d’études très spéciales, un de ces savans que la France, trop modeste pour elle-même, pourrait opposer, si elle le voulait, à l’orgueilleuse Allemagne. Helléniste consommé, et l’un des premiers au dire des bons juges, versé dans les méthodes critiques de la philologie, il a appliqué au texte si souvent remanié d’Aristote les principes de restitution et de correction dont nos voisins ont ou croient avoir le monopole. La Politique, la Rhétorique, le traité Des parties des animaux, d’autres ouvrages encore, ont été étudiés par lui au point de vue de la pureté et de la correction du texte, et de très heureuses conjectures, déjà devenues classiques, ont prouvé sa sagacité et sa compétence. Ce n’est pas seulement sur les mots, c’est encore sur les idées que s’est appliquée sa critique, et ses études sur Aristote comprennent des études philosophiques très intéressantes : en particulier ce qu’il a écrit sur la dialectique est un morceau complet et définitif. Versé dans l’histoire des sciences en même temps que de la philosophie, il publie en ce moment même sur le principe d’Archimède des recherches où les savans eux-mêmes trouveront beaucoup à apprendre.

Le travail que nous voulons analyser aujourd’hui a pour objet de faire connaître l’histoire de la grammaire au moyen âge en publiant par extraits et en classant systématiquement avec les explications nécessaires de nombreux manuscrits perdus dans les bibliothèques, et jusqu’ici, sauf de rares exceptions, restés presque complètement inconnus. On peut dire que, grâce à M. Thurot, c’est maintenant, dans l’histoire littéraire du moyen âge, une question épuisée. Or ceux qui s’occupent d’une science n’ignorent pas combien est rare la bonne fortune de dire le dernier mot sur une question, quelle qu’elle soit. Ici, la question à la vérité est singulièrement circonscrite, et elle ne paraît pas d’un intérêt très palpitant. Que nous font les grammairiens du moyen âge, et encore les grammairiens latins, car il ne s’agit pas même de l’histoire de notre langue ? Que nous font Pierre Hélie, Alexandre de Villedieu, Boncompagnus et bien d’autres illustres pédagogues de ce temps, qui sont morts sans laisser de nom après avoir fatigué et fouetté tant de générations d’écoliers barbares ? Que nous font leurs théories pédantesques, leurs discussions stériles, leur grossière latinité ? Devons-nous donc aujourd’hui nous remettre à l’école de ces enfans ignorans, si fiers de leur docte sophistique ? N’est-ce pas pousser bien loin l’amour du passé ? Et n’est-ce pas une sorte de pédantisme que de faire avec tant de soin l’histoire de la pédanterie ?

Quiconque parlerait ainsi se paierait de raisons frivoles et superficielles. Il n’y a pas de petit problème dans la science, et l’histoire de l’esprit humain en particulier ne peut être étudiée avec trop de détail et de précision. Un champ restreint et bien délimité, s’il n’a pas ces vastes perspectives qui charment l’imagination, a cet avantage de pouvoir être complètement et fructueusement défriché ; on peut étudier d’une manière précise et rigoureuse ce qui échappe sur une plus grande échelle. Dans les sciences d’observation, on n’expérimente en grand qu’après avoir étudié d’abord des cas bien déterminés. Or M. Ch. Thurot nous montre très bien que son sujet, outre l’intérêt spécial qu’il peut avoir pour les ; personnes compétentes, a encore un intérêt général, celui de nous donner une idée juste et exacte de la culture scientifique au moyen âge. Sous ce rapport, la grammaire est une science très bien choisie. Les sciences physiques et naturelles étaient alors trop peu et trop mal cultivées pour pouvoir servir de mesure dans l’appréciation de l’esprit scientifique de ce temps. Les sciences morales, métaphysiques, théologiques, offrent un ensemble beaucoup trop vaste et indéterminé pour permettre des résultats positifs et précis, et il faudra encore bien du temps et de la patience pour débrouiller avec justice le bilan philosophique du moyen âge. Il n’en est pas de même de la grammaire. D’une part, cette science étant d’un usage pratique, le moyen âge ne pouvait pas y être absolument incompétent ; de l’autre, cette science a un champ très déterminé, très positif ; il est facile d’y démêler les défauts et les mérites, les décadences et les progrès. On a donc là un excellent point de vue pour faire sur la science au moyen âge une enquête impartiale et instructive.

