Chronique de la quinzaine - 30 novembre 1870

La bibliothèque libre.

Chronique n° 927
30 novembre 1870


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




30 novembre 1870.

Cette guerre furieuse et cruelle où se jouent les destinées de la France, cette guerre aura été assurément pleine de surprises et de prodigieuses péripéties. Tout ce qu’on pouvait imaginer a été dépassé, toutes les prévisions ont été déconcertées d’une heure à l’autre, tout a marché ou plutôt tout s’est précipité d’une façon extraordinaire, et nous ne sommes pas au bout du sanglant et redoutable drame. Oui, en vérité, nous vivons depuis quatre mois dans un formidable imprévu. Qui aurait dit, le jour où commençait cette terrible lutte, que Paris, la ville brillante et somptueuse, gâtée par la fortune, était si près de voir se presser sous ses murs un implacable ennemi, et qui aurait cru que ce Paris assiégé, avec ses habitudes, avec ses deux millions d’âmes, avec sa population toujours impatiente et agitée, tiendrait autant que la place de guerre la plus éprouvée ? Qui aurait pensé d’un autre côté que cette ville immense, cette gigantesque citadelle étendant de toutes parts le rayonnement de ses feux pût même être sérieusement investie ? Non, on ne croyait ni à la possibilité d’un investissement suffisant pour rompre toutes les communications, ni à la possibilité d’une résistance prolongée, opiniâtre, si l’heure fatale d’un siège devait sonner, et les Prussiens eux-mêmes en tentant l’aventure n’y croyaient peut-être pas plus que nous. Qui aurait dit encore que moins de trois mois suffiraient pour qu’un pays comme la France fût la proie d’une effroyable invasion, inondant près d’une moitié de ses provinces, dévastant ses campagnes, rançonnant ses villes et semant les ruines sur son passage ? Et enfin qui ne s’est senti le cœur serré d’une inexprimable angoisse le jour où la dernière force régulière tombait avec un des boulevards de la nationalité française, avec l’armée de Metz, et ce jour-là qui n’a cru un moment que tout était perdu ? Qui osait entrevoir à travers le désastre de Metz le rayon des premiers succès de nos armées nouvelles à Orléans ?

Tout cela cependant s’est accompli point par point avec une sorte de rigueur méthodique, tout ce qui dépassait les calculs ordinaires s’est vérifié. Ce siège de Paris qui ressemblait à un rêve est un fait qui dure depuis plus de soixante-dix jours déjà. Cet investissement qu’on croyait impossible existe, on nous a séquestrés, on nous a enfermés hermétiquement, et même M. de Bismarck prétend nous interdire les airs comme il nous interdit l’eau et la terre. Ce gracieux geôlier proscrit nos ballons qui passent par-dessus sa tête en le bravant, — et nos malheureux pigeons, ces aimables et trop rares messagers de bonnes nouvelles, si le ministre du roi Guillaume pouvait les prendre, il les enverrait sûrement en Allemagne dans une forteresse pour les traduire au besoin devant un conseil de guerre. Cette invasion, devant laquelle reculait l’imagination la plus audacieuse, cette invasion cruelle est devenue une réalité. L’immense serre allemande s’est ouverte pour essayer d’enlacer nos provinces jusqu’à la Loire, elle s’est enfoncée dans la chair et dans le sang de nos malheureuses populations. Paris assiégé, nos principales citadelles de l’est abattues, notre ancienne armée détruite ou traînée en captivité, nos provinces foulées sous les pieds des chevaux et livrées à la soldatesque teutonne, oui, sans doute, tout cela est arrivé, toutes ces choses extraordinaires, qu’on ne voulait ou qu’on n’osait prévoir, sont l’œuvre d’un implacable vainqueur que tout a semblé pousser en avant ; mais c’est ici que la chance a l’air de devenir moins inégale, que l’imprévu cesse de garder toutes ses faveurs pour l’audace conquérante, et en réalité, quand on y regarde de près, quand on rapproche les dates, il se trouve que le plus récent et le plus cruel de nos désastres, cette capitulation de Metz qui a remué la France entière, marque en quelque sorte le point culminant de la fortune prussienne et la dernière extrémité de nos malheurs. On dirait que dans cette suprême catastrophe de toute une armée la fatalité a voulu épuiser ses amertumes. Ce qui est certain dans tous les cas, c’est que, si le coup a été rude, il y a eu depuis ce jour comme une éclaircie, comme des réveils d’espérance dans cette situation violente où la France est occupée à se ressaisir elle-même.

Comment s’est-elle accomplie, cette triste et douloureuse catastrophe de Metz ? Qu’en faut-il penser ? Est-ce le dénoûment inexorable d’une lutte poussée à bout et où rien n’aurait pu désormais détourner un désastre ? Y a-t-il eu à un moment quelconque une défaillance, un trouble d’esprit sous l’influence de préoccupations étrangères à la défense militaire ? C’est déjà un malheur qu’il puisse s’élever un doute sur ces tragédies de l’honneur et du devoir où tout doit être simple et clair comme la nécessité. Certes on ne dira pas qu’elle a été faible de cœur cette armée qui s’est portée si souvent et si vaillamment à l’ennemi pendant soixante-dix jours, et qui a vu tomber sous le feu plus de quarante mille hommes, plus de deux mille officiers, vingt-quatre généraux. Elle s’est battue intrépidement, elle a supporté les dures privations du blocus, elle a épuisé ses vivres jusqu’au bout, et, sans parler de l’armée elle-même, qui est hors de cause, comment admettre qu’un capitaine, un maréchal de France, qui vient de livrer vingt combats et qui aurait eu tout intérêt à s’illustrer par un dernier effort, ait pu consentir à livrer ses soldats, une des premières citadelles françaises, s’il ne s’était senti sous le poids d’une impitoyable nécessité ? Évidemment le maréchal Bazaine n’avait aucun intérêt à capituler, et pendant les deux mois qu’il est resté seul, livré à lui-même, il s’est montré un soldat assez vigoureux pour qu’on lui doive la justice de ne pas laisser tomber précipitamment sur lui un soupçon de déshonneur. Malheureusement il n’y a point à s’y méprendre, toute cette affaire reste encore pleine d’obscurités et d’énigmes. Que signifient ces voyages de généraux à Londres avec des saufs-conduits prussiens et ces apparences de négociations avec celle qui fut autrefois régente et impératrice ? D’où venaient ces bulletins démoralisateurs semés pendant quelques jours parmi les soldats de Metz, comme pour les préparer par le trouble de l’esprit à laisser tomber les armes de leurs mains devant l’impossible ? Comment se fait-il que ces chefs d’armée, qui n’ont trouvé aucun moyen de communiquer avec la France, se soient empressés de se rendre à Cassel auprès de celui qui restera dans l’histoire l’homme de Sedan, et qui ne représente plus pour le pays que le souvenir amer d’une époque d’où sont sortis tous nos désastres ? Tout cela est assez inexplicable, nous en convenons. Après s’être montré si ferme au combat, le maréchal Bazaine n’a peut-être pas résisté lui-même à cette pression des mauvais bruits qui lui venaient du camp prussien, et qui lui représentaient la France comme une grande vaincue achevant de se déchirer elle-même dans l’anarchie. Il n’a pas fait comme Davout tenant huit mois à Hambourg pendant toutes les révolutions de 1814, refusant de recevoir les nouvelles que lui transmettait l’ennemi et s’obstinant à ne rendre son poste que sur un ordre venu de France. Peut-être le chef de l’armée de Metz s’est-il laissé flatter de quelque rôle de pacificateur, de restaurateur, et en fin de compte il n’est point impossible qu’il ait été la première dupe des Prussiens intéressés à l’amuser de négociations chimériques jusqu’au moment où il n’aurait plus qu’à rendre les armes.

