Chronique de la quinzaine - 30 septembre 1917

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Chronique n° 2051
30 septembre 1917


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




Dans cette fuite des événemens où le fait efface le fait, comme, dans une mer furieuse, la vague recouvre la vague, les hommes et les choses sont emportés d’un tel mouvement qu’il est presque impossible d’en suivre ou d’en fixer tous les temps et d’en tracer un tableau qui soit à la fois exact et complet. Ce ne sont pas seulement les morts qui vont vite. L’histoire court. Il est vrai, pour notre malheur, que, depuis plus de trois ans, elle n’est faite que de morts. Cependant la guerre elle-même, l’action proprement militaire, par momens, paraît piétiner et stagner. Nous venons de traverser un de ces intervalles. Les Allemands, après leur poussée sur Riga, semblent s’être arrêtés : hésitent-ils ou se préparent-ils ? Est-ce de leurs desseins qu’ils ne sont pas sûrs, ou de leurs forces ? Ils suspendent leur marche sur le front roumain, qu’ils dégarnissent, soit que l’héroïque résistance d’une armée qui a été magistralement reprise leur ait fait payer trop cher un succès d’où ils n’espèrent plus tirer assez, soit que la pensée de Pétrograd ait chassé de leur esprit le rêve d’Odessa. Sur l’Isonzo, le San Gabriele est toujours disputé en d’âpres et incessans combats : Vienne défend là le double chemin de Laybach et de l’Adriatique. Chez nous, sur le front tenu par les troupes françaises, on n’a guère signalé que des canonnades et des escarmouches : ainsi sur l’Yser, sur l’Aisne, sur la Meuse. Sous Verdun, pourtant, nous avons enlevé le bois le Chaume et la crête du bois des Caurières : le Kronprinz impérial en a témoigné son dépit par des contre-attaques dans le grand style, qui n’ont jamais manqué de tourner à notre avantage. Sauf entre Langemarck et Hollebeke, où les soldats du général Gough ont pénétré de quinze cents mètres dans les lignes allemandes, faisant trois mille prisonniers, nulle part, cette quinzaine, n’a tonné un coup éclatant,

Mais, ne craignons pas de le redire, la guerre, et surtout une pareille guerre, ne se fait pas uniquement par les armes. Ne craignons pas non plus de le répéter : des quatre facteurs qui contribuent à en mesurer et à en assurer les chances, aucun n’est négligeable, mais le moins négligeable de tous, parce que c’est lui qui règle ou embrouille, permet ou empêche le jeu des trois autres, est le quatrième : le gouvernement. Nous ne l’avons pas caché : de bons juges, des maîtres.de la critique politique, ont cru découvrir dès le début, dans les gouvernemens de l’Entente, una certa fiacchezza, quelque chose de « flasque, » une certaine mollesse, une certaine faiblesse. Il est juste de reconnaître que, dans le camp ennemi, on a fini par faire la même constatation, ou une constatation qui revient au même. Si l’on y est resté plus longtemps sans s’en apercevoir et sans s’en plaindre, c’est d’abord à cause de l’avance qu’une offensive préméditée durant un demi-siècle avait conduit et presque contraint à prendre ; c’est peut-être aussi à cause d’une inclination naturelle à trouver bien tout ce qui est fait par ceux en qui l’on aime à incarner l’infaillibilité de l’État omnipotent ; peut-être encore à cause de la rigidité des institutions et de la rigueur des lois ou de la force des habitudes, dont la première ôte les moyens et la seconde ôte l’envie de récriminer. Mais aujourd’hui, dans l’Europe centrale, comme dans les pays de l’Entente, on a vu où était le point faible, et qu’il était précisément en cet endroit si délicat : partout, des deux côtés, on cherche des gouvernemens, le gouvernement qu’il faut à la guerre. L’Empire allemand, mécontent de M. de Bethmann-Hollweg, n’est que très médiocrement satisfait de M. Michaelis. L’Autriche est passée du comte Clam-Martinitz au chevalier de Seidler, en qui il est visible qu’elle ne se repose pas. La Hongrie, après s’être arrachée à la volonté tyrannique de M. Etienne Tisza, n’a pu que flotter de la jeunesse un peu neuve du comte Maurice Esterhazy à l’expérience un peu mûre de M. Wekerlé. En Italie, M. Boselli se heurte ou se frotte aux difficultés que rencontra avant lui M. Salandra, quoique l’un ait transmis à l’autre, en la personne de M. Sonnino, l’élément de permanence et de continuité. En Angleterre, le Cabinet Lloyd George n’est plus le Cabinet Asquith, ni même le premier cabinet Lloyd George : la sortie de M. Henderson a failli en compromettre l’équilibre. En France, comptons. Nous avons eu deux ministères Viviani, deux ministères Briand, et il s’en est fallu d’un rien que nous eussions deux ministères Ribot. Avec le ministère Painlevé, que nous avons, cela fait sept. Nombre sacré : puissions-nous enfin avoir un gouvernement !

