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Chronique de la quinzaine - 31 août 1879

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Chronique n° 1137
31 août 1879


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




31 août 1879.

Il faut bien convenir que, si les sessions parlementaires, surtout les sessions qui se prolongent, ont leurs abus et leurs dangers par les excitations qu’elles entretiennent, le désœuvrement des vacances politiques n’est pas non plus sans inconvéniens. Il a toute sorte d’effets bizarres sur certaines imaginations, ce désœuvrement à la fois désiré et importun. Il ne tarde pas à produire ses fruits de polémiques vaines, de fables ridicules, d’incidens aussi puérils qu’éphémères. A défaut des affaires sérieuses, on s’évertue, ne fût-ce que pour réveiller l’attention endormie, à exagérer tout ce qu’il y a de plus insignifiant et à supposer souvent ce qui n’existe pas, ce qui n’a jamais existé.

Il y a sans doute les conseils généraux qui viennent d’être réunis pendant quelques jours, dont la session est à peine close, et, à dire vrai, si on le voulait, ces assemblées locales pourraient offrir une digne et utile manière d’occuper l’opinion. Il faudrait les prendre pour ce qu’elles sont, sans exagérer et sans diminuer leur rôle, sans dépasser 10 tes les limites et sans affecter une réserve méticuleuse. On n’aurait certes pas besoin de continuer dans ces modestes conseils des luttes passionnées de tribune, qui seraient d’ailleurs dénuées de sanction et que la loi interdit. Il resterait encore assez de questions à examiner, assez d’intérêts publics à défendre, assez de discussions utiles et pratiques à engager sur l’économie administrative, sur les réformes désirables, sur l’enseignement, sur ce régime commercial qui attend toujours d’être réglé, d’où dépend l’essor du travail et de la fortune nationale. Pourquoi des hommes de talent et d’instruction ne s’efforceraient-ils pas de relever l’importance de ces assemblées en les entretenant sans prétention, sans déclamations vulgaires, de tout ce qui émeut, intéresse ou préoccupe le pays? Ils ne violenteraient pas la loi, ils la féconderaient par un usage impartial et instructif pour tout le monde ; ils feraient de ces assemblées locales un ressort plus actif de la vie nationale. Il y a bien parfois quelque chose de semblable, si ce n’est dans l’intérieur des conseils, du moins à côté, à la suite des sessions, dans quelque banquet de circonstance, et c’est ainsi que récemment le chef du cabinet, dans son département de l’Aisne, a saisi l’occasion de définir avec mesure, avec une raison confiante, la politique du gouvernement. M. Waddington a parlé comme parlent les Anglais dans ces libres réunions d’automne; mais c’est une exception. Trop souvent les conseils généraux tombent dans l’insignifiance ou dans les manifestations de l’ordre baroque, — et puisque les conseils ne suffisent pas à intéresser l’opinion, puisque la tribune du parlement est muette, puisque les ministres se promènent en attendant que M. le président de la république lui-même aille se reposer dans sa Franche-Comté, il faut bien s’occuper. Puisqu’on n’a pas les réalités de la politique, il faut bien en poursuivre les ombres et jouer avec les fictions! Il faut passer le temps, — et alors on fait voyager M. le comte de Chambord ou l’on fait parler le prince Napoléon, qui a perdu la parole depuis la mort du prince impérial. On réveille tant bien que mal, péniblement, la question Blanqui à propos de l’élection qui a lieu en ce moment à Bordeaux, ou bien l’on bataille trois jours durant autour de quelque médiocre tapage de vagabonds demandant aux musiques de leur jouer la Marseillaise. On fait la guerre aux noms des rues ou au cléricalisme, et M. Paul Bert, se mettant de la partie, voulant sans doute, lui aussi, émoustiller le public des vacances, envoie de sa villégiature de Bourgogne quelque toast qu’il croit peut-être spirituel et qui n’est qu’une assez lourde excentricité de pédant en gaîté. C’est assez pour la saison !

Oui vraiment, on peut en croire les nouvellistes, un jour de la semaine dernière, M. le comte de Chambord a été à Paris, tout au moins aux environs de Paris. Il était dans un château mystérieux, il a passé la revue de son armée, il lui a parlé, puis il a disparu ! Il est vrai que le même jour le télégraphe signalait sa présence à Vienne et le montrait rendant visite à l’empereur François-Joseph, tandis que d’autres le représentaient partant pour la Suisse ou pour l’Angleterre. N’importe, M. le comte de Chambord était à Paris! Il s’occupe de rallier ses amis, de leur tracer une ligne de conduite appropriée aux circonstances, de renouveler les instructions qui doivent les guider dans la prochaine campagne. — Qu’est-ce à dire? s’écrient alors les fidèles, ceux qui ont le mot des cours. M. le comte de Chambord n’a pas besoin de renouveler ses instructions; ses amis savent qu’il est toujours prêt à sauver la France : sa politique est assez connue! Et c’est vrai, les idées du petit-fils de Charles X n’ont rien d’inconnu. M le comte de Chambord n’a pas besoin de promulguer une fois de plus sa politique; il l’a expliquée bien souvent déjà, il l’expliquait l’autre jour encore dans une lettre où il se montra bien tel qu’il est, inspirant le respect par une incomparable candeur de prince illuminé, se créant une France idéale qui n’a jamais existé, laissant seulement percer quelque amertume à l’égard de ceux qui lui ont reproché de s’être dérobé à un règne possible en 1873. L’honnête prince, l’exilé d’un demi-siècle, n’a point entendu abdiquer ni en 1873 ni depuis, soit; personne n’abdique aujourd’hui! Don Carlos, à qui on fait aussi son rôle dans cette comédie des bruits de la saison, n’entend pas abdiquer, lui non plus. Il a la satisfaction, et il ne s’en cache pas, d’être reconnu roi légitime de l’Espagne par son oncle M. le comte de Chambord, et M. le comte de Chambord, à son tour, est sans doute reconnu roi légitime de France par son neveu don Carlos. Voilà qui est entendu, on nous le dit; c’est l’histoire courante qu’on nous fait.