De trahison, il n’y en a point eu sans doute, il y a eu la fatalité de l’empire poursuivant et enveloppant jusqu’au bout cette malheureuse armée impuissante à briser le cercle de fer qui la séparait de la France. M, Gambetta, dans un premier mouvement, a prononcé le mot de « crime ; » le gouvernement de Paris, plus réservé, s’est contenté d’appeler cette triste affaire un « grand procès » que l’histoire jugera.

Ce n’est plus que de l’histoire en effet ; mais de toute façon ce qui n’est point douteux, c’est que cette capitulation de Metz a mis en quelque sorte le sceau à une période militaire aussi bien qu’à une période politique, et s’il y avait dans un tel malheur une compensation, il y aurait pour nous celle-là, que de l’empire désormais et de ses habiletés guerrières il ne reste plus rien. Les 300,000 soldats français qui sont en Allemagne attestent dans leur douloureuse captivité l’impéritie de ceux qui les ont conduits ou qui ont annulé les efforts de leurs chefs les plus vaillans. L’infortune imméritée qui les a frappés est la plus sanglante condamnation de ce régime disparu, qui est tombé sans sauver l’honneur. Maintenant c’est la France elle-même qui s’est levée tout entière pour sa défense, c’est la France combattant pour sa nationalité, pour son intégrité, résolue à repousser avant tout l’invasion attirée sur elle. La guerre a changé complètement de face, et ici, sans rien exagérer, on ne peut du moins méconnaître ce que le gouvernement de la défense nationale, ce gouvernement improvisé le 4 septembre dans une heure de péril suprême, a fait pour remettre le pays en état de soutenir cette lutte nouvelle de l’esprit de patriotisme et d’indépendance contre l’esprit d’usurpation et de conquête, s’avouant désormais dans sa brutalité triomphante. Sans doute on peut dire tant qu’on voudra que ce gouvernement n’a pas montré un génie irrésistible et foudroyant, qu’il n’a pas réalisé l’impossible, qu’il n’a pas réussi en trois mois à rejeter un ennemi victorieux hors des frontières ; il a fait ce qui était possible, il a conduit avec une prudente et honnête énergie une campagne presque désespérée à l’origine, et si l’on veut mesurer ce qui a été accompli, on n’a qu’à se souvenir du point d’où l’on est parti le 4 septembre. Tout était alors en désarroi sous le coup du désastre de Sedan, les Prussiens arrivant sous Paris dans le premier moment n’auraient eu peut-être qu’à pousser une attaque à fond pour arriver sur les remparts avec nos premiers défenseurs découragés. L’empire, en s’effondrant, ne nous laissait ni soldats ni officiers en nombre suffisant, ni matériel ; il ne nous laissait que de la démoralisation, fruit naturel de son génie militaire et politique. La première nécessité était de gagner du temps pour se relever de ces effroyables surprises. Trois mois se sont écoulés, où en est-on maintenant ? Il faut être juste, même pour ceux qui n’ont pas fait tout ce qu’on espérait d’eux : la résistance de Metz, si triste qu’en ait été le dénoûment, cette résistance n’a point été certainement inutile, elle a eu pour résultat, en retenant 200,000 Prussiens en Lorraine, de permettre à la défense de Paris de s’organiser, de s’affermir, et Paris à son tour, en tenant bien plus qu’on ne le pensait, a laissé à la province le temps de se reconnaître, de faire jaillir de son sein des armées nouvelles, de s’ébranler pour la grande lutte patriotique, de sorte que ces trois mois, qui ont paru si longs quelquefois, ont servi en réalité à mettre nos défenses hors de péril, à refaire dans Paris une armée qui existait à peine, à retremper tous les courages, à stimuler l’insurrection nationale des provinces. Voilà ce qu’on a fait. Et dans quelles conditions l’œuvre s’est-elle accomplie ? au milieu de la liberté la plus absolue, des divulgations souvent indiscrètes des journaux, des déchaînemens heureusement éphémères des factions, avec un gouvernement réduit à se partager en deux, avec des communications interrompues, avec Paris investi étroitement et la France occupée par l’ennemi dans plus d’un tiers de son territoire. N’importe, l’œuvre a marché.

C’est l’honneur du général Trochu de ne s’être point laissé un instant ébranler, et il a eu d’autant plus de mérite qu’il n’avait peut-être pas au commencement une foi bien entière dans le succès d’une telle entreprise. Il s’est mis au travail, il a demandé à la population parisienne le concours de son patriotisme, de l’abnégation, des sacrifices, et par l’inspiration du devoir, par la droiture du caractère, par une activité patiente et méthodique, il a fait ce que le génie le plus impétueux n’aurait pu faire ; il s’est montré digne d’un succès qui au premier abord semblait difficile en ne livrant rien au hasard, et il est arrivé ainsi à constituer énergiquement cette défense qui sauve l’honneur de Paris, qui entre maintenant dans une phase plus décisive, la phase de l’action. Ce qui n’eût point été possible il y a trois mois l’est devenu aujourd’hui ; c’est le commencement d’une situation nouvelle où tout peut changer d’un instant à l’autre pour la France.

Sans doute, nous ne le méconnaissons pas, l’invasion continue à tourbillonner autour de nous et à se répandre comme un torrent sur notre territoire. Elle s’est montrée un instant à Dijon, où elle a rencontré une assez vigoureuse résistance ; elle a débordé vers la Loire, elle est allée d’un autre côté jusqu’à Chartres, elle s’est étendue dans un certain rayon de la Normandie. Cela est malheureusement certain, — de l’aveu de M. de Bismarck, nous avons sur notre sol tout ce que l’Allemagne peut donner de soldats, sans compter les suivans et les parasites des armées. C’est une véritable inondation de barbares ; mais enfin à quels résultats sérieux et décisifs est-elle arrivée, surtout depuis un mois, cette armée toute-puissante, innombrable, dont les chefs avaient promis à l’Allemagne qu’ils allaient forcer du premier coup les portes de la grande cité parisienne ? Elle est peut-être plus embarrassée que le premier jour, car il ne faut pas croire qu’une invasion qui se prolonge soit sans péril pour l’envahisseur lui-même, réduit à s’affaiblir en se divisant, en s’étendant, ou à laisser l’espace libre autour de lui en se concentrant. Les Allemands n’ont rien fait depuis un mois, ils n’ont pu empêcher nos propres forces de s’organiser, quoique M. de Bismarck se soit vanté de pouvoir aller étouffer dans l’œuf nos jeunes armées, quoique le prince Frédéric-Charles ait prétendu orgueilleusement qu’il irait « partout, partout, » jusqu’à Marseille s’il le fallait, et en définitive les chefs de l’état-major prussien pourraient bien commencer. À s’apercevoir que la conquête d’une nation n’est pas une de ces entreprises qui s’accomplissent d’un coup de tactique, qu’il ne suffit pas de vouloir pour aller partout.

Pour nous assurément, nous sommes payés pour ne pas avoir des illusions démesurées ; nous ne nous croyons plus à l’abri des revers, et il n’est pas dit que tout doive nous réussir dans cette phase nouvelle où nous entrons. Les difficultés qui nous restent à surmonter ne nous échappent pas. Il n’est pas moins vrai que cette armée de la Loire, pour laquelle M. de Bismarck avait naguère des railleries poméraniennes, existe, qu’elle a fait récemment acte de vitalité en reprenant Orléans, en chassant devant elle les divisions prussiennes ou bavaroises du général de Thann, et qu’elle a commencé par ce premier succès des opérations qui semblent conduites avec une prudente et énergique circonspection par un de nos vieux soldats, le général d’Aurelle de Paladines. Cette armée, c’est M. Gambetta qui nous l’assure, elle compte 200,000 hommes sur la Loire ; elle s’appuie sur une autre force de 100,000 hommes prête à entrer en ligne en ce moment même, au 1er décembre ; un peu plus en arrière sont encore 200,000 mobilisés de la garde nationale plus qu’à demi organisés. C’est déjà quelque chose d’assez respectable. A l’ouest, une armée bretonne s’avance avec M. de Kératry. Le général Bourbaki à son tour, Bourbaki, dont nous ne savons rien, doit bien être quelque part, puisqu’il a donné de l’inquiétude aux chefs prussiens, qui ont paru récemment se préoccuper d’une jonction possible de ses forces avec l’armée de la Loire. Dans l’est, il y a Garibaldi préparant son entrée en campagne avec ses francs-tireurs des Vosges, il y a M. Keller avec ses volontaires de l’Alsace, sans compter l’armée qui est sous Besançon aux ordres du général Michel. On a voulu pousser la France à bout, la France se lève ; la province, on n’en peut plus douter, court au drapeau, tandis que de son côté le général Trochu entre en action sous Paris, autour de ce grand boulevard de l’indépendance nationale.

