Chronique de la quinzaine - 31 mars 1861

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Chronique n° 695
31 mars 1861


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




31 mars 1861.

Le curieux épisode de la discussion de l’adresse dans nos assemblées est enfin terminé. Nous n’avons pas lieu de rétracter, après ces longs débats, le jugement que nous portions d’avance sur la stérilité des discussions de l’adresse. L’importance qu’on leur donnait autrefois était un des côtés les plus contestables du régime parlementaire tel qu’on s’était habitué à le pratiquer chez nous depuis la restauration. C’était assurément la formalité parlementaire que les libéraux, dans leurs projets et leurs espérances sur l’avenir, se proposaient le plus expressément d’atténuer et de réduire. Aux yeux de ceux qui aiment le régime parlementaire, le principal défaut de cette formalité, c’est de donner une apparence de raison aux détracteurs des institutions représentatives. Les discussions de l’adresse font en effet une consommation stérile de temps : elles sont le prétexte de débordemens de paroles qui n’aboutissent, pour les affaires, à aucun résultat positif. On peut juger de l’abus de cette prodigue dépense de temps par ce qui vient de se passer. La session est ouverte depuis deux mois : qu’a-t-on fait au sénat et au corps législatif ? On a discuté les adresses.

Nous nous plaindrions vivement, en d’autres circonstances, de tout ce temps perdu ; mais les adresses de 1861 et les manifestations de vie politique auxquelles elles ont donné lieu échappent au reproche général que nous faisons à la pratique habituelle de cette formalité parlementaire. Elles marquent en effet la première heure du réveil de la vie politique, depuis neuf ans endormie en France ; elles sont la première épreuve de l’expérience politique dont le décret du 24 novembre a donné le signal ; elles ont mis les corps qui ont pour fonction de représenter la France en demeure de se prononcer sur les graves questions extérieures qui agitent l’Europe et semblent ouvrir une des plus grandes révolutions que notre civilisation européenne ait encore ressenties. À tous ces points de vue, les discussions de l’adresse qui viennent de se terminer présentaient un attrait exceptionnel. Que de choses intéressantes n’avaient-elles pas à nous apprendre ! Où retrouverions-nous la vie politique en France après neuf ans de sommeil et de songes ? Que présager, d’après la première application, du décret du 24 novembre et de ses développemens nécessaires ? Quel parti la France voudra-t-elle suivre dans cette ère de rénovation générale qui paraît commencer pour l’Europe ?

La première de ces questions nous arrache un humble aveu. La belle au bois dormant que le décret du 24 novembre, ou pour mieux dire la révolution italienne, vient de réveiller chez nous, a quitté sa couche avec des idées et des manières qui, durant son sommeil, étaient passées de mode dans le monde des vivans. On a toujours remarqué qu’un des défauts des corps politiques est de s’accommoder difficilement au mouvement qui s’opère autour d’eux dans les idées et dans les choses. Si telle est la commune loi pour les corps politiques lors même qu’ils demeurent en communication avec la vie extérieure, qu’ils peuvent y puiser des inspirations et y réagir directement eux-mêmes, n’est-il pas naturel que nos assemblées représentatives aient dû, dans les circonstances où elles étaient placées, s’immobiliser dans une sorte de vétusté intellectuelle ? Elles partageaient notre sort commun. Les ressorts ordinaires qui renouvellent la vie politique dans un pays étaient arrêté, aussi bien pour elles que pour nous. Plus d’initiative et d’activité dans la presse ! Pas de communications entre l’opinion publique et les chambres au moyen de la reproduction des discours et de la participation des journaux aux discussions parlementaires ! Plus d’action directe sur la politique du gouvernement, et principalement sur sa politique extérieure ! L’action qui mêle les hommes et les modifie sans cesse par leur mutuel contact faisant défaut, chacun se cloîtrait dans sa petite Chine, sans laisser assouplir et façonner ses idées par les événemens et les idées d’alentour. Nous sommes convaincus que toute responsabilité entraîne avec elle des grâces d’état. Là où la responsabilité cesse avec l’action, ces grâces particulières sont bientôt évanouies. L’intelligence se rétrécit, la sagacité s’émousse ; il ne reste bientôt plus rien qu’une obstination sénile. Nous avons avoué avec franchise la fâcheuse influence que cette stagnation forcée avait exercée sur une fraction autrefois importante du parti libéral, sur des hommes que nous aimons et que nous respectons. Les discussions de l’adresse ont prouvé qu’à bien peu d’exceptions près, on est dans tous les camps devenu tardigrade. L’éducation politique s’était arrêtée, et la première manifestation de notre vie publique, observée avec une attentive curiosité par les étrangers, nous a montrés singulièrement arriérés. Nous nous sommes réveillés tels que nous nous étions endormis ; nous avons donné à l’Europe en 1861 l’exhibition d’hommes de 1851. Où se sont montrées l’énergie, la passion ? Au sénat, au corps législatif, dans ce qu’il y a de plus vieux, de plus usé, de plus contradictoire à l’état actuel de l’Europe en fait d’intérêts, d’aspirations et d’idées. Protectionistes comme sous la restauration, papistes comme au temps de l’expédition de Rome, anglophobes comme aux beaux jours de Pritchard, tels nous sommes apparus, par l’organe de nos assemblées, à l’Europe étonnée et railleuse. Qu’on ne se trompe point à cette bizarre contradiction : il n’y faut voir que l’effet d’une interruption de dix ans dans la vie politique du pays. En quelques bonds, nous nous serons remis au courant.