Nous le méritons : des six ministères précédens, pas un n’a été renversé par un geste des Chambres, pas un n’est tombé par le refus délibéré d’une opposition. Cette opposition, à ne rien dissimuler ni déguiser, n’a pas manqué de naître et de les gêner, sourde ou criarde selon les heures ; mais ils ont eu constamment la majorité contre elle, et, de l’un à l’autre, ils se sont légué le secret de s’en débarrasser, en l’absorbant. Non, et c’est ce qui vaut d’être noté, ce ne sont pas les caprices du Parlement qui, du ministère Viviani au ministère Ribot, ont entretenu ou aggravé à notre détriment l’espèce de paralysie ou d’ataxie gouvernementale qui résulte d’une perpétuelle instabilité : tous, sans exception, se sont défaits par une opération intérieure; ils n’ont pas été démolis, ils se sont désagrégés; du dedans, pas du dehors: l’instabilité du gouvernement est venue des ministères mêmes, ou de certains ministres mêmes; inutile de citer des noms : l’ordre chronologique les évoquera.

Quoi qu’il en soit, M. Malvy ayant donné sa démission, par suite de circonstances sur lesquelles il serait oiseux de revenir, M. Ribot pensa que l’occasion était bonne de remanier son ministère et, en le rajeunissant, de lui rendre la vigueur qu’il n’avait plus. Il crut qu’il suffirait, pour en faire un gouvernement, de changer quelques personnes, et fit dire qu’il ne comptait pas appeler plus de quatre ou cinq nouveaux collaborateurs. « La nécessité de ne pas entraver le fonctionnement des services et les exécutions de toutes les œuvres de guerre » l’avait porté, en effet, à ne pas se séparer de la plupart des anciens ministres, « notamment des trois ministres de la Défense nationale et du ministre des Finances. » C’était, d’un certain point de vue, la sagesse même. Le dimanche matin, nous avions donc, sur cette base, un ministère reconstitué. M. Ribot demeurait président du Conseil, M. Painlevé ministre de la Guerre, M. Albert Thomas, ministre de l’Armement et des Fabrications. Avec eux demeureraient au moins M. Chaumet, M. Thierry. Pour le reste, on s’arrangerait.

Seulement, M. Ribot, tandis qu’il échafaudait cette construction plutôt fragile, en matériaux qui, presque tous, s’ils n’étaient pas usés, avaient déjà servi, n’avait pas pris garde à la réunion qu’avait tenue, avant même l’ouverture officielle de la crise, le parti socialiste, ni à l’ordre du jour où ce parti avait consigné le plus clair de ses confabulations. Quand on dit « le plus clair ! » Mais enfin, le plus substantiel, le plus positif de la motion était que le parti socialiste se réservait de discuter s’il continuerait ou non de prêter son homme ou ses hommes, le nombre qu’il en prêterait, le taux, payable en concessions à ses doctrines, formules ou turlutaines, auquel il les prêterait; et qu’il désignait, pour cette négociation, cinq plénipotentiaires, dont il semble que M. Renaudel se soit fait le porte-parole et le porte-plume, derrière M. Albert Thomas qui, s’inclinant, confirmait qu’il ne pouvait qu’obéir aux décisions de son parti.

Repoussé par les socialistes, M. Ribot se résigna, vraisemblablement sans douleur, à faire sans eux son ministère. Il était environ trois heures. A la fin de l’après-midi, la liste était arrêtée, et M. Albert Thomas, remplacé pour ainsi dire hiérarchiquement par son sous-secrétaire d’Etat, M. Loucheur. La brèche était bouchée, le navire calfaté; il allait flotter. Mais, à huit heures, M. Painlevé, au sortir d’une visite d’adjuration à M. Albert Thomas, n’ayant point réussi à le fléchir, « venait informer M. Ribot qu’à son tour il croyait devoir se retirer, parce qu’il estimait qu’on ne pouvait former le Cabinet sans la participation des socialistes. » Alors, M. Ribot « remercia tous les membres qui avaient répondu à son appel et déclara qu’il renonçait à poursuivre plus longtemps ses négociations, laissant à un autre le soin de former un ministère. »

Cet autre était tout trouvé. Dans la journée du lundi, M. Painlevé se mit en campagne. Le mardi, à l’aube, il touchait au but; en cet instant, de nouveau les Cinq arrivèrent. Ils avaient encore un papier, et beaucoup plus long, qui occupe une colonne entière de l’Humanité. Ce sont des encyclopédistes ; mais comme, d’autre part, ils ne sont point gens à se nourrir de théorie pure, et perdent rarement la carte, quand ils eurent acquis l’impression que M. Painlevé ne répugnait pas à leurs indications, à leurs directions, dans « l’ordre diplomatique, l’ordre militaire, l’ordre économique, l’ordre de la vie intérieure, » ils vinrent au fait et demandèrent: « Avec quels hommes ? »

Ce fut la pierre d’achoppement. Sans se dépenser en efforts superflus, M. Painlevé avait recueilli les débris de la combinaison Ribot, et premièrement M. Ribot lui-même, qui lui paraissait aussi indispensable aux Affaires étrangères que, la veille, à M. Ribot, M. Paul Painlevé avait paru indispensable à la Guerre. Dans l’ensemble, le ministère Painlevé-Ribot n’était qu’une réplique, qu’une transposition du ministère Ribot-Painlevé, et c’est à cette reproduction, que, par rancune de leur défaite dans l’affaire des passeports pour Stockholm, les socialistes se refusaient à coopérer. Leur exclusive, lorsque MM. Albert Thomas et Varenne la portèrent pour la seconde fois, était dirigée moins contre le nouveau que contre l’ancien président du Conseil. Sous cet anathème, le premier mouvement de M. Painlevé fut de renoncer, comme avait, par son propre départ, renoncé M. Ribot ; mais le premier mouvement n’est pas toujours le bon. M. Paul Painlevé fut rejoint et retenu par des amis ; dans le calme conseil de la nuit, il écouta la voix de sa conscience; elle lui ordonna de faire quand même son cabinet, et, le mercredi, il le fit.

Il le fit sans les socialistes, ainsi que M. Ribot avait voulu faire. Là-dessus, la malignité a aiguisé ses flèches. Pourquoi ce qui était impossible pour M. Painlevé, avec M. Ribot comme président du Conseil, a-t-il cessé de l’être pour le même M. Painlevé, avec M. Painlevé lui-même ? Il y en a qui se sont gaussés de cette apparente incohérence. Mais M. Painlevé n’en avait pas moins fait son ministère, et nous l’en louerons. Sincèrement, sans ironie, nous le louerons de n’avoir pas versé, ainsi qu’on pouvait le craindre, dans un excès « d’esprit de géométrie. » On a dans la mémoire la phrase de Pascal : « Ce qui fait que des géomètres ne sont pas fins, c’est qu’ils ne voient pas ce qui est devant eux, et qu’étant accoutumés aux principes nets et grossiers de géométrie, et à ne raisonner qu’après avoir bien vu et manié leurs principes, ils se perdent dans les choses de finesse, où les principes ne se laissent pas ainsi manier... » M. Painlevé, au contraire, a bien vu ce qu’il avait devant lui, et il a su ne pas « traiter géométriquement les choses fines. » Félicitons-l’en, et surtout félicitons-nous-en.

Epiloguerons-nous, après cela, sur la composition même du cabinet ? L’examinerons-nous tête par tête, et chaque homme par rapport à la fonction ? Nous récrierons-nous devant le nombre inusité des ministres ? Eh ! bien, oui, ils sont trente : quinze titulaires, quatre honoraires, onze sous-secrétaires d’État. On en a vu passer, selon les nuances changeantes du jour, au gré des minutes fugitives, d’une spécialité à une autre, qui est fort différente. Mais ce sont peut-être les lois du genre, et, en tout cas, ce sont les mœurs du régime. Parmi les quatre ministres sans portefeuille, dont s’échauffe tant la bile socialiste et radicale-socialiste, figurent M. Louis Barthou, qui fit voter la loi de trois ans, et c’est une injustice réparée, MM. Léon Bourgeois, Paul Doumer, Jean Dupuy, et c’est de l’activité ou de l’expérience utilisées. Dans beaucoup d’autres, qui sont encore peu connus, on ne saurait refuser de placer au moins des espérances. Assurément, comme dit Guichardin, « il y a chez les princes, même grands, très grande disette de ministres bien qualifiés. » Évidemment aussi, il est plus difficile d’en trouver trente de cette sorte que d’en trouver dix, st d’en trouver dix que d’en trouver un. Cependant des hommes peuvent être la monnaie d’un homme ; l’essentiel est qu’il y en ait un qui les persuade et les oblige de faire bourse commune. Qu’ils s’y soient mis à trente, peu nous importe, s’ils nous procurent, dans la quatrième année de guerre, le gouvernement auquel la France aspire, et auquel elle a droit par sa vaillance, par sa patience, en un mot : par sa vertu.

Un gouvernement national. Nous l’appellerons ainsi, s’il l’est par ses intentions et par son action, sans nous attarder à remarquer qu’une moitié de l’opinion en est exclue, qui est une moitié de la France, et qui, quoiqu’on ne pèse point les parts du sacrifice, n’est pas celle qui a le moins donné. Peu nous importe encore : nous ne demandons que d’avoir un gouvernement, nous ne demandons pas d’en être. Que la guerre soit menée à la meilleure fin, à la seule bonne, par un « gouvernement de gauche, » s’il faut, pour l’y mener, entendant au dernier cran toutes les énergies, un « gouvernement de gauche, » nous ne regarderons pas de quelle main il les tend. Nous verrons après, lorsqu’il ne sera plus impie et funeste de discuter, lorsqu’il s’agira non plus de ne pas mourir, mais de recommencer à vivre. Après, nous ferons tout pour ne point vivre comme nous avons vécu, parce que nous voyons clairement et nous n’oublierons pas de quoi nous avons failli mourir. Jusque-là, il n’est pas d’autre vie que de vaincre; pour vaincre, que de s’enfermer irréductiblement dans l’idée de chasser l’invasion; pour être, sûr de la chasser, que de ne pas laisser, par l’espionnage, la trahison, les compromissions louches et les basses manœuvres, détremper l’âme française ; pas d’autre règle que d’avoir une politique de guerre, et de n’en pas faire d’autre ; pas d’autre objet que d’être un gouvernement de guerre, c’est-à-dire d’unir et de tenir unie dans la guerre toute la nation, de ne gouverner pour personne que pour la France, ni contre personne que contre l’ennemi.

Avoir une politique de guerre, être un gouvernement de guerre, gouverner pour la France, ou simplement être un gouvernement et gouverner, c’est employer au mieux les merveilleuses ressources, les réserves inépuisables de la France, ne pas souffrir qu’il en reste d’enfouies, qu’il y en ait d’ignorées, de dédaignées, de perdues, de gâchées. C’est avoir de l’ordre, faire de l’ordre, être un ordre. C’est être une pensée et une volonté. À cette hauteur, il n’y a plus ni « d’esprit de finesse, » ni « d’esprit de géométrie. » Il y a l’esprit, ou il n’y a rien. Mais il ne se peut pas qu’il n’y ait rien. Le mot du chancelier Oxenstiern à son fils : « Allez voir, mon enfant, par combien peu d’esprit le monde est gouverné, » ce mot est faux. Par trop peu d’esprit, le monde n’est pas gouverné. M. Painlevé tiendra à honneur de démontrer en mathématicien que trente ministres font un gouvernement. Sa déclaration le promet, dans le sentiment qu’il faut, avec l’accent qui convenait. Nous souhaitons, et nous attendons, que ses œuvres le prouvent.

Les puissances occidentales ont d’autant plus l’obligation de s’assurer, pour le triomphe de leur cause, cette suprême chance de la guerre, que, depuis six mois, et peut-être davantage, si Tonne s’arrête pas à la surface des choses, elle manque tout à fait à leur grande alliée d’Orient, Depuis six mois au moins, la Russie a trop de gouvernemens pour avoir un gouvernement. C’est l’anarchie par panarchie, où tout le monde commande, personne n’obéit et personne n’est obéi. On avait salué comme une libération la jeune audace de Kerensky; on aimait voir en lui le régénérateur, le réorganisateur; on ne lui ménageait pas les comparaisons, Carnot, Danton, d’autres encore: d’acharnés adversaires du pouvoir personnel, subitement convertis par la nécessité, faisaient en sa faveur appel à la dictature. Deux ou trois fois, le bruit a couru qu’il l’avait assumée, et l’on en eût été heureux, non point à cause de la dictature, mais à cause de la possibilité d’ordre. Pour dire le vrai, la dictature de Kerensky apparaissait purement oratoire, et telle quelle, on la sentait toute tournée, par inclination ou par faiblesse, contre le péril réel ou imaginaire de la réaction, de la contre-révolution, contre des ombres, plus ou moins consistantes ou inconsistantes, de complot; molle et désarmée en face du péril trop réel, immédiat, présent et pressant, du délire révolutionnaire, internationaliste, pacifiste, défaitiste et germanisé. Et l’on voyait si bien poindre le conflit de Kerensky avec Korniloff qu’on les avertissait: ce n’était pas trop, pour la tâche écrasante et presque surhumaine qui allait s’imposer à eux, qu’ils fussent tous les deux et que tous les deux ne fissent qu’un.

Mais, à ce moment déjà, ils faisaient deux, et le duel allait s’engager. Le 1er ou le 2 septembre, Korniloff invitait Kerensky à tenir les promesses qu’il lui avait faites, et de prendre d’urgence toutes les mesures, — y compris le rétablissement de la peine de mort, — pour restaurer la discipline au front et étouffer la propagande criminelle à l’arrière. Malgré les protestations du Soviet de Pétrograd, qui, lui, réclamait par des votes réitérés l’abolition définitive de cette peine, Kerensky annonçait publiquement que le décret serait rendu et exécuté. Mais les « maximalistes » ne se décourageaient pas, et même c’était l’instant que des hommes relativement modérés choisissaient pour émettre l’avis « qu’il faut laisser la liberté de discussion aux amis de Lénine, » et qu’ainsi l’on pourra, par raison raisonnante, les faire convenir de leur erreur. Un déluge de bavardages ; délicieuses après-midi du Palais de Tauride et du Palais d’Hiver ; noble occupation pour les oisifs dont le club est le seul travail, pour cette bande qui se proclame « le peuple, » et qui ne fait rien. Tous les Soviets de Russie font chorus à celui de la capitale ; plus de peine de mort au front, encore moins à l’arrière : l’armée et la nation s’en tireront comme elles pourront. Dans cet instant si grave, « le gouvernement provisoire, remarque le Times, perd son temps en de futiles querelles. » L’armée n’est plus ravitaillée. Il faut bien que Korniloff s’en tire comme il peut, et ce que le gouvernement ne fait pas, qu’il le fasse lui-même.

Animé par les Soviets, et peu à peu envahi par la même hantise, le gouvernement frappe à coups redoublés sur le fantôme de la contre-révolution; il proclame la République ; il fait arrêter deux grands-ducs et une grande-duchesse, l’héritier désigné in extremis par le Tsar déposé, le grand-duc Michel tout le premier; il les enferme à Gatchina, d’où il les ramènera, pour plus de sûreté, à Pétrograd. Les extrémistes saisissent le bout du filet retirent et l’allongent : ce Korniloff, qui prétend que l’armée se batte, et qui veut la remettre, à tout prix, en état de se battre, n’est-il pas l’agent, l’instrument de la réaction ? Étaler, au jour les méfaits, dévoiler les tares de l’ancien régime, semble être ce qu’il y a de plus urgent. On livre à la publicité la correspondance secrète de l’Empereur allemand et du Tsar, peu honorable pour l’un et pour l’autre, mais où l’un se révèle comme un corrupteur sans foi ni loi, et l’autre seulement comme un « faible ; » les télégrammes, — de la part de l’un impudens; imprudens de la part de l’autre, — de « Willy » et de « Nicky. » Aux élections municipales de Pétrograd, les «maximalistes » gagnent trente sièges. Sur ces entrefaites, la prise de Riga a pourtant remué les plus insensibles. Il n’est pas jusqu’aux Izvestia, organe du Soviet, qui ne s’écrient : « Assez de discours. Agissons! » Le « Comité central de la flotte de la Baltique » lui rappelle, par un manifeste, qu’il se pourrait qu’elle eût des devoirs à remplir. Kerensky lance un ordre du jour et forme, avec les généraux Alexeïeff, Roussky, Broussiloff, Radko Dmitrieff, une sorte de Conseil militaire ; mais peut-être y aurait-il autre chose à en faire que de les faire parler. La menace allemande sur Pétrograd a l’air de se dessiner : on songe à évacuer la ville, à transférer le gouvernement à Moscou. Cependant les Soviets hurlent de plus belle à la contre-révolution. On suspecte, on emprisonne, on exile. Et, au front, la discipline, l’ordre et le travail à l’arrière, ne se rétablissent toujours pas.

Le 11 septembre, nous apprenions que, sur une sommation de céder le pouvoir qui lui avait été apportée par le député Lvoff, ex-procureur du Saint-Synode, comme venant de Korniloff, mais tout ensemble désavouée dans les termes et reprise à son compte par le généralissime, Kerensky venait de destituer Korniloff ; puis, coup sur coup, que Korniloff refusait de remettre son commandement, qu’il rompait avec le gouvernement provisoire, que les Cosaques, après avoir offert leur médiation, prenaient parti pour ce fils de cosaque ; que, soutenu par le général Kaledine, ataman des Cosaques du Don (on sait que les Cosaques ne sont pas seulement des cavaliers, et leur chef, un chef militaire), par Klembowsky, son successeur à la tête des armées, par Loukomsky, son chef d’état-major, il entraînait contre Pétrograd cette fameuse « Division sauvage » qu’il avait illustrée et qui l’avait illustré. Une fois de plus, Kerensky lançait une proclamation, ajoutait à sa dictature le titre de généralissime, dissolvait son ministère ou le resserrait en une sorte de directoire, recevait les assurances de fidélité de la flotte de la Baltique, des maximalistes, des minimalistes, de certains cadets, et de certains autonomistes mêmes comme Bologoff, le délégué de la Rada d’Oukraine. Le Soviet condamnait Korniloff au nom de la légalité, de sa légalité, ce qui serait savoureux, s’il n’y avait tant de sujets de tristesse, et Kerensky décrétait d’accusation, outre Korniloff, les généraux Denikine, Loukomsky, Markolf, Kisliakoff, l’écrivain militaire connu, le colonel Clerget, le ministre de la Guerre du premier gouvernement provisoire, M. Goutchkoff. Quelles armées étaient sûres ? Lesquelles étaient rebelles ? Et, dans chaque armée, quelles troupes ? Dans chaque troupe, quels soldats ? En toute cette décomposition, la main allemande fouillait et creusait.