Un autre jour, ce n’est plus de M. le comte de Chambord et de ses voyages à Paris et de ses droits reconnus par don Carlos, et de ses projets qu’il s’agit, c’est le prince Napoléon qui entre en scène et apparaît comme un sphinx vivant. Le prince Napoléon est-il définitivement, depuis la mort du fils de Napoléon III, le chef reconnu de la dynastie, l’héritier présomptif de l’empire? aura-t-il l’avantage d’être accepté par M. Paul de Cassagnac, ou bien y aura-t-il scission dans le parti bonapartiste? le prince Napoléon se décidera-t-il à déclarer la guerre à la république, à faire tout haut une petite pénitence de ses vieux péchés de libre penseur, de ses instincts révolutionnaires? On attend son manifeste, on l’attendra sans doute longtemps, — le prince ne dit rien. Qu’à cela ne tienne : on le fera parler, on lui attribuera des discours, des programmes de César en expectative, des théories sociales ou politiques; on le représentera engageant la conversation avec un interlocuteur de fantaisie. C’est peut-être une manière de l’obliger à un aveu ou à un démenti. Pas du tout, le prince Napoléon ne se laissera pas tenter; il reste plus que jamais muet, laissant se débattre ceux qui démentent et ceux qui confirment tout ce qu’on lui attribue. C’est une scène de plus de la comédie des prétendans. Tout cela, il faut l’avouer, est assez bizarre, digne d’une heure de désœuvrement, et ce qu’il y a de plus curieux, c’est que tout cela se passe au sein d’institutions établies, en présence d’un gouvernement fondé, devant un pays qui, n’ayant point à choisir entre tant de combinaisons étonnantes ne demanderait qu’à vivre en paix, à être surtout moins saturé de commérages inutiles.

Et toutefois, qu’on le croie bien, le danger pour des institutions comme celles qui existent aujourd’hui, pour un régime livré aux mobilités de l’opinion, fondé sur un consentement incessant, n’est pas dans cette fronde d’anciens partis, dans ce bruit de compétitions pour le moment assez peu menaçantes; le danger, il est bien plutôt à l’extrémité opposée, dans l’esprit de certains républicains, dans ces petites agitations et ces excentricités d’un autre genre qui profitent aussi de la saison, qui ne sont pas moins factices que les autres et qui sont moins inoffensives parce qu’elles sont le signe des instincts, des tendances d’un parti dont il est aussi difficile de décliner que d’accepter l’appui. Le danger pour la république est dans les turbulences, les manifestations, les prétentions de ceux qui, sous prétexte de la défendre ou de la servir par privilège, la représentent comme un régime inévitablement condamné à périr par les violences, par les troubles, par les puérilités tyranniques. On se demande parfois à quoi tient cette vague inquiétude, cette indéfinissable défiance de l’avenir qu’il est facile de remarquer. La raison intime c’est qu’on ne distingue pas toujours entre la vraie direction de la république régulière et ces excentricités. Le gouvernement, lui, n’ignore pas la différence; il sait le danger de promener partout la Marseillaise comme un chant de trouble, d’alarmer les intérêts conservateurs, et la politique exposée l’autre jour à Laon par M. le président du conseil s’inspirait évidemment de cette pensée. La vraie mission d’un gouvernement sérieux est de dégager incessamment cette politique de libéralisme modéré, de l’imposer aux résistances et aux impatiences des partis contraires.

Il y a deux grands fléaux dans l’administration, dans la politique comme dans la science et dans les lettres elles-mêmes; ces deux fléaux sont l’esprit de routine et l’esprit de secte, qui se ressemblent peut-être plus qu’on ne le croit. L’esprit de routine appauvrit tout et laisse la siérilité après lui. L’esprit de secte altère tout, dénature tout et finit par tout gâter, même le talent qui ne sait pas se défendre de ses obsessions. Il y a des intelligences certainement bien douées, qui ne sont ni sans force ni sans éclat et qui perdent ce qu’elles ont de meilleur à ce jeu meurtrier des sophismes de secte ou de parti; elles se créent une sorte d’originalité inutilement ou dangereusement excentrique, et rien de plus. M. Louis Blanc n’est point sans doute une intelligence vulgaire; il est simplement une des plus brillantes victimes de cet esprit qui l’a enchaîné toute sa vie et l’enchaîne trop souvent encore à cet apostolat des faux systèmes dont M. Victor Hugo lui faisait libéralement honneur l’autre jour dans un banquet. Le socialisme, dont il s’est fait l’apôtre, dont il s’est inspiré dans ses histoires comme dans ses théories économiques, n’a guère été favorable à son talent naturellement porté à la déclamation. M. Louis Blanc n’est qu’un économiste stérilement agitateur, prenant ses chimères réformatrices pour des illuminations prophétiques, un historien aussi passionné que confus, égaré dans ses systèmes rétrospectifs, dans ses réhabilitations révolutionnaires. C’est un utopiste emphatique, en proie à ses visions, — et par un phénomène caractéristique il ne se retrouve avec ses qualités d’écrivain que là où il oublie un peu son rôle d’apôtre socialiste, dans ces lettres qu’il écrivait autrefois, qu’il remet au jour maintenant sous le titre de Dix ans de l’histoire d’Angleterre.