C’est un fait curieux assurément, le contraste qui s’est ainsi révélé entre le sentiment dominant d’une assemblée représentative élue, telle que notre corps législatif, et les nécessités de la situation qu’ont créée de récens événemens. Ce contraste prouve-t-il, comme quelques-uns le pensent, que la dissolution du corps législatif soit nécessaire ? La question ne nous regarde point, et, nous le confessons, nous intéresse médiocrement. Au point de vue de l’application du décret du 26 novembre, les débats du corps législatif ont fourni matière à des observations qui nous paraissent plus attachantes. On a vu pour la première fois l’effet que devaient produire sur le corps législatif la publication intégrale de ses séances et la mise en œuvre du système des ministres sans portefeuille. Les faits n’ont point trompé nos prévisions. Il est évident que le corps législatif, parlant plus directement à la fois au gouvernement et au public, a pris un sentiment plus vif de sa double responsabilité et de son importance. Cette première application du décret du 24 novembre a positivement agrandi la situation du corps législatif auprès du gouvernement et dans le pays. On l’a bien vu au ton des discours, aux mouvemens de l’assemblée, à la combinaison des votes. Nous sera-t-il permis de dire, avec ceux du reste qui ont pris part ou qui ont assisté aux discussions de l’adresse, que cette situation, bien qu’agrandie, n’est pourtant point nettement réglée encore ? Comment se définira-t-elle ? Il nous semble que le décret du 24 novembre a posé des principes, et qu’il abandonne le développement des conséquences à la pratique et à la tendance naturelle des choses : de là le sentiment qui porte un grand nombre de députés à regarder la situation présente comme transitoire. Déjà, à les entendre, des changemens notables s’annoncent dans les habitudes intérieures du corps législatif. Il en est un par exemple qui méritait d’être remarqué, car sous un fait matériel on y peut voir l’indice d’une tendance morale qui peut avoir une véritable signification politique : nous faisons allusion à la façon dont les divers groupes d’opinions ont commencé à se répartir sur les sièges de la chambre. Jusqu’à présent, les députés au corps législatif avaient pris leurs sièges sans se préoccuper de la distinction des opinions : les relations d’intimité ou de société décidaient seules les députés dans le choix de leurs places ; mais lorsque les discussions politiques se passionnent et peuvent aboutir à des votes graves, il est naturel qu’on aime mieux se placer auprès de ceux auxquels on se sent lié par une communauté d’opinions qu’à côté de ceux auxquels on n’est uni que par des relations personnelles. Les hommes qui partagent la même opinion éprouvent le besoin de se rapprocher matériellement, de se grouper sur les mêmes bancs, de former un faisceau par lequel chacun se sent soutenu dans le débat et dans le vote. C’est ce qui est arrivé cette année dans le corps législatif. On y a vu surtout les défenseurs les plus décidés du pouvoir temporel du pape se rapprocher et s’établir dans la même partie de la salle. Une droite s’est formée. Un ministre a eu beau dire qu’il ne pouvait y avoir dans le corps législatif ni droite, ni centre, ni gauche, dans le sens qui s’attachait à ces désignations sous de régime parlementaire : on ne peut aller contre la nature des choses, on ne peut empêcher ceux qui pensent de même de se réunir dans un même groupe. Il faut prévoir que ce rapprochement matériel, qui a une cause toute morale, produira à son tour des conséquences politiques qui ne seront pas moins naturelles. Après avoir été réuni par les idées, on prendra l’habitude de concerter les conduites ; on se constituera et on agira en partis. La force des choses n’est-elle pas plus puissante que l’esprit de système ? S’il était nécessaire d’apporter une démonstration nouvelle de cette vérité, on la trouverait précisément dans la conduite même des ministres sans portefeuille pendant la discussion. Si l’on raisonnait d’après la théorie des institutions actuelles, on devrait voir dans le corps législatif une assemblée consultative : l’adresse ne serait que la formule des conseils donnés par cette assemblée à l’empereur, pouvoir responsable ; la discussion de l’adresse devrait s’engager entre les membres mêmes de l’assemblée ; les ministres sans portefeuille ne devraient y intervenir que pour apporter sur les points contestés les éclaircissemens officiels nécessaires. En dehors des explications et des justifications qu’ils auraient à présenter, leur attitude entre les opinions opposées qui se manifesteraient dans la chambre devrait être celle de la neutralité. Voilà, nous le croyons, ce qu’indique la théorie bien entendue des institutions actuelles. L’événement a pourtant montré, par le rôle que les ministres sans portefeuille ont joué dans le débat, que les entraînemens et les nécessités de la pratique s’accordent mal avec la théorie. Des opinions contraires à la politique suivie par le gouvernement ont été soutenues avec feu et avec talent par des députés. Qui, avec une égale ardeur et une égale éloquence, a tenu tête à ces députés ? D’autres membres de l’assemblée, leurs propres collègues ?… Non, ce sont des ministres. Les ministres ont pris part à la discussion, comme autrefois les ministres, à la tête d’une majorité dont ils étaient les représentans et les organes, faisaient front contre les chefs et les organes de l’opposition.

Comment M. Billault et M. de Morny, qui ont pris dans la conduite de ces débats une part si distinguée, ont-ils posé le vote sur lequel les quatre-vingt-dix membres du parti catholique se sont comptés ? Comme une question de confiance. Nous dirons à M. Billault et à M. de Morny, et sans les offenser, qu’ils n’ont point dépouillé le vieil homme, qu’ils ont agi là en véritables parlementaires. On ne pose dans une chambre des questions de confiance que lorsqu’on y peut poser des questions de cabinet, et il ne saurait y avoir de questions de cabinet lorsqu’il n’y a pas de ministère responsable. Dans les adresses des chambres, l’empereur ne peut chercher que des approbations pour sa politique passée, des conseils pour sa politique future. Où en serait-on si la chambre avait à voter des questions de confiance, le vote contraire impliquant un acte de défiance ? La chambre ne pourrait émettre ce vote contraire sans créer un conflit redoutable, sans prononcer sa propre dissolution. Où en serait-on si l’opposition à la politique suivie devait être considérée comme dirigée personnellement contre l’empereur, si la personne de l’empereur était toujours ainsi prise à partie et mise en jeu et par les adversaires et par les défenseurs des mesures du gouvernement ? Ces façons d’agir nous conduiraient inévitablement à la résurrection de ces fictions constitutionnelles que M. de Pierre regrettait avec une spirituelle bonhomie, et non peut-être sans à-propos. Mais nous en avons assez dit pour montrer par ces tâtonnemens ce qu’il y a d’incertain, de transitoire, dans la première application du décret du 24 novembre.