Encore une fois, c’est une lutte nouvelle qui commence ; le mouvement se dessine à travers l’obscurité qui nous enveloppe, les forces existent et se coordonnent, le reste est l’affaire de notre constance, dussions-nous avoir à subir d’inévitables mécomptes et à traverser de dures épreuves avant de toucher au grand but de la délivrance. Nous pensons bien que dans cette lutte nouvelle nos chefs militaires, éclairés désormais par l’expérience, sauront opposer la tactique à la tactique, harceler l’ennemi au lieu d’aller se livrer à ses coups, comme on l’a fait si souvent, le contraindre à faire face de tous les côtés à la fois, s’il ne veut s’exposer à voir refluer sur lui une nation tout entière en armes. Nous avons le triste avantage de combattre chez nous, profitons-en pour déjouer cette stratégie savante et uniforme, mieux faite pour frapper quelques grands coups au commencement d’une guerre que pour dompter un pays. Militairement donc, on peut bien dire sans excès d’illusion que tout a pris une tournure plus rassurante, puisque là où il n’y avait rien il y a des armées nouvelles, enfantées et disciplinées par la passion patriotique, — et au point de vue moral ou diplomatique en Europe ces trois mois n’ont pas eu des conséquences moins favorables : ils ont servi à dissiper bien des équivoques, à dégager la vérité des situations, à montrer la France dans la généreuse attitude d’un peuple qui ne s’abandonne pas, qui en se défendant défend le droit de tous les peuples, l’inviolabilité des indépendances nationales, la paix elle-même, la paix de demain et d’aujourd’hui, la paix permanente du continent européen, contre la brutalité des déchaînemens de la force.

La moralité de cette lutte si tristement, si implacablement poursuivie est là tout entière en effet. La Prusse ravageant la France de Metz à Orléans, de Dijon à Chartres, voulant à tout prix faire plier Paris sous la pointe de son épée, et faisant de la mutilation d’une nationalité séculaire la première condition de la paix, qu’est-ce autre chose que la conquête dans ce qu’elle a de plus violent et de plus odieux ? La France assaillie dans ses foyers, menacée dans son existence, fière encore et toujours prête à combattre pour la sauvegarde de son intégrité, offrant la paix, mais ne la voulant pas sans l’honneur, qu’est-ce autre chose que la stricte défense dans ce qu’elle a de plus légitime et de plus émouvant ? Tel est le spectacle qui depuis trois mois se déroule avec toutes ses péripéties devant l’Europe et devant le monde. On a pu s’y tromper avant le 4 septembre, lorsqu’il y avait un gouvernement qui s’entendait aussi bien à conduire ses campagnes diplomatiques qu’à organiser ses campagnes militaires. Pour tous les esprits de bonne foi, il n’y a plus eu à s’y méprendre depuis le 4 septembre, depuis ce jour où M. Jules Favre, faisant violence à ses sentimens les plus intimes, allait à Ferrières porter une parole de paix, essayer d’arrêter cette horrible effusion de sang par quelque grande transaction que la France se montrait prête à accepter, même dans ce qu’elle aurait de rigoureux, pourvu qu’il n’y eût rien contre la dignité nationale, contre l’équité souveraine. L’équivoque est encore moins possible depuis le jour où la Prusse a fait échouer par son arrogance cet armistice que les puissances neutres proposaient il y a un mois et que M. Thiers allait négocier à Versailles. Ce qu’il y a d’étrange, et ce qui tendrait à prouver que M. de Bismarck n’est peut-être pas absolument sans crainte sur l’effet de son attitude en Europe, sur les embarras que pourrait lui créer la manifestation du sentiment universel, c’est le soin avec lequel le chancelier de la confédération du nord s’ingénie à tout travestir, — c’est aussi cette doucereuse récrimination d’une de ses dernières dépêches à l’adresse de lord Granville, que le premier ministre du roi Guillaume veut bien prémunir contre le danger de se montrer trop sympathique pour la France dans les circonstances actuelles. Le chancelier prussien craint que l’Angleterre n’aille contre son but en témoignant des sympathies qui pourraient causer des illusions nouvelles au gouvernement français et entretenir ce gouvernement dans la « voie mauvaise » où il est engagé, lorsqu’il serait bien plus simple de nous dire tout de suite d’en passer par ce que veut la Prusse.

Après tout, que veut M. de Bismarck ? Dieu est témoin qu’il ne veut que le bien de la France. Il est persuadé que le peuple français ne demande pas mieux que de retrouver la paix, en la payant à son juste prix, bien entendu, et il est prêt à tous les sacrifices pour favoriser la réunion d’une assemblée chargée de signer cette paix. Quoi donc ! il consentait à laisser les élections se faire jusque dans les provinces que par un euphémisme il appelle les « départemens allemands » de la France, et il promettait même, tant est grande sa magnanimité, de ne point inquiéter ceux qui auraient accepté de leurs compatriotes d’Alsace et de Lorraine la mission d’aller les représenter dans une assemblée française. C’est le gouvernement de Paris qui n’a voulu rien entendre, qui s’est obstiné à prolonger son usurpation en refusant à la France le droit de se faire représenter dans une assemblée souveraine, en rendant tout armistice impossible par ses prétentions ambitieuses et exorbitantes ! M. de Bismarck a dit cela plusieurs fois déjà, il se répète, et le thème de sa diplomatie n’en est pas plus heureux. Imagine-t-on en effet un gouvernement comme celui de la défense nationale contestant à la France un droit quelconque, reculant devant l’élection d’une assemblée, tenant à garder sans motif entre ses mains cette lourde dictature du péril et de la nécessité que les événemens lui ont donnée un instant ! Il a décliné l’armistice tel que l’entendait la Prusse, parce qu’il ne pouvait pas faire autrement, parce que le ravitaillement de Paris, non pas un ravitaillement indéfini, comme l’a dit faussement le chancelier de la confédération du nord, mais strictement proportionné à la durée de l’armistice, était la condition première de toute trêve équitable et sincère, parce qu’enfin sans cette condition, Paris, fatigué d’un mois d’inaction, trompé par une perspective de paix, épuisé de vivres, risquait, à l’expiration de la trêve, de tomber comme un fruit mûr aux pieds du roi Guillaume, c’est-à-dire que la Prusse arrivait à son but d’un seul coup et sans combat. C’est là ce que le chancelier prussien appelle ingénieusement le maintien du statu quo ! Pourquoi toute cette diplomatie captieuse, et ces efforts pour travestir les choses ? M. de Bismarck aurait peut-être accepté l’armistice, même avec le ravitaillement de Paris, ne fût-ce que par un reste d’égard pour les puissances neutres, lorsqu’il s’est senti repris de l’orgueil de la victoire à la suite de deux circonstances qui coïncidaient fatalement avec les négociations. La journée du 31 octobre et la reddition de Metz lui enflaient le cœur. Il s’est dit alors que ce n’était pas la peine de se gêner, et il a cru fort spirituel de rejeter toute la responsabilité sur le gouvernement français. À qui le chancelier de la confédération du nord persuadera-t-il que le gouvernement de la défense nationale ne s’est servi de cette question de ravitaillement que comme d’un prétexte pour évincer les puissances neutres, dont l’intervention était le résultat de la patriotique mission remplie en Europe par M. Thiers ?

M. de Bismarck a beau faire, il a beau multiplier les arguties et les subterfuges, il ne réussira pas à déplacer les responsabilités, à intervertir les rôles, à dénaturer la situation respective qu’il fait à la Prusse et à la France dans ce tragique duel. Il y a une vérité qui éclate à tous les yeux. M. de Bismarck est arrivé à Versailles avec un double espoir qui lui sera compté dans l’histoire et qui doit le recommander à la postérité. Ce double espoir sera trompé, nous en avons la confiance ; mais l’intention suffit, c’est bien assez d’avoir avoué un jour devant l’Europe civilisée que la Prusse comptait réduire la France et Paris par ces deux armes, qui ne sont pas précisément des armes chevaleresques, la famine et la destruction sociale. Le chancelier prussien l’a publié tout haut comme la chose la plus simple du monde dans une dépêche qui a excité un certain frisson en Europe, puisque M. de Beust y a vu le « cri de détresse d’un homme qui se sent entraîné. » Bombarder Paris, non, M. de Bismarck ne l’a pas voulu, ou il s’est réservé de n’employer ce moyen qu’à la dernière extrémité ; il a préféré cerner, affamer Paris, attendant de pied ferme que le besoin fit tomber les armes des mains exténuées des défenseurs. Et qu’on ne s’y trompe pas, M. de Bismarck prévoit parfaitement les conséquences possibles d’une telle éventualité, il les exagère même ; « il en résultera infailliblement, dit-il, que des centaines de milliers d’individus devront mourir de faim. » N’importe, ce n’est pas la peine de s’arrêter pour si peu. Voilà les sentimens d’humanité que le chancelier de la confédération du nord porte dans cette guerre ! Il ne se méprend pas davantage sur les conséquences de l’autre moyen infaillible qu’il croit pouvoir appeler à son aide pour son œuvre de victorieux. « La France, ajoute-t-il, devra subir toutes les conséquences de la résolution prise par ses gouvernans de l’engager dans une lutte à outrance. Les sacrifices s’accroîtront sans utilité, et la destruction de son ordre social sera à peu près inévitable. » Ainsi voilà un homme chargé de conduire la politique d’un peuple qui se dit civilisé, représentant d’un roi qui met Dieu dans tous ses bulletins, prétendu porte-drapeau des principes conservateurs en Europe, voilà un homme qui parle, sans reculer d’effroi, de centaines de milliers de créatures humaines mourant de faim pour assouvir un orgueil militaire, qui ne voit aucun inconvénient à mettre lui-même la main à la destruction sociale d’un grand pays ! M. de Beust avait quelque raison, c’est l’aveu fatidique et implacable d’un homme qui ne reconnaît plus ni frein ni scrupule, qui se sent entraîné par une fatalité.

C’est la fatalité de la conquête qui pousse inexorablement ceux qui se sont livrés à elle. Une fois dans cette voie, on ne s’arrête plus, tous les moyens sont bons, et certes on n’a pas vu souvent un système de guerre plus complet sous ce rapport que celui qui est employé par la Prusse dans cette carrière de violences où l’entraînent ses chefs. Le chancelier de la confédération du nord, il faut lui rendre la justice qu’il mérite, a fait des prodiges dans ce genre ; il est passé maître d’un coup dans la ruse comme dans tous les excès de la force, et s’il y a dans ce siècle un homme d’état qui ait professé ou pratiqué avec une imperturbable audace la politique de la souveraineté du but, c’est bien lui. Rien ne l’émeut, rien ne l’arrête, et quand il parle de la destruction sociale de la France, c’est qu’il y travaille avec une dextérité dont le succès apparent ou momentané a pu lui causer quelque enivrement. Il ne réussira pas, nous le croyons bien ; il n’est pas moins vrai qu’il aura fait ce qu’il aura pu, et que depuis trois mois il pratique sur la plus grande échelle un système de duplicité et de mystification qui restera comme un des phénomènes les plus caractéristiques dans ces sanglans événemens. Ah ! M. de Bismarck a su tirer des merveilles de l’investissement de Paris. Maître de nos communications, il ne nous laisse arriver que ce qu’il veut, ce qui peut le servir. De temps à autre, comme pour irriter notre curiosité, il nous laisse passer quelques journaux, jamais des journaux de nos départemens, presque toujours des journaux étrangers en général peu favorables, souvent de date arriérée et habilement choisis pour nous troubler ou pour nous ôter l’espérance. C’est ainsi que nous avons eu tant de récits sur nos défaites, sur les capitulations de nos places, sur les agitations de nos grandes villes. Que de fois Paris n’a-t-il pas eu à se raffermir, à se cuirasser contre les impressions énervantes laissées par ces informations suspectes ! Ce qui est certain et ce qui serait bien étrange, si c’était simplement l’œuvre du hasard, c’est que nous avons eu de cette façon toutes les mauvaises nouvelles et pas une bonne. D’un autre côté, on ne néglige rien pour alarmer la province sur l’état de Paris, qu’on représente tantôt comme livré à l’anarchie, tantôt comme épuisé de courage et tout prêt à se rendre au premier jour. Croit-on que cette tactique ait été sans influence à Metz ? Est-ce qu’on n’a pas dit à cette malheureuse armée que l’anarchie était arrivée à un tel point que nous en étions à invoquer le secours des soldats prussiens pour rétablir l’ordre ? Depuis trois mois, M. de Bismarck trompe Paris sur nos provinces, il trompe nos provinces sur Paris, et par cette double et artificieuse falsification il trompe l’Europe sur la France, qu’il se plaît à représenter comme menacée de dissolution et n’aspirant qu’à secouer le gouvernement révolutionnaire de Paris pour faire la paix avec lui. Nous comprenons que M. de Bismarck n’aime pas les ballons et qu’il fulmine des menaces contre eux ; ce sont les trouble-fêtes de son système, ce sont nos seuls messagers chargés d’aller porter de nos nouvelles, de dissiper les fantasmagories, comme les pigeons sont les seuls messagers des bonnes nouvelles qui nous sont arrivées quelquefois de province. On ne songe pas à tout, c’est là le point vulnérable de cet hermétique investissement, la fissure à travers laquelle passe de temps à autre un rayon de vérité.

La vérité est que l’invasion prussienne, comme toutes les invasions, est bien obligée de ne pas se borner à l’emploi de tous les subterfuges de la ruse, elle est réduite à s’attester par tous les excès de la force au moindre signe d’une résistance patriotique. Ce n’est pas une plainte vaine que nous avons la faiblesse d’élever, comme M. Jules Favre le disait récemment avec fierté, c’est un système que nous montrons à l’œuvre : ce système, c’est la destruction et la ruine. L’invasion prussienne a commencé en fusillant des paysans lorrains ou alsaciens qui se défendaient, elle continue en semant la mort, la dévastation partout où elle passe et où elle rencontre une protestation du sentiment national. L’autre jour un honorable pasteur protestant, M. Cailliatte, retraçait cette navrante histoire dans une lettre qu’il a écrite au Times, et qui nous est revenue, probablement sans passer par les mains de M. de Bismarck. Il racontait la triste aventure d’un charmant village du pays chartrain, de Cherizy. Sous prétexté qu’un détachement allemand avait eu affaire dans les environs à des francs-tireurs, on arrive à Cherizy. Les uhlans se précipitent dans les rues et sabrent tout sur leur passage. Cela fait, l’artillerie placée sur une hauteur voisine vomit la mort sur le malheureux village, et comme si cela ne suffisait pas, on va mettre le feu aux maisons, on enduit les meubles d’huile de pétrole pour les enflammer plus vite, car ces messagers de l’idée allemande marchent munis de tout ce qu’il faut pour ne pas perdre de temps, pour régulariser la destruction. À Houdan, mêmes excès pour se venger de la résistance de Dreux. Sait-on, d’un autre côté, ce qui s’est passé à Ablis, non loin de Versailles, toujours à la suite d’une affaire meurtrière, non plus avec des francs-tireurs, mais avec des gardes mobiles ? Ici c’est un soldat prussien qui raconte le fait. Une brigade entière marche sur la petite ville, et bientôt Ablis n’est qu’un amas de ruines. On fait cependant aux femmes, aux enfans et aux vieillards la grâce de les chasser. Quant aux hommes, ils sont impitoyablement taillés en pièces, massacrés, puis on met le feu aux maisons, aux granges. Jusque dans la nuit, les flammes s’élèvent au-dessus de la ville détruite, et le soldat prussien, qui n’est pas sûr d’avoir travaillé à une bonne action, quoiqu’on lui ait dit que la punition était juste, ce soldat ajoute avec naïveté que « ce fut un jour comme on en a vu rarement dans l’histoire du monde, et qu’en vérité il y a eu une clameur universelle contre ce fait. »

