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Chronique de la quinzaine - 31 juillet 1879

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Chronique no 1135
31 juillet 1879


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




31 juillet 1879.

À mesure qu’on approche des vacances, les travaux parlementaires se hâtent, et l’on vote au pas de course, sans relâche ; on expédie tout sans trop de choix, les lois les plus sérieuses et les lois les plus inutiles, le budget, la prorogation des traités de commerce, les chemins de fer, le retour à Paris et la destruction de ce qui reste des Tuileries ! Il n’y a que la loi sur l’enseignement supérieur qui parait décidément devoir s’arrêter en route et être ajournée jusqu’à un temps meilleur, jusqu’à la session d’hiver. Le sénat, tardivement saisi du projet voté par la chambre des députés, s’est empressé de nommer sa commission, et avec toute la bonne volonté possible cette commission ne peut guère avoir terminé son travail avant le congé désormais prochain des deux assemblées. La question est d’ailleurs assez grave pour que quelques mois de réflexion ne soient point de trop, et elle peut devenir assez délicate, même peut-être assez périlleuse, pour que le ministère ne soit probablement pas bien impatient de brusquer la solution. Le sénat, à part cette loi sur l’enseignement supérieur qui semble destinée à rester réservée, le sénat a encore le budget à expédier, la prorogation des traités de commerce à examiner, la réorganisation du conseil de l’instruction publique à discuter, sans compter les interpellations et les incidens inattendus qui peuvent se produire : en voilà plus qu’il n’en faut pour atteindre l’heure où le parlement quittera Versailles pour n’y plus revenir. Ce n’est point assurément le pays qui se plaindra de cet interrègne parlementaire, de cette suspension momentanée des débats bruyans et passionnés de ses législateurs. Le pays ne peut raisonnablement se plaindre que d’une chose, c’est que dans cette session qui va finir on ait plus d’une fois oublié ses intérêts les plus pressans pour des luttes irritantes et stériles, c’est que les actions ne répondent pas toujours aux paroles ou même à la bonne volonté, c’est que la politique du nouveau régime donné à la France ait encore tant de peine à se dégager des vulgaires considérations de parti où elle s’embarrasse trop souvent. C’est en définitive la question qui ne cesse de dominer toutes les autres.

Ce n’est pas sans doute en un jour qu’un régime nouveau arrive à se fonder, à prendre son vrai caractère, et ce qui se passe aujourd’hui, ces incertitudes, ces ambiguïtés, ces oscillations, qui sont trop faciles à signaler, tout cela n’a rien de particulier à la république. C’est un peu l’histoire de tous les régimes qui commencent, qui ont de la peine à se faire reconnaître. C’est l’histoire de la restauration dans ses premières années ; c’est l’histoire de la libérale monarchie de 1830 dans sa période de formation. Pour tous les gouvernement naissans, il y a les mêmes phases laborieuses et ingrates, les mêmes questions, une direction, un équilibre à trouver, un personnel fidèle et actif à choisir, des contradictions à déjouer. Comme ceux qui l’ont précédée, la république, au moment d’entrer sérieusement en action, a été exposée à déplacer des intérêts, à troubler des habitudes, à rencontrer sur son chemin des hostilités ou des défiances, elle a cela de commun avec tous les régimes, et elle a aussi sans nul doute des difficultés qui viennent d’elle-même, qui naissent de son principes ou de son passé, qu’on ne peut se promettre de dominer ou d’atténuer que par une fermeté mêlée de beaucoup de modération, Le mal aujourd’hui, il faut le dire, d’un mot, c’est que le gouvernement n’a peut-être pas toujours un sentiment suffisant de sa force, et faute de ce sentiment supérieur il est trop souvent à la merci des incidens qui se succèdent, des influences qui le pressent. Là où il pourrait agir avec autorité il se croit obligé de payer rançon à l’esprit de parti, de transiger avec les importunités bruyantes. Il rachète la fermeté qu’il sait déployer quelquefois dans les circonstances décisives par des concessions qu’il juge inévitables, par une sorte de tolérance tacite pour des excentricités dont il ne méconnaît pas lui-même le danger, Sa plus grande préoccupation est surtout de ne pas paraître, trop conservateur, d’imprimer à ses actes comme à ses choix de fonctionnaires un caractère républicain, de désarmer les susceptibilités républicaines, et c’est précisément parce que cette politique a de singuliers ménagemens qu’on est encore assez souvent réduit à se demander où nous allons, quelle est la république qui finira par sortir de tout cela. Au fond le ministère n’a pour sûr que des idées suffisamment modérées, et il ne reconnaît, il n’admet, quant à lui, que la république définie, organisée par la constitution. Dans tout ce qu’il fait pour renouveler l’administration, il a l’intention de rester conciliant, d’éviter toute réaction outrée, et M. le garde des sceaux disait récemment devant le sénat : « Je sais que les hommes de notre âge ont passé par trop de péripéties politiques pour qu’il soit possible de faire de leurs opinions anciennes un motif d’ostracisme… » Oui, sans doute, le ministère parle ainsi, et ce qu’il dit, il le pense ; mais il a ses obsessions incessantes, ses illusions, et jamais le danger de l’esprit de parti n’apparaît mieux qu’à l’occasion de ces questions de personnel qui sont venues récemment se résumer et se concentrer dans cette triste affaire du renouvellement du conseil d’état.

Tout ce qu’on peut dire, c’est que cette affaire de la réorganisation du conseil d’état a été conduite d’une manière au moins malheureuse, et si elle a eu plus d’éclat que toutes les autres, c’est que le conseil d’état n’est pas seulement un auxiliaire administratif du gouvernement, il est aussi un tribunal. On ne croyait pas aller aussi loin, c’est bien clair, on voulait se borner à quelques épurations, à quelques adjonctions nouvelles autorisées par une loi récente, en laissant dans le conseil des hommes qui en étaient la lumière, la force, la tradition vivante. On a si bien procédé que la réorganisation est devenue une révolution complète, que les nominations nouvelles ont ressemblé à une invasion, et que les quelques conseillers conservés ont pu se croire dans la position de fonctionnaires graciés ou tolérés, à demi suspects, toujours menacés d’être frappés à leur tour pour raison politique, comme l’avaient été quelques-uns de leurs collègues. Après les révocations, le défilé des démissions a commencé. L’affaire a fait quelque bruit au sénat ; M. Baragnon, toujours prompt aux interpellations, s’en est emparé, M. le garde des sceaux a vivement répondu en homme un peu étonné des résultats de son opération : au demeurant, l’épuration est complète, la république a son conseil d’état tout neuf où l’on a fait entrer quelques préfets républicains, quelques conseillers municipaux républicains, ce qui permettra de remplacer ceux-ci par d’autres républicains. Tout est pour le mieux dans le plus heureux des mondes républicains !

Il faut bien s’entendre. Cette question des fonctionnaires, à laquelle l’affaire du conseil d’état a rendu un pénible éclat, est une des plus délicates questions qui puissent s’élever, et elle est aussi une de celles qu’on ne peut éluder. Assurément les fonctions publiques ne sont pas un mandarinat inviolable et inamovible, se perpétuant à travers les révolutions qui se succèdent, indépendant des pouvoirs politiques, créé pour servir tous les régimes et au besoin pour les combattre. Elles font partie de la puissance publique, elles en sont la manifestation sous toutes les formes, et le jour où la constitution du pays est changée, les fonctionnaires n’ont plus d’autre alternative que de se soumettre ou de se démettre. Le gouvernement a certes le droit de réclamer de ses agens, surtout des agens les plus élevés, un concours sincère et fidèle ; il a plus que le droit, il a le devoir de leur demander tout au moins de ne pas tourner contre lui l’autorité qu’ils exercent en son nom, de ne pas rester des ennemis dans la place. Tous les gouvernemens ont agi de même sans passer pour des persécuteurs. La restauration dont nous parlions n’a pas laissé apparemment à ses ennemis déclarés l’honneur de la servir et le soin de la défendre. La monarchie de juillet n’a pas procédé autrement ; M. Thiers, alors jeune serviteur des institutions nouvelles, disait dans la chambre de 1831 : « Il y avait des préfets, des sous-préfets, des procureurs généraux, des magistrats que la nature de leurs fonctions rendait suspects. On n’a point laissé en place un seul de ces fonctionnaires, parce que c’était là la partie politique du gouvernement et qu’il fallait à de telles fonctions des hommes nouveaux… Dans toutes les fonctions politiques, tous les changemens possibles ont été opérés ; on ne s’est arrêté que devant les empêchemens qui résultaient de la spécialité… » M. Thiers parlait ainsi en homme d’un esprit politique supérieur, précisant tout à la fois l’étendue et la limite de ce que pouvait un gouvernement sensé pour sa propre sauvegarde comme pour la bonne administration du pays au lendemain d’une révolution.

Ce que les autres gouvernemens ont toujours fait par une sorte de logique de situation, par une obligation de défense, la république a certainement le droit de le faire. Elle a le droit d’avoir son personnel, de choisir entre ses amis et ses ennemis ; mais il est bien clair aussi que tout est affaire de mesure, qu’il y a, en dehors de ce qui est plus directement politique, des services dignes de respect, des considérations de « spécialité » dont il faut tenir compte. Il est bien évident que cette république nouvelle qui vient de naître, qui a l’ambition de vivre, est plus que tous les autres régimes soumise à des conditions de ménagement et d’impartialité, précisément à cause des circonstances dans lesquelles elle a été acceptée. Elle a été créée pour être le gouvernement de tout le monde, c’est son honneur et sa force, et si elle n’est point cela, elle n’est plus rien. Son premier, son plus manifeste intérêt, est de se défendre de tout esprit d’exclusion et de suspicion, de rester « ouverte » comme le disait récemment M. le garde des sceaux, de ne pas être seulement un parti, d’éviter de tomber dans cette méprise, dont M. Thiers s’amusait déjà en 1831, qui consiste à croire a qu’un homme bien pensant peut remplir toutes les fonctions. » L’homme bien pensant aujourd’hui, à en croire certains hommes, serait le républicain : ce serait là le titre souverain et universel. S’agit-il d’une place de conseiller d’état, de magistrat rural, de garde champêtre ou de contrôleur des finances, de simple débitant de tabac, il faudrait avant tout attester un républicanisme sérieux et s’être fait particulièrement agréer par son député. Ceci est l’essentiel, et comme les bonnes idées descendent rapidement de degré en degré, comme aussi la puérilité se mêle souvent aux choses graves, il peut y avoir tel juge de paix nouvellement investi qui, arrivant dans un canton tout pénétré de son mandat, ne visitera que les républicains. Il n’est point, à ce qu’il paraît, le magistrat de tout le monde, il n’est que le juge des républicains ; les autres n’existent pas pour lui, il craindrait de se compromettre rien que par une visite. On ne voit pas qu’avec cette manie de rechercher une orthodoxie nouvelle on fomente partout la délation contre les fonctionnaires les plus inoffensifs, on crée dans chaque localité une sorte de petite oligarchie jalouse, et en fin de compte on suscite plus de ressentimens et d’inimitiés que de concours utiles ; on compromet la république plus qu’on ne la sert. On ne s’aperçoit pas que, pour quelques cliens toujours prêts à se donner à tous les régimes sans marchander les obséquiosités, les marques d’un dévoûment banal ou intéressé, on décourage d’honnêtes gens qui ne refuseraient pas leur appui, qui pourraient rendre des services précieux à la condition d’être respectés,

Qu’est-ce à dire d’ailleurs ? où en arriverait-on avec cette intervention incessante de la politique dans la distribution des fonctions ? S’il faut être avant tout républicain à la mode du jour, si l’opinion est un titre suppléant à tout au besoin, à quoi reconnaîtra-t-on la qualité de l’opinion ? Depuis quand faudra-t-il avoir été républicain ? à quelle date fera-t-on remonter l’orthodoxie ? Aujourd’hui on y met de la bonté, on jette un voile sur le passé, on ne remonte pas au delà, de la constitution qui a organisé la république nouvelle. Demain ce ne sera plus assez, il faudra de plus vieux titres de noblesse, des années d’ancienneté bien constatées, et qui sait ? on fera peut-être revivre cette vieille classification de républicains de la veille et de républicains du lendemain, qui a eu autrefois une si belle fortune, qui a si merveilleusement servi la république de 1848. Le gouvernement n’en est point là certainement, il ne veut pas laisser la désorganisation entrer dans l’administration sous prétexte de politique ; il ne demande pas mieux que de laisser d’honnêtes employés à l’exercice paisible de leurs fonctions ; mais est-il toujours maître lui-même de faire ce qu’il veut, de résister aux sollicitations, aux exigences de ceux qui se disent quelquefois ses meilleurs alliés et qui prétendent servir bien mieux que lui la république ? Le ministère s’efforce sans doute de limiter ses concessions, il fait, selon l’expression vulgaire, la part du feu, il ne veut pas aller trop loin ; il a devant lui et autour de lui des républicains plus impatiens, le conseil municipal de Paris par exemple, et ce conseil, qui est occupé à chercher un logement depuis que le sénat doit revenir au Luxembourg, est un pouvoir destiné peut-être à créer un jour ou l’autre, de singuliers embarras. Le conseil municipal de Paris, quant à lui, n’est pas d’humeur conciliante et modérée ; il a sa politique parfaitement révolutionnaire qu’il applique à tout indifféremment, et lorsqu’il n’est pas absorbé par le soin patriotique d’expulser des frères ou des religieuses de leurs écoles, il est tout entier à une révolution d’un autre genre.

Oui vraiment, le conseil municipal de la première des villes de France est tout entier aujourd’hui à une œuvre des plus graves et toute républicaine. Il s’occupe de bouleverser les dénominations des rues et des boulevards de Paris. Il est vrai, beaucoup de ces honnêtes rues gardaient jusqu’ici, sans penser à mal, et sans se figurer qu’elles étaient appelées à jouer un rôle politique, des noms qui avaient fini par devenir familiers à tout le monde. Le conseil municipal de Paris ne l’entend pas ainsi. Il fait la guerre aux souvenirs, et non-seulement aux souvenirs d’un temps relativement récent, mais à tout ce qui rappelle le passé. Il épure à sa manière. Il ne peut pas admettre qu’il y ait une rue Marie-Antoinette ou une rue Marie-Louise, ou même une rue Bonaparte, Le conseil municipal de Paris se propose de faire disparaître de l’histoire de la France le nom de Bonaparte, et, si on n’avait pas remis debout la colonne Vendôme, ce n’est certainement pas lui qui l’aurait rétablie, Tout ce qui a une vague apparence cléricale lui est particulièrement insupportable, et il est bien clair que des voies publiques qui de temps immémorial s’appellent la rue des Carmes, la rue de la Visitation, ne peuvent trouver grâce devant lui. Comment remplacera-t-on tous ces noms qu’on veut faire disparaître ? Le conseil municipal ne serait point assurément embarrassé pour si peu. Il a sa provision de noms révolutionnaires, et la seule difficulté pour lui, c’est de ne pouvoir les inscrire tous au fronton de nos rues. Voilà de quelles puérilités on peut s’occuper dans une assemblée prétendue sérieuse en plein Paris, Le conseil municipal, lui aussi, est républicain à sa manière, il veut donner la physionomie républicaine ou jacobine à la ville qu’il administre, et c’est ainsi que reparaît sous toutes les formes l’antagonisme des deux républiques qui sont toujours en présence. Le gouvernement, quant à lui, a sûrement fait son choix, qui n’est pas celui du conseil municipal de Paris. Tout ce qu’on lui demande, c’est de conformer ses actions à sa pensée réelle et de ne pas craindre de résister aux entraînemens par lesquels on chercherait à dénaturer la politique qu’il entend suivre pour l’honneur et l’intérêt de la France.