Quoi qu’il en soit, la nouveauté du spectacle, l’intérêt excité par les perspectives de la situation politique ont tenu la France et on peut dire l’Europe attentives aux récentes discussions du corps législatif. Les plus grandes questions du présent ont été abordées. Hâtons-nous de dire que toutes n’ont point été traitées avec les développemens que réclamait leur importance. Nous n’en sommes point surpris. Les assemblées politiques sont ainsi faites qu’il leur est difficile d’avoir à la fois plus d’une grande préoccupation. Or, devant la préoccupation de la révolution italienne, toutes les autres questions devaient pâlir. Nous regrettons cependant que les membres libéraux de la chambre aient laissé échapper cette occasion d’ouvrir une large discussion sur la législation qui régit les journaux, et d’exposer les raisons manifestes qui classent la liberté de la presse parmi les premiers et les plus obligatoires principes de 1789. M. Jules Favre et M. Émile Ollivier ont dit sans doute de bonnes choses sur cette question ; mais nous regrettons qu’ils ne l’aient point approfondie, qu’ils ne l’aient point éclairée et épuisée par une de ces argumentations complètes, décisives, qui font doctrine, et qui assurent par leur autorité le triomphe d’une juste cause. La question de la presse est la question vitale pour la liberté en France. Voilà pourquoi nous n’hésitons point à y revenir si souvent, sans redouter les ennuis que peut nous susciter notre persévérance. Parmi ces ennuis, le plus fâcheux pour nous serait la méprise dont nos paroles pourraient être l’objet de la part d’esprits prévenus. La réponse que nous avons adressée au discours par lequel M. Dupin étendait à la presse actuelle la solidarité des excès de la mauvaise spéculation a donné lieu à une méprise de ce genre. On a vu, dans un passage de cette réponse, une vague incrimination contre certains agens de l’administration. C’était méconnaître, on nous permettra de le dire, les habitudes que nous apportons dans la presse. Si nous avions le droit d’accuser des agens du gouvernement, et si le rôle de délateur était à notre convenance, ce n’est point à de flottantes insinuations que nous voudrions recourir. Nous n’avons donc entendu répondre qu’en termes généraux aux accusations générales aussi que M. Dupin avait dirigées au sénat contre la presse. L’honorable sénateur, à propos de la catastrophe d’une maison de banque, reprochait aux journaux de n’avoir point en quelque sorte devancé l’action de la justice, et de n’avoir pas dévoilé au public des opérations qui lui paraissent dangereuses et répréhensibles. M. Dupin assignait ainsi à la presse une mission de tutelle sociale, et il lui reprochait de ne pas l’avoir remplie. Nous étions d’autant plus à l’aise pour répondre à M. Dupin que nous sommes de son avis sur la mission qu’il assigne à la presse, sur l’action bienfaisante qu’il attend d’elle. Nous croyons qu’en des matières où l’intervention du gouvernement est dangereuse ou impossible, la meilleure police préventive qui puisse exister est la liberté des journaux. Seulement, pour remplir ce rôle, pour porter la responsabilité que M. Dupin lui impute, il faut que la presse ait le courage et la puissance que lui donne le sentiment de sa sécurité, il faut qu’elle soit dans le droit commun, il faut qu’elle soit libre. Nous avons donc rappelé à l’illustre procureur-général les diverses entraves qui affaiblissent aujourd’hui les journaux, depuis l’autorisation administrative, sans laquelle aucune feuille ne peut être créée, jusqu’aux pénalités administratives ou judiciaires qui peuvent en amener l’a suppression, et dont la perspective agit sur les propriétaires de journaux comme une intimidation permanente. Enfin nous avons signalé aussi le danger de la pratique des avertissemens officieux. Certes, nous le reconnaissons, les avertissemens officieux partent d’un bon sentiment. C’est pour épargner à un journal les sévérités de la législation actuelle qu’un ministre honnête homme et indulgent peut juger utile de donner à ce journal le conseil de s’abstenir de telle polémique, de ne point toucher à telle question. Cette façon de gouvernement paternel, cet emploi de l’influence ministérielle nous ont cependant toujours paru pleins de périls ; le moindre de ces périls n’est point à nos yeux d’exposer la bonne foi et les intentions loyales d’un ministre aux pièges que pourraient lui tendre, avant qu’ils ne fussent démasqués, des gens tels que ceux dont M. Dupin a flétri les manœuvres. L’honorable sénateur, reconnaissant comme nous les devoirs qui sont imposés à la presse, devrait donc aussi reconnaître que l’inaction qu’il lui reproche est plus imputable à sa faiblesse qu’à sa connivence : s’il la veut vigilante et forte contre les perfidies des intérêts malsains de la spéculation, qu’il se joigne à nous pour obtenir qu’elle soit libre.

Après la discussion à peine ébauchée de la législation de la presse, où l’on a négligé l’argument fourni par la verte attaque de M. Dupin, la question la plus importante qui ait été touchée est la situation financière. Si sur ce point le débat a été écourté, il n’y a pas lieu de s’en plaindre, puisqu’il sera repris avec toute l’ampleur nécessaire dans la discussion du budget. Un résultat a d’ailleurs été obtenu, M. Magne ayant donné à entendre qu’il serait fait droit dans la prochaine session au vœu de la chambre réclamant avec une manifeste unanimité le vote du budget par chapitre. Mais tout l’intérêt de la discussion devait se concentrer sur la question italienne, sur ce problème du pouvoir temporel du pape et de l’unité de l’Italie, dont la solution entraîne ou l’avortement de la révolution au-delà des Alpes, ou l’accomplissement d’une révolution religieuse.

Chose étrange, le corps législatif n’a point voulu envisager avec décision l’une et l’autre face de cette question émouvante. Le statu quo actuel n’est point tenable à Rome, personne n’oserait affirmer le contraire. Le pape n’étant plus que le possesseur nominal de Rome et du patrimoine de saint Pierre sous la protection de vingt mille Français, le pouvoir temporel pontifical n’existe plus en réalité. Il n’y a que deux partis à prendre : ou reconquérir pour le pape les provinces qui formaient autrefois les états de l’église, ou se mettre d’accord avec la réalité, être conséquent avec les principes mis en avant par la politique du gouvernement français, cesser notre intervention, évacuer Rome. Le premier parti est tellement contredit par les faits et par l’esprit de la guerre que nous avons soutenue en Italie, que personne n’ose le conseiller nettement. On sent que la France ne peut plus retirer les Romagnes, les Marches, l’Ombrie au Piémont, sans replonger l’Italie dans le désordre volcanique que nous avions eu la prétention de faire cesser en rendant l’indépendance à la péninsule. Les partisans les plus ardens du pouvoir temporel du pape ne vont pas eux-mêmes jusqu’à demander que la restauration du souverain pontife soit accomplie par les Autrichiens sous les yeux de la France. Il semblerait donc que, devant ces impossibilités, les esprits indifférens, les opinions peu convaincues de la nécessité du maintien du pouvoir temporel dussent facilement se rallier au second parti, au parti logique et pratique de l’évacuation immédiate de Rome. Loin de là, l’amendement qui exprimait cette conclusion nécessaire de notre intervention en Italie, l’amendement qui concernait l’avenir et qui suggérait une solution nette n’a réuni que cinq voix. Au contraire, l’amendement qui demandait la suppression d’un membre de phrase de l’adresse où l’on voulait voir un blâme de la politique papale, un amendement rétrospectif qui impliquait un jugement sur le passé, n’indiquait aucune solution, laissait l’avenir dans le vague, a obtenu 90 voix. Au demeurant, le corps législatif, tout en laissant voir sa préférence pour la durée de l’occupation de Rome, s’en est tenu à la continuation d’un état de choses impossible. Il n’a fourni au gouvernement aucune indication nette de la politique à suivre. Il attend les événemens en fataliste, après avoir adressé à Dieu et à l’empereur le pieux in manus tuas, Domine. Il n’est donc sorti aucune lumière de ces débats sur la conduite immédiate et future de la France. Le gouvernement aura seul la responsabilité et l’embarras de la résolution à prendre. Nous louvoierons, nous attendrons jusqu’à ce qu’un accident nous ouvre la route où nous devrons entrer.

Puisque c’est hors de France que l’accident doit se produire, il faut sortir de France pour essayer de le prévoir et en épier l’explosion. Si nous regardons du côté de l’Angleterre, nous y verrons toujours le vent souffler vers l’unité de l’Italie. Lord Palmerston, investi de ce gouvernement des cinq ports qui a été l’attribut honorifique de plusieurs grands hommes d’état anglais, de Pitt et de Wellington par exemple, lord Palmerston, qui a dû à cette occasion faire renouveler son mandat de membre de la chambre des communes, vient de comparaître devant ses électeurs et a célébré, à leur applaudissement, les actes de sa politique. Entre le tableau pompeux et vrai des progrès du gouvernement constitutionnel en Europe, où il voit une diffusion merveilleuse du génie de ces institutions que l’Angleterre possédait seule il y a soixante ans, et une fanfare en l’honneur des volontaires, le noble lord n’a pas manqué de saluer l’unité à peu près consommée de l’Italie ; en bon collègue, il a fait honneur de ce résultat à l’habileté et à la fermeté de lord John Russell. Nous espérons que les Italiens n’accepteront pas ce compliment sans réserve, et consentiront à compter la France pour quelque chose dans l’établissement de leur indépendance et de leur unité politique. Les discours prononcés au parlement de Turin prouvent que les Italiens ne sont point ingrats envers nous ; mais avouons que, s’ils gardent de la reconnaissance pour les services que la France leur a rendus, ce n’est point la faute des orateurs que le corps législatif a écoutés avec le plus de faveur et des politiques capricieux qui ont affiché une si bizarre hostilité contre la révolution italienne. Un des griefs de ceux-ci contre cette révolution, c’est qu’elle sert, suivant eux, les intérêts anglais ; mais, tandis que l’Angleterre se proclame franchement italienne, que font des Français influens qui se montrent en toute circonstance prévenus contre l’Italie, hostiles à, ses aspirations, contraires à l’unité, où elle veut trouver la force de constituer et de défendre son indépendance ? Ne travaillent-ils pas eux-mêmes à nous enlever le fruit des services que nous avons rendus à l’Italie ? Ne sont-ils pas les auxiliaires inconséquens de cette politique anglaise qu’ils dénoncent ? Ne livrent-ils pas l’Italie à l’influence anglaise ? Quant à nous, nous ne pouvons voir sans regret l’Angleterre, à laquelle l’émancipation de la péninsule n’a rien coûté, profiter de nos hésitations maladroites, prendre sur nous l’avance auprès des Italiens, et les encourager à cette unité dont nous leur marchandons le couronnement.

Malgré les bruits qui se sont récemment accrédités en Italie sur les projets belliqueux de l’Autriche, nous sommes persuadés que cette puissance, qui est pourtant l’adversaire née de l’unité italienne, songe moins que jamais à porter la guerre dans la péninsule. L’Autriche paraît décidée à rester sur la défensive ; les mouvemens militaires qui ont été opérés derrière le Pô et le Mincio sont de simples mesures de défense. Entre l’Angleterre qui l’applaudit, l’Autriche qui la laisse faire, la France pour laquelle l’évacuation de Rome n’est plus qu’une affaire d’échéance incertaine, la politique de l’unité italienne a beau jeu, si elle ne se laisse point compromettre par les impatiens et les imprudens. Nous ne sommes point étonnés de la vive confiance avec laquelle M. de Cavour s’est expliqué devant le parlement de Turin. La faiblesse de sa situation a quelquefois imposé à M. de Cavour des contradictions fâcheuses. Nous sommes certains que M. de Cavour a dû souffrir de ces ambiguïtés de conduite plus que ses adversaires ne l’imaginent. Parmi les hommes d’état contemporains, nous n’en connaissons pas au tempérament de qui la franchise aille autant qu’à M. de Cavour, et qui aient tiré un aussi grand parti de déclarations hardies jusqu’à la témérité. Affermi par sa foi dans la cause italienne et par sa confiance dans le succès, M. de Cavour prend volontiers l’opinion publique pour confidente de sa pensée. Cette sincérité courageuse est un des plus sûrs ressorts de l’empire qu’il a pris sur elle. Rien n’est efficace pour l’action comme ces déclarations saisissantes, imprévues, qui surprennent les esprits, les font travailler et gagnent leur complicité aux grands desseins auxquels on les associe. M. de Cavour vient d’exécuter un de ses plus étonnans et de ses plus osés coups de théâtre : il a déclaré que Rome est la capitale nécessaire de l’unité de l’Italie, et en même temps il s’est en quelque sorte moralement emparé de Rome en promettant à l’église, pour prix du pouvoir temporel, la liberté religieuse absolue. Que de simples écrivains comme nous aient soutenu, en se plaçant au cœur de l’intérêt religieux, que le pouvoir temporel était loin d’être nécessaire au pouvoir spirituel du pontife et aux intérêts religieux du catholicisme : cette opinion, bien qu’elle ait été défendue avec éclat après 1830 par une illustre école, pouvait être accueillie comme une illusion théorique et comme une thèse paradoxale. Nous-mêmes, en demandant la cessation du pouvoir temporel et en y voyant l’affranchissement véritable du gouvernement spirituel de l’église, nous ne considérions point cet affranchissement comme immédiat, nous pensions qu’il serait le prix des efforts qu’aurait à faire la vitalité religieuse au sein du catholicisme pour acquérir sa propre liberté par le progrès de la liberté générale. Nous pensions que les catholiques, n’étant plus liés par ces traités avec l’état, par ces concordats que les convenances ou les nécessités du pouvoir temporel imposaient aux papes, ne pouvant plus dès lors invoquer auprès de l’état leur liberté religieuse qu’au même titre que leur liberté civile et politique, seraient tenus par les obligations de leur foi, comme ils le sont dans les pays où un culte différent est la religion de l’état, de faire prévaloir auprès des gouvernemens les garanties de la liberté politique. Le succès dans cette voie aurait dépendu de l’énergie du sentiment religieux au cœur des catholiques, et devait être à nos yeux l’œuvre du temps. Or c’est cette liberté dont la conquête eût été laborieuse, soumise aux chances et aux lenteurs des luttes politiques, que M. de Cavour offre tout de suite et complètement au pape et à l’église catholique en échange du principat temporel de Rome.

La concession est si énorme qu’elle est peu comprise encore hors d’Italie. Elle est faite pour surprendre en France toute cette école de légistes qui ont hérité des traditions et des défiances de l’ancien régime, qui sont disposés à donner à l’église de grands avantages temporels, mais qui lui cherchent éternellement chicane sur son domaine, interviennent le plus qu’ils peuvent dans son organisation et sa discipline, et en lui faisant une part énorme dans l’état lui contestent ses prérogatives légitimes dans la sphère de la morale et de la foi. Ces légistes tomberont partout à la renverse, eux qui croient l’état toujours menacé par les empiétemens de Rome malgré les droits dont le pouvoir laïque est armé, droit d’exequatur, de présentation et de nomination des évêques, d’appel comme d’abus, et ils accuseront M. de Cavour, ou de manquer de sincérité, ou de trahir par une extravagance les intérêts de la puissance laïque. Cette concession est pourtant comprise en Italie ; elle y est d’une plus facile application que dans tout autre pays. Elle éveillera de sérieux scrupules dans l’âme d’un pape. Pour peu que l’on connaisse l’histoire de l’église, on n’ignore point les tortures qu’ont causées aux papes pieux les concessions qu’ils ont dû faire dans les concordats sur des matières qu’ils considéraient comme appartenant au domaine spirituel. En proposant au pape la liberté de l’église, M. de Cavour fait une attaque violente et respectueuse à la conscience de Pie IX. Une partie de la cour de Rome verra sans doute un piège dans cette offre ; mais il y a aussi en Italie et à Rome de nombreux membres du clergé attachés à la cause nationale, et qui n’ont pas peur de la liberté : il y en a même chez les jésuites. Le père Passaglia est un représentant distingué de ces jésuites libéraux. Ceux-ci ne cachent point leur sympathie pour cette solution de la question romaine. Il leur semble que le pape, mis en demeure de choisir entre le bien spirituel de l’église et ses propriétés territoriales ne saurait hésiter. Ils espèrent qu’à Rome le parti religieux opposé au parti politique, qui a pour chefs le cardinal Antonelli et M. de Mérode, l’emportera et fera pencher le pape du côté de la jeune Italie. Ils font valoir aux yeux du saint-père l’influence que la liberté de l’église établie en Italie aurait sur l’organisation catholique dans les autres pays. Partout le catholicisme tendrait à obtenir les libertés qui lui seraient accordées dans la péninsule, et qu’après un tel exemple il serait difficile de lui refuser ailleurs. Ils font entrevoir au pape qu’une ère nouvelle s’ouvrirait ainsi à la religion, que ce serait la fin des servitudes que le concordat, le gallicanisme et le joséphisme lui avaient infligées.

Quelle sera l’issue de ce grand combat de conscience qui va se livrer au sein de la cour de Rome ? Nous n’essaierons point de le prédire. La dernière allocution consistoriale prononcée par le pape n’est point de nature à donner de grandes espérances à la solution libérale dont M. de Cavour a pris l’initiative avec une calme intrépidité, en dépit du violent langage du saint-père. Quant à ceux qui douteraient de la sincérité avec laquelle M. de Cavour présente à l’église cette transaction, le ministre italien leur a répondu par les opinions connues de toute sa vie. M. de Cavour n’a point attendu la question romaine pour se déclarer ami de la liberté religieuse ; il s’est même opposé dans le parlement piémontais à l’incamération des biens de l’église. Ceux qui, comme M. de Cavour, ont trempé leur esprit dans une forte éducation libérale, bien loin de douter de sa sincérité, s’associeront à sa confiance. Il nous semble que les catholiques ne pourraient refuser les conditions qui leur sont offertes sans paraître douter de la vitalité et de la puissance de leur foi. Il n’est pas plus permis aux libéraux de douter des vertus de la liberté et d’affecter des craintes sur l’emploi qu’en pourrait faire l’organisation catholique. Il faut laisser à la tyrannie ces hypocrisies et ces lâchetés. Pour notre part, nous félicitons M. de Cavour de la persévérance avec laquelle il réclame la capitale de l’Italie et du grand acte de foi en la liberté par lequel il ouvre à la cour de Rome une large voie de conciliation.

Une des vertus ordinaires des temps de trouble et de rénovation tels que ceux que nous traversons est de susciter des hommes d’initiative et des caractères énergiques. S’il en est ainsi, il n’est pas de pays qui soit plus que l’Autriche dans les conditions où se produisent les hommes de cette trempe. La diète hongroise et les diètes provinciales de l’empire vont se réunir. Nous touchons donc au moment où, suivant les prédictions pessimistes, doivent éclater les déchiremens intérieurs de l’Autriche. Nous ne savons si les fâcheuses prévisions s’accompliront ; les luttes, les conflits paraissent pourtant inévitables. Quels sont les hommes qui, dans cette mêlée, prendront la direction des esprits ? — Du côté du gouvernement, on ne voit que M. de Schmerling. Le ministre d’état autrichien a plusieurs des qualités qu’exige la situation de l’Autriche. Il a déjà montré en 1848 qu’il a l’esprit ouvert aux pensées d’innovation, de réforme et de progrès, qu’il n’est point esclave des routines, et il a fait preuve aussi à Francfort de décision et d’énergie dans l’action. Il est plus difficile de dire quels chefs en définitive suivra la Hongrie. À côté de ce grand respect du droit historique qui distingue les nations conservatrices et libérales, et dont elle est pénétrée plus qu’aucune autre, la Hongrie semble exposée aux inspirations d’une sorte de génie chimérique et inquiet. Plus que jamais nous souhaitons qu’elle se tienne en garde contre les tentations de ce mauvais génie, auquel elle peut imputer la plupart de ses malheurs passés. Le mouvement de rénovation nationale et libérale que la révolution italienne a inauguré en Europe s’est distingué jusqu’à présent par une modération à la fois généreuse et habile. Tous les amis des peuples et de la liberté doivent souhaiter, pour le succès final, que ce caractère de modération soit conservé jusqu’au bout à l’œuvre commune. La première violence, la première maladresse brutale pourraient donner le signal d’une réaction qui s’étendrait aussi généralement que nous avons vu se propager le mouvement réformateur. La Pologne donne en ce moment un exemple touchant de cette modération. Qui ne sent en Europe la force de cette nation désarmée et suppliante, qui n’attend que de l’attitude de sa muette douleur la restauration de ses droits ? L’influence de la revendication polonaise agit puissamment sur la Russie. On assure que le tsar n’est point éloigné de rendre à la Pologne les institutions que le traité de Vienne lui avait garanties ; mais de son côté aussi la Russie a reçu la contagion libérale. L’empereur Alexandre comprend que le jour où un gouvernement constitutionnel sera rendu à la Pologne, il sera impossible de refuser un gouvernement semblable à la Russie. La cour de Saint-Pétersbourg trouve que c’est assez pour le moment d’avoir sur les bras cette affaire de l’émancipation des serfs, qu’elle a noblement entreprise, et qu’elle voudrait avant tout mener à fin. Il y a là peut-être une timidité qui calcule mal les nécessités politiques du moment. Ne doit-on pas à la noblesse russe une compensation de l’abolition du servage, et la compensation la plus naturelle, la plus logique, la plus honorable, n’est-elle point l’élévation des classes propriétaires et éclairées à la liberté politique ?

Le mouvement des nationalités qui, sur tant de points, autorise d’heureuses espérances a sa note dissonante dans cette chicane sempiternelle engagée entre l’Allemagne et le Danemark à propos du Holstein d’abord, et subsidiairement du Slesvig. La diète holsteinoise d’une part a rejeté les concessions que lui offrait le gouvernement danois ; de l’autre, le délai de six semaines que la diète germanique avait accordé au Danemark est expiré, et la diète, dans la première séance après les vacances de Pâques, devra s’occuper des mesures relatives à l’exécution fédérale. Nous n’avons plus à parler du fond de cette fâcheuse question : nous n’examinerons pas si l’interprétation littérale des traités donne raison à l’Allemagne contre le Danemark à propos du Holstein. Ce qui est constant, c’est que le Danemark est plus libéral que les hobereaux du Holstein, ses adversaires. Les délais prescrits par les lois de la confédération germanique retarderont encore quelque temps l’exécution fédérale. Les ministres anglais ont dit dans le parlement que ces délais pourraient ajourner à six mois un regrettable conflit entre le Danemark et l’Allemagne. Nous craignons que, malgré les lenteurs allemandes, la situation actuelle ne puisse être prolongée encore plus de trois mois. Espérons que ce temps sera mis à profit et permettra d’arriver à un arrangement amiable.

Mais qu’est-ce que cette querelle ingrate de la vaste Allemagne et du petit Danemark auprès de la crise qui partage en ce moment les États-Unis en deux confédérations ? — Dans cette révolution américaine, une première épreuve est heureusement traversée. L’inauguration du nouveau président, M. Lincoln, a pu se faire paisiblement à Washington malgré toutes les prédictions qui avaient annoncé que cette cérémonie serait traversée ou empêchée par la violence. M. Lincoln a reçu au Capitole le pouvoir présidentiel des mains de son prédécesseur. Le lendemain, M. Buchanan partait pour son domaine. Arrivé à Lancaster, l’ancien président a prononcé quelques paroles pour remercier la foule venue au-devant de lui. Il a fait ses adieux à la vie politique et a demandé pardon à ceux qu’il aurait pu, dans sa longue carrière, avoir offensés par ses actes ou par son langage ; il a annoncé qu’il allait consacrer ses derniers jours à distribuer ses bienfaits aux veuves et aux orphelins, et a terminé sa harangue en priant le ciel de maintenir l’union américaine. C’était bien de prières qu’il s’agissait pour M. Buchanan, s’il avait énergiquement et sincèrement voulu la conservation de l’union ! Les derniers actes de son administration ont, on peut le craindre, rendu irrévocable la dissolution de la confédération. M. Buchanan n’a employé aucun des moyens nécessaires pour conserver les forteresses fédérales dans les états séparatistes. Il n’a pris aucune mesure défensive contre la séparation. Les forces maritimes des États-Unis ont été dispersées par lui dans des stations éloignées ; les forces militaires qu’il a laissées à son successeur sont d’une insuffisance ridicule ; il n’a pas même ravitaillé le fort Sumter, dont M. Lincoln est obligé d’ordonner l’évacuation parce qu’aucun navire ne pourrait l’approcher sans s’exposer au feu des batteries que les Caroliniens ont pu élever à leur aise. Il n’est donc point surprenant que les débuts de la présidence républicaine soient faibles, hésitans, comme l’ont été les derniers momens de l’administration de M. Buchanan. Celui-ci n’a légué à M. Lincoln qu’un pouvoir sans puissance. Tandis que le gouvernement de Washington est ainsi frappé de paralysie, le sud déploie au contraire, sous la conduite de son président, M. Jefferson Davis, une grande activité, et fait des préparatifs vigoureux de défense. Ces ardens Américains du sud affectent de ne point craindre que la guerre servile fasse diversion à la guerre civile et la complique à leur détriment. Ils se proposent de recruter des soldats parmi leurs esclaves. Pendant que les hommes du sud ne respirent que guerre, les états intermédiaires, qui ont à leur tête la Virginie, interdisent aux états du nord l’emploi de moyens coercitifs contre la confédération séparatiste en les menaçant, s’ils ne sont point écoutés par eux, de se joindre au sud. Cette tactique par laquelle on s’efforce d’intimider le nord a pour organe dans le sénat M. Douglas. Ce sénateur s’est hâté de commenter le manifeste de M. Lincoln dans un sens pacifique, comme pour lier le président à la paix. Si ces efforts réussissent à maintenir l’union et préviennent l’effusion du sang américain, il faudra les louer ; mais qui peut dire, s’ils facilitent au contraire la séparation, qu’ils auront conjuré toute chance de guerre entre deux républiques divisées par des intérêts contraires et des passions si violentes ? E. FORCADE.

Le Tannhäuser, de M. Richard Wagner.
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Il vient de se passer sur le théâtre de l’Opéra l’événement musical le plus curieux de l’année. Le Tannhäuser de M. Richard Wagner y a été représenté le 13 mars devant un public immense et en présence du chef de l’état. Paris a pu non-seulement juger enfin avec connaissance de cause le mérite d’une œuvre qui a été fort discutée en Allemagne depuis une quinzaine d’années, mais apprécier aussi le système sur lequel s’est appuyé l’auteur pour défendre le produit de son imagination ; car on n’ignore pas que M. Richard Wagner est à la fois le poète, le compositeur et le philosophe d’une nouvelle forme de drame lyrique qui a soulevé au-delà du Rhin d’interminables débats. L’apparition du Tannhäuser sur le grand théâtre de l’Opéra de Paris aura au moins ce bon résultat de mettre fin à des controverses oiseuses.