Ces lettres qui datent déjà de près de vingt ans ne sont point en effet Sans intérêt. Elles ont de l’animation, de l’originalité et souvent de la force; elles ont été écrites par un esprit sérieusement observateur, et en vérité M. Louis Blanc aurait été injuste d’oublier ces pages dans l’inventaire de ses œuvres : il leur doit au contraire une reconnaissance toute particulière. C’est par ces lettres, adressées de Londres à un journal de Paris pendant l’empire, que M. Louis Blanc retrouvait en quelque sorte une notoriété de talent passablement obscurcie alors, il faut l’avouer, par la révolution de 1848; c’est par ces lettres de tous les jours que l’exilé regagnait en France un succès qu’il n’eût sans doute pas conquis par ses histoires. Et à quoi tenait surtout ce succès, qui relevait un nom dépopularisé jusque dans le monde socialiste? Précisément à la qualité de l’écrivain, à ce fait que le démagogue semblait s’effacer, qu’il ne restait plus dans ces pages courantes et faciles que l’observateur instruit et pénétrant. M. Louis Blanc ne se donnait pas le ridicule de reconnaître l’hospitalité britannique en écrivant, comme le faisait M. Ledru-Rollin, des déclamations creuses et surannées sur la Décadence de l’Angleterre; il étudiait ce grand pays avec une intelligence sérieuse et suffisamment impartiale. Ce n’est pas qu’il eût abdiqué ses idées; il les laissait assez souvent percer, et au besoin il aurait trouvé dans ses systèmes de quoi remédier à tous les maux, à toutes les anomalies de la civilisation britannique dont il faisait parfois la vigoureuse analyse; mais, placé au sein de cette puissante vie anglaise, il se sentait ramené invinciblement vers la réalité. Il n’avait pas trop le temps de divaguer, il était obligé d’aller, comme il le dit lui-même, « d’un débat de la chambre des communes à une fête du lord maire, de l’exposé d’un imbroglio diplomatique à une description des courses d’Epsom,.. d’un tableau de mœurs à un portrait politique... » Il parlait avec sympathie ou avec respect de la reine, du prince Albert; il écrivait ces pages libres et vives sur « Palmerston gouverneur des cinq ports, » sur le « Christmas. » On avait un peu perdu de vue l’auteur de l’Organisation du travail ou du moins on croyait toujours voir en lui le sectaire du Luxembourg, l’insurgé du 15 mai 1848, et on retrouvait un écrivain animé, souvent ingénieux. C’était assez pour le succès de cette correspondance, qui reparaît aujourd’hui, qui ramène à des années déjà lointaines.

Depuis, M. Louis Blanc est redevenu ce qu’il était dans sa jeunesse, avant ses années d’exil à Londres, un politique de secte et de parti. Il fait des discours pour l’amnistie universelle, il fête dans les banquets de la démocratie révolutionnaire l’anniversaire du 10 août comme un anniversaire national. Il va prochainement, dit-on, porter l’évangile socialise en province, dans ces contrées du Rhône, qui n’auraient pas précisément besoin d’être échauffées; il fera de nouveaux discours, de nouvelles conférences au bruit de la Marseillaise chantée par les Marseillais! Mieux vaudrait peut-être pour lui écrire encore des lettres comme celles qu’il écrivait autrefois de Londres et qui avaient un moment fait oublier un passé de médiocre agitateur. Cette nation anglaise, que M. Louis Blanc décrivait il y a vingt ans dans ses mœurs, dans son énergique essor, elle a l’avantage et l’originalité, si l’on veut, de peu changer, de rester toujours maîtresse de ses destinées, de compter des réformes et point de révolutions. Ceux qui ont à raconter notre histoire depuis près d’un siècle ont la chance ingrate de rencontrer plus de révolutions que de réformes. Comment la monarchie constitutionnelle, si vivace et si puissante en Angleterre, a-t-elle si peu réussi jusqu’à présent en France? par quelle fatalité surtout a-t-elle échoué dans les conditions où elle s’était établie après 1830? C’est une question qui a été bien souvent agitée, qui le sera plus d’une fois encore, et que M. Louis Blanc ne pense point apparemment avoir résolue dans une boutade, en disant que « le règne de Louis-Philippe n’a été qu’un effort de dix-huit, ans pour arriver au gouvernement personnel, » —effort qui a définitivement échoué! C’est une période qui a mal fini, sans doute, comme toutes les autres, comme la restauration, comme la république elle-même, comme l’empire. Elle n’en a pas moins donné dix-huit années de paix, d’ordre libéral, de progrès régulier à la France. Elle a été l’essai le plus sérieux et le plus sincère des institutions libres avec la garantie de l’hérédité du pouvoir souverain, et c’est ce qui fait l’intérêt du récit substantiel et animé qu’un jeune écrivain, M. Victor du Bled, vient d’achever sous le titre d’Histoire de la Monarchie de juillet, de 1830 à 1848. C’est l’œuvre complète de ces dix-huit ans que le jeune historien reproduit avec un sentiment simple et juste. Luttes des partis, débats parlementaires, discussions religieuses, négociations diplomatiques, il rassemble et coordonne tous ces élémens de l’histoire. Il fait revivre ce règne destiné à périr dans une échauffourée d’hiver.

Eh! sans doute, elle a échoué, cette monarchie; mais cette chute, que M. Victor du Bled raconte avec tristesse, dont M. Louis Blanc peut triompher en homme du gouvernement provisoire, cette chute soulèverait une double question. A la veille du 24 février 1848, quel est le progrès qui ne fût régulièrement possible? où était la nécessité irrésistible d’une révolution? D’un autre côté, quel a été le lendemain de la catastrophe? quelles ont été les suites de ce lendemain? La moralité des événemens est là tout entière. Macaulay disait avec une brutalité éloquente après 1852 : « Les Français ne doivent s’en prendre qu’à eux-mêmes. Un peuple qui renverse violemment des gouvernemens constitutionnels et qui vit tranquillement sous la dictature mérite d’être gouverné despotiquement. A la place des Français, nous aurions réformé le gouvernement de la maison d’Orléans et nous n’aurions pas supporté le joug de Napoléon III pendant vingt-quatre heures... » Le jugement est dur. Ce qui est certain, c’est qu’au moment où la monarchie constitutionnelle disparaissait, rien n’était en péril, ni pour l’extension possible des libertés intérieures, ni pour la dignité extérieure. La monarchie constitutionnelle, pendant son existence, sous sa double forme, s’était donné la généreuse mission d’effacer des désastres de 1815 ce qui pouvait être effacé, de relever la France, et, à l’heure où elle était vaincue, l’œuvre était assez avancée pour que l’influence française se fît sentir partout dans les affaires du monde. Par une fatalité singulière, c’est à la république aujourd’hui à recommencer cette œuvre de la monarchie constitutionnelle, et voilà pourquoi ces trente-quatre années qui sont derrière nous, qui ne sont plus que de l’histoire, gardent un si attachant intérêt et par les luttes qui passionnaient le pays, et par l’éclat des talens qui prenaient part à ces luttes, et par la politique qui avait réussi à refaire une France libre et respectée.