Les résultats de cette enquête, poursuivie par M. Thurot avec un soin infini, ne modifient pas sensiblement, et justifient au contraire l’opinion que l’on se fait en général sur la science au moyen âge ; mais ils la justifient par des preuves précises, renouvelées, détaillées, puisées dans les sources. Le moyen âge a eu dans la culture de la science deux grandes illusions, deux grandes maladies, qui ont stérilisé presque toutes ses recherches et souvent de grandes facultés et de grands talens, l’abus du principe d’autorité et l’abus de la dialectique. On sait cela en général, on ne le sait pas encore assez en particulier. M. Charles Thurot le prouve par de nombreux exemples. En grammaire, l’autorité, c’était Prescien et Donat, comme en philosophie Aristote. La méthode était, comme en logique et en métaphysique, la scolastique. Au lieu de recueillir les faits, c’est-à-dire en grammaire de consulter les bons auteurs et de rassembler des exemples ramenés à des règles générales, on portait d’abstractions, on définissait, on posait des problèmes, on discutait l’affirmative et la négative, on donnait des raisons pour, des raisons contre ; en un mot, on appliquait à la grammaire la dispute qui était la grande et presque exclusive forme de la méthode scientifique.

Cependant ces caractères généraux ne se rencontrent pas précisément au même degré à toutes les époques du moyen âge, et M. Ch. Thurot distingue deux périodes tout à fait différentes, ce qui est encore conforme aux idées généralement reçues, la première du IXe au XIIe siècle exclusivement, la seconde depuis le XIIe jusqu’au XIVe. Ces deux périodes sont séparées par l’apparition d’Abélard, qui paraît décidément avoir eu la plus grande influence sur toutes les parties de la science de son temps, et qui en introduisant la dialectique, c’est-à dire la méthode de dispute, a dans une certaine mesure émancipé les esprits, mais en les assujettissant à de nouvelles chaînes, celles des mots et des abstractions. Les caractères prédominans de la première période, suivant M. Ch. Thurot, sont le respect superstitieux aux textes qui font autorité, l’ignorance du grec et de l’antiquité classique, la disposition à raisonner sur les faits au lieu de les étudier. Voici maintenant les caractères généraux de la seconde période : comme dans la période précédente on enseignait la science non pas directement et en elle-même, mais en commentant un texte qui faisait autorité. La méthode d’interprétation était singulièrement vicieuse : en expliquant leur texte, les glossateurs cherchaient non à entendre la pensée de l’auteur, mais à enseigner la science elle-même que l’on suppose y être contenue. Un auteur authentique, comme on disait alors, ne peut ni se tromper, ni se contredire, ni suivre un plan défectueux, ni être en désaccord avec un autre auteur authentique. On avait recours aux artifices de l’exégèse la plus forcée pour accommoder la lettre du texte à ce que l’on considérait comme la vérité. Dans la première période, on savait encore tracer les caractères de l’alphabet grec ; dans la seconde, on n’écrit plus le grec, on le dessine grossièrement, on le lit tout de travers et on l’explique de même. L’ignorance historique et littéraire est égale à l’ignorance du grec. Pierre Hélie, parlant du consulat, confond la république, l’empire et la papauté. On expliquait les poètes anciens ; mais un précurseur d’un célèbre abbé de nos jours, le grammairien Alexandre de Villedieu, s’emportait en invectives contre les poètes anciens, et à la place de ces poèmes corrupteurs il proposait comme étude à la jeunesse de bons poèmes didactiques, telles que son Doctrinale, poème sur la grammaire, devenu classique et étudié dans les écoles jusqu’au XVe siècle, et son Ecclésiale, où il avait mis en vers le rituel et le droit canon. Déjà commence l’autorité d’Aristote, qui avait été ignoré dans la première période. En même temps la dispute devient la méthode universelle ; tout est remis en question, et on discute la négative des propositions les plus évidentes. Chaque argument est mis en forme ; on prend toujours son point de départ dans les abstractions, jamais dans l’étude de l’usage. Il y a beaucoup de traités de grammaire où l’on ne rencontre pas une seule citation. Il y avait, à la vérité, des grammaires élémentaires pour les petits enfans (Donatus minor) ; mais dès douze, treize, quatorze ou quinze ans, on dictait aux écoliers une métaphysique inintelligible, que l’on faisait entrer dans leurs esprits par des moyens aussi barbares que les théories dont on les accablait. Flagro dorsa ferit rubro, disait-on de la grammaire dans les poèmes du temps.

Cependant il ne faudrait pas croire que tout fût barbarie, subtilité verbale, commentaire oiseux, ergoterie sans portée. On sait que Leibniz trouvait de l’or dans ce fumier de la scolastique, et cette ingénieuse expression peut encore être justifiée ici. Peut-être même peut-on trouver que M. Thurot s’est tenu un peu trop en garde contre la tentation naturelle d’un auteur de faire valoir son sujet. Il est plus sévère contre les grammairiens qu’on n’est tenté de l’être en le lisant, et l’on peut supposer qu’il n’est pas sans rancune contre l’ennui qu’ils lui ont causé. Sans doute les grammairiens spéciaux sont ici meilleurs juges que les philosophes ; cependant il me semble trouver dans les théories grammaticales exposées par M. Thurot plusieurs idées qui ne sont pas indignes d’admiration. Par exemple, au risque de passer moi-même pour un peu idéologue, je ne peux pas être sans quelque sympathie pour ces pauvres barbares qui avaient alors l’idée d’une grammaire générale, la même pour toutes les langues, sauf quelques différences accidentelles. Je sais que cette idée n’est plus à la mode en philologie ; je sais que la grammaire générale, science abstraite et a priori, a été détrônée par la grammaire comparée, science expérimentale et historique ; je sais enfin que l’on nie l’existence d’une grammaire universelle. Néanmoins on reconnaîtra que l’idée d’une grammaire générale a régné jusqu’au XVIIIe siècle, jusqu’au commencement du nôtre, et M. Thurot peut trouver dans sa famille même un livre classique de grammaire générale, l’Hermès de Harris, traduit par son oncle. Après tout, cette idée que les hommes, ayant un même esprit, un même entendement et une même logique, doivent avoir des lois communes de langage est une idée plausible et spécieuse, très tentante pour les esprits philosophiques ; vraie ou fausse, elle est une pensée remarquable, et c’est un honneur pour les grammairiens du moyen âge de l’avoir elle les premiers. Ils montraient en même temps une certaine finesse à écarter les objections que cette idée soulevait naturellement, par exemple l’absence en latin et la présence en grec de l’article ; on distinguait dans les parties du discours les essentielles et les accessoires. On voit qu’en grammaire comme en théologie il y a aussi des dogmes fondamentaux.

Sur d’autres points plus positifs, les grammairiens du moyen âge ont introduit dans la science des distinctions et des vues importantes qui y sont restées. Par exemple, qui croirait que cette distinction qui nous est si familière et si commode des substantifs et des adjectifs n’était pas connue des Grecs, au moins d’une manière claire et précise ? Cette distinction si heureuse appartient à nos grammairiens, et elle s’est formée peu à peu sans qu’eux-mêmes, à la vérité, eussent pleinement conscience de la nouveauté qu’ils introduisaient. Une autre idée qui appartient en propre à la grammaire du moyen âge, c’est que le verbe, dans la proposition, signifie l’affirmation. Cette idée était implicitement exprimée en logique, mais elle n’avait pas été transportée dans la grammaire par les anciens. Enfin je ne suis pas assez grammairien pour discuter ni même pour parfaitement comprendre la théorie compliquée que M. Thurot explique en détail sur les modi significandi ; mais il me semble qu’elle témoigne d’un effort d’analyse idéologique assez remarquable, et que tout n’y est pas à dédaigner.

Au XIVe siècle, la grammaire scolastique devient encore plus barbare, plus hérissée, plus obscure, qu’au siècle précédent. « La méthode scolastique, dit avec raison M. Thurot, n’a jamais dominé plus complètement en grammaire qu’au moment où elle allait en être bannie. » Je puis sur ce point venir moi-même à l’appui de ce que dit M. Thurot ; du moins ai-je eu occasion de constater, dans des études antérieures sur une autre partie de la science au moyen âge, le même phénomène que constate M. Charles Thurot. C’est dans la politique. La politique comme la grammaire, comme toutes les sciences, est au moyen âge sous le joug de la scolastique ; mais sous ce rapport le XIVe siècle, quoique bien plus indépendant quant à la pensée, est bien plus asservi encore que le XIIIe à la méthode scolastique. Ockam, le plus hardi des penseurs du temps, en est en même temps le plus barbare et le plus sophistique. Saint Thomas d’Aquin est un attique à côté de lui. Je suis heureux de voir cette même pensée, que j’avais signalée ailleurs, vérifiée si à propos sur un tout autre terrain par le témoignage de M. Thurot.

Le moment arrive où les scolastiques allaient succomber partout. Partout les humanistes s’élèvent contre les scolastiques, et M. Thurot termine son livre par un résumé sommaire de cette lutte ; mais hélas ! dans l’enseignement classique les novateurs d’aujourd’hui seront les scolastiques de demain. Qui dirait, par exemple, que le pauvre Despautère, dont Molière se moque si plaisamment dans la Comtesse d’Escarbagnas, a été, lui aussi dans son temps, un novateur ? Il a osé (que n’ose-t-on pas en ce monde ?) substituer ses propres vers à ceux d’Alexandre de Villedieu, et prétendu remplacer le traditionnel Doctrinale ; il a osé plus encore : il a donné en accentuation des règles contraires à l’usage de l’église ; aussi lui disait-on avec indignation : « Les doyens, les chanoines, les évêques, chantent et lisent l’office suivant les règles prescrites par Alexandre, et tu as l’audace de te donner pour plus savant qu’eux ! »

La méthode scolastique appliquée à la grammaire est au XVe et au XVIe siècle l’objet d’une universelle réprobation. On reprochait aux grammairiens de rechercher le pourquoi des faits grammaticaux au lieu de les expliquer. « On cherche, dit Vives, pourquoi tel nom est masculin, tel autre féminin, tel autre neutre, pourquoi tel verbe est actif, tel autre déponent, comme si le même nom n’était pas masculin en grec, féminin en latin, le même verbe actif en grec, neutre et déponent en latin. » Les grammairiens humanistes prétendaient que la grammaire ne doit avoir d’autre objet que d’apprendre à écrire et à parler purement, et pour cela elle doit se contenter d’emprunter les règles à l’usage des bons auteurs. Ici, suivant l’observation juste de M. Thurot, les humanistes dépassaient le but : pour eux, le latin n’était qu’une langue classique, une langue morte, dont on devait chercher les règles dans les auteurs ; mais au moyen âge le latin n’était pas une langue morte, c’était une langue vivante, la langue de l’église, de l’enseignement, de la science, de la diplomatie. Cette langue avait dû se modifier avec le temps : de nouvelles règles s’étaient introduites. Les grammairiens du moyen âge devaient tenir compte de l’usage qui s’était modifié, et des monumens littéraires dont l’interprétation était le principal objet du temps. On ne peut pas plus leur reprocher de ne point parler la langue de Cicéron qu’on ne peut reprocher aux Grecs actuels de ne pas parler la langue de Démosthène. M. Thurot défend donc contre les humanistes la latinité de ces grammairiens ; seulement il pense qu’on ne saurait trop condamner leur méthode. Je ne serais peut-être pas tout à fait aussi sévère ; chercher le pourquoi des choses, même par une méthode maladroite, est une entreprise louable. On ne peut pas toujours donner une raison philosophique aux faits grammaticaux, je l’accorde ; mais ne le peut-on jamais ? C’est une autre question, et peut-être est-ce en cherchant à tort et à travers le pourquoi des choses que nos grammairiens, semblables aux alchimistes leurs contemporains, sont arrivés à quelques heureuses découvertes. Soyons un peu indulgens pour ceux qui ont eu à traverser d’aussi tristes temps, si stériles pour la science, et qui n’ont pas eu à leur disposition les innombrables ressources d’instruction et de lumières que la civilisation répand aujourd’hui sur tous avec tant d’abondance et de générosité.

PAUL JANET.

C. Buloz.
  1. Histoire des doctrines grammaticales au moyen âge, par M. Ch. Thurot, t. XXII des Notices et Extraits des manuscrits publiés par l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres.