Chronique de la quinzaine - 30 septembre 1837
30 septembre 1837
Le ministère a, dans la presse, des amis qui le servent bien mal, ou des alliés qui semblent prendre à tâche de le compromettre. Il nous sera permis de le lui dire, à nous qui, pour le défendre, n’avons pas attendu qu’il se fût affermi ; car nous ne croyons pas qu’il puisse rien gagner à ce qu’on éloigne de lui par d’aventureuses attaques des hommes dont la bienveillance, ou du moins la neutralité, ne lui a pas été inutile pendant la dernière partie de la session, et dont l’appui lui sera nécessaire dans la chambre prochaine. Nous ne croyons pas que l’on comprenne bien sa position et ses intérêts en essayant d’immoler sur ses autels des victimes qu’on ne réussit pas même à blesser. Ce n’est là ni de la conciliation ni de la politique ; et avec ce système, on aurait bientôt fait plus qu’isoler le ministère : on aurait soulevé contre lui toutes les forces et tous les talens ; on aurait remis des armes, pour le combattre, à des gens qui ont déposé les leurs, et se sont montrés, il n’y a pas encore bien long-temps, trop peu avides de ressaisir le pouvoir, pour qu’on ait à craindre en eux, si on ne les provoquait pas, des ennemis bien actifs.
Aussi, pour notre compte, ne croyons-nous pas que le ministère ait inspiré ni autorisé le moins du monde une déclaration de guerre aussi vive que celle dont un journal, qui lui a fait accepter son alliance, vient de se constituer le héraut contre le président du cabinet du 22 février. À l’égard de M. Molé, nous en avons pour garant le langage qu’il a toujours tenu aux amis de M. Thiers, et la justice qu’il n’a cessé de rendre depuis le 15 avril à l’attitude de l’habile orateur envers son ministère et sa personne. Quant à M. de Montalivet, la supposition serait plus injuste encore, s’il est possible, car les trois quarts de cette déclaration de guerre retombent, par la force des choses, sur le ministre de l’intérieur du 22 février, tout autant que sur l’ancien président du conseil. Ce sont les pierres du prédicateur de Louis XV ; elles sont lancées avec tant de force et par une main si maladroitement vigoureuse, qu’elles rejaillissent au-delà du but après l’avoir frappé, et vont par ricochet en toucher un autre, non moins rudement que si le premier choc n’avait pas épuisé toute leur portée. Il est vraiment assez singulier que l’auteur de l’article dont nous voulons parler ne s’en soit pas aperçu. Sa réputation d’habileté, car ce doit être un habile, y perdra, et décidément on ne saurait être plus malheureux, à moins toutefois qu’on ne doive tenir à perfidie ce qu’il ne faut sans doute attribuer qu’à maladresse. De toute façon, M. de Montalivet n’en peut être bien flatté. Si on ne l’attaque pas dans la personne de M. Thiers, ou lui fait jouer un rôle peu honorable pendant toute la durée du ministère du 22 février ; on ne lui laisse que la signature et les détails de son département, pour lui refuser toute influence politique, et quand on prête au président du cabinet dont il faisait partie tant de fautes et d’erreurs, on est bien près d’en faire juger presque aussi coupable celui qui a dû les voir, les condamner, et n’en a pas assez tôt décliné la lourde solidarité.
Faut-il donc, après l’expérience qu’on en a faite l’hiver dernier, que tous les cabinets aient ainsi leur Fonfrède et leur Journal de Paris ? qu’un zèle indisciplinable et d’autant plus outré qu’il est plus nouveau, s’attache à rétrécir autour de chaque ministère le cercle des amis ou des neutralités inoffensives et patientes ? Faut-il enfin qu’une jeune école de publicistes, qui se dit appelée à réformer la presse et qui se proclame exclusivement gouvernementale, ne croie pouvoir mieux faire, pour relever le gouvernement de son pays, que d’avilir, en intention du moins, un passé qui avait incontestablement le mérite de tendances meilleures, au profit d’un présent qui, sous bien des rapports, se félicite d’avoir adopté sa devise et repris son œuvre inachevée.
Non, le ministère du 15 avril n’aurait rien à gagner en faisant attaquer M. Thiers dans ses journaux, et il est, nous en sommes sûrs, complètement étranger à une boutade qu’il serait forcé de désavouer, s’il l’avait suggérée. Quand il engagera en son nom, sur des questions sérieuses, une polémique manifeste, il le fera noblement, et d’une manière qui soit digne de lui comme de ses adversaires. À qui persuaderait-on que l’esprit de M. Molé méconnaît celui de M. Thiers, et ne lui rend pas toute la justice qui lui est due ? À qui fera-t-on croire que M. de Montalivet renie la part légitime qu’il a prise, comme ministre de l’intérieur, à la suspension de la revue du 28 juillet 1836, un mois après l’attentat d’Alibaud, quand les imaginations effrayées voyaient partout des pistolets et des poignards régicides, et quand une détestable émulation germait sourdement dans la tête fanatisée d’un Meunier ? Ce n’est pas une réfutation pied à pied que nous entreprenons ici, et nous n’avons ni la mission ni l’envie de défendre la suspension de la revue anniversaire de juillet, dont aucun des membres de l’administration du 22 février ne décline la responsabilité. Mais, en vérité, nous avons conservé la mémoire que d’autres paraissent avoir perdue ; nous n’avons pas oublié qu’une balle a effleuré la tête du roi, et que le sang de ses fils a coulé, la première fois que son courage habituel lui a fait rompre cette prétendue mise en charte privée, qu’on voudrait imputer à crime au 22 février. Et ce nouvel attentat n’a-t-il pas eu les plus funestes conséquences pour la royauté comme pour le pouvoir en général ? N’est-ce pas le crime de Meunier qui a rendu possible cette vaine et dernière reprise d’un système usé, dans lequel on entraînait, malgré lui, le président du cabinet du 6 septembre, dépositaire de pensées plus douces, de principes plus concilians, de traditions plus indulgentes ?
Assurément M. Molé n’est engagé, par aucun de ses antécédens, à soutenir ou à ne pas attaquer M. Thiers dans la solution qu’il a voulu donner à la question espagnole, nous le savons ; mais ce n’est pas une raison pour que M. de Montalivet ou lui, tout opposés qu’ils soient à l’intervention, travestissent en une ignoble manœuvre de bourse, en un moyen d’agiotage, l’opinion de M. Thiers sur cette question, grosse de tant de périls. Ce serait faire injure à tous deux que de le croire. Ils savent que cette question a divisé et divise encore les plus sincères et les plus éclairés partisans de la révolution de juillet, les plus fidèles amis de la dynastie qu’elle a fondée, les plus courageux défenseurs de l’une et de l’autre ; leurs vœux ne sont pas douteux. Chaque succès de don Carlos est un embarras pour eux comme un échec pour la France ; chaque retour de la fortune en faveur des armes de la reine est à leurs yeux un succès pour notre propre cause, et le gage d’un danger de moins dans l’avenir. Ce qui les distingue de M. Thiers sur ce point, c’est une disposition moins prononcée à beaucoup sacrifier, s’il le fallait, pour empêcher ce qu’ils redouteraient presque autant que lui, et sans doute aussi plus de confiance qu’il n’en avait dans la vitalité propre de la cause constitutionnelle en Espagne. Puissent-ils ne pas se faire illusion là-dessus ! C’est le plus cher de nos désirs, car nous ne voulions pas le sacrifice pour le sacrifice même, mais pour le but auquel il se rapporte, et qui ne nous en paraîtrait pas moins précieux, si la France le pouvait atteindre à moins de frais.
Nous ne pousserons pas plus loin cet examen du manifeste si imprudemment publié contre M. Thiers, et dans sa personne contre le ministère du 22 février ; notre tâche serait trop facile, et nous arriverions insensiblement à des questions trop délicates, que nous aimons mieux ne pas toucher. Ce n’est pas sérieusement qu’on peut supposer cette déclaration de guerre inspirée par le ministère ; et s’il ne l’a pas hautement désavouée, c’est qu’il ne l’en a pas jugée digne ; c’est qu’il a cru que cette supposition se réfutait d’elle-même à la moindre réflexion. Il lui aurait donné trop d’importance en la relevant, et il a préféré, avec raison, laisser à l’opinion publique le soin de la juger toute seule. Ce manifeste montre bien d’ailleurs le peu de fonds qu’un ancien ministre doit faire sur la reconnaissance d’hommes que son influence a introduits dans la carrière politique. M. Guizot en sait maintenant là-dessus tout autant que M. Thiers, à moins qu’il ne prenne pour une expiation des torts qu’on a envers lui les violentes accusations portées contre son rival, ou qu’il n’ait laissé pour instruction secrète à d’anciens alliés qu’il ne pouvait retenir sous ses drapeaux, la mission spéciale d’affaiblir le 15 avril, en le séparant par tous les moyens de ses alliés les plus naturels, ce qui laisserait ainsi le champ plus libre à l’ambition incessante de M. Guizot.
L’opinion publique est assez vivement préoccupée de l’expulsion du comte Confalonieri, qui, à peine arrivé en France où il venait rétablir sa santé, a reçu l’ordre de s’embarquer pour l’Angleterre. D’un côté, on allègue pour justifier cette mesure rigoureuse, que M. Confalonieri n’a été rendu à la liberté, après douze ans de détention au Spielberg, et sur les pressantes sollicitations du roi, qu’à la condition de ne pas séjourner en France. Mais il paraît que l’intervention du roi en faveur du malheureux prisonnier s’est exercée à son insu, car il déclare, dans une lettre publiée par les journaux, n’en avoir eu jusqu’ici aucune connaissance, et, en ce qui le concerne, n’être engagé que par le seul intérêt de sa sûreté personnelle à ne pas reparaître dans les états autrichiens. Le comte Confalonieri, déjà avancé en âge, épuisé par les longues souffrances du Spielberg, dont le livre de Silvio Pellico ne donne qu’une faible et incomplète idée, ne saurait être à Paris un homme dangereux, ni pour l’Autriche, ni pour la France. Il a payé sa dette à sa patrie et à sa cause. Nous espérons donc que pour effacer au plus tôt les traces d’une rigueur qui a dû coûter beaucoup au gouvernement, les démarches nécessaires seront faites à Vienne, afin d’obtenir la levée d’une interdiction sans motifs sérieux, qui mutile le bienfait et diminue le mérite du bienfaiteur.
Au milieu de ce débat, l’opinion publique reste incertaine et s’égare dans des suppositions fâcheuses qui ne devraient jamais pouvoir être accueillies par elle. Il faut croire que le gouvernement a eu de bien graves motifs pour adopter envers M. Confalonieri la mesure à laquelle il s’est porté. Il ne cherche pas l’occasion de se montrer rigoureux et dur ; il a fait tomber bien des fers et ouvert bien des prisons ; il laisse vivre à Paris, sans les inquiéter, des réfugiés plus jeunes, plus énergiques et d’opinions plus menaçantes, et qui pourraient être dangereux, s’ils le voulaient. Ce nous est une raison suffisante pour ne pas le croire capable d’avoir repoussé légèrement du sol hospitalier de la France un noble et malheureux proscrit. Mais nous désirons qu’un prompt retour de M. le comte Confalonieri vienne calmer les justes susceptibilités de l’honneur national, et donner tout son prix à la liberté qu’une haute intervention lui aurait fait rendre.
La bienfaisante pensée de l’amnistie se complète de jour en jour davantage sous l’influence de M. Molé, qui avait si bien jugé, dès le premier moment, les heureux et féconds résultats de cette grande mesure. Aussi voit-on dans le pays une tendance générale au rapprochement et à la fusion se manifester avec plus d’éclat que jamais. Le moment serait donc mal choisi pour rétablir des catégories que l’on ne comprend plus, et faire de l’obscure métaphysique à propos de dénominations usées. Ce serait vouloir relever des barrières que les faits et la marche du temps ont renversées. On y a dû renoncer le jour où tous les esprits raisonnables, tous les hommes sans passion se sont accordés pour détendre les ressorts du gouvernement, et pour ne plus vivre en présence des partis vaincus et dissous, comme on avait vécu en présence de ces mêmes partis organisés, armés et menaçans. La solennelle épreuve des élections générales se prépare paisiblement sous l’empire de cette situation ; et malheur à qui ne la comprend pas. Les monomanes de résistance et de lutte contre des ennemis désarmés, non moins que les monomanes de révolutions devront y échouer. Le pouvoir, qui craint les uns et les autres, aura beau jeu à les combattre. Qu’il donne hardiment l’exclusion à quelques-unes des personnalités les plus insolentes et les plus prétentieuses de la jeune doctrine, et il jouerait bien de malheur s’il ne parvenait pas à les écarter. La plupart semblent avoir conscience de leurs dangers et demander grâce ; car leur organe habituel, du moins celui qui l’était, a beaucoup perdu de son aigreur et beaucoup adouci son langage. Quelque merveilleuses que soient ces conversions, partout où il y aura chance de succès, le ministère n’en aura pas moins raison de seconder le mouvement de l’opinion qui repousse les ultra-doctrinaires, pour mettre à leur place des hommes qui ne soient pas engagés aussi avant dans les liens des partis, et qui soient cependant bien résolus à maintenir les institutions et l’ordre, mais sans réaction. Les candidats ne manqueront point. Ils sont en très grand nombre, et l’on compte parmi eux beaucoup d’indépendances réelles, qui ne donneraient point d’embarras à un gouvernement sage et éclairé, et auxquelles le ministère inspire confiance. Si cet élément pouvait entrer assez dans la composition de la nouvelle chambre des députés, il lui donnerait un caractère qui répondrait parfaitement à celui de l’administration actuelle, le caractère d’une chambre d’affaires et d’intérêts positifs plutôt que de polémique. Elles se trouveraient ainsi, l’une et l’autre, la double expression de l’état auquel on se flatte assez justement d’avoir conduit la France, et qui ne semble devoir être essentiellement changé que par l’influence de grands évènemens au dehors, dont aucune puissance ne provoque aujourd’hui ni ne veut précipiter l’explosion.
Nous avons donné quelques détails, dans notre dernier numéro, sur la création de pairs qui doit précéder l’ordonnance de dissolution. Mais depuis lors, la liste s’est alongée. On cite aujourd’hui comme en faisant partie vingt-un membres de la chambre des députés, cinq généraux non députés, un diplomate en exercice, deux magistrats, un ancien ministre de la restauration, un ancien député, un membre de l’académie des sciences et un amiral ; mais tout cela ne fait encore que trente-trois noms, et il se dit qu’elle doit en comprendre plus de quarante. En attendant voici les noms connus : députés : MM. Bignon, Humann, de Mosbourg, Odier, Kératry, Camille Périer, de Schonen, Charles Dupin, Bessières, Paturle, d’Andigné de la Blanchaye, de Brigode, de Cambis, Daunant, Pelet de la Lozère, Pavée de Vandœuvre, Rouillé de Fontaine, comte d’Harcourt, Durosnel, Tirlet, Delort ; généraux non députés : MM. Tiburce Sébastiani, Darriule, de Castellane, Préval et Petit ; académicien : M. Poisson ; amiral : M. Willaumez ; diplomate : M. Serrurier, ministre plénipotentiaire de France en Belgique ; magistrats : M. le vicomte Harmand d’Abancourt, premier président de la cour des comptes, M. de Belbœuf, premier président de la cour royale de Lyon ; ancien député : M. le marquis d’Escayrac-Lauture ; ancien ministre : M. Bourdeau, collègue de M. de Martignac. M. le général Jacqueminot proteste contre le bruit que plusieurs journaux avaient répandu qu’il consentait à échanger l’honneur de la députation contre un siége au Luxembourg.
Telle qu’on l’a publiée jusqu’ici, il manque cependant quelque chose à cette liste de nouveaux pairs, et ce quelque chose, nous le dirons pour être justes avec tout le monde : ce sont deux ou trois noms anciens, éclatans, et qui appartiennent, sous le rapport de la fortune, du rang, de l’influence, à la classe supérieure de la société française, noms libéraux, bien entendu, et qui, tout aristocratiques qu’ils soient, ne sonnent pas mal à des oreilles de juillet. Les conseils généraux de département n’en auraient-ils pas indiqué quelques-uns, si on avait voulu les y chercher, et M. Molé n’est-il pas l’homme du monde le plus propre à introduire avec discernement et mesure, dans le gouvernement de son pays, un peu de cette aristocratie du sein de laquelle il sort, et dont il allie noblement les traditions à celles de la France nouvelle, révolutionnaire et roturière ?
La politique extérieure de cette quinzaine nous offrira aussi son petit scandale : c’est un incident assez grave par lui-même, mais qui l’est devenu beaucoup plus encore par toutes les circonstances qui s’y rattachent, la publication inusitée d’une correspondance diplomatique très confidentielle entre M. Rudhart, ministre des affaires étrangères de Grèce, et M. Lyons, envoyé d’Angleterre auprès du roi Othon. Cette correspondance se rapporte à l’expulsion d’un réfugié italien, nommé Emilio Usiglio, du territoire grec, malgré la protection d’un passeport anglais, qui n’a pu le défendre des rigueurs de M. Rudhart, fidèle instrument d’une politique à laquelle la Grèce pouvait fort bien éviter de s’associer. Nous avons dit scandale, et c’en est bien un, car cette correspondance a pleinement révélé, ex abrupto, ce qui était encore un secret pour le plus grand nombre des observateurs politiques en dehors des coulisses, l’influence toute nouvelle que le cabinet de Vienne a réussi à se ménager en Grèce et le mécontentement que l’Angleterre en éprouve. L’établissement de l’influence autrichienne en Grèce est un fait d’autant plus remarquable, que l’Autriche n’est pas au nombre des puissances protectrices de l’état grec, qu’elle n’a contribué en rien au triomphe de l’indépendance et de la nationalité helléniques sur l’oppression musulmane ; qu’elle a, au contraire, vu avec beaucoup de peine ce nouvel affaiblissement de l’empire turc, et que, sauf la guerre contre la Russie, elle avait tout fait pour le prévenir. Mais une fois l’évènement accompli, une fois cet élément introduit dans la balance politique, l’Autriche s’est résignée, et aussitôt elle a cherché à tirer parti de ce qu’elle n’avait pu empocher. Elle est, nous croyons, la première des grandes puissances qui ait conclu avec la Grèce un traité de commerce ; le service de bateaux à vapeur qu’elle a organisé à Trieste s’est rattaché à cette politique et en a secondé le développement. Et voilà maintenant qu’un ministre anglais accuse M. de Rudhart de mettre à la suite du cabinet de Vienne le gouvernement dont il dirige les affaires extérieures, de recevoir des instructions de M. de Metternich, d’avoir pris des engagemens particuliers envers l’Autriche, sans l’assentiment des puissances protectrices, et de subordonner à ses vues toute la politique du nouveau royaume !
Si ces accusations sont fondées (et nous ne doutons pas de l’influence actuellement exercée en Grèce par le cabinet de Vienne), il faut croire que l’Autriche, si peu remuante de sa nature, essaie de prendre, en Orient, position contre la Russie, bien qu’en apparence M. de Metternich et M. de Nesselrode soient assez d’accord pour soutenir M. de Rudhart. Mais cela vient de ce que les deux cabinets redoutent également son prédécesseur, M. d’Armansperg, qui s’était entièrement livré à l’Angleterre, et un autre homme d’état, le plus national et le plus populaire de la Grèce, qu’on tient depuis long-temps dans l’honorable exil d’une ambassade.
Le ton de la correspondance de M. Lyons avec M. Rudhart n’est peut-être pas ce qu’il y a de plus convenable au monde, ni de plus conforme aux traditions diplomatiques. On y voit percer le ressentiment conservé par l’Angleterre pour la destitution de M. le comte d’Armansperg, et après tout, le gouvernement grec était rigoureusement dans son droit. Mais ce droit, il l’a exercé d’une manière odieuse, et on doit féliciter le ministre français à Athènes d’avoir, en cette circonstance, officieusement agi dans le même sens que son collègue, M. Lyons. Aujourd’hui, en effet, nous sommes à peu près d’accord avec l’Angleterre sur la question grecque, et dans le sein de la conférence de Londres, lord Palmerston ne s’est pas trouvé plus disposé que le plénipotentiaire français à autoriser l’émission d’une partie quelconque de la troisième série de l’emprunt grec. Nous qui avons quelquefois révélé sans mauvaise intention les infirmités de l’alliance anglaise, ce serait avec plaisir que nous la verrions partout ailleurs aussi réelle, aussi vraie dans la pratique, qu’elle l’est redevenue en Grèce depuis la retraite du comte d’Armansperg. Nous n’aurions pas à déplorer qu’il en fût autrement, si, dans le besoin que l’on ressent de la conserver efficace et sérieuse, on subordonnait constamment des deux côtés l’accessoire au principal, les petites tracasseries aux grandes questions, le choc des petits intérêts contraires au grand intérêt commun.
On n’a, depuis quelque temps, assez ménagé l’alliance anglaise ni en effets, ni en paroles. Il semble que ses inconvéniens, sous le rapport des hommes et des choses, aient paru plus grands que ses avantages, et l’Europe a suivi d’un œil avide les progrès de ce relâchement universel dans le système de politique extérieure qui a permis à la France de prendre Anvers et d’occuper Ancône. L’Europe a fait plus : elle a encouragé ce relâchement de nos liens avec l’Angleterre autant qu’il était en elle. Mais elle ne peut nous offrir, et de long-temps nous ne pourrons accepter d’elle, aucun équivalent pour le sacrifice auquel son impatience nous pousse. Quand même elle le pourrait, la question de préférence ne serait pas résolue par cela seul ; mais il suffit qu’elle ne le puisse pas et qu’on le sente bien, pour que nous n’allions pas inconsidérément nous affaiblir du côté où nous sommes forts, sans avoir chance de nous fortifier du côté où nous sommes faibles. Nous vivons en paix avec l’Europe ; mais, sauf un rapprochement viager entre la Prusse et la dynastie nouvelle, les autres puissances du continent, grandes et petites, ne nous épargnent guère un embarras, une tracasserie, une menace plus ou moins déguisée, quand elles le peuvent. Nous ne parlerons pas de la Russie, dont la malveillance est trop notoire ; mais l’Autriche, qu’on devrait croire moins passionnée, plus raisonnable et plus juste, se refuse-t-elle souvent le plaisir de nous harceler, de traverser nos desseins, de réveiller nos inquiétudes ? Ce n’est peut-être pas la faute du chancelier de cour et d’état si Mme la princesse de Metternich promène dans sa voiture, à Vienne, M. le duc de Bordeaux : mais quand nous retrouvons à Athènes, dans les difficultés que rencontre notre service de bateaux à vapeur du Levant, la même main qui nous en suscite de pareilles à Gênes et à Naples, nous ne pouvons croire que M. de Metternich y soit aussi étranger qu’à la promenade du duc de Bordeaux dans la voiture de sa femme. Si l’Autriche exhume tout à coup un projet de nouvelle forteresse fédérale qui sommeillait oublié dans les cartons de la commission militaire de la diète, on ne prétendra pas sans doute que nous devions y voir un témoignage d’amitié, de confiance, de bon vouloir, surtout quand ce projet vient se fixer sur Radstadt, et quand on le fait accompagner de déclarations menaçantes dans les journaux censurés de l’Allemagne.
Nous croyons donc sage et presque nécessaire, dans l’état actuel des choses, de resserrer notre alliance avec l’Angleterre, d’en renouer les fils plutôt épars que brisés, et d’en masquer avec soin les vides et les parties faibles, s’il y en a quelques-unes. Les états, non plus que les individus, ne gagnent rien à s’isoler, et, dans certaines capitales, on nous verrait avec trop de plaisir nous éloigner du cabinet de Saint-James, pour que notre plus grand intérêt ne soit pas de nous en rapprocher. Ce que nous allons dire n’est pas un paradoxe ; mais il nous semble que, pour faire de grandes choses en Europe, nous pourrions d’abord être seuls, tandis que, pour ne rien faire, avec la volonté de ne pas remuer et de respecter ce qui est, nous avons besoin d’être à deux. Nous comptons prouver cela quelque jour. Reprenons, maintenant, notre tour d’Europe.
Le duc Charles de Mecklembourg-Strélitz, président du conseil-d’état du royaume de Prusse et commandant de la garde royale prussienne, est mort, à Berlin, le 21. Ce prince était frère consanguin du grand-duc régnant de Mecklembourg-Strélitz, de la feue reine de Prusse, Louise, envers laquelle l’empereur Napoléon se montra presque cruel, et de la reine actuelle de Hanovre. Il a terminé sa carrière dans une demi-disgrace, par suite de l’opposition violente qu’il avait faite au mariage de la princesse Hélène de Mecklembourg-Schwérin avec le duc d’Orléans, mariage négocié et conclu sous les auspices de la cour de Prusse, malgré tous les efforts du parti contraire à la France. Le duc Charles en était l’âme, et ce fut une opposition toute politique ; car il n’avait, à titre de parent fort éloigné, aucune influence légitime à exercer sur les déterminations de la princesse, de sa mère et de la cour grand-ducale de Mecklembourg-Schwérin. Néanmoins il crut devoir à son nom de ne rien négliger pour empêcher cette alliance, et on lui attribua, vers l’époque où elle se négociait, un mémoire, lithographie à très peu d’exemplaires, contre le projet si chaudement épousé par le roi de Prusse. Ce mémoire a circulé dans la société de Berlin et a provoqué, de la part de M. de Kamptz, ministre de la justice, des observations qui ont également circulé en manuscrit et entretenu quelque temps, à Berlin, cette singulière polémique dans la sphère élevée d’une cour. Le mémoire de M. de Kamptz était sec dans la forme, mais, dans le fond, très solide, plein de faits concluans et d’une irrésistible logique. La manière dont la légitimité de la dynastie d’Orléans s’y trouvait établie ne nous paraîtrait peut-être pas très orthodoxe ; mais on ne saurait exiger d’un ministre prussien qu’il reconnaisse bien nettement le principe de la souveraineté du peuple, et, à part le dogme, toutes les questions de fait y étaient victorieusement traitées. L’auteur s’était imposé la tâche de réunir tous les exemples de mariages entre princesses de maisons souveraines par la grace de Dieu, et princes ou familles régnantes par la grace d’une révolution, soit populaire, soit patricienne, soit militaire. L’histoire en présente beaucoup, comme chacun sait ; aussi la liste en est-elle bien longue dans le mémoire de M. de Kamptz. Mais le plus piquant, dans une réponse au duc de Mecklembourg-Strélitz, c’est celui que lui rappelle l’impitoyable publiciste, d’une alliance entre sa tante, Sophie-Charlotte, et le roi d’Angleterre George III, à une époque où vivait encore Charles-Édouard, légitime héritier de droit divin de la couronne enlevée aux Stuarts par la révolution de 1688. Le duc Charles n’avait que cinquante-deux ans et n’était pas marié. Ou doute que sa mort inspire de vifs regrets à la population de Berlin.
Quand donc l’Espagne pacifiée ne nous offrira-t-elle plus d’évènemens à enregistrer, ou plutôt quand est-ce que la guerre civile qui continue à désoler ce malheureux pays et y élargit de jour en jour davantage le cercle de ses fureurs, nous offrira-t-elle quelque évènement décisif, au lieu de cette pénible alternative de demi-victoires et de demi-défaites qui en éternisent les maux ? Au moment où nous formons ces vœux, la fortune semble revenir sous les drapeaux de la cause constitutionnelle. Les troupes de la reine ont remporté sur celles de don Carlos deux avantages assez marqués, et le danger qui avait menacé Madrid pendant plusieurs jours s’en éloigne de nouveau. Mais on ne peut s’empêcher de concevoir les plus sérieuses appréhensions pour le dénouement de cette guerre, en réfléchissant à la grandeur des moyens que le prétendant vient de développer, à l’audace qu’il a eue de s’avancer jusqu’aux portes de Madrid, à la vivacité des sympathies que sa présence a éveillées chez les masses dans toutes les petites villes des environs de la capitale. Il a transporté récemment le théâtre de la guerre dans un rayon très rapproché de Madrid, car les gardes nationales ont fait le coup de feu avec ses avant-postes, la veille de l’arrivée d’Espartero, et quelques jours après, la reine a vu, dit-on, du haut d’un de ses palais, les derniers bataillons carlistes se retirer dans la direction de Guadalajara.
Telles sont cependant les conséquences de la prise de Ségovie par une faible division, qui, commandée par un chef entreprenant et habile, avait passé l’Èbre sans obstacle, traversé la Vieille-Castille sans être inquiété, occupé Saint-Ildefonse et franchi le Guadarrama, pour venir insulter Madrid, grâce à l’inconcevable négligence du ministère Calatrava. C’est depuis lors que l’armée d’Espartero, accourue en toute hâte au secours de la capitale, a laissé le prétendant maître d’une vaste étendue de pays et des sources du Tage ; c’est depuis lors qu’il a pu remporter une victoire complète sur un corps d’armée inférieur en nombre à ses forces, victoire qui a relevé les espérances des siens, et lui a valu, avec un grand nombre de prisonniers, cent cinquante caisses de munitions, deux cents chevaux et cinq mille fusils. Enfin, cette victoire a facilité la dernière expédition de don Carlos sur Madrid, qui, bien que repoussée, n’a pas seulement coûté fort cher au gouvernement constitutionnel, mais a laissé des traces profondes dans toute la vallée du Tage jusqu’à Aranjuez. Et ce n’est pas tout. Le chef carliste qui avait pris Ségovie a évacué cette ville et reporté ses positions un peu en arrière, il est vrai ; mais voilà six semaines que ce chef domine la route de Burgos, le cours du Duero, une province dans laquelle il n’y avait eu, depuis le commencement de la guerre civile, que de misérables bandes, et où s’organise maintenant une armée ! C’en est assez pour faire douter de plus en plus du salut de l’Espagne, et préparer les esprits les moins pessimistes à un dénouement que les observateurs politiques les mieux placés pour en bien juger n’ont pas cessé, depuis deux ans, de déclarer inévitable.