Voilà pourtant la désolation qui s’étend à vingt-cinq lieues autour de Paris, et, selon le témoignage honnêtement indigné de M. Cailliatte, la terreur inspirée par les Allemands, par leurs réquisitions, par leurs violences, est telle que de tous côtés dans le pays on n’entend parler que de suicides, de malheureux devenus fous, de femmes qui se sont jetées dans les puits à l’approche de l’ennemi. M. de Bismarck, qui prétend que les ballons sont contraires aux lois de la guerre, ne compte-t-il plus l’humanité parmi ces lois ? Puisque les Allemands ont avoué l’intention non plus seulement de soutenir la lutte contre une armée ou contre un gouvernement, mais de démembrer la nationalité française, ils doivent bien s’attendre à rencontrer de la résistance dans le sentiment national, à être traités en envahisseurs, S’ils emploient de tels moyens, les représailles terribles viendront bientôt ; la guerre, déjà si cruelle par elle-même, ne sera plus qu’une étreinte sanglante entre deux races devenues d’immortelles ennemies, décidées à se servir de toutes les armes, et alors où s’arrêtera-t-on dans cette effroyable carrière ? Où va-t-on avec ce système qui rappelle les grandes invasions barbares, et que M. le comte de Bismarck et M. le comte de Moltke, au nom du roi Guillaume de Prusse, auront eu la gloire de restaurer en plein XIXe siècle ?

Ce qu’il y a de grave aujourd’hui en effet, ce n’est pas seulement la guerre elle-même, si douloureuse qu’elle soit, c’est le système d’où procède cette guerre, et qui peut rouvrir dans le monde une ère nouvelle d’abominables tueries et de luttes gigantesques. Il n’y a pas bien longtemps, le journal de la Cité de Londres, le Times, qui n’est pas précisément un ami pour la France, qui nous a poursuivis depuis trois mois de ses plus amères sévérités, le Times disait qu’après Sedan l’Allemagne, satisfaite et fière de ses victoires, eût fait volontiers la paix sans toucher à l’intégrité de la France, que ce sont les généraux, les chefs militaires qui ont voulu marcher en avant pour venir chercher dans Paris la Lorraine et l’Alsace. Voilà justement la question ; il ne s’agit plus de sûreté allemande, d’intérêt véritablement allemand, il s’agit de conquête. C’est pour une pensée toute militaire, pour un orgueil tout militaire, que l’Allemagne se trouve engagée dans une guerre démesurée dont l’issue incertaine, toujours précaire, peut être aussi funeste pour elle-même que pour le repos de l’Europe. Que la possession de ces provinces prétendues allemandes de la France et si ardemment convoitées ne soit pas sans danger, qu’elle doive rester toujours orageuse, les chefs prussiens ne le nient pas. Ils ont beau mettre partout les couleurs de la Prusse, germaniser les noms, publier des journaux allemands, ils ont tous les jours la preuve de l’antipathie violente, de l’irréconciliable haine des populations. On avoue avec un leste cynisme qu’on aura là une autre Pologne, de sorte que le premier prix dont l’Allemagne devra payer une extension de ses frontières sera une occupation militaire indéfinie. Ce n’est certes par là ce qui peut rendre l’annexion de l’Alsace et de la Lorraine fort utile politiquement à l’Allemagne. Peut-on invoquer les raisons stratégiques, les nécessités de défense que les chefs prussiens mettent toujours en avant ? La guerre actuelle montre d’une façon saisissante ce qui en est. On vient de voir comment la France, même avec Strasbourg et Metz, est dangereusement offensive pour l’Allemagne, quelle est celle des deux frontières qui est la plus ouverte et la plus menacée. Non, il n’y a dans une extension de frontières ni un intérêt politique, ni même un intérêt militaire pour l’Allemagne ; il n’y a que la conquête. C’est pour cela qu’on s’expose à ouvrir au cœur de l’Europe un de ces vastes foyers d’incendie comme celui que Napoléon alluma en Espagne en 1808.

La question est de savoir qui l’emportera dans cette lutte, de l’ambition de la Prusse ou de la civilisation, et si l’Europe restera indéfiniment tranquille devant ce spectacle. Ce n’est pas que nous nous fassions de grandes illusions ; l’Europe n’a rien fait pour empêcher la guerre, elle ne fait rien de bien sérieux pour l’arrêter. Elle est passée de la sévérité pour la France à une neutralité indifférente, de la neutralité à l’inquiétude, puis à une certaine sympathie pour nous qui s’est traduite dans une proposition d’armistice ; c’est tout jusqu’ici. Il faut remarquer toutefois qu’on commence visiblement à s’apercevoir en Angleterre que la France de moins, c’est l’Europe livrée à toutes les fantaisies violentes, à la Prusse, qui bouleverse tout, comme à la Russie, qui propose maintenant la révision du traité de 1856 relatif à l’Orient, et le langage que M. Gladstone tenait au récent banquet du lord-maire, ce langage accentue les sympathies anglaises pour la France ; mais ce n’est pas le moment de la diplomatie, son jour est passé, tout est maintenant à l’action. Le gouvernement lui-même vient d’en donner le signal dans trois proclamations, l’une où le général Trochu résume encore une fois avec une énergique précision le caractère politique de notre défense, l’autre où le gouvernement fait appel à l’union et au calme viril de la population, la troisième où le général Ducrot, qui est chargé des principales opérations, marque en quelque sorte le pas de son armée dans un langage plein de patriotisme et d’élan, fait pour enflammer les cœurs. La lutte à fond est engagée autour de Paris, et puisque dans cette crise suprême il s’est trouvé des hommes honnêtes et courageux qui ont fait depuis trois mois plus qu’on ne pouvait attendre, qu’on ne trouble pas leur action, qu’on les laisse à l’œuvre. Trêve à toutes les dissensions ! que chefs et soldats qui combattent en ce moment puissent marcher sans regarder derrière eux, le cœur rempli uniquement de la patrie, assurés de ne pas se dévouer en vain et de préparer par leur héroïsme la délivrance !

CH. DE MAZADE.



CORRESPONDANCE

À M. LE DIRECTEUR DE LA REVUE DES DEUX MONDES.

 Mon cher monsieur,

Sans m’écarter de notre pensée constante, sans sortir de Paris et des devoirs du siège ; je dis mieux, comme un moyen de plus de vous parler courage, énergie, résistance, je voudrais aujourd’hui dire d’abord quelques mots d’un homme dont la perte subite me remplit de tristesse, et qui laisse un vide véritable non-seulement chez ses vieux amis, mais chez tous ceux qui ont à cœur cette cause sacrée de la défense nationale qu’il savait si chaudement servir de sa personne et de ses vœux. C’était, au temps où nous vivons, une figure peu vulgaire que M. Piscatory. Il portait dans ses opinions constamment modérées et toujours libérales, dans sa façon de les défendre et de les exposer, je ne sais quoi de hardi, de brusque, d’imprévu, de martial et de cavalier qui était en singulier contraste aussi bien avec le fond solide et tempéré de ses convictions qu’avec la trempe délicate et acérée de son esprit. Plein de culture et de finesse sous cette vigoureuse écorce, épris des lettres et du beau, observateur sagace, abondant, varié, sa conversation avait un charme rare. Depuis bientôt vingt ans, depuis le 2 décembre, depuis nos incarcérations, il s’était retiré non-seulement des affaires publiques, mais de ce monde même où il avait passé sa vie et rencontré si constamment tant de faveur, de bonne grâce, tant d’amitiés et de succès. La vie des champs, les devoirs agricoles s’étaient emparés de lui. On ne le voyait plus qu’en passant et à longs intervalles. Paris en particulier, Paris depuis l’empire ne lui inspirait plus qu’éloignement et dégoût. Il y rentra pourtant, il vint s’y établir dès que nos désastres l’avertirent que le siège pourrait commencer. Oublieux de son âge, ne consultant que sa vigueur d’esprit, il rentra dans les rangs de cette garde nationale où il avait laissé, voilà plus de vingt ans, de si vaillans souvenirs, et ce fut aux fatigues actives qu’il prétendit s’astreindre, n’acceptant pas de devenir vétéran. Une nuit au rempart, sous une humidité glacée, détermina dans sa constitution sourdement affaiblie de graves accidens et bien qu’en apparence au bout de quelques jours il fût sorti de cette crise, le pronostic des gens de l’art était resté peu rassurant, et par son propre instinct il prédisait lui-même le coup prochain et foudroyant qui allait nous l’enlever.

C’est donc au champ d’honneur, on peut le dire, que cette vie s’est éteinte : il avait droit à ces derniers devoirs qu’un long cortège de gardes nationaux est venu rendre à son cercueil. Sans doute il va manquer à ses compagnons d’armes : un tel exemple, si fortifiant, ne se perd pas impunément ; mais les services d’un autre ordre qu’il pouvait encore rendre, l’influence qu’à certains jours et sur certains esprits il pouvait exercer par son entrain, sa décision, sa verve communicative et je ne sais quel mélange d’allure chevaleresque et de bon sens pratique, c’est là bien plus encore ce qui provoque mes regrets. Peu d’hommes pouvaient avoir une action plus heureuse, aujourd’hui même, dans nos angoisses, dans ces ténèbres qu’il nous faut traverser, sa perspicacité devenant plus réelle, plus active et plus efficace à mesure que le danger croissait. Si le temps était calme, il fallait ne le prendre pour guide qu’à bon escient et sans trop se hâter, car alors volontiers sa fantaisie se donnait carrière ; mais à l’heure du péril, quand l’orage grondait, on pouvait se commettre à lui et monter dans sa barque : du premier coup, sans louvoyer, il vous mettait au droit chemin.

C’était bien là, depuis trois mois, le continuel exemple qu’il nous avait donné. Au milieu de ces alternatives de défaillance et de forfanterie où tant de gens tombaient autour de lui, pas un seul jour il n’avait vacillé. C’était plaisir de le trouver, aux heures les plus critiques, toujours ferme et toujours décidé, sans illusion aussi bien que sans crainte. Une seule fois peut-être il me parut perplexe, presque troublé, et c’était, ce me semble, la dernière que nous nous soyons vus : il ne savait comment accommoder ensemble deux choses qu’il avait à cœur presque au même degré, la convocation la plus prompte d’une assemblée nationale, la continuation la plus ferme de la résistance à l’ennemi.

C’est qu’en effet, mon cher monsieur, il y a là pour les vrais amis de notre malheureuse France le plus ardu problème qui se puisse imaginer. Depuis que dans ma dernière lettre je vous ai laissé voir de quel côté je penchais, croyez que je n’ai cessé de me mettre à l’épreuve, de m’interroger, de me sonder, de retourner en tout sens les termes de l’énigme. Il m’en coûtait de me sentir en désaccord avec tant d’hommes dont je prise si haut les lumières et les intentions. Assurément, ils ont raison, rien aujourd’hui ne serait d’un plus puissant secours qu’une assemblée munie de pouvoirs réguliers, représentant la France, délibérant en lieu sûr, n’importe dans quelle ville, pourvu que l’ennemi ne pût la menacer : avec cette assemblée, tout serait plus facile ; le présent semblerait moins lourd et l’avenir moins sombre ; elle resterait, quoi qu’il pût arriver, le centre d’action et l’âme de la France ; devant les élus du pays, les coteries rentreraient dans l’ombre ; les vraies capacités seraient mises en lumière, et la réalité du gouvernement républicain se produirait peut-être au lieu d’une apparence un peu trop nominale. Cette assemblée, qu’on nous la donne, la France en a besoin, elle y a droit ; mais par malheur ce n’est pas du ciel qu’elle tombera toute faite ! Il faut l’élire, l’élire sérieusement, non pas à la légère, au hasard, en brusquant le scrutin, déplorable origine qui infirmerait dès sa naissance ses actes et son autorité ; il faut qu’elle sorte, sinon de luttes véhémentes et prolongées, du moins d’un certain mouvement de vie électorale ; il faut qu’on se concerte, qu’on cherche des candidats, qu’on les entende et qu’on les interroge. Tout cela n’est pas l’affaire d’un jour : c’est l’entreprise la plus grave, la plus absorbante, et, je le dis à mon corps défendant, la moins conciliable avec le devoir urgent, impérieux, le plus sacré des devoirs civiques, la résistance à l’ennemi.

Sans armistice, il n’y faut pas songer, l’œuvre est impraticable : M. Jules Favre l’a démontré en termes péremptoires. Avec la poste aérienne pour seule communication entre elle et sa capitale et près du quart de ses départemens, vous imaginez-vous la France procédant à ses élections ! Pas une explication possible, pas un éclaircissement arrivant juste à point ! de continuels malentendus, la confusion, le chaos ! Il est vrai que M. de Bismarck daigne nous dire que dans ce cas il ferait le bon prince, qu’il fermerait les yeux, et qu’électeurs et candidats pourraient vaquer à leur besogne sans être tous, du premier coup, nécessairement fusillés. J’aime mieux ne pas mettre sa parole à l’épreuve. C’est plus digne et plus sûr. Ainsi pas de question, pas de doute possible ; sans armistice, point d’élections.

Même avec armistice, je vous l’ai déjà dit, ce ne serait pas un présent sans danger que cet intermède électoral, de vingt à vingt-cinq jours au moins, coupant court aux mâles habitudes, aux devoirs du soldat, à la vie du rempart acceptés par nos Parisiens avec une constance que sans la moindre flatterie je ne puis m’empêcher d’admirer. On risquerait évidemment de les laisser se refroidir ; mais l’occasion serait si belle d’assurer à la France la sauvegarde d’une assemblée, que si, par impossible l’armistice nous était offert, nous ne pourrions guère, ce me semble, ne pas en profiter. Seulement point d’illusion : M. de Bismarck a repoussé d’une façon si superbe l’indispensable condition d’un ravitaillement équitable, que, malgré son évident désir de nous voir embarqués dans une affaire électorale et de nous ménager cette distraction, je doute qu’il fût d’humeur à se donner un démenti, à nous faire amende honorable : comptez donc sur son refus, il n’en démordra pas, et quant à nous, prendre au rabais ses concessions et passer sous ses fourches, accepter l’armistice sans ravitaillement, c’est une extrémité que personne à coup sûr n’oserait souhaiter, encore moins conseiller, d’abord par respect pour nous-mêmes, puis par justes égards envers notre gouvernement de la défense nationale, à qui cette exigence, cet appel aux élections quand même semblerait, je le crains, un signe de défiance dont tout bon citoyen, même en faisant à part lui ses réserves, doit savoir aujourd’hui s’abstenir.

Il faut donc, quoi qu’il nous en coûte, renoncer à la perspective d’une assemblée prochainement élue. Déjà l’agitation soulevée à ce propos dans la presse paraît tout à fait calmée, et c’est presque de l’histoire ancienne que d’en parler aujourd’hui. Je suis même tenté de croire, car nous sommes ainsi faits, que ceux qui voulaient hier enlever d’assaut les élections vont dès demain n’y plus penser, et qu’il ne sera dorénavant pas plus question d’électeurs, d’assemblée, de comices, que si jamais la France ne devait plus s’en occuper. Opposons-nous, je vous en prie, à cette brusque revirade. Si, pour concentrer nos efforts sur le seul soin de la défense, nous renonçons, quant à présent, à la lutte publique d’où seraient sortis nos représentans, ce n’est pas une raison pour que chacun de nous dans sa sphère privée, dans le cercle de ses relations, sans se distraire d’aucun devoir, ne prenne pas quelque peine pour assurer d’avance des défenseurs à ses convictions. Qui peut dire à quel jour, à quelle heure, l’intervention d’une assemblée ne deviendra pas tout à coup nécessaire ? il faut donc être prêts. Rappelons-nous que sans organisation, — nous en avons une trop cruelle preuve, — les meilleurs, les plus braves sont bien vite vaincus. Préparons-nous, travaillons à nos listes, formons des comités, cherchons des adhérens, élargissons nos préférences, n’excluons que les exclusifs, de quelque couleur qu’ils soient, et prêchons les concessions mutuelles, seule chance assurée de succès. C’est un genre de travail qui peut se faire partout, à l’exercice, au corps de garde, aussi bien, encore mieux que chez soi ; ne négligeons rien, en un mot, pour n’être pas surpris, et pour qu’à l’improviste, en quelques jours, s’il le fallait, nous puissions avec bonne chance improviser pour la France cette ancre de salut.

Voilà pour les citoyens ; mais le gouvernement, qu’il me permette de le lui dire, a bien aussi, sur ce même terrain, ses précautions à prendre et quelque chose à préparer. Jamais d’abord il ne redira trop ce qu’en mainte occasion, j’aime à le reconnaître, il a déjà franchement répété, à savoir que sa responsabilité lui pèse, qu’il lui tarde de s’en décharger, et qu’il comprend que la France a de son côté quelque hâte de reprendre possession d’elle-même. S’il n’y avait à l’Hôtel de Ville que trois ou quatre personnages que je m’abstiens de nommer, cette précaution, à bon droit, devrait paraître superflue ; mais à côté de ces esprits assez larges et assez dégagés pour s’incliner avec respect et sans restriction devant l’arrêt, quel qu’il soit, de la souveraineté nationale, il en est d’autres, nous dit-on, qui placent la loi suprême dans une souveraineté de tout autre nature, abstraite, préconçue, sorte de droit divin en costume profane, devant lequel ils s’agenouillent, que dévotement ils voudraient soutenir envers et contre tous, si le suffrage universel se permettait jamais de n’être pas suffisamment docile à cette mystérieuse autorité. Est-ce vrai ? Je n’en sais rien et n’en voudrais rien croire, n’était certains échos venus de Tours et certaines paroles échappées à l’Hôtel de Ville, à l’entourage au moins et d’un certain côté, édifiant concert où le suffrage universel est traité de la belle façon, comme un pauvre écolier qu’il faudra faire attendre et mettre en pénitence, s’il ne sait pas sa leçon ; ajoutez-y bien d’autres gentillesses non moins respectueuses et toutes en parfait accord, sur un mode plus doux, avec les cyniques menaces que chaque jour les feuilles radicales, autoritaires et montagnardes lancent à la liberté et aux droits du pays. C’est donc un vrai devoir pour le gouvernement de ne perdre aucune occasion de prévenir toute équivoque, et, sans crainte du pléonasme, de constater incessamment combien même à ses yeux son titre reste toujours précaire, qu’il n’entend pas le perpétuer, et que la convocation des collèges électoraux, dès que les circonstances la rendront praticable, est son plus cher espoir et son premier mandat.

Permettez maintenant, puisque j’ai pris cette licence de donner un avis à ceux sur qui repose le fardeau redoutable de veiller à nos destinées, permettez que je leur adresse encore une prière. Je voudrais, quand ils sont réunis, qu’ils se fissent lire souvent et à haute voix les nobles et fermes paroles qu’au lendemain du 3 novembre, de ce scrutin qui venait de leur donner un éclatant baptême, ils signèrent tous et adressèrent à la population parisienne. « Désormais, disaient-ils, c’est l’autorité de votre suffrage que nous avons à faire respecter… Nous ne souffrirons pas qu’une minorité brave les lois et devienne par la sédition l’auxiliaire de la Prusse. » Cette proclamation pour moi est comme un diapason qu’il faudrait faire sans cesse sonner à leur oreille pour qu’ils y accordassent en toute circonstance leurs actes et leurs discours. N’est-il pas évident que cette minorité dont ils parlent, à demi factieuse, à demi entraînée, quelle qu’en soit la faiblesse relative, et si découragée qu’elle dût être par l’écrasante majorité qui la condamne et qui la combattrait, n’en poursuit pas moins son dessein ? En ce moment par exemple, — les clubs s’en cachent-ils et le doute se peut-il admettre ? — elle se prépare à profiter de la passion la plus aveugle et la plus douloureuse, du levier le plus redoutable et le plus apte à remuer les masses populaires, la terreur de la faim et les excès égalitaires qu’elle peut engendrer. Si des mesures prévoyantes et fermes ne sont pas prises dès à présent pour qu’aux premiers symptômes, aux plus légères tentatives de ces perquisitions violentes qu’on ose provoquer et prôner tous les soirs, la répression la plus sévère protège incontinent les droits du domicile et la liberté du foyer, je n’ose dire dans quel affreux régime nous pouvons être engagés, et quel secours imprévu, ou plutôt, je me trompe, attendu, espéré, peut-être même aidé, la Prusse peut ainsi recevoir ! C’est là ce qu’elle guette, la sédition dont à Versailles, dès le 28 octobre, à propos de la chute de Metz, on se promettait le triomphe, on se flatte aujourd’hui qu’elle prendra sa revanche par la question alimentaire. Cette odieuse espérance sera certainement déçue, j’y compte ; mais cette fois, de grâce, prévenons au lieu de réprimer ; prévenons par un langage net et précis, par une attitude au moins froide vis-à-vis d’hommes qui nous ont séquestrés et qui nous ont tenus sous le canon de leurs fusils pendant des heures entières. Comment ne pas savoir qu’on ne gagne rien avec ces hommes à paraître les craindre, et surtout à leur prodiguer les faveurs et les privilèges, les complimens et les douceurs ? Certain drapeau que je pourrais citer, si bien brodé qu’il puisse être, n’aura pas converti, j’en réponds, un seul de ces mécontens ; ils en auront ri dans leur barbe, ils en font encore gorge chaude, tandis que tant de dévoûmens sincères, — et j’en citerais par milliers, — l’ont encore sur le cœur, ce drapeau, et en seront contristés pour longtemps ! Je n’insiste pas ; il s’agit de peu de chose, et je ne veux rien grossir. Quand je signale l’approche d’un danger, Dieu sait que c’est avec le seul désir d’en être délivré, n’importe le moyen ; seulement, dès qu’on me parle d’exécuter les lois et qu’on m’en fait la promesse, je dois croire que, pour tenir parole, on n’est pas résolu à ne jamais punir.

Et maintenant, mon cher monsieur, confiance, croyez-moi : ne nous arrêtons pas aux détails, nous risquerions de mal juger. Il y a toujours tant de points en souffrance, même quand les choses vont le mieux. C’est sur l’ensemble qu’il faut porter la vue. Regardons ainsi notre siège : il est encore vieilli de quinze jours, et n’en est vraiment pas plus malade. J’aperçois même d’une façon plus nette deux points à l’horizon qui jusque-là se cachaient dans la brume : c’est d’une part nos armées de province, de l’autre l’action de l’étranger.

Je supposais, vous vous le rappelez, que ces armées qu’on nous avait promises n’étaient, malgré le dire des pessimistes, ni des fantômes, ni des soldats sur le papier, ni même des foules incohérentes, que la pénurie des cadres devait seule les avoir retardées, et que, selon toute apparence, le moment approchait où elles fêtaient parler d’elles. En effet, le soir même le bruit se répandait d’un glorieux combat qui constatait en même temps et l’existence de l’armée de la Loire et la reprise d’Orléans. Depuis lors des données plus ou moins fidèles nous ont permis de suivre, au moins par conjecture, la position de quatre ou cinq grands corps organisés et manœuvrant en Flandre, en Normandie, sur la Loire et dans les Vosges. Nous savons que ces années existent, et qu’elles font de sérieux efforts ; où sont-elles exactement ? que font-elles ? que peuvent-elles ? Nous l’ignorons, et c’est un vrai supplice, il faut en convenir. Ce qu’on souffre par ignorance en ce moment à Paris, ce qu’une séquestration si longue et presque cellulaire, une privation si constante d’informations précises inflige de disette à l’esprit et au cœur, on ne pouvait par prévision s’en faire aucune idée. C’est un genre de torture et d’épreuve qui n’est complet que de nos jours, car, pour qu’il soit porté à toute sa puissance, il faut le subir dans un temps qui s’est accoutumé à cet inconcevable luxe d’ubiquité en quelque sorte où la vapeur et l’électricité nous ont fait parvenir. Mme de Sévigné reviendrait à la vie et tomberait dans Paris assiégé, je soutiens qu’elle aurait beaucoup moins à souffrir que le moins épistolaire d’entre nous. La poste de son temps et les ballons du nôtre en fait d’exactitude et de régularité se distinguent à peine à un degré sensible, tandis que pour nous qui naguère, en quelque lieu que fussent les objets de notre affection, conversions avec eux minute par minute, la chute est grande de n’en plus rien savoir. J’en dis autant de nos armées : nous sommes sur leur compte dans le même dénûment qu’à l’égard des santés qui nous touchent ; mais enfin nous savons que la France est en armes, qu’elle résiste au joug : c’en est assez pour prendre patience. Elle essuiera peut-être des échecs ; préparons-nous aux fâcheuses nouvelles ; nous passerons encore par plus d’un mauvais jour ; n’importe, si la France le veut, elle a beau paraître vaincue, ses ressources et sa vitalité étonneront encore le monde, au moins autant que l’incurie stupide de son dernier gouvernement.

Quant à l’action de l’étranger, c’est également au travers d’un brouillard que nous sommes réduits à nous en rendre compte. Nous ne savons ; pas même quelles sont au juste les puissances qui nous témoignent le plus de sympathie. D’abord nous avions pensé que c’était la Russie et les États-Unis, nous en avions même eu des preuves ; mais aujourd’hui, sur la Neva comme sur l’Atlantique, on paraît peu songer à nous. D’un côté c’est, dit-on, calcul électoral, la peur de perdre quelques voix allemandes dans un prochain scrutin, de l’autre le traité de 1856, ce dernier solde de la guerre de Crimée dont on veut s’affranchir avec l’assentiment et grâce aux bons offices que la Prusse se sera hâtée d’offrir à sa voisine. Après tout, ces mécomptes sont plus que compensés, puisqu’en ce moment l’Angleterre, sinon par amour pour nous, du moins grâce aux desseins qu’elle prête à la Russie, paraît enfin s’apercevoir que pour le repos de l’Europe ce serait un affreux danger que de laisser démembrer la France. Je ne parle pas du cabinet anglais, dont le langage, moins froid que d’habitude, n’a rien encore de vraiment efficace ; mais l’organe de la Cité, le fauteur passionné des succès de la Prusse, l’insolent applaudisseur de nos revers, ne s’est-il pas tout récemment permis de penser et de dire en termes énergiques qu’avec la France mutilée il n’y avait pas de paix, que ce ne serait pas même une trêve à long terme, que c’était souffler la guerre au lieu de l’étouffer ? Ceci est considérable ; c’est un pas tout nouveau et un progrès immense pour le triomphe de notre droit. Je ne doute pas qu’à Versailles cette révolte éclatante d’un agent si fidèle n’ait provoqué de violentes colères. N’en remarquez-vous pas le reflet, j’ose dire, dans les moindres paroles échappées depuis cette époque à l’illustre chancelier du nord ? — Jamais assurément il n’avait donné lieu d’admirer sa douceur et son aménité ; mais ce surcroît subit d’humeur atrabilaire, ce luxe de mensonge, le mot n’est pas trop fort, ces inqualifiables rigueurs, ce jeune magistrat et ces aréonautes expédiés en Prusse et livrés à des juges siégeant dans les fossés de quelque forteresse, tout cela n’est pas d’un homme que rien ne contrarie, dont les plans s’accomplissent, et qui n’a pas sur son chemin rencontré quelque gros obstacle. Aussi je ne sais pas de symptôme meilleur, rien qui mieux nous permette de nous attendre enfin à un sérieux effort de la diplomatie.

Mais n’y comptons pas trop. La vraie grande puissance qui plaidera pour nous, c’est, ne l’oublions pas, d’abord notre propre effort, puis encore mieux notre bon droit lui-même. Le Times a raison, jamais ce ne sera la paix, si notre France est mutilée. Ne sentez-vous pas jusqu’au fond de vous-même l’effrayante vérité de cette prophétie ? Je croyais aimer mon pays quand il était prospère et respecté, mais de quel amour tout autre je me sens pris pour lui depuis qu’on le menace de cette flétrissure ! Il est des malheurs qui s’effacent, on oublie l’affront d’un tribut, on oublie même des pierres renversées ; mais le sol qui nous est volé, comment l’oublier jamais ? Cette France dont la figure vous est si bien connue pour l’avoir toujours vue depuis votre naissance et l’avoir reçue de nos pères, quand vous en apprendrez l’histoire à vos enfans et que du doigt sur la carte vous suivrez la fatale échancrure, ne leur soufflerez-vous pas malgré vous un esprit de vengeance et de haine qui ne pourra s’éteindre de dix générations ?

Qu’on respecte au contraire notre sol, et, si j’en juge par moi-même, les souffrances d’orgueil s’apaiseront et s’éteindront. Notre honneur satisfait, au lieu de nourrir nos rancunes, nous pourrons, tête haute, professer l’horreur de la guerre, et si l’Europe veut des gages de notre bonne foi, cette zone neutralisée dont je parlais l’autre jour pourrait, sans nous blesser, inaugurer pour nos voisins et pour nous-mêmes une ère nouvelle de paix et de sécurité. Puisse l’effort héroïque qui en ce moment même se tente sous nos murs venir en aide à notre droit ! Puisse Dieu nous rendre la victoire, surtout pour n’en pas abuser et pour prendre sur nos vainqueurs une digne et vraie revanche, celle de ne pas les imiter ! J’entends des gens nous dire : Regardons bien comme ils s’y prennent, et tâchons d’en faire autant qu’eux. Non, jamais ; ce n’est pas forfanterie, jamais la victoire à ce prix ! Corrigeons nos défauts, mais gardons les faveurs que nous tenons du ciel, et qui sont notre raison d’être. Restons nous-mêmes, car, en vérité, croyez-moi, plus je vois ces barbares mécaniques, plus je demande à Dieu que jamais nous ne leur ressemblions.


L. VITET.


C. BULOZ,