De toutes les questions qui occupaient alors l’Europe, que M. Victor du Bled résume dans son Histoire et que M. Louis Blanc retrouve lui-même parfois dans ses Lettres, les unes ont disparu à peu près complètement, les autres se sont transformées et ont passé déjà par bien des crises, par bien des métamorphoses. L’Europe presque entière a changé de face. Des puissances nouvelles se sont formées, les vieux états se sont rajeunis. Tout s’est modifié dans les existences nationales, dans les rapports des peuples, et, chose à remarquer, ceux qui ont le moins souffert dans les tempêtes des trente dernières années, ce sont des pays comme l’Angleterre, comme la Belgique, comme la Hollande, qui par tradition ou par une jeune sagesse avaient et ont su garder les avantages de la monarchie constitutionnelle.

L’Angleterre, quant à elle, reste pour sûr ce qu’elle était, ce qu’elle est toujours au milieu de la mobilité des événemens. Elle peut avoir des changemens de ministère ; elle peut, selon les circonstances, prendre un rôle plus ou moins actif, plus ou moins direct dans les affaires du monde. Elle ne cesse de garder dans ses institutions libres le ressort qui maintient sa puissance et dont les hommes habiles comme lord Beaconsfield savent se servir quelquefois pour assurer à l’orgueil national quelque satisfaction flatteuse. L’Angleterre a beau avoir ses obstructionnistes irlandais, ses crises industrielles ou ses difficultés lointaines, elle poursuit sans trouble son vaste et multiple travail. Elle vient de voir se clore ces jours derniers une session parlementaire pendant laquelle elle a eu à s’occuper de la fin de la guerre qu’elle avait entreprise dans l’Afghanistan, de la guerre contre les Zoulous, des affaires de l’Egypte, de l’exécution du traité de Berlin, de la pacification de l’Orient, Ces questions sont revenues plus d’une fois pendant la session ; elles ont visiblement cessé d’être une préoccupation sérieuse, et le discours de la reine donnant congé au parlement est lui-même d’un ton placide et modeste. Il ne parle que de paix, de relations cordiales avec toutes les puissances, des réformes qu’on obtiendra dans l’empire ottoman, de l’enquête sur les intérêts agricoles. C’est un discours calmant. Le moment du repos est venu en Angleterre comme partout, il ne reste qu’un point douteux. Lord Beaconsfield a-t-il l’intention de profiter de ses récens succès pour dissoudre le parlement, pour chercher dans des élections une victoire de plus ou une consécration nouvelle de sa politique? Laissera-t-il au contraire le présent parlement aller jusqu’au bout de son existence légale? Lord Beaconsfield n’a point jusqu’ici dit son secret, et il ne le dira vraisemblablement que lorsqu’il aura son plan de campagne tout prêt, lorsqu’il croira l’heure favorable arrivée. Avec lui il faut s’attendre à de l’imprévu, il aura son coup de théâtre électoral, et, tout bien compté, malgré les signes d’une opposition qui ne laisse pas de grandir, lord Beaconsfield a bien des chances d’obtenir de l’Angleterre la sanction de la politique par laquelle il a illustré son ministère.

Quant à la Belgique, cet autre état plus jeune et pourtant presque ancien déjà parmi les monarchies constitutionnelles de l’Europe, quant à la Belgique, elle a certainement aujourd’hui ses émotions assez vives. Elle a, elle aussi, comme d’autres pays et plus que d’autres pays, ses questions religieuses livrées à toute l’ardeur des partis. Elle a pour le moment ses agitations, qui ne datent pas d’hier sans doute, mais qui viennent d’être ravivées, qui sont portées à un certain degré d’incandescence par la loi récente que le ministère libéral a fait adopter pour modifier les conditions de l’instruction religieuse dans les écoles primaires. Le gouvernement belge, il faut le dire, n’a pas voulu aller jusqu’à supprimer l’enseignement religieux prescrit par une ancienne loi de 1842, qui est restée jusqu’ici en vigueur; il a voulu simplement lui rendre le caractère facultatif en laissant toute liberté aux parens et en retirant au clergé le droit exclusif d’inspection et de contrôle sur les écoles. Désormais l’administration communale doit fixer une heure et désigner un local dans les établissemens scolaires où les ecclésiastiques, délégués par les curés des paroisses, iront donner aux enfans l’instruction religieuse. La loi proposée par le ministère a été votée par le sénat comme par la chambre des députés; elle a été sanctionnée par le roi, elle se heurte aujourd’hui contre l’hostilité ardente du clergé qui, en Belgique, on le sait, est aussi libre que puissant, qui refuse de reconnaître la loi et menace même de mettre en interdit les instituteurs, les parens, les enfans qui se soumettraient à la mesure législative. C’est là le conflit qui s’agite aujourd’hui, c’est là la question violemment, passionnément engagée entre les partis, et naturellement les esprits extrêmes s’efforcent de pousser la lutte à outrance. C’est dans ces conditions que le roi Léopold est allé récemment à Tournay pour assister à l’inauguration d’une gare de chemin de fer. On redoutait un peu d’abord que, sur quelque mot d’ordre d’agitateurs imprudens, une partie de la population ne s’abstînt des manifestations qui accueillent toujours la royauté en Belgique. Il n’en a heureusement rien été, l’esprit national a été plus fort que tout le reste, et le roi, saisissant l’occasion de la célébration prochaine du cinquantième anniversaire de l’indépendance de la Belgique, le roi n’a pas craint d’aborder résolument, avec l’autorité d’un « souverain constitutionnel, ami de tous, » ces délicates questions. Il n’a pas craint de faire directement appel à la concorde, au patriotisme pour atténuer les divisions qui partagent le pays. « Retrempons-nous, a-t-il dit, dans cet esprit viril et sage qui a fondé la nationalité belge par le rapprochement des partis. Faisons tous, je vous en conjure, des efforts de générosité, de modération et de prévoyance C’est l’intérêt, c’est l’avenir de notre chère et noble Belgique qui le demandent à tous par la bouche de son roi. » Rien de plus noble assurément que ce langage fait pour retentir bien ailleurs qu’en Belgique, pour être écouté partout où s’agitent ces questions qui intéressent la conscience religieuse; rien de plus patriotique, de plus politique, et c’est ainsi que la royauté constitutionnelle, sans sortir de sa sphère, peut avoir une influence utile, contribuer de haut à adoucir des conflits qui ne sont jamais sans péril, même quand ils ne triompheraient pas de la force des institutions.

Ici du moins tout peut paraître assez simple. La lutte est entre libéraux et catholiques, le pays décide entre les partis. Les crises sont bien autrement obscures et difficiles à saisir dans des pays où elles se compliquent de rivalités de races, de puissantes considérations diplomatiques, et où la monarchie constitutionnelle représentée par une des plus vieilles maisons de l’Europe est réduite à se mouvoir au milieu de toute sorte d’influences contraires. C’est l’histoire de cette crise autrichienne qui vient de se dénouer par la formation d’un ministère sous la présidence du comte Taaffe et qui est l’expression confuse d’un assez sérieux déplacement d’influences dans les régions du parlement et du pouvoir à Vienne. Il ne s’agit ici pour le moment que de cette partie de l’empire qui s’appelle la Cisleithanie. A bien dire, ce changement dans la direction des affaires de la Cisleithanie n’avait rien d’imprévu. Il était devenu inévitable après les récentes élections qui ont modifié les conditions parlementaires, et ces élections elles-mêmes ne se sont pas faites apparemment toutes seules. La vérité est qu’il y a eu depuis quelque temps tout un travail pour mettre fin à une situation irrégulière, particulièrement à l’abstention des Tchèques, qui ont refusé jusqu’ici de reconnaître les lois constitutionnelles de l’empire et qui ne sont évidemment entrés en composition que moyennant certaines garanties. Ce travail a préparé les élections qui ont amené la défaite des libéraux ou centralistes allemands et qui ont grossi dans le parlement de Vienne le contingent des autres nationalités. Les élections à leur tour ont conduit à la nécessité du nouveau cabinet cisleithan où, à côté du comte Taaffe qui paraît avoir été, sous l’inspiration du souverain, l’habile instrument de ces transactions, entrent divers personnages : le docteur Stremayr et le colonel Horst, membres de l’ancien cabinet, M. Ziemaikowski, représentant de la Galicie, le docteur Prazalk, un des chefs du parti tchèque, le comte Falkenhayn, qui est un des plus grands propriétaires de la haute Autriche et un des amis de jeunesse de l’empereur, le baron Korb de Weidenheim, un des grands seigneurs allemands de la Bohême. Deux portefeuilles sont réservés et paraissent destinés à des libéraux qui voudraient se prêter à la combinaison. Le nouveau ministère cisleithan n’est point formé en effet pour suivre une politique de réaction cléricale et fédéraliste; ce n’est point la pensée du comte Taaffe, qui paraît être un politique éclairé et habile, ni même de ses nouveaux collègues de pouvoir; Le nouveau ministère de Vienne est simplement composé dans l’intention d’appliquer d’une manière plus large les lois constitutionnelles, de rassembler toutes les nationalités de l’empire sur le terrain constitutionnel en leur donnant une représentation plus effective. Il ouvre la porte aux Slaves, et c’est précisément en cela qu’il est une défaite pour l’élément germanique, c’est pour cela aussi qu’il peut ressembler plus ou moins à une menace pour le dualisme fondé sur la suprématie des Allemands à Vienne, des Magyars à Pesth. Ce ministère réussira-t-il à désarmer les Allemands, à éviter d’entrer en antagonisme avec le cabinet hongrois, à réaliser un équilibre constitutionnel satisfaisant? Voilà bien des problèmes qui commencent à Vienne!

Rien n’est plus compliqué assurément, et ce qui complique encore plus cette situation, c’est la retraite du comte Andrassy, qui, à la même heure, se décide définitivement à quitter le poste de chancelier, à abandonner la direction des affaires diplomatiques de l’empire. Jusqu’à quel point cette retraite du chancelier autrichien est-elle liée à la formation du ministère qui vient de naître à Vienne? quelle est la raison véritable de la résolution que prend le comte Andrassy et qui semble maintenant irrévocable? Les difficultés immédiates de l’exécution du traité de Berlin ne sont plus assez graves pour lui créer des embarras. Les récentes négociations conduites par le comte Taaffe pour la formation d’un ministère ne lui ont pas été inconnues, et il paraît les avoir approuvées; il a été évidemment consulté en tout. Il a invoqué, dit-on, sa santé; c’est peut-être la vérité et c’est malheureusement aussi la raison de ceux qui ne peuvent pas ou ne veulent pas en donner une autre.

Le comte Andrassy n’est point, à coup sûr, au bout de sa carrière; il reparaîtra un jour ou l’autre sur la scène. Ce n’est pas moins jusqu’ici une singulière fortune que celle de ce brillant Magyar qui, après avoir été un révolté contre l’Autriche, un insurgé des honveds, Un condamné à mort, est devenu un des plus intimes confidens de la cour, et qui, après avoir été élevé au plus haut poste de l’empire, a été entraîné par degrés à une politique fort difficile à définir. Hongrois d’origine et d’esprit, il a été conduit à contrarier les sentimens hongrois en aidant plus que tout autre, par l’occupation plus ou moins définitive de la Bosnie et de l’Herzégovine, à étendre et à fortifier les élémens slaves dans l’empire. Libéral d’opinion et d’instinct, il n’a pas peu contribué à rendre au parti militaire de Vienne un ascendant qui n’a fait que s’accroître depuis l’entrée des armées impériales en Bosnie et qui se manifeste par l’occupation de Novi-Bazar. Le comte Andrassy se serait récemment montré satisfait, assure-t-on, d’avoir réussi à replacer l’Autriche dans des relations de cordialité avec l’Allemagne et avec la Russie, d’avoir contribué à renouer l’alliance des trois empires. Le chancelier hongrois est un homme à l’esprit trop fin et trop sceptique pour se payer de mots, pour se méprendre sur la valeur de cette alliance qu’il laisse à un successeur le soin de cultiver. Quel sera ce successeur? Le comte Karolyi aurait été d’abord désigné et il aurait refusé; ce serait maintenant, dit-on, le baron Haymerlé, ambassadeur de l’empereur François-Joseph à Rome. Dans tous les cas, le comte Andrassy ne quitterait les affaires que dans quelques jours, peut-être dans quelques semaines, et avant tout il vient d’aller à Gastein, où il a eu avec M. de Bismarck une entrevue qui n’avait vraisemblablement d’autre objet que la politique des deux cours de Vienne et de Berlin; mais quels sont, d’un autre côté, à l’heure qu’il est, les rapports de M. de Bismarck lui-même avec Saint-Pétersbourg? que signifie réellement tout ce tapage de polémiques acrimonieuses engagées depuis quelque temps entre les journaux allemands et les journaux russes? On ne peut assurément voir dans ces polémiques le signe de combinaisons nouvelles méditées par M. de Bismarck, pas plus qu’on ne peut chercher un lien entre tous ces incidens et la retraite du comte Andrassy. Ce qui est certain, c’est que tout ce qui se passe aujourd’hui en Autriche, comme en Allemagne, comme en Russie, est assez mystérieux, assez incohérent, et ce qu’il y a de plus curieux, c’est que ceux qui donnent au monde cette énigme à déchiffrer ne savent probablement pas plus que les autres le secret de ce qui se passera demain.


CH. DE MAZADE.


ESSAIS ET NOTICES.
Histoire de l’École centrale des arts et manufactures depuis sa fondation jusqu’à ce jour, par M. Ch. de Comberousse, professeur de mécanique à l’École centrale. Paris, 1er 79. Gauthier-Villars,


L’École centrale des arts et manufactures a été fondée en 1829 par l’initiative privée. Devenue en 1857 établissement de l’état, elle a continué à marcher dans la voie où elle avait rencontré le succès ; on peut donc dire qu’elle fonctionne depuis un demi-siècle. Pendant ces cinquante ans d’existence, elle n’a cessé de perfectionner son enseignement et les conditions de son régime intérieur; le nombre de ses élèves, qui était de cent quarante dès la première année, est aujourd’hui de cinq cent cinquante, et on l’a vu augmenter ainsi sans que l’École eût à offrir à ses élèves aucune autre promesse d’avenir que celle qui résulte d’une sérieuse et solide instruction : preuve certaine qu’elle répondait à un besoin public. Ses fondateurs avaient en vue de fournir à la France les ingénieurs civils qui lui manquaient; laissant à l’École polytechnique le privilège d’être une pépinière de savans, l’École centrale devait tenter de devenir à son tour, selon le mot de M. Perdonnet, une Sorbonne industrielle, chargée de former des agens et des directeurs de la production française. Ce but a été pleinement atteint, et l’exposition universelle de 1878 en a fourni une preuve nouvelle par les distinctions de tout genre qui sont venues récompenser les efforts des ingénieurs sortis de l’École centrale. La situation scientifique, la situation morale de l’École est donc bonne; elle a pris depuis longtemps dans l’estime publique la place qui lui était due, et le succès toujours croissant de son enseignement a inspiré à l’étranger la création d’une série d’établissemens analogues auxquels l’École centrale de Paris a servi de modèle. Il n’en est pas moins vrai que la situation matérielle de l’École réclame aujourd’hui toute la sollicitude du gouvernement; s’il y a lieu d’être satisfait du passé, il faut maintenant se préoccuper de l’avenir. Comme le disait, il y a cinq ans, le directeur actuel, M. le colonel Solignac, dans une lettre adressée au ministre de l’agriculture et du commerce, « l’École centrale conserve encore la trace profonde de son origine dans sa condition éphémère d’installation matérielle; l’hôtel qu’elle occupe ne lui appartient pas, elle y est toujours à titre de locataire, et elle ne peut pas encore se livrer à des travaux d’organisation d’un caractère définitif. » Les conséquences de cette situation précaire se font sentir depuis longtemps : les services souffrent, l’École étouffe; il est impossible de songer à augmenter le nombre des élèves, à l’exemple des grands établissemens qui ont pris notre École centrale pour type et qui, pour la plupart, disposent de ressources très supérieures. Il s’agit maintenant de ne pas nous laisser dépasser par les rivaux auxquels nous avons indiqué et ouvert la voie; et à mesure que l’École approche de la fin de son bail, il devient urgent de prendre un parti concernant son installation définitive.