Le travail intérieur des partis qui divisent le libéralisme espagnol, n’en continue pas moins activement au milieu des fureurs de la guerre civile, comme si la cause constitutionnelle était plus assurée de son avenir. L’assemblée des cortès est sur le point de se séparer, le pays légal va procéder aux élections qui doivent, pour la première fois, donner à l’Espagne une double représentation, un sénat et une chambre de députés. Les Martinez de la Rosa, les Toreno, les Isturitz, tous les noms les plus marquans du parti modéré, figurent sur les listes de candidats, et une opinion puissante qui, depuis la révolution de la Granja, a cessé d’être représentée dans le gouvernement et dans les cortès, ressaisira la parole et reparaîtra en force dans les deux chambres. Après tant de malheurs et de fautes, dont il n’est pas responsable, ce parti sera-t-il assez énergique, assez habile, assez fort pour les réparer ? et lui sera-t-il donné, maintenant, de guérir les plaies profondes qu’il a vues se former, et dont il n’a pas su arrêter les progrès, quand les destinées de l’Espagne étaient confiées aux mains de ses plus grandes célébrités ? C’est ce dont il est malheureusement permis de douter.
Un journal de la gauche, dans la préoccupation du triomphe éventuel de don Carlos, triomphe infaillible à ses yeux, rétablissait du même coup don Miguel à Lisbonne, et citait, à l’appui de son opinion, des dépêches dont le secret aurait transpiré. Nous le croyons mal informé. La solidarité qu’il suppose entre ces deux prétendans n’existe pas dans la réalité, et l’Europe absolutiste les sépare certainement dans ses espérances comme dans ses vœux, car M. de Metternich serait fort disposé à reconnaître dona Maria sur le trône de Portugal ; d’un autre côté, on ne voit pas que le parti miguéliste songe à profiter pour son compte de la guerre que se font actuellement les deux fractions du parti contraire. C’est une observation qui n’a pour but que de rétablir la vérité sur ce point, et nullement d’atténuer la redoutable gravité d’une restauration carliste en Espagne, si tant est, ce qu’à Dieu ne plaise, que le gouvernement de juillet soit destiné à la subir.
Quelques nominations et déplacemens viennent d’avoir lieu dans le personnel des secrétaires d’ambassade. Le comte Philippe de Rohan-Chabot, fils d’un pair de France et aide-de-camp du roi, attaché au cabinet de M. le président du conseil, est nommé second secrétaire d’ambassade à Londres. Déjà connu dans la haute société anglaise, à laquelle il tient par sa mère, M. de Rohan-Chabot paraît destiné à parcourir avec distinction la carrière diplomatique, où il entre jeune, mais bien préparé. Ses connaissances, la solidité de son jugement, tout, jusqu’à l’élégance de ses manières, le fera distinguer et aimer partout où il sera appelé à servir et à représenter son pays. M. de Grammont, qui n’est pas, comme on l’a prétendu, fils du député de ce nom, mais parent de Mme la comtesse Sébastiani, remplace à Stuttgardt, en qualité de secrétaire de légation, M. le baron Reinhardt, qui est envoyé à Berne, avec le titre de premier secrétaire d’ambassade. M. Reinhardt, dont on fait le plus grand cas, est fils d’un ancien ministre plénipotentiaire, qui a laissé de fort honorables souvenirs en Allemagne, où il a long-temps résidé. M. de Belleval, qui est remplacé en Suisse par M. Reinhardt, n’a pas trouvé place dans ces arrangemens. Mais il ne sort pas d’une carrière dans laquelle il compte de longs services et où ses talens ne peuvent tarder à être utilisés de nouveau. Il n’est rappelé de Berne que pour satisfaire à des exigences générales de service, et non, comme le pourraient faire croire les insinuations de certaines feuilles suisses, par suite des prétendus dissentimens qui se seraient élevés entre lui et M. le duc de Montébello. Au reste, l’ambassade de France à Berne se trouvera bientôt presque complètement renouvelée, car M. de Montébello lui-même doit recevoir une autre destination. Les différends de l’année dernière, et plusieurs missions de rigueur qu’il a eu à remplir, ont rendu en Suisse sa position personnelle difficile et fausse, malgré le rétablissement de la bonne intelligence entre les deux gouvernemens. Il n’a pu avoir, dans la diète qui termine la session ordinaire, que des relations un peu froides et embarrassées avec la plupart des députations cantonnales, qui étaient à peu près les mêmes que celles de la diète extraordinaire de 1836 ; et maintenant que le point d’honneur est sauvé, nos rapports avec la confédération helvétique gagneront à passer en de nouvelles mains.