C’est une chose au moins caractéristique et curieuse que, dans tous les pays où les partis avancés dominent, les conflits de pouvoirs se multiplient, les crises se succèdent, et les affaires les plus sérieuses souffrent fatalement d’une sorte d’instabilité chronique, Les partis avancés, puissans pour l’opposition, ont de la peine à devenir des partis de gouvernement ; ils ont toujours plus ou moins l’embarras de leurs engagemens, de leurs promesses irréalisables, de leurs alliances compromettantes. Depuis trois ans déjà, en Italie, la gauche est au gouvernement, et l’histoire de son règne commence assurément à être instructive. Elle est arrivée tout d’abord au pouvoir avec un cabinet qui avait pour chef un vieux parlementaire piémontais, M. Depretis, et pour ministre de l’intérieur M. Nicotera. Avant qu’une année fût écoulée, ce cabinet, assailli de compétitions, se voyait obligé de se modifier, en restant encore, il est vrai, sous la présidence de M. Depretis. Il croyait se fortifier par une métamorphose devenue nécessaire, il ne faisait que s’affaiblir, et il ne tardait pas à disparaître dans une échauffourée de parlement pour faire place à un ministère présidé par M. Cairoli, une des personnifications les plus loyales des opinions avancées. Ce premier passage aux affaires de M. Cairoli n’était pas précisément des plus heureux, puisqu’il était marqué par un attentat qui menaçait la vie du roi Humbert à son entrée à Naples. Le président du conseil, blessé lui-même en couvrant le roi, gardait personnellement sa popularité, son ministère succombait bientôt pour avoir laissé s’affaiblir tous les ressorts du gouvernement, et de même que M. Cairoli avait succédé à M. Depretis, M. Depretis à son tour succédait à M. Cairoli. Il n’y a que quelques mois que le nouveau cabinet Depretis s’est formé ; il vient maintenant d’être renversé par un vote de la chambre, par une coalition de diverses fractions de la gauche alliées pour la circonstance à la droite, et M. Cairoli, qui a été un des chefs de la coalition, est encore une fois appelé à recueillir l’héritage de M. Depretis. Il a formé son nouveau cabinet avec des hommes jusqu’ici peu connus, M. Villa, M. Grimaldi, M. Naré, M. Baccarini. C’est au total le cinquième ministère depuis trois ans !

Comment s’est produite cette nouvelle crise italienne ? quelle en a été la cause déterminante et immédiate ? C’est toujours cette affaire de la suppression de l’impôt sur la mouture, qui est un des articles du programme de la gauche et qui n’est vraiment pas d’une solution facile, qui, par une complication de plus, est devenue l’occasion d’un conflit organisé, persistant, entre la chambre des députés et le sénat. Parlementairement la question est celle-ci : la chambre des députés a voté l’an dernier une loi qui se résume en trois points essentiels : suppression de l’impôt sur le maïs à dater du 1er juillet 1879, réduction d’un quart sur la taxe du blé à partir du 1er juillet 1880, abolition totale et définitive de la taxe en 1883. C’est sur cette loi, acceptée et défendue par M. Depretis, que le sénat de Rome a été récemment appelé à délibérer. Il a voté la suppression immédiate de la taxe sur le maïs, il a repoussé tout le reste, et en agissant ainsi, quoi qu’on puisse en dire, il était dans son droit constitutionnel autant que dans la raison politique. C’est un argument trop commode, en Italie et dans tous les pays où il y a des sénats, de contester sans cesse les droits de ces assemblées faites pour représenter les idées de conservation et de prévoyance, de prétendre les réduire à la condition subalterne et effacée de simples chambres d’enregistrement. On cherche des précédens, ils sont dans la nature des choses, dans l’essence même du régime constitutionnel, qui ne peut pas créer deux chambres pour que l’une soit subordonnée à l’autre, pour que celle qui est censée réunir le plus d’expérience et de savoir ne puisse avoir une opinion indépendante sans être accusée de provoquer des conflits. C’est vrai partout, en France comme au delà des Alpes, à Versailles comme à Rome.

Ici le sénat italien était doublement fondé. Cet impôt sur la mouture, qui est certainement fort dur pour des populations pauvres, mais qui n’a pas été imaginé par plaisir, qui a été créé pour faire face à de suprêmes nécessités financières, cet impôt produit plus de 80 millions ; il est la condition de l’équilibre du budget. Qu’on en prévoie, qu’on en désire, qu’on en prépare l’abolition, rien de plus juste. Pouvait-on cependant dès ce moment, dans un intérêt de popularité, pour faire honneur à un programme d’opposition, laisser disparaître du budget les 80 millions sans savoir comment on entendait remplacer cette ressource, sur quoi on comptait désormais faire reposer l’équilibre des finances ? De plus, la loi qui a été votée par la chambre des députés est au moins étrange. Elle enchaîne gratuitement l’avenir ; elle décrète une suppression définitive de taxe à une échéance lointaine, sans qu’on puisse prévoir ce qui se passera d’ici à quatre ans, quelles seront les nécessités financières à une époque où la chambre actuelle elle-même aura disparu. C’est ce qu’on peut appeler une œuvre assez vaine. Le sénat était évidemment dans son rôle d’assemblée prudente et vigilante en se faisant le gardian du budget et des principes financiers, en acceptant la suppression réalisable pour le moment et en refusant d’engager l’avenir.

L’erreur de M. Depretis a été de se hâter de prendre parti contre cette décision du sénat et pour le droit absolu de l’assemblée élective, au risque d’aggraver lui-même un conflit qu’il fallait au contraire s’efforcer de pallier ; il a cru sans doute intéresser l’orgueil de la chambre à la fortune de son ministère. Malheureusement pour lui, il n’a pas tardé à s’apercevoir qu’il avait fait un faux calcul, qu’il allait trouver, au lieu de l’appui qu’il attendait, l’alliance de toutes les hostilités et de tous les mécontentemens qui ne manquent pas dans la chambre. Les uns, les membres de la droite, restaient fidèles à leurs traditions, à leurs opinions, en approuvant le vote du sénat ; les autres, des membres de la gauche, appartenant à la majorité, partisans de l’abolition de l’impôt sur la mouture, mais mal disposes pour M. Depretis et pour ses collègues, n’ont pas laissé échapper l’occasion d’infliger un échec au ministère. Beaucoup de députés n’ont vu aucune raison sérieuse de pousser à bout un conflit inutile ou dangereux. Il en est résulté un vote qui en définitive a reconnu le droit du sénat et qui du même coup a renversé M. Depretis. C’est l’œuvre d’une coalition de la droite et des dissidens de la gauche. La difficulté était de reconstituer un ministère dans cette confusion. La droite, qui a pour chef M. Sella, se trouvait trop visiblement en minorité pour être rappelée en ce moment au pouvoir, et c’est ainsi que M. Cairoli s’est vu ramené à la présidence du conseil. M. Cairoli a commencé par se tirer d’affaire en divisant la question, en demandant à la chambre de sanctionner ce que le sénat avait voté, la suppression de la taxe sur le maïs, et en réservant pour une loi nouvelle et distincte la suppression générale de l’impôt sur la mouture. C’est la solution du moment qui peut suffire pour quelques mois, pour le temps des vacances ; mais il est bien évident qu’à la rentrée des chambres M. Cairoli se trouvera dans des conditions plus précaires que jamais, avec une majorité divisée et difficile à reconstituer. Porté au pouvoir par une coalition, il sera menacé par les coalitions, par les scissions qu’il semble peu propre à dominer, devant lesquelles il a échoué une première fois. La désorganisation parlementaire est une des faiblesses de l’Italie, et la moralité de toute cette histoire d’hier et de demain pourrait bien être dans ce que disait il y a peu de jours à Naples M. Nicotera, qui, après avoir été un des collègues de M. Depretis, a contribué récemment à sa chute, qui paraît aujourd’hui se rapprocher de M, Sella. M. Nicotera avouait tout haut que la gauche avait commis plus de fautes en trois ans que la droite en seize années. L’aveu est précieux venant d’un ancien garibaldien, et, s’il n’est pas dès ce moment l’épitaphe du règne de la gauche, il peut être le commencement d’une situation nouvelle, le prélude de combinaisons inattendues au delà des Alpes.

On ne peut pas dire que la Hollande soit un de ces pays qui font toujours parler d’eux, dont l’histoire se compose de conflits, d’incessantes agitations, de bruyantes crises ministérielles ou parlementaires. La Hollande a la bonne fortune de vivre paisible, à l’abri des révolutions, avec sa monarchie constitutionnelle universellement respectée, et sa dynastie dont la popularité a semblé se raviver dans les deuils qui l’ont récemment atteinte, la mort du prince Henri, la mort du prince d’Orange. Ces deuils successifs, le nouveau mariage du roi célébré dans l’intervalle, tous ces incidens, par les manifestations populaires dont ils ont été l’occasion, ont montré une fois de plus combien le sentiment national restait fidèle à la maison d’Orange, à cette personnification traditionnelle des destinées néerlandaises. Au milieu de ces démonstrations dynastiques et de cette vie habituellement calme cependant, la Hollande elle-même semble être entrée depuis quelque temps dans une phase assez indéfinissable d’incohérence politique. Elle a, elle aussi, comme bien d’autres pays en ce moment, sa crise ministérielle qui se prolonge sans pouvoir se dénouer, qui tient moins à des antagonismes bien dessinés qu’à une certaine neutralisation de partis, à une certaine confusion parlementaire, peut-être aussi à des influences assez difficiles à saisir.

Voici déjà quelques mois que se déroule en Hollande cette situation, voilée un instant par les deuils dynastiques et par les fêtes du mariage du roi. Dès le commencement de la session des états-généraux, on pouvait s’apercevoir que le ministère libéral modéré, qui a pour chef M. Kappeyne, aurait quelque difficulté à vivre. On pouvait distinguer que, s’il y avait parmi les partis conservateurs, protestans et catholiques, une recrudescence d’opposition excitée ou entretenue par l’exécution de la loi nouvelle sur l’enseignement primaire, il y avait parmi les libéraux un certain refroidissement, des scissions de nature à affaiblir le concours dont le gouvernement avait besoin. Les plus impatiens parmi les libéraux, les progressistes, reprochaient au cabinet de ne pas marcher d’un pas assez résolu dans la voie des réformes, de trop céder, à l’esprit de transaction ou de temporisation. Bref, le cabinet de La Haye se trouvait entre des adversaires ardens et des alliés assez tièdes, prêts à se diviser. Il ne tardait pas à se sentir dans une position précaire à l’occasion de deux projets importans, l’un motivé par une nécessité financière et proposant un impôt sur certaines valeurs mobilières, l’autre proposant tout un ensemble de travaux publics, un vaste système de canalisation intérieure. Pour le projet d’impôt, la seconde chambre prononçait un ajournement de mauvais augure ; pour le système de canalisation, elle rejetait le premier article, et le gouvernement n’avait rien de mieux à faire que de retirer le projet tout entier. C’était le commencement de la dislocation. Le ministre des travaux publics, plus particulièrement atteint, parlait de se retirer, et, comme lui, le chef du cabinet, le ministre de l’intérieur, M. Kappeyne, offrait bientôt sa démission. En réalité, il y avait dans le conseil une minorité qui croyait à l’opportunité de la retraite, et une majorité qui ne voyait pas dans le vote du parlement sur les canaux un motif de changement ministériel. Sur ces entrefaites, le mois dernier, survenait le renouvellement partiel de la seconde chambre, et le résultat des élections n’éclaircissait pas sensiblement cette situation confuse ; il ne modifiait pas les rapports des partis. Le cabinet se retrouvait le lendemain dans la même position, en présence des mêmes embarras ; il n’était ni plus faible, ni plus fort ; il restait dans cette condition bizarre d’un ministère partagé sur la nécessité de sa propre existence, et qui ne demeurait debout que parce que le roi refusait d’accepter sa démission. Interrogé dans la première chambre par M. van Twist, le cabinet ne déguisait ni la crise par laquelle il venait de passer, ni la difficulté d’exercer le gouvernement dans la situation parlementaire telle qu’elle apparaissait à la suite du vote de la seconde chambre sur la loi des canaux. Jusque-là, il faut le dire, tous ces incidens ressemblaient à un imbroglio sans caractère sérieusement politique, lorsqu’il y a peu de jours on apprenait tout à coup à La Haye qu’une question bien autrement sérieuse s’agitait dans les conseils du gouvernement.

Le ministère hollandais mûrissait-il depuis quelque temps des projets dont il n’avait pas encore parlé ? A-t-il voulu au dernier moment frapper un grand coup, remédier par une réforme inattendue à une situation parlementaire devenue difficile ? Ce qui est certain, ce qui n’est plus maintenant un secret, c’est que tout récemment le cabinet de La Haye a adressé au roi un rapport par lequel il propose d’appeler le parlement à délibérer sur une mesure de l’ordre le plus grave, Sur une révision de la constitution. Il ne s’agirait de rien moins que d’augmenter le nombre des membres des deux assemblées, de faire élire la seconde chambre pour cinq ans dans des circonscriptions fixes, d’assurer une part à la capacité dans l’électorat, de modifier dans un sens libéral les conditions d’éligibilité des membres de la première chambre. Le rapport ministériel prévoit l’éventualité d’une dissolution du parlement dans l’intérêt du succès de la réforme. Au premier abord le roi n’aurait point été, dit-on, absolument opposé à la pensée d’une révision constitutionnelle ; il n’aurait pas cependant admis les conditions qui lui étaient présentées. En définitive le roi Guillaume a fait évidemment des objections sérieuses aux projets de M. Kappeyne, et le résultat a été la démission collective du ministère, qui cette fois a été acceptée. Cette démission donnée et acceptée est-elle maintenant irrévocable ? C’est là justement encore la question qui se débat en Hollande. Le roi s’est empressé, il est vrai, d’appeler auprès de lui deux des chefs du parti libéral, M. Fransen van de Putte et M. Cremers, qui se sont rendus au château de Loo, et les deux politiques hollandais ont un instant accepté la mission de former un cabinet. M. van de Putte et M. Cremers sont retournés à La Haye, ils ont réuni leurs amis, et au bout du compte, ils ont trouvé dans leur propre camp de telles divisions qu’ils ont dû renoncer presque aussitôt au mandat qui leur avait été confié. On a commencé par un imbroglio, on arrive à une crise véritable, qui n’est point faite pour troubler la Hollande, mais qui après tout a sa gravité,

Que va faire en effet le roi Guillaume ? Confier le gouvernement aux chefs du parti libéral, il vient de le tenter, il n’a point réussi. Rappeler encore une fois l’ancien ministère et lui laisser le soin de réaliser jusqu’au bout ses projets, c’est devenu bien difficile. Aussi dit-on déjà que le roi appellerait aux affaires les représentans principaux du parti conservateur, le comte van Lynden, M. van Heemskerk. Ce sont des hommes parfaitement distingués, les meilleurs de leur parti, estimés de leurs adversaires eux-mêmes pour leur caractère et pour leurs talens ; mais ils vont se trouver en présence d’une majorité libérale qui, après s’être divisée dans la victoire, peut retrouver sa cohésion et sa discipline dans l’opposition. Ce qui n’est point douteux, c’est que, si le pouvoir passe de nouveau aux conservateurs, c’est la faute des libéraux ; ce sera surtout la faute de cette proposition de révision constitutionnelle, qui a été lancée un peu à l’aventure, qui trouve l’opinion peu préparée, peu disposée à se passionner pour de telles questions. Elle n’était certes pas des plus opportunes, cette proposition de réforme, dans un moment où le gouvernement et les chambres ont tout à faire, et les finances à équilibrer, et les intérêts du commerce à sauvegarder, et les travaux publics à poursuivre dans la métropole comme aux Indes, et la guerre d’Atchin à mener enfin au terme. Le bon sens national aidant, on sortira sûrement de ces complications. C’est en Hollande surtout que la politique des agitations inutiles ne serait pas longtemps populaire.


CH. DE MAZADE.


Le directeur-gérant, C. Buloz.