Chronique de la quinzaine - 31 août 1876

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Chronique n° 1065
31 août 1876


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




31 août 1876.

S’il y a un phénomène de notre vie française qui devrait donner à réfléchir aux meneurs de partis, aux agitateurs de toute sorte et de toute nuance, c’est le calme profond auquel s’abandonne si facilement le pays dès qu’il reste livré à lui-même. Tous les ans, vers cette saison d’automne qui commence, c’est à peu près le même spectacle d’apaisement sensible et rassurant.

À peine le bruit a-t-il cessé à Versailles, à peine les vacances ont-elles interrompu les conflits passionnés de parlement, les luttes confuses plus fréquentes que les discussions sérieuses, on dirait que tout change, que c’est en quelque sorte la vie régulière qui reprend son cours. En voilà au moins pour quelques mois sans qu’on ait à craindre les compétitions ardentes, les querelles importunes et les crises soudaines où un ministère peut disparaître à l’improviste. La session parlementaire, il est vrai, a semblé un instant se survivre par les conseils-généraux qui viennent de se réunir, où les partis ont pu se retrouver encore en présence, ne fût-ce que dans l’élection des présidens ; mais pour une de ces assemblées où les passions ont pu se raviver à demi et se déployer dans des escarmouches assez futiles, la plupart restent sans effort dans leur modeste rôle d’assemblées locales. Elles s’inspirent du sentiment du pays, et le sentiment du pays, aujourd’hui plus que jamais, c’est le goût du repos mêlé d’une certaine crainte des soubresauts de la politique, d’une certaine indifférence pour des luttes qu’il ne comprend pas toujours. Tout ce qu’il demande, ce pays si énergique au travail si sensé et si modéré dans ses vœux, c’est qu’on ne le trouble pas inutilement, qu’on le laisse poursuivre son œuvre, réparer ses forces dans la paix dont il a besoin ; tout ce qu’il désire, c’est que sous prétexte de parler en son nom, on ne prétende pas le plier à tous les caprices, le faire tour à tour républicain, royaliste ou impérialiste, clérical ou athée. Depuis cinq ans, ce pays est un modèle de vigueur intime, de consistance et de raison. Il résiste à tout, il reste paisible et il travaille, tandis que ceux qui ont la prétention de le représenter et de le conduire s’épuisent le plus souvent en agitations stériles. Il vit, pour ainsi dire, par lui-même, insensible aux excitations factices et aux politiques exclusives, résolvant chaque jour par son propre effort le problème de la stabilité publique, et voilà précisément ce qui devrait inspirer aux partis quelques-unes de ces réflexions qui sont le commencement de la sagesse. Voilà ce qu’on devrait voir dans cette tranquillité dont la France se hâte de jouir, où le pays se livre au soin de ses affaires pendant que M. le président de la république va suivre les grandes manœuvres, et que les ministres en voyage vont prononcer des discours de famille dans les comices de leur arrondissement natal.

Assurément une des causes de ce calme salutaire et réparateur que rien ne menace pour le moment, c’est que la première de toutes les questions, celle des institutions, est désormais tranchée. Tant qu’il n’y avait qu’un provisoire toujours à la merci d’une oscillation parlementaire, d’un coup de majorité dans une assemblée omnipotente, l’inquiétude du lendemain était inévitable. Aujourd’hui la sécurité est garantie par tout un ensemble constitutionnel. Il y a un régime qui ne peut être modifié que dans des conditions prévues et déterminées ; il y a des assemblées régulières qui ont des prérogatives définies et limitées ; il y a un gouvernement qui a son chef inviolable, son caractère et ses lois : les surprises ne sont plus possibles. Qu’on ne se laisse point aller cependant à de trop confiantes illusions. Oui sans doute, tout est régulier et paisible au moment présent, la France est en sûreté. M. le maréchal de Mac-Mahon peut, sans le moindre danger, quitter Paris pour aller à Bourges, à Besançon ou à Lille, assister aux travaux de notre armée, surveiller les progrès de notre réorganisation militaire. M. de Marcère et M. Christophle peuvent aller fraternellement à Domfront et se prêter sans trouble à ces petites ovations qui ont toujours une saveur particulière quand on revient ministre dans sa ville natale. Ils ont eu le plaisir d’être prophètes dans leur pays ! M. le ministre de l’intérieur et M. le ministre des travaux publics ne se sont pas déplacés seulement, bien entendu, pour aller recevoir les complimens de leurs amis d’enfance dans la « cité domfrontaise ; » l’intérêt de leur voyage est dans les discours qu’ils ont prononcés, et qu’en résulte-t-il au point de vue de ces institutions nouvelles dont la France fait aujourd’hui l’expérience ?

À vrai dire, les deux ministres ont vu tout en beau dans leur passage à Domfront ; tout est pour le mieux, et M. de Marcère particulièrement, dans l’exposé qu’il a fait de sa politique, a montré un optimisme qui ne laisse rien à désirer. M. le ministre de l’intérieur est peut-être un peu absolu et un peu prompt dans ses jugemens ; il n’hésite pas à nous assurer qu’après bien des traverses « la France est arrivée, » qu’en se fixant dans la république elle a trouvé le port, elle touche au point culminant de ses destinées ! C’est une philosophie qui n’est pas plus neuve que rassurante. Malheureusement il y a dans notre histoire, depuis près d’un siècle, une série de gouvernemens qui ont tous déclaré, eux aussi, qu’ils étaient définitifs, que par eux a la France était arrivée. » Ils ont tous échoué, la France n’était point du tout « arrivée, » et la république elle-même, que M. de Marcère ne compte pas parmi les régimes qui ont été expérimentés, la république a échoué comme les autres, plus tristement que quelques autres. Elle sera plus heureuse aujourd’hui, nous ne demandons pas mieux que de partager la confiance de M. le ministre de l’intérieur et de croire à ses pronostics. Dans tous les cas, il y a une chose bien certaine : la république ne réussira que si elle se dégage en quelque sorte de son passé, de ses traditions, des erreurs, des passions et des préjugés qui l’ont toujours perdue. Ces institutions nouvelles qui existent aujourd’hui, qui ont à s’accréditer, ces institutions n’auront la force morale, l’efficacité et la durée que si elles répondent justement à ce goût de repos qu’éprouve la France, à tous ces instincts de modération et d’ordre qui sont dans le pays, à la multiplicité d’intérêts d’une ancienne, d’une grande et illustre société. C’est là toute la question, que les républicains pour leur part ne résolvent pas toujours vraiment de façon à simplifier les choses, à faciliter la marche des institutions et à réaliser les heureux présages de M. le ministre de l’intérieur.

Voilà le danger incessant, voilà l’équivoque qui n’est point encore dissipée malgré le discours de Domfront. La vérité est qu’il y a toujours deux républiques : il y a celle qui est acceptée par tout le monde, celle dont M. le ministre de l’intérieur a entendu retracer le caractère, les conditions, le programme, et il y a la république que certains républicains façonnent à leur manière, dont ils prétendent faire leur bien, leur domaine. Pour ceux-ci, ils ont vraiment un malheur, ils sont les jouets d’une idée fixe, d’une préoccupation étroite et tyrannique, à laquelle la victoire des élections n’a fait naturellement que donner une intensité plus irritante : ils éprouvent le besoin de mettre la république partout. À leurs yeux, finances, magistrature, administration, commandemens militaires, municipalités, gardes champêtres, tout doit être républicain. Il y a une « commission républicaine du budget, » il doit y avoir une littérature, une peinture républicaines, et finalement il y a bien aussi un ridicule républicain dont on ne réussit guère à se défendre. C’est la passion de parti dans ce qu’elle a de plus puérilement exclusif, et ce qu’il y a de curieux, c’est que ces étranges sectaires ne se doutent même pas du mal qu’ils font aux institutions dont ils prétendent être les gardiens privilégiés. Ils ont une manière de populariser la république qui suffirait à décourager les mieux intentionnés. Ils ne repoussent personne, non sûrement ! Que les esprits modérés consentent seulement à s’humilier devant eux, que les partisans de la monarchie constitutionnelle abjurent les erreurs du passé, ils resteront bien toujours un peu suspects, mais enfin on ne leur tiendra pas rigueur, on pourra les admettre à l’investiture républicaine qu’ils auront humblement sollicitée, on recevra leur soumission ! Fort bien, cette république, nous la connaissons, nous savons où elle irait, si on laissait faire ceux qui ont la prétention de la conduire, et ce n’est point certainement à celle-là que M. le ministre de l’intérieur songeait à Domfront lorsqu’il l’a représentée comme le port de refuge de la France. Il a entendu parler d’une république libérale, conservatrice, ouverte à toutes les opinions sensées et patriotiques, et en parlant de cette république, la seule qui puisse durer, il n’a point oublié sans doute que ses plus dangereux ennemis sont ceux qui, sous prétexte de l’appuyer, lui demandent chaque jour des concessions nouvelles, qui croient pouvoir lui imposer une politique de prévention et d’exclusion.

Le ministère auquel appartient M. de Marcère, qui se résume plus particulièrement dans le nom de son chef, M. Dufaure, ce ministère n’est point né après tout et n’existe pas pour faire une œuvre de parti. Il s’est formé pour pratiquer le régime nouveau avec une entière sincérité, sans subterfuge, comme aussi sans complaisance pour des passions ou des préjugés qui l’auraient bientôt compromis s’il en subissait l’influence. Qu’il se présente sans détour comme le ministère de la république, qu’il ne craigne pas d’avouer sa confiance dans les institutions dont il est le gardien au pouvoir, rien de plus loyal assurément ; mais avec la république et dans le cadre des institutions nouvelles, c’est la France qu’il sert avant tout, c’est à la réorganisation nationale, militaire, économique, universitaire du pays, qu’il doit sa première pensée. Là est son rôle essentiel, permanent, en dehors de toute considération de parti, et le remplacement récent de M. le général de Cissey par M. le général Berthaut au ministère de la guerre ne change rien à cette mission supérieure. Le caractère moral et politique du cabinet reste le même.

M. le général de Cissey a eu la fortune d’être presque constamment aux affaires depuis 1871, il a présidé aux premiers travaux de notre reconstitution militaire ; il y a peut-être usé sa santé, et dans tous les cas il a été la victime de la commission du budget, qui a trouvé en lui un ministre vraiment un peu trop débonnaire. M. le général de Cissey, soit fatigue, soit répugnance pour certaines luttes, n’a pas toujours défendu son budget comme il aurait pu le défendre ; il n’a pas été soutenu par ses collègues dans quelques circonstances où le cabinet aurait du s’engager avec lui, et en fin de compte, il faut bien l’avouer, il est sorti assez meurtri de cette discussion ; il est resté avec une autorité à demi ébranlée dans une situation évidemment difficile. La retraite du général de Cissey était devenue à peu près inévitable. Son successeur est un homme jeune encore, justement estimé pour ses services et pour ses qualités militaires. M. le général Berthaut était colonel d’état-major avant la dernière guerre. Nommé un instant comme général au commandement de la garde mobile de la Seine en 1870, il a été pendant le siège de Paris un des plus énergiques divisionnaires, conduisant habilement ses soldats à Champigny et à Buzenval. Il présidait récemment une commission pour l’armée territoriale en même temps qu’il commandait une division active. M. le général Berthaut a le mérite de n’avoir aucun lien de parti, aucun caractère politique, et il faut vraiment de la bonne volonté, surtout une singulière subtilité d’interprétation, pour l’affilier à l’opinion républicaine parce qu’il a été dans sa jeunesse l’aide-de-camp du général Cavaignac, ou pour l’appeler orléaniste parce qu’il a gardé des rapports avec les princes d’Orléans. Le nouveau ministre de la guerre est tout simplement un soldat à l’intelligence sérieuse, à la volonté ferme, et sa nomination parait devoir être prochainement complétée par la réorganisation de l’état-major de l’armée, dont le chef, M. le général Gresley, qui est lui-même un de nos plus habiles officiers, aurait une position agrandie et mieux définie.

Le successeur de M. le général de Cissey a été jusqu’ici en dehors de toutes les luttes de parlement ; ce qu’il y a de mieux à faire, c’est de le laisser dans cette neutralité respectée sans mêler son nom à des candidatures sénatoriales qui seraient peut-être disputées. Dans les combinaisons qui l’ont appelé à la direction de l’armée, la raison militaire a été seule en jeu, et c’est assez pour occuper utilement M. le général Berthaut aussi bien que son lieutenant, M. le général Gresley. Certes la réorganisation des forces de la France a fait des progrès réels depuis quelques années, elle a peut-être plus de progrès encore à faire pour devenir complètement efficace. Il y a des lois sur l’état-major, sur l’avancement, sur les sous-officiers, sur l’administration, qui restent à discuter, à voter, et ce n’est pas trop d’une vigilance active, énergique, pour hâter ces réformes nécessaires aussi bien que pour assurer l’exécution des lois de ces dernières années, pour coordonner cette œuvre jusqu’ici un peu décousue, pour raviver l’esprit militaire dans l’armée. C’est là un intérêt pressant, supérieur, tout national, que M. le président de la république a la patriotique prévoyance de maintenir en dehors des conflits de partis, qui est fait pour tenter le dévoûment d’un homme comme M. le général Berthaut, et si on y mettait un peu de bonne volonté, bien d’autres intérêts analogues, également permanens, pourraient être soustraits d’un commun accord aux influences de la politique de tous les jours. On l’a vu par la discussion du dernier budget. Ce qu’il y a eu de mieux, c’est la mesure toute militaire par laquelle on a pourvu au maintien de la seconde portion du contingent sous les drapeaux pendant une année ; ce qu’il y a eu d’équivoque, de médiocre, c’est ce que l’esprit de parti a suggéré. Il faut se dire une bonne fois qu’il y a un certain nombre de services publics, et les affaires militaires, la diplomatie, sont au premier rang, qui ne doivent sous aucun prétexte payer les frais des luttes d’opinion ou de faction. M. le général Berthaut entre sans nul doute au ministère de la guerre avec cette pensée de poursuivre une œuvre nationale sans défi, sans provocation, à l’égard d’une majorité impatiente, mais aussi sans complaisance pour des économies prétendues républicaines ou pour des réformes de fantaisie. Il est la première sentinelle de l’armée, et en gardant son rôle à part dans le cabinet, en défendant les vrais intérêts de l’armée, il ne risque pas d’être relevé de son poste par l’opinion.

Qu’on laisse de côté tant de questions vaines, irritantes ou puériles, qui font souvent plus de bruit qu’elles ne valent, il en reste encore assez pour occuper les esprits réfléchis, et une des plus graves, sans parler des affaires militaires, est certainement cette question de la population que M. Léonce de Lavergne vient de remettre au jour. Les tacticiens de parlement peuvent jouer avec les majorités et nouer des coalitions ou renverser des ministères tant qu’ils voudront ; les esprits spéculatifs peuvent disserter sur le progrès et s’égarer dans des théories à perte de vue. Il y a toujours un premier fait simple et inexorable qui est le fondement de tout, avec lequel il faut absolument compter. Où en est la population en France ? Quelle marche suit-elle ? Est-elle en progrès ou en décroissance ? Dans quels rapports de proportion se trouve-t-elle avec la population des autres pays ? Il y a longtemps déjà, il y a vingt ans au moins que M. Léonce de Lavergne ne cesse d’appeler l’attention des économistes, des hommes politiques sur ce grave et inquiétant problème, en signalant à chaque recensement la stagnation ou la décroissance de la population française[1]. Il y revient aujourd’hui en poussant plus que jamais le cri d’alarme, et puisque M. le ministre de l’intérieur, M. le ministre des travaux publics, se trouvaient l’autre jour dans un comice agricole, ils auraient pu à leur tour, sans déroger, au risque de congédier un peu la politique, s’occuper d’une question qui touche de près l’agriculture et la prospérité nationale. Que cette crise dans le mouvement de la population française se soit manifestée avec une recrudescence particulière en 1870 et en 1871, ce n’est que trop justifié par les épreuves de ces terribles années, qui ont eu naturellement pour conséquence d’accroître la mortalité en diminuant le nombre des mariages et des naissances. Malheureusement il est bien clair que, si les événemens ont eu une influence meurtrière qui se traduit en chiffres douloureusement significatifs, ce phénomène n’est point accidentel et momentané ; il date de plus loin, il a pris depuis longtemps en vérité un caractère tristement normal. On ne peut pas dire que ce soit l’effet d’une guerre, d’une épidémie ou d’un fléau, c’est presque le résultat d’une loi invariable, et à peine l’influence des événemens de 1870 a-t-elle cessé, la loi semble avoir repris son cours. Un moment en 1872 la production humaine a paru plus active, elle s’est de nouveau ralentie en 1873. D’une année à l’autre, le nombre des mariages a diminué de 30,000, les naissances ont diminué de 20,000, les décès au contraire ont augmenté, et, chose curieuse à constater, c’est dans les régions les plus riches que le mouvement de la population se ralentit le plus, c’est dans les régions les plus pauvres que l’excédant des naissances sur les décès est le plus considérable. La Normandie perd chaque jour, depuis dix ans le Calvados est tombé de 475,000 habitans à 452,000. En Bretagne, le nombre des habitans s’accroît d’année en année.

Ainsi voilà un fait certain et pénible : la population ne diminue point sans doute en France, elle ne s’accroît que lentement, à peine d’un peu plus de 100,000 habitans par année. Elle reste presque stationnaire, tandis que la population ne cesse de s’accroître dans de bien autres proportions en Angleterre, en Russie, en Allemagne. La France est obligée de s’avouer qu’elle est au dernier degré de l’échelle dans le mouvement de la reproduction humaine. Rien n’est certes plus grave et plus redoutable ; c’est presque menaçant pour la grandeur du pays, qui se verrait atteint aux sources de la vie, qui serait exposé, dans un certain nombre d’années, à la plus dangereuse inégalité vis-à-vis des autres nations, si cette crise devait durer. Comment s’expliquer ce phénomène aussi étrange que douloureux ? Il est des plus compliqués, il tient à une multitude de causes morales, sociales, à des difficultés de législation, à des raisons économiques, et peut-être, regardé de plus près, interrogé avec soin, s’expliquerait-il naturellement ; peut-être perdrait-il de ce caractère inquiétant qu’il a au premier abord, car enfin la race française n’est point dégénérée ; elle n’a perdu ni sa sève, ni sa vigueur native, ni son énergie au travail, ni son aptitude à toutes les œuvres de la civilisation ; elle est toujours active, prompte à se relever, même des plus accablans désastres, elle n’a pas perdu son rang dans le mouvement commercial et industriel du monde. Elle a d’inépuisables ressources de vitalité qui sont aussi un élément dans ce problème si complexe. C’est une raison de plus pour qu’il y ait une enquête sérieuse, approfondie, conduite avec intelligence, avec une attention minutieuse. Sans doute, il y a des élémens du problème dont on n’est pas maître. On n’accroît pas arbitrairement la population, on n’active pas à volonté les mariages et les naissances. Bref, il y a des influences d’un ordre moral et intime dont ne disposent pas les économistes et les hommes d’état. Ce serait déjà beaucoup du moins si, par une étude attentive, par de prévoyantes mesures, on pouvait arriver à écarter certains obstacles qui retardent les mariages, à diminuer la mortalité, à préserver surtout les enfans nouveau-nés. C’est précisément à quoi peut servir une enquête en éclairant cette question si grave, si bien faite pour occuper tous les esprits sérieux qui ne font pas de la politique avec de banales déclamations, qui ont le patriotique souci de la prospérité, de la grandeur, de l’avenir du pays.

Il y a malheureusement dans ce problème économique de la population un fait, un accident de diminution qui n’a rien de mystérieux, qui s’explique tristement de lui-même, c’est la réduction forcée que la France a subie en perdant ses provinces de l’Alsace-Lorraine. Cette population, elle n’est plus à nous, elle a été la rançon d’une paix cruelle. Ces provinces ne comptent plus dans nos recensemens officiels, elles ne sont point cependant oubliées, elles sont en quelque sorte représentées au milieu de nous par cette bienfaisante société qui a été fondée pour la protection des Alsaciens-Lorrains, sous la présidence de M. le comte d’Haussonville. Ce n’est point une institution politique ou religieuse faite pour créer des embarras dans une situation dont les difficultés n’échappent à personne ; c’est une œuvre de souvenir, de sympathie et d’humanité. Elle a été créée pour venir en aide sans distinction, sans calcul, aux Alsaciens-Lorrains qui ont opté pour leur vieille patrie ou qui ont émigré après la guerre, et elle secourt ceux qui en ont besoin d’une manière aussi délicate que fructueuse et utile pour la France.

Il n’y a rien de banal dans cette humaine entreprise, conduite, avec autant de dévoûment que d’intelligence. Une protection ingénieuse suit cette population qui a quitté ses foyers pour rester française. La société a eu l’idée heureuse d’organiser, avec les Alsaciens-Lorrains, des villages en Afrique. Ces villages, que l’administration algérienne n’a pu voir sûrement que d’un bon œil, qu’elle a encouragés, existent aujourd’hui. Ils ont leurs habitations, leurs concessions, leurs terres, ils comptent plus de 300 habitans ; ils sont déjà presque en mesure de vivre par eux-mêmes sans avoir besoin de la tutelle qui les a aidés à naître, et cette population honnête, attachée à son œuvre, ne peut que devenir une force pour notre possession africaine, un des élémens les plus sérieux de la colonisation. Ce n’est pas tout.

La société, avec les dons d’un honorable et généreux bienfaiteur, a pu ouvrir au Vésinet une maison hospitalière destinée à recueillir des orphelines de l’Alsace-Lorraine. Cette maison existe déjà, elle aussi, comme les villages algériens ; elle a été dotée en partie par quelques personnes, notamment par un simple garde du génie ; il faut maintenant lui assurer un avenir certain, et, par une touchante inspiration, M. le comte d’Haussonville vient de s’adresser aux conseils-généraux en leur proposant de fonder des bourses dans la maison nouvelle. L’asile du Vésinet, agrandi et soutenu par les départemens, deviendrait ainsi une sorte de refuge national ouvert aux orphelines de l’Alsace-Lorraine. Cette pensée mérite certes d’être accueillie partout, ne fût-ce que pour répondre à la générosité des Alsaciens-Lorrains en faveur de nos inondés de l’année dernière. S’il s’agissait de vaines protestations, de revendications plus vaines encore, la prudence serait à invoquer. Une nation comme la France ne proteste pas inutilement, et une société de protection charitable n’a pas de revendications à exercer. Il s’agit tout simplement d’accomplir un acte d’humanité, de prouver à des provinces fidèles qu’elles ne sont point oubliées. Le souvenir sous la forme de la bienfaisance est un genre de politique avec lequel les chancelleries les plus ombrageuses n’ont rien à voir.

Certes la diplomatie a pour le moment assez à faire, si elle veut s’employer utilement, dans l’intérêt de la paix et de l’humanité. Elle a cet Orient où depuis trois mois sévit la guerre, où des massacres odieux ont désolé la Bulgarie, où tout reste encore obscur et incertain. À l’heure qu’il est, rien n’est décidé, les armées de la Serbie et de la Turquie sont toujours aux prises, et si dans ce tourbillon de nouvelles confuses qui s’abat chaque jour sur l’Europe il est difficile de démêler à qui appartient la victoire, il est du moins avéré que pendant quelques jours des combats acharnés, sanglans ont été livrés autour d’Alexinatz. Les Serbes se sont hâtés de s’attribuer l’avantage, les Turcs l’ont revendiqué naturellement de leur côté ; la même histoire recommence sans cesse. Tout bien examiné, ce qu’il y a de plus vraisemblable, c’est que les engagement n’ont pas été aussi décisifs qu’on l’a dit dans les deux camps, c’est qu’il a du y avoir des avantages partagés, de l’incertitude dans l’issue de la lutte, et si les Serbes n’ont pas été forcés dans leurs positions, les Turcs n’ont pas cessé d’être devant Alexinatz. L’armée ottomane ne semble pas avoir interrompu ses mouvemens déjà fort menaçans pour la Serbie, dont le territoire est envahi. Ce qu’on peut dégager aussi de cet amas d’événemens confus, c’est que les Serbes, malgré leurs protestations belliqueuses, malgré l’ardeur courageuse qu’ils déploient, ne se battent plus déjà peut-être que pour couvrir leur retraite, ou du moins pour maintenir jusqu’au bout l’honneur, l’intégrité de leur position. Dans tous les cas, le prince Milan est rentré depuis quelques jours à Belgrade, des entrevues ont eu lieu avec les consuls européens, et le principal ministre, M. Ristitch, a adressé une note qui est un préliminaire de négociation. Au bout de toutes ces incertitudes, il y a un armistice inévitable, tout au moins vraisemblable.

La question est de savoir si l’armistice dont on parle aujourd’hui sera un dénoûment ou le commencement d’une crise nouvelle. Il suspendra les hostilités entre la Serbie et la Turquie, il permettra des négociations qui conduiront sans doute à la paix, à une paix qui, malgré tout, ne modifiera pas essentiellement la situation. Malheureusement, les rapports de la Turquie et de la Serbie ne sont qu’un des élémens de cet éternel problème oriental devant lequel l’Europe se retrouve toujours, et si la diplomatie n’en est point à échanger des vues et des confidences, si elle a déjà médité sur ses plans d’opérations, les cabinets ne semblent pas fort avancés dans l’œuvre de médiation, de pacification qu’ils se promettent d’entreprendre. On dirait que l’Europe se sent embarrassée et inquiète devant ce grand et redoutable inconnu qui l’obsède. Il est bien certain en effet que la paix fût-elle signée, la question reste entière avec toutes ses difficultés aggravées par ces massacres récens de la Bulgarie, par la situation incertaine et précaire que la maladie du sultan Mourad crée à Constantinople, par la nécessité de régler en même temps les conditions de l’Herzégovine, de la Bosnie. En un mot, c’est toute cette affaire d’Orient qui s’impose aux délibérations de la diplomatie ; mais de toute façon il n’y a certainement qu’une politique efficace et rassurante. Quelle que soit la divergence des intérêts, il y a une considération supérieure à tout, celle de la paix générale, et cette paix, aussi utile à la Russie, à l’Autriche, à l’Angleterre, à l’Allemagne qu’à la France, l’Europe ne peut la maintenir que par l’accord de toutes les puissances appelées à préserver ensemble l’Occident des conflagrations dont l’Orient reste le foyer incandescent.

Cette crise orientale n’est point sans avoir un retentissement assez sérieux en Angleterre, où les scènes barbares qui ont ensanglanté la Bulgarie ont surtout causé une vive émotion dont lord John Russell s’est fait l’écho. Le parlement s’est séparé cependant sans qu’il y ait eu une discussion sérieuse sur les affaires d’Orient. Lord Derby n’a point eu à s’expliquer dans la chambre des pairs et M. Disraeli, le chef du cabinet, n’aura plus lui-même à s’expliquer, du moins dans la chambre des communes. Le voilà, au lendemain de la fin de la session, élevé à la pairie sous le titre de comte de Beaconsfield. Peu de fortunes auront été plus merveilleuses dans cette Angleterre d’aristocratie terrienne et de patriciat politique. Romancier ingénieux et mordant, l’auteur de Coningsby avait à triompher de la défaveur qui s’attachait à ses succès mêmes d’écrivain pour devenir un homme sérieux. Ce n’est que par des efforts de volonté et de talent qu’il est arrivé à dompter la chambre des communes, à être le premier dans son parti avant d’être le premier au pouvoir. Homme de naissance obscure et même d’ancienne origine israélite, il arrive aujourd’hui à la pairie. Ce ne sera plus M. Disraeli, ce sera lord Beaconsfield. Pendant quarante ans, il a passionné la chambre des communes ; réussira-t-il au même degré dans la chambre des pairs ? Dans tous les cas, il n’y a qu’un lord de plus, et le ministère anglais reste ce qu’il était.

La mort fait son œuvre impitoyable dans les lettres comme dans la politique. Elle a récemment atteint M. Wolowski, un sénateur inamovible qui reste à remplacer, un sérieux et savant économiste qui depuis quelques mois s’acheminait lentement vers sa fin, et M. Wolowski n’est pas la seule victime dans nos assemblées. La mort frappe souvent aussi les coups les plus inattendus et enlève brusquement à la vie ceux qui semblaient avoir encore devant eux une brillante carrière. Ainsi vient de disparaître à l’improviste un de nos plus aimables collaborateurs, homme d’un esprit fin, d’un goût épuré et d’une bonne grâce parfaite, Eugène Fromentin. Il avait quitté Paris il y a quelques jours à peine, ne songeant qu’à aller prendre ses vacances, son repos d’automne, dans un pays et dans une maison qu’il aimait, près de La Rochelle ; il a été emporté par un mal foudroyant, par un de ces accidens de santé qui déconcertent toutes les prévisions. Il disparaît dans la pleine maturité de ce double talent de peintre et d’écrivain qui était son originalité, qui lui assurait un double succès.

Eugène Fromentin avait en effet cela de caractéristique et de rare : ce n’était pas seulement un artiste supérieur, devenu par l’inspiration et par le travail un des maîtres de la peinture contemporaine, c’était encore un écrivain, un poète, qui savait manier la plume comme il savait manier le pinceau, qui laisse avec ses tableaux des œuvres charmantes de littérature. Il avait ce trait commun avec Eugène Delacroix, il était comme lui un esprit éminemment cultivé. Il représentait parmi nous un peintre lettré ayant la justesse et l’éclat, portant dans tout ce qu’il faisait le goût de la perfection et du beau, la sobriété alliée aux dons de la couleur et du pittoresque, une finesse ingénieuse, un sentiment aussi élevé que délicat des conditions et de la dignité de l’art. Qui ne se souvient de ces livres, Un Eté dans le Sahara, Une Année dans le Sahel, où était tombé, comme sur ses tableaux, un rayon du soleil d’Afrique ? Eugène Fromentin avait saisi en quelque sorte dans son essence la plus intime cette nature africaine, il en avait dégagé, résumé la chaude et subtile poésie. Il s’était essayé aussi dans le roman par Dominique, cette intéressante et habile fiction, et nul certes n’a pu oublier ces pages si justes, si pénétrantes, si animées des Maîtres d’autrefois, où tout récemment encore il étudiait les originales conceptions de l’art flamand et hollandais. C’était l’œuvre d’un peintre, d’un poète et d’un critique. Tout souriait à ce galant homme, chez qui la sûreté et la grâce du caractère rehaussaient le talent, qui était digne de tous les succès. Renommé pour ses tableaux, il était tout dernièrement, quelques semaines avant de quitter Paris, candidat à l’Académie française, qui aurait tenu sans doute un jour ou l’autre à couronner ses vœux. La mort s’est jouée cruellement de cette aimable fortune, elle a tranché avant l’heure cette honorable et brillante existence. Eugène Fromentin n’est plus, et avec lui certainement disparaît un des meilleurs dans une génération éprouvée, un des esprits les mieux faits pour continuer les pures traditions de l’art et du goût dans ce monde mêlé où nous vivons.

CH. DE MAZADE.
ESSAIS ET NOTICES.

LA CHARITÉ A NAPLES
Storia della carità Napolitana, per Teresa Filangiori Ravaschieri Fieschl. Napoli 1875.


C’est à la source intarissable de la douleur humaine qu’a été puisée la pensée de ce livre, dont je voudrais donner ici une analyse succincte. « À la mémoire de ma Lina, qui, un jour où je plaignais son martyre, me dit : Maman, il y a tant de pauvres qui souffrent. » Telle est la dédicace que porte le premier volume d’un ouvrage où la duchesse Ravaschieri Fieschi a entrepris de raconter l’histoire de la charité napolitaine, et l’on voudrait espérer qu’elle a trouvé en effet dans les austères consolations du travail cet apaisement qui n’est pas l’oubli. Une œuvre d’aussi longue haleine mérite mieux que de compter au nombre de ces écrits dont l’amour du prochain ou l’ardeur de la foi inspirent souvent la pensée aux femmes, œuvres où le cœur et la charité débordent, mais où le sens pratique fait parfois défaut. C’est un livre d’histoire dont les matériaux ont été puisés dans les vieilles chroniques napolitaines et dans les archives inédites des établissemens pieux. C’est aussi un livre d’économie sociale, rempli de détails précis sur l’état présent des principaux établissemens charitables de Naples et d’aperçus sagaces sur les principes qui doivent présider à leur réorganisation. La sûreté de vues et la fermeté de jugemens dont l’auteur fait preuve auraient même lieu d’étonner, si l’on ne savait pas que le sang qui coule dans les veines de la duchesse Ravaschieri est celui de l’illustre économiste Filangieri, dont elle est la petite-fille et dont elle semble avoir reçu en héritage le ferme esprit.

Ce double intérêt du passé et du présent ne suffirait peut-être pas pour enlever toute sécheresse à un ouvrage de cette nature, si l’ardeur d’un patriotisme exalté n’en réchauffait chaque ligne. De toutes les formes de la charité chrétienne, celle qui offre, d’après l’auteur, les plus belles pages dans le passé et les plus belles promesses dans l’avenir, c’est la charité napolitaine. À ses yeux, Naples n’a jamais cessé et ne cessera jamais de mériter l’éloge que lui accordait au IXe siècle un de ses évêques en l’appelant « ville de pitié et de miséricorde, source de toute bonté. » Peut-être même la duchesse Ravaschieri s’est-elle laissé entraîner par ce noble amour de son pays à une appréciation trop dédaigneuse des efforts tentés et des résultats obtenus par la charité chez les autres nations. Je ne puis m’empêcher en effet de relever ce jugement un peu superficiel et sévère qu’elle porte en passant sur notre organisation charitable, à l’occasion d’une mesure, très critiquable au reste, qui avait été prise à Naples en 1809 par l’administration française et qui avait enlevé aux établissemens religieux leur autonomie en les réunissant sous la direction d’une commission unique : « Cette loi dont le caractère est bien français, appliquée à nos institutions de bienfaisance, était aussi imprévoyante qu’injuste. En France, où les œuvres de charité sont presque toutes d’institution gouvernementale, ces œuvres peuvent avoir une direction commune et uniforme ; mais chez nous, à l’honneur des Napolitains, elles sont presque toutes filles de la foi et de la piété des particuliers ; les concentrer et les faire dépendre d’une seule administration, c’était les condamner à une dissolution certaine. » Il suffirait à la duchesse Ravaschieri d’une courte visite en France, ou même de la simple lecture de l’ouvrage de M. Lecour sur la Charité à Paris, dont il a été rendu compte ici même[2], pour se convaincre que si la charité administrative possède dans notre pays une organisation puissante et prévoyante dont les résultats ne sont point à dédaigner, l’initiative et la persévérance sont loin cependant de faire défaut à la charité privée. Il n’est donc point équitable d’opposer à ce point de vue la charité napolitaine à la charité française, et l’on ferait un travail plus utile en recherchant.les emprunts que les deux pays pourraient se faire l’un à l’autre.

Le cadre de cette notice est trop étroit pour contenir cette étude comparative, dont le livre de la duchesse Ravaschieri ne nous fournirait d’ailleurs pas tous les élémens. Ce premier volume ne contient encore que l’histoire et la description de trois établissemens qui comptent, il est vrai, parmi les principaux de Naples : Saint-Éloi, la Santa Casa dell’ Annunziata et Sainte-Marie du Peuple. On pourrait au premier abord être tenté de s’étonner que l’auteur procède ainsi par monographies, au lieu de suivre un plan rationnel dont les divisions seraient tirées de la nature même et de la destination des divers établissemens ; mais c’est une des différences les plus notables entre l’organisation administrative des deux pays, que les nombreux établissemens charitables de Naples n’affectent point chacun ce caractère spécial et déterminé qu’on chercherait à leur donner en France. Ces établissemens ne sont point consacrés tel aux malades, tel aux enfans, tel aux incurables ; le plus souvent, au contraire, ils recueillent et soulagent sous le même toit les infortunes les plus diverses. C’est ainsi par exemple que l’établissement de Saint-Éloi comprend à la fois un hôpital, une maison d’éducation pour les enfans et une sorte d’asile préservateur pour les femmes qui désirent se soustraire aux tentations de la vie, en se consacrant à la charité. Cette confusion ne présente-t-elle pas, au point de vue hygiénique et même au point de vue moral, quelques inconvéniens ? Il faudrait avoir vu les choses sur place pour se prononcer à ce sujet. Quoi qu’il en soit, cette organisation compliquée s’explique le plus souvent par l’origine historique de ces établissemens, qui ont été créés moins pour répondre à tel besoin déterminé que pour satisfaire à l’ardeur de quelque âme fervente, ou pour endormir les remords de quelque conscience inquiète. C’est sur la place même où le sang de Frédéric et de Conradin a coulé sous la hache, que la maison de Saint-Éloi a été fondée par leur propre bourreau, par Charles d’Anjou. Plus touchante et moins tragique est l’origine de la Santa Casa dell’ Annunziataî cette maison fut élevée au retour de leur captivité par trois jeunes gens qui, du fond du cachot où ils avaient été jetés, avaient souvent tourné leur pensée et leur espérance vers une madone vénérée des enfans de Naples sous le nom de Madone du mauvais passage, et avaient fait vœu, s’ils étaient rendus à la liberté, de consacrer sous l’invocation de cette madone un asile aux enfans abandonnés. En revanche, le côté vindicatif et romanesque du caractère italien se retrouve dans l’histoire de la belle Maria-Lorenza Lonc qui, flétrie dans tout l’éclat de sa beauté par un mal sans remède, mystérieuse vengeance d’une femme et d’une rivale, obtint (dit la légende) sa guérison après avoir fait vœu de consacrer sa fortune à construire un hôpital pour les pauvres et sa vie à les soigner. Ce fut sous le beau nom de Sainte-Marie-du-Peuple que s’éleva la maison où Maria-Lorenza devait passer le reste de son existence, assistée de deux amies qu’elle avait associées à son œuvre pieuse et qui portaient par hasard le même nom. Le peuple de Naples a longtemps vénéré le souvenir des trois Maries, et l’on raconte même que Maria-Lorenza étant descendue la première au tombeau, ses bras s’entrouvrirent bien des années après sa mort pour recevoir dans son cercueil celle des deux autres Maries qu’elle avait le plus aimée.

Ainsi l’histoire des établissemens religieux de Naples est étroitement liée à l’histoire de l’Italie elle-même et fait passer devant nos yeux, dans un cadre plus étroit, cette vie de crime et de foi, de passion et de poésie, dont a vécu pendant toute la durée du moyen âge et de la renaissance la patrie du Dante et de César Borgia. Ajoutons que cette histoire se mêle aussi à l’histoire des arts en Italie, et que, si ses plus grands artistes se sont complu à orner de leurs œuvres les chapelles et les réfectoires des établissemens pieux de Naples, ceux-ci ont de leur côté payé une partie de leur dette de reconnaissance en offrant un asile à l’enfance déshéritée de celui que la duchesse Ravaschieri appelle avec raison « le grand Pergolèse. »

En écrivant cette histoire, dont je crains de ne faire comprendre qu’imparfaitement le puissant intérêt, la duchesse Ravaschieri n’a pas entendu seulement entreprendre une œuvre de curiosité et d’archéologie. On sent qu’avant de s’éprendre du côté théorique et historique de la charité, elle s’est familiarisée avec les difficultés de la pratique. Ce serait soulever mal à propos le voile derrière lequel elle dérobe les plus beaux secrets de sa vie que de raconter ici les obstacles qu’elle a eu à vaincre pour faire accepter par une population insouciante et misérable les conseils d’une charité bien entendue, la fermeté et la décision dont elle a du faire preuve, les rancunes inintelligentes et même les tentatives de vengeance dont elle a été l’objet. Mais ce n’est pas sortir de notre sujet que d’indiquer en quelques mots les difficultés toutes particulières que suscitent à l’exercice de la charité napolitaine les transformations profondes amenées dans la législation et dans les mœurs par l’annexion du royaume de Naples à la monarchie piémontaise. Il ne s’agit en effet de rien moins que d’opérer pacifiquement et sans secousse une révolution à certains points de vue aussi radicale que notre révolution de 1789. Il s’agit de faire vivre, aux conditions d’une législation nouvelle, sage sur certains points, injuste sur d’autres, des établissemens qui avaient conservé la réglementation du moyen âge, et de plier à cette transformation les habitudes d’une population routinière. Parmi les questions qui paraissent préoccuper au plus haut degré la duchesse Ravaschieri, il en est une que je signalerai parce que les difficultés qu’elle présente ont donné lieu en France à de vives controverses : je veux parler de la question des enfans assistés.

Personne ne s’étonnera que dans ce pays de Naples, aux mœurs faciles et précoces, le nombre des naissances illégitimes soit considérable, et que la charité ait du se préoccuper de bonne heure de pourvoir aux misères qui résultaient de ces naissances. Depuis plusieurs siècles, un des plus riches et des plus puissans établissemens de Naples, la Santa Casa dell’ Annunziata, est destiné à recevoir les enfans trouvés Ou abandonnés. Admis dans cet établissement, ils reçoivent officiellement le titre « d’enfans légitimes de la Santa Casa. » Mais le peuple a supprimé cette longue dénomination et leur donne l’appellation à la fois singulière et touchante « d’enfans de la Madone. » Le nombre des enfans de la Madone a un peu diminué à Naples depuis que l’administration, marchant sur la trace de l’administration française, a remplacé les abandons au tour par les abandons au bureau d’admission ; cependant il est encore assez grand pour qu’une fois ces enfans reçus à l’hospice, il soit assez malaisé de les faire vivre. Ici nous nous retrouvons en présence de ces problèmes familiers à tous ceux qui se sont occupés en France de ces difficiles questions, et de cette mortalité de 85, 90 et jusqu’à 95 pour 100, qui nous effraie dans nos propres statistiques. Une habitude touchante, qui tient aux mœurs du pays, offre cependant pour l’éducation première de ces enfans une ressource qui nous est inconnue en France. Lorsqu’une femme des environs de Naples perd son enfant avant qu’il ne soit sevré, elle va le plus, souvent chercher à la Santa, Casa dell’ Annunziata un nourrisson qui prend la place du petit être qui a disparu. Cela s’appelle « aller demander un enfant à la Madone, » et l’enfant ainsi adopté ne quitte plus la famille où il a été gratuitement élevé. Toutefois cette ressource ne saurait évidemment venir en aide qu’à un très petit nombre, et pour tous ceux qui demeurent les élèves de l’hospice, il faut, après les avoir fait vivre, leur assurer des moyens d’existence. Pour les garçons, la tâche est aisée. Le Napolitain se contente de peu, et ce n’est pas dans un pays où l’on a pu dire que la pastèque sert au lazzarone à boire, à manger et à se laver la figure qu’un jeune homme dans la force de l’âge peut trouver de grandes difficultés à vivre. Il n’en est pas de même pour les jeunes filles. Autrefois le procédé était très simple. On les conservait toutes au couvent, les unes comme religieuses, les autres dans un état incertain et intermédiaire entre la clôture et la liberté. Pour les déterminer à embrasser ce genre de vie, point n’était nécessaire d’exercer sur elles aucune contrainte. Il suffisait qu’accoutumées dès leur enfance aux pratiques d’une dévotion minutieuse, dénuées des notions pratiques qui auraient pu leur servir à faire leur chemin dans la vie, elles se vissent placées dans cette alternative de continuer l’existence facile et douce qu’elles avaient menée depuis leur premier âge, ou de tenter les hasards d’une vie de privations et d’aventure. Quelques-unes cependant trouvaient et trouvent encore à se marier d’une façon assez bizarre. Il arrive parfois qu’un pêcheur de Naples ou de Sorrente, surpris par la tempête, fait vœu d’épouser un enfant de la Madone s’il échappe au péril, et qu’il vient, en accomplissement de ce vœu, demander une femme à la Santa Casa dell’ Annunziata. Mais la duchesse Ravaschieri se soucie peu pour ses protégées d’une union ainsi contractée, qui leur prépare le plus souvent, dit-elle, une vie d’humiliation et de sacrifice. D’un autre côté, les rigueurs de la nouvelle législation italienne, qui contient dans d’étroites limites le recrutement des congrégations religieuses et condamne à mort un grand nombre d’entre elles, ferme à ces jeunes filles l’asile qui leur était destiné, et où beaucoup traînaient d’ailleurs une existence assez mélancolique.

On comprend donc que la duchesse Ravaschieri se préoccupe de leur sort, et rêve pour elles la création d’un grand patronage pour les orphelines et les jeunes filles abandonnées de la province de Naples, dont le but serait de recueillir ces jeunes filles à leur sortie des établissemens de bienfaisance et de leur donner l’instruction nécessaire pour devenir ouvrières, femmes de chambre, télégraphistes, typographes, etc. En un mot, il s’agit d’organiser à Naples l’enseignement professionnel tel que nous le comprenons en France et d’en faire bénéficier tout d’abord les jeunes filles orphelines et abandonnées. La création de cette œuvre a déjà reçu en principe la sanction de la députation provinciale de Naples ; mais elle est venue jusqu’à présent se heurter dans la pratique à d’assez grandes difficultés d’application, dont les plus sérieuses viennent, le croirait-on, des jeunes filles elles-mêmes, qui, élevées dès leur bas-âge dans la pensée que leur existence était assurée d’avance, se montrent peu désireuses de s’instruire et de gagner leur vie par le travail. Ces difficultés iront en diminuant avec le temps, et il n’y a aucun doute que l’œuvre si bien entendue du patronage pour les orphelines et les jeunes filles abandonnées ne soit appelée à rendre de grands services à la population napolitaine. Le succès de cette œuvre sera du assurément en grande partie à l’alliance si rare de la charité ardente et du sens pratique chez celle qui en a conçu la première idée. Et si quelqu’un était tenté de douter qu’il se trouve dans cette société napolitaine, dont on vante surtout le côté brillant, spirituel et léger, des caractères de cette trempe, il n’aura qu’à lire le livre de la duchesse Ravaschieri pour revenir bien vite de son erreur et de son préjugé.


OTHENIN D’HAUSSONVILLE.


Le cardinal de Bérulle et le cardinal de Richelieu, par M. l’abbé M. Houssaye. Paris 1875.


M. l’abbé Houssaye vient d’achever par un troisième volume la Vie du cardinal de Bérulle, qui nous présente dans l’attrait sérieux de sa grande figure l’un des principaux personnages du règne de Louis XIY. L’ouvrage ainsi complété a valu à l’auteur les suffrages de l’Académie française, qui vient de récompenser son travail par le prix Gobert.

M. l’abbé Houssaye, dans la première partie de son ouvrage, avait donné autant d’intérêt que de charme au récit de la fondation de la première œuvre du cardinal de Bérulle, celle du Carmel, et il avait éclairé d’une douce lueur ce cénacle de femmes d’élite, en nous initiant aux touchans mystères de leur vie religieuse. Dans le second volume, il s’était attaché à faire connaître la fondation à laquelle le cardinal de Bérulle a attaché son nom et voué sa vie, celle de l’Oratoire, qui était destinée à régénérer le clergé séculier. Entre le cardinal de Bérulle, fondateur de l’Oratoire, et Massillon, l’un des plus illustres disciples de la congrégation, un siècle ne s’était pas écoulé, et il avait suffi d’un homme de bonne volonté pour rouvrir au sacerdoce, par sa direction comme par ses écrits, les grandes sources de la vie religieuse qui paraissaient taries. La part que M. de Bérulle a prise aux événemens de son temps élargit le cadre de l’ouvrage dans le second volume, et surtout dans le troisième, qui est consacré tout entier aux rapports de M. de Bérulle avec le cardinal de Richelieu.

Déjà employé comme négociateur auprès de Marie de Médicis, sous le ministère du duc de Luynes, pour ménager la réconciliation de la reine-mère avec Louis XIII, M. de Bérulle est envoyé en mission à Rome pour lever les difficultés opposées au mariage d’Henriette de France avec le prince de Galles. Responsable en quelque sorte de cette union, il est appelé auprès de la jeune princesse, quand l’avènement au trône de Charles Ier la rend reine d’Angleterre. Il fut le témoin et le confident des amères désillusions de la sœur de Louis XIII, froissée dans sa foi, malgré les promesses solennelles qui lui avaient été faites, et exposée aux inimitiés comme aux insolences de Buckingham. Il n’y a rien de plus attachant que le récit, inconnu jusqu’ici, des souffrances intimes de cette jeune reine de seize ans aux prises avec la toute-puissance du favori. C’est la cause de la foi catholique comme celle de la tolérance religieuse que M. de Bérulle représente auprès de Charles Ier ; il voudrait étendre aux catholiques anglais les garanties qu’il réclame pour la reine, et il fait preuve dans cette lutte contre le premier ministre d’une fermeté qui n’est égalée que par sa modération. Quand il se reconnaît hors d’état de la prolonger il se retire ; mais il a mis en plein jour la politique anglaise, qui ne garde plus aucun ménagement pour la cour de France, il a pressenti qu’elle ne s’en tiendra pas seulement aux outrages, il ne cesse de signaler les encouragemens qu’elle donne aux menées séditieuses du parti protestant en France.

Le soulèvement de La Rochelle donne raison à ses prévisions ; le cardinal de Bérulle ne négligea aucune précaution pour s’en rendre maître. M. l’abbé Houssaye nous fait connaître les négociations qu’il suivit avec l’Espagne pour assurer par un traité l’assistance de la flotte de Philippe IV, et ses efforts persévérans pour triompher de la duplicité de la diplomatie espagnole, sur laquelle ses croyances religieuses ne lui laissent aucune illusion. L’éloignement du roi et du cardinal de Richelieu pendant les longs mois du siège, en donnant la régence à la reine-mère, dont M. de Bérulle était le principal conseiller, lui fait prendre une large part à la direction du gouvernement. Sa correspondance avec Richelieu nous le montre aux prises avec toutes les difficultés des affaires d’état, auxquelles il fait face avec une aisance qui n’est jamais déconcertée. Plein d’une confiance inspirée par une force intérieure et surhumaine, il donne à Richelieu des encouragemens qui ne sont pas ceux d’un visionnaire : il attend de la prise de La Rochelle non-seulement le triomphe de l’unité française, mais encore l’abattement de l’hérésie, et, lorsque Richelieu semble lui-même un moment prêt à reculer devant les difficultés de l’entreprise, c’est M. de Bérulle qui, par ses énergiques conseils, raffermit les hésitations du cardinal.

Les services politiques et religieux de M. de Bérulle lui valurent la pourpre romaine. Il avait suivi à Rome à plusieurs reprises les plus importantes négociations ; le pape Urbain VIII, qui avait pu apprécier ses mérites, tint à le récompenser par son élévation au cardinalat. Il n’avait rien fait pour solliciter cette dignité, il avait plutôt tout fait pour l’éviter ; il la considérait comme écrasant ce qu’il appelait son insuffisance, et il n’y a rien de plus touchant que les détails de l’humble vie à laquelle se réduisait le nouveau grand dignitaire de l’église.

Insensible aux honneurs mondains, le cardinal de Bertille ne craignait pas la disgrâce ; elle ne se fit pas attendre. Richelieu ne le trouvait pas suffisamment assoupli aux exigences de sa politique intérieure et extérieure. Au dehors, Richelieu était résolu à tout sacrifier à l’abaissement de la maison d’Autriche : le cardinal de Bérulle refusait de s’associer aux traités avec l’Angleterre et la Hollande, qui lui paraissaient laisser les catholiques anglais et ceux des Provinces-Unies à la merci du fanatisme protestant. Au dedans il avait, il est vrai, servi fidèlement le premier ministre en mettant obstacle au mariage du frère du roi, Gaston d’Orléans, avec la princesse de Nevers, épisode qui a fourni à M. l’abbé Houssaye l’un des plus attachans récits de son ouvrage ; mais il ne voulait pas pousser à bout le duc d’Orléans, et si ses conseils avaient été écoutés, la guerre civile qui fit monter sur l’échafaud de Toulouse le dernier descendant des Montmorency aurait pu être épargnée. Inquiet et irrité de sa présence à la cour, Richelieu prit le parti de l’éloigner ; par ménagement pour la reine-mère, dont le cardinal de Bérulle avait toute la confiance, il annonçait qu’il le destinait à l’ambassade de Rome, quand une mort prématurée fit disparaître celui que le tout-puissant ministre considérait sinon comme un rival, au moins comme un adversaire importun et dangereux. Atteint subitement d’une maladie qu’il jugea lui-même inguérissable, le cardinal de Bérulle se fit transporter à la maison de l’Oratoire, et, résistant jusqu’aux derniers momens aux défaillances du corps, il eut la consolation de mourir en prêtre, à l’autel.

Tel est cet ouvrage, où M. l’abbé Houssaye a révélé, avec les patientes recherches de l’érudit, les véritables qualités de l’historien. En consacrant trois volumes à la vie de M. de Bérulle, ce n’est pas seulement une biographie qu’il a voulu compléter, c’est l’histoire religieuse des premières années du XVIIe siècle qu’il a écrite, et plusieurs chapitres de son ouvrage pourront utilement servir à l’histoire politique de cette époque.


ANTONIN LEFEVRE-PONTALIS.


Le directeur-gérant, C. BULOZ.

  1. Voyez, dans la Revue du 1er avril 1857, l’Agriculture et la population en France.
  2. Voyez la Revue du 1er juillet.