Dans ces circonstances, on a pensé que le moment était venu d’appeler sur l’École centrale l’attention du public éclairé, en racontant ses origines, en montrant les services qu’elle a rendus, et ceux plus grands encore qu’elle peut rendre, s’il lui est donné d’achever son évolution. Peu de personnes étaient, comme M. Charles de Comberousse, à même d’accomplir cette tâche. Ancien élève de l’École, aujourd’hui membre de son conseil, M. de Comberousse lui appartient depuis plus de trente ans; il a connu ses fondateurs et les plus éminens des élèves qu’elle a formés, il a contribué lui-même, par son enseignement, pour une large part à ses progrès. Aussi le livre qu’il nous a donné est-il à la fois nourri de faits, et rempli d’appréciations très fines et de réflexions qui frappent par leur justesse; il n’a rien de l’aridité qu’au premier abord semblerait comporter le sujet.

L’histoire de la fondation de l’École centrale des arts et manufactures a été retracée ici même par M. Charles Lavallée, au moment où elle venait d’ajouter à son programme l’enseignement de la science agricole[1]; c’est ce qui nous dispense de suivre M. de Comberousse dans les détails fort intéressans qu’il donne à ce sujet. Bornons-nous à rappeler en quelques mots les faits les plus importans. La création de l’École centrale a été l’œuvre d’un petit groupe d’hommes éminens dont un seul est encore sur la brèche : M. Dumas, l’illustre chimiste, qui était déjà à ce moment l’un des premiers professeurs de son temps. Il avait formé, avec Théodore Olivier et Eugène Péclet, le projet de fonder une école destinée à fournir les ingénieurs civils dont l’industrie privée avait besoin; on ne tarda pas à rencontrer dans M. Lavallée non-seulement un bailleur de fonds, mais un organisateur aussi intelligent qu’énergique et dévoué. M. Lavallée a dirigé l’École depuis sa fondation jusqu’en 1862, où il eut pour successeur M. Perdonnet. En 1857, quand le nombre des élèves était monté à 475, quand la prospérité de l’établissement ne laissait plus rien à désirer (le bénéfice net commençait à dépasser cette année-là 100,000 francs), M. Lavallée, refusant les offres brillantes d’une association d’anciens élèves de l’École, proposa de la céder gratuitement à l’état. C’était à ses yeux et aux yeux de ses collaborateurs le seul moyen d’assurer l’avenir de l’École centrale et de la maintenir au niveau d’un véritable établissement national.

La proposition de M. Lavallée, qui était, on peut le dire, un acte d’abnégation et de dévoûment à l’intérêt général, fut acceptée, et l’École centrale rentra dans les attributions du ministère de l’agriculture, du commerce et des travaux publics. Le gouvernement, en prenant possession de l’école, en respecta l’organisation intérieure et le mode d’enseignement; mais on profita de l’occasion pour réaliser quelques améliorations désirées depuis longtemps, parmi lesquelles la plus importante peut-être fut l’établissement d’un concours d’admission. Jusqu’alors, les examens d’entrée avaient été de simples examens d’admissibilité, sans classement ni concours réel; depuis 1859, les candidats passent devant un jury de concours nommé par le ministre. Une autre amélioration due au changement de régime de l’école fut le dédoublement des cours en deuxième et en troisième année, dédoublement commandé par les nécessités de la discipline et par l’intérêt des études, car les cours réunis en deuxième et en troisième année comptaient alors plus de trois cents auditeurs; cette importante disposition ne put cependant être adoptée qu’à partir de 1864.

Depuis sa fondation jusqu’au concours de sortie de la présente année, l’École centrale a donné à l’industrie 4,054 ingénieurs, dont 552 étrangers. Ces chiffres correspondent aux élèves qui. L’ont quittée avec le diplôme d’ingénieur ou le certificat de capacité; le nombre total des élèves admis atteint aujourd’hui 7,266. Citer ces chiffres, c’est dire l’influence que l’École centrale a dû exercer sur la production française et sur nos rapports internationaux. Rappelons d’abord la part considérable que, depuis 1835, ses élèves ont prise à la création et à l’exploitation des chemins de fer français. Le conseil de l’École avait prévu et préparé pour eux ce champ d’activité en instituant, dès 1834, un cours spécial pour la construction des voies ferrées, le premier cours de ce genre qui ait été fait en Europe. En 1863, on comptait, parmi les anciens élèves de l’École centrale, 28 directeurs et ingénieurs en chef des chemins de fer, 79 ingénieurs principaux et 56 ingénieurs ordinaires. N’oublions pas ensuite les services rendus par cette pépinière du génie civil au moment où la conclusion des traités de commerce avec l’Angleterre et l’accession de la France au libre-échange fit naître la crainte que le pays ne fût pas prêt à soutenir la concurrence étrangère. Il est de tradition à l’École qu’elle a été surtout fondée pour préparer, par une forte éducation spéciale, les industriels français à passer sans secousse du régime de la protection illimitée à celui d’une protection sagement restreinte, « Si l’École centrale n’existait pas, disait à ce moment M. Michel Chevalier, il aurait fallu la créer comme complément nécessaire des traités de commerce. » Grâce au concours des ingénieurs de l’École centrale, la transformation de notre outillage industriel et son appropriation à la situation nouvelle qui était la conséquence des traités purent s’accomplir avec une rapidité inespérée et dans les meilleures conditions. « En 1863, dit M. de Comberousse, 124 maîtres de forges, 68 grands manufacturiers, 54 constructeurs de machines, 43 filateurs, 38 fabricans de produits chimiques, 37 agriculteurs, 35 entrepreneurs de travaux publics, 31 directeurs et propriétaires d’usines à gaz, 28 fabricans de sucre, 23 directeurs de cristalleries ou de verreries, 17 fabricans de papier, appliquaient aux luttes de l’industrie la sûreté de coup d’œil, l’énergie raisonnée et les connaissances scientifiques qu’ils devaient à l’École centrale, lis formaient comme l’élite de l’armée du travail et contribuèrent largement à épargner au pays une crise redoutable... »

Il s’agit aujourd’hui d’assurer définitivement l’avenir de cet établissement digne de toutes les sympathies. Comme nous l’avons déjà dit, l’École n’est pas chez elle; elle est simple locataire des bâtimens qu’elle occupe (l’hôtel de Juigné, au Marais), et son bail expire dans cinq ans; on le voit, il est temps d’aviser. La réputation acquise par l’École centrale dans le monde entier, les services incontestables rendus par ses élèves à toutes les branches de notre industrie, permettent d’affirmer que tout sacrifice fait pour lui donner la situation matérielle à laquelle elle a droit sera un bon placement pour l’état comme pour la ville de Paris. Il faut que l’installation définitive de l’École réponde à la valeur de son personnel, à la notoriété des ingénieurs qu’elle forme, et qu’elle puisse supporter la comparaison avec les établissemens analogues qui se sont élevés à l’étranger et qui lui font une sérieuse concurrence. C’est d’abord le célèbre Polytechnicum de Zurich, fondé en 1856, qui compte aujourd’hui près de mille élèves; l’heureux aménagement du vaste édifice dont le canton a doté l’école, et dont la dépense s’est élevée à 6 millions, fait l’admiration des visiteurs. La subvention que le gouvernement fédéral accorde à l’école de Zurich, d’abord fixée à 150,000 francs par an, n’a cessé de s’accroître et atteint aujourd’hui 367,000 francs. Citons ensuite l’École des arts et manufactures et des mines de Liège, fondée en 1837, l’École polytechnique de Dresde, qui date de 1828, l’Institut royal des arts et métiers de Berlin, que dirige M. Reuleaux, les Écoles polytechniques de Vienne, de Munich, de Stuttgart, de Carlsruhe, de Hanovre, d’Aix-la-Chapelle, etc., qui toutes ressemblent plus ou moins, par leur organisation et leurs programmes d’études, à l’École centrale de Paris, et qui disposent en général de ressources considérables. La Russie a l’École impériale technique de Moscou, qui jouit d’un capital inaliénable de 10 millions et dont la recette totale s’élevait en 1877 à 739,000 francs, tandis que les dépendes pour le même exercice ont été de 714,000 fr. Les États-Unis, qui en 1862 n’avaient pas une seule école technique, en ont maintenant plus de trente, dont la dotation dépasse 50 millions. En France même, l’École centrale lyonnaise fonctionne depuis plusieurs années, et l’exemple de Lyon sera bientôt suivi par d’autres villes. En présence de ce grand mouvement, il s’agit pour nous de ne pas rester en arrière après avoir été si longtemps au premier rang.

La question de l’installation définitive de l’École centrale a été agitée en 1874 devant le conseil de perfectionnement; elle a fait l’objet d’un rapport qui a été lu par M. Burat et qui a servi de point de départ à tous les plans élaborés depuis. Deux projets sont en présence : le premier conserve le local actuel, en accroît l’étendue par l’expropriation des immeubles environnons, et procède par reconstructions partielles effectuées sur place; l’autre consiste à déplacer l’École centrale et à la reconstruire d’un seul jet sur le point le plus favorable, avec toutes les améliorations suggérées par une longue expérience; l’emplacement que l’on choisirait de préférence serait le terrain occupé actuellement par le marché Saint-Martin, dont la suppression paraît décidée.

En adoptant le premier projet, on éviterait sans doute les tâtonnemens qui résulteraient d’un changement complet ; mais, d’un autre côté, la voie de l’expropriation ne manquerait pas d’être fort coûteuse; de plus, en se contentant de reconstructions partielles, on ne pourrait améliorer que des détails. Pour toutes ces raisons, c’est le second projet qui a réuni les suffrages du conseil. Une dernière raison d’ailleurs milite en faveur du projet qui consiste à construire l’École centrale sur les terrains du marché Saint-Martin : c’est la possibilité de rapprocher ainsi cet établissement du Conservatoire des arts et métiers, où sont réunis ces collections, ces modèles, ce matériel, à l’aide desquels les autres écoles du même genre cherchent à perfectionner l’enseignement des sciences appliquées. Il importe que ces deux institutions, qui se touchent par tant de points, soient à proximité l’une de l’autre et puissent se prêter un appui constant.

La commission nommée par le ministre, à la suite de cette délibération du conseil de perfectionnement, se prononça à l’unanimité pour la translation de l’École sur l’emplacement du marché Saint-Martin. Le conseil municipal ne tarda pas à être saisi de la question, mais l’enquête prit beaucoup de temps, et c’est seulement au mois de novembre 1878 que fut décidée la cession à l’état du sol du marché Saint-Martin, au prix de 2,520,000 francs, prix sur lequel la ville fait remise à l’état d’une somme de 1,020,000 francs. Les terrains devront être livrés le 1er janvier 1881, afin que le nouvel édifice puisse être terminé pour la rentrée de novembre 188’. Les 1,500,000 francs à payer à la ville pourraient au besoin être fournis par les économies que l’École a réalisées depuis qu’elle est à l’état, de sorte qu’il ne resterait plus qu’à trouver les 3,500,000 francs nécessaires pour l’édification de la nouvelle École; il faudrait alors, pour reconstituer la réserve, élever un peu le taux du prix d’études, qui serait porté à 1,000 francs; mais peut être préférera-t-on laisser ce prix fixé à 800 francs, et dans ce cas on ne toucherait pas à la réserve de l’École. Quelle que soit la résolution à laquelle on s’arrête, tout fait espérer que, grâce au bon vouloir dont tout le monde a fait preuve en cette occasion, l’École centrale gardera son rang parmi les grandes institutions qui font de Paris le centre intellectuel de l’Europe.


R. R.


Le directeur-gérant, C. BULOZ.

  1. Voyez la Revue du 15 mai 1872.