On pouvait redouter le pire. On était au bord de la guerre civile. La guerre se retournait et retombait de la frontière sur l’intérieur. Kerensky, dictateur et généralissime, rassemblait les régimens loyaux et marchait à la rencontre de Korniloff. Partout, de tous les Soviets, essaimaient des comités de Salut public, qui ajoutaient au trouble sans ajouter à la sécurité. Dix mille fusils étaient distribués à la partie de la population de Pétrograd la plus capable et la plus désireuse de s’en servir. Les avant-gardes de Korniloff se montraient à quelques lieues de la ville, jusque dans ses faubourgs. L’alerte fut chaude, mais brève. Dès le 15, alors que la position de Kerensky paraissait, de loin, éminemment précaire, on annonçait que « tout espoir de conciliation n’était pas perdu, » que Korniloff était sur le point de se soumettre, que ses troupes, éclairées par les Conseils d’ouvriers et de soldats, l’abandonnaient, que le chef d’état-major Alexeïeff était allé le chercher à son quartier-général, enfin que sa soumission était faite.

C’est tout ce que nous savons, mais nous ne savons pas tout, et même ce que nous savons, nous le savons mal. Nous ne pouvons guère que poser des questions. Qu’est-ce que Kerensky, ayant fait ce qu’il a fait contre Korniloff, va faire maintenant contre des Comités devenus d’autant plus encombrans et entreprenans qu’ils se figurent avoir sauvé la révolution ? Qu’est-ce qu’il va faire de leurs motions et de leurs injonctions ? Il y en a de presque raisonnables, mais il y en a plus encore d’insensées et de ruineuses. Qu’est-ce que cette « Assemblée démocratique » à recrutement étroit qui se prépare, en attendant la Constituante qu’on semble à présent vouloir hâter ; la Conférence de Pétrograd ne va-t-elle pas prendre le contre-pied de la Conférence de Moscou ? Qu’est-ce que ce ministère resserré, ce Directoire de cinq membres ? Quels sont ses pouvoirs ? Qu’est-il au juste par rapport à ce qu’on nommait le gouvernement provisoire ? Mais d’abord où en est-il, vis-à-vis des généraux qui ont provoqué, et conduit le mouvement ? Quelle attitude va-t-il tenir, quelle politique va-t-il adopter envers eux ? Kaledine est-il toujours ou n’est-il plus ataman des Cosaques du Don ? Ces Cosaques, s’étant recueillis à Novotcherkask, sont-ils ou ne sont-ils pas apaisés ? Quant à Korniloff lui-même, « l’affaire, comme on l’a dit, est-elle liquidée ? » Est-il exact que Korniloff, tout en voulant forcer la main au gouvernement, ait donné l’ordre de ne jamais, en aucun cas, tirer sur les troupes de Kerensky ; et que, Kerensky, tout en condamnant l’acte violent de Korniloff, le reconnaisse fondé en ses motifs ? Bien d’autres questions se poseraient, par surcroît, mais voici celle où nous en voulions venir : Kerensky et Korniloff, d’accord au point de départ, ne pourraient-ils se retrouver d’accord au point d’arrivée ?

Nous en formons ardemment et profondément le vœu. Il parait qu’en Russie, on a reproché à la presse française de s’être déclarée pour Korniloff contre Kerensky. Elle n’avait et elle n’a à se déclarer ni pour l’un ni pour l’autre. Nous sommes tout simplement pour la restauration de la discipline dans l’armée, de l’ordre dans le pays, pour la reconstitution de la puissance russe. Nous n’avons pas eu de paroles d’amertume ou de colère, parce que nous connaissons l’âme de ce peuple, et que Tolstoï nous a enseigné qu’il ressuscite de son péché. Mais, si les affaires russes ne regardent que la Russie, les affaires de l’Entente regardent les Alliés. On se plaît à constater que la diplomatie s’en préoccupe, et qu’elle en a donné un signe, au plus fort de la crise, en proposant ses bons offices.

Elle peut le faire en conscience, sans indiscrétion, puisqu’elle s’adresse à une alliée, c’est-à-dire à une partie de nous-mêmes. La diplomatie allemande n’est pas si scrupuleuse ; elle mêle cyniquement les neutres à ses machinations, au risque de brouiller l’univers entier. Elle y a du reste à peu près complètement réussi, mais contre l’Allemagne. Il n’y a pas un mois que la Chancellerie impériale accordait à la République Argentine une indemnité pour le torpillage du Toro, et, sous de certaines conditions, des sauf-conduits pour ses navires. Or, dans la huitaine suivante, le secrétaire d’État de la Confédération américaine, M. Lansing, publiait trois dépêches interceptées du ministre allemand à Buenos-Aires, le comte de Luxburg, qui se résument dans cet avis : « A l’avenir, ne coulez plus de bateaux argentins, ou coulez-les sans laisser de traces. » Une telle exhortation aurait été directement « câblée » de subordonné à supérieur, que c’eût été déjà charmant, mais il y a mieux ou pis, car M. de Luxburg l’a fait parvenir à Berlin sous l’innocent couvert de la légation suédoise. Voilà pourquoi la République Argentine a remis ses passeports à l’envoyé de l’Empereur et se disposait à rompre avec l’Empire. Même histoire au Mexique, histoires semblables dans l’Uruguay et à Costa-Rica.

La Suède, au cours de ces trois années, ne s’est pas fait faute de marquer à l’Allemagne une neutralité parfois très bienveillante. On a pu dire que, par son zèle ou sa docilité, elle s’était mise dans une situation qui n’est pas sans analogie avec celle de la Grèce ; et sa reine même, si elle n’est pas la sœur du roi de Prusse, en est la cousine. L’ancien président du Conseil, M. Hammarskjöld, l’ancien ministre des Affaires étrangères, M. Wallenberg, le ministre en fonctions, l’amiral Lindman, et, derrière eux, tout le parti conservateur suédois, et, autour d’eux, la Cour, et la Couronne au-dessus d’eux, n’ont jamais trouvé que c’était trop. Mais, aujourd’hui, la Suède se fâche, et elle le dit dans ses élections. Elle le dit à son gouvernement, et, s’il le faut, elle le dira à d’autres. Elle s’indigne qu’on ne lui offre, après l’avoir compromise dans une aventure déshonorante, que des excuses du bout des lèvres pour « les désagrémens » que la publication de M. Lansing lui a causés.

Ainsi remontent du passé les vieilles scélératesses, et tout se paie. En arrivant au ministère, M. de Kühlmann, ayant vu de ses yeux que l’Empire n’avait plus une faute à commettre, plus une sympathie ou une indulgence à perdre, s’est efforcé d’inaugurer cette école toute nouvelle, une diplomatie allemande aimable. Mais avant lui, le plus spirituel des Allemands, M. Zimmermann, avait semé, de par le monde, trop de témoignages de son savoir-faire ; et, dans le bureau voisin du sien, il retrouvait M. Haddenhausen qui, assure-t-on, s’était appelé, à Bucarest, M. von den Bussche, — le von den Bussche des caisses d’explosifs et de microbes. — Ces torpillages moraux ont « laissé trop de traces. » Guillaume II a dit que l’Allemagne avait fait la guerre lorsqu’elle s’était sentie « encerclée » de jalousie. Elle fera la paix lorsqu’elle se sera sentie encerclée de mépris.

Cela commence. Le ton de la réponse à la Note pontificale s’en ressent. Chacun des deux complices plaide, selon son talent et sa position, les circonstances atténuantes. L’empereur Guillaume jure hypocritement : « Je n’ai point voulu ce carnage qui me désole. » L’empereur Charles gémit : « Comment l’aurais-je fait si je n’étais pas ne ? » Ce sont des agneaux. L’un cherche à attendrir le Souverain Pontife, l’autre à enguirlander le cardinal secrétaire d’Etat. Mais ils ne seront vraiment touchés de la grâce que sous la baguette du Grand Pénitencier.


CHARLES BENOIST.

Le Directeur-Gérant, RENE DOUMIC.