Le sujet de la pièce est tiré d’une légende allemande du XIIIe siècle, et se rattache à une institution nationale de cette époque, à l’existence des minnesinger, ces poètes chanteurs du moyen âge qui ont précédé la première renaissance littéraire, qui date du XIVe siècle. Le fond de cette pieuse légende, qui porte bien l’empreinte de l’époque où elle a été conçue et du peuple dont elle exprime les naïves croyances, c’est la lutte, toujours persistante dans notre nature, du paganisme et du christianisme, de l’amour des sens qu’inspire Vénus et de celui qui vient de l’âme, et qui se contente de l’émotion divine que nous procure l’idéal. C’est la même question qu’ont traitée si souvent les cours d’amour et les troubadours de la langue d’oc. Tannhäuser, un beau et vaillant chanteur de la Thuringe, s’est égaré, on ne sait trop comment, dans une contrée lointaine qu’on appelle le Venusberg, c’est-à-dire la montagne de Vénus. Il est là, dans une grotte enchantée, sous le charme de la déesse des voluptés, qui l’enivre de plaisirs, comme Armide s’efforce d’endormir Renaud de ses magiques séductions. Cependant Tannhäuser soupire, et le souvenir de sa poétique jeunesse s’élève dans son cœur et empoisonne les voluptés dont on l’abreuve. Il veut partir, et Vénus ne fait pas moins d’efforts pour retenir sa conquête qu’Armide pour convaincre Renaud de rester son esclave heureux ; mais, après une lutte absolument semblable à celle qui a lieu entre Armide et Renaud, Tannhäuser s’échappe du Venusberg. Il se trouve tout à coup, on ne sait encore de quelle manière, au milieu d’une grande et belle vallée où il est reconnu par ses anciens confrères les chanteurs et par le landgrave de Thuringe. On le questionne, on lui demande d’où il vient, ce qu’il a fait, et pourquoi il a quitté ses amis, qui étaient si heureux de le posséder. Sans répondre d’une manière bien nette, Tannhäuser dit qu’il a commis une grande faute, et qu’il faut qu’il l’expie en s’éloignant de tout ce qu’il aime. Un ami, Wolfram, lui dit alors tout bas : « Tu oublies donc Élisabeth, la noble nièce du landgrave, qui a perdu les grâces et l’enjouement de sa jeunesse depuis que tu nous as quittés ? » À ce nom adoré, Tannhäuser se décide à revenir à la cour du landgrave de Thuringe. Ainsi finit le premier acte.

Le second acte transporte la scène à la Wartbourg, dans la grande salle des chanteurs, où Tannhäuser, conduit par Wolfram, pénètre et retrouve Élisabeth, le cœur tout rempli de son souvenir, Après la reconnaissance des deux amans et les explications qui s’ensuivent a lieu la fête des chanteurs, commandée par le landgrave pour célébrer une date glorieuse de l’histoire nationale. Le landgrave est un grand protecteur de l’art de bien dire et du gai savoir. En présence des seigneurs et des grandes dames de la Thuringe, le landgrave déclare du haut de son trône que celui qui aura le mieux approfondi la nature de l’amour et son influence sur la destinée de l’homme recevra pour récompense la main d’Élisabeth. À cette proposition, qui excite l’ambition de tous les poètes chanteurs, Wolfram d’Eschenbach se lève, prend sa lyre, et chante les merveilles du véritable amour, de l’amour idéal, qui est chose si haute, comme le disait un poète français de la même époque, Chrétien de Troyes. L’assemblée applaudit chaudement aux nobles paroles de Wolfram, ce qui pique la vanité de Tannhäuser, qui se lève brusquement, et, sur sa lyre frémissante, se met à célébrer une passion moins chaste et moins contenue, celle qui aspire tout simplement à la possession de l’objet aimé. Élisabeth, qui est partiale pour Tannhäuser, qu’elle aime secrètement, paraît approuver cette manière d’envisager l’amour ; mais le reste de l’assemblée en est scandalisé. Un troisième chanteur, Walther, réplique à Tannhäuser que l’amour véritable est comme la vertu, qui se fortifie par la lutte et l’abstinence, et succombe par la satiété, et que c’est dans le cœur seul que fleurit cette belle fleur de l’idéal. Tannhäuser, qui n’a pas oublié le séjour qu’il a fait au Venusberg, persiste à dire qu’il ne comprend rien à cet amour abstrait de l’intelligence, et que, pour lui, il ne connaît d’autre amour que celui qui a peuplé l’univers. Ces paroles excitent dans l’assemblée une profonde indignation. Tout le monde s’écrie : « Il est perdu ! il est damné ! il a laissé son âme au Venusberg ! » Élisabeth le défend, au péril de sa vie, contre ses ennemis acharnés, qui tous ont mis l’épée à la main. Le landgrave, d’un front sévère, ordonne alors que Tannhäuser soit expulsé de sa cour et du pays de la Thuringe. Tannhäuser, revenu un peu à de meilleurs sentimens, prend la résolution d’aller en pèlerinage à Rome pour y reconquérir la grâce du baptême, qu’il a perdue. Le troisième acte offre aux regards la vallée de la Wartbourg, où la pauvre Élisabeth est agenouillée au pied d’une image de la vierge Marie, dont elle invoque l’intercession pour le salut de Tannhäuser, qu’elle attend en vain depuis si longtemps. Tannhäuser apparaît bientôt sous un costume de pèlerin, et il raconte à Wolfram, qui se trouve là sur la route, le résultat de son voyage à Rome. Le pape n’a pas exaucé sa prière, et il lui a répondu que, tant qu’il ne pousserait pas des feuilles sur le bout de sa crosse, Tannhäuser n’obtiendrait pas le pardon de sa faute, « Que vas-tu faire ? lui demande Wolfram. — Je retourne au Venusberg, répond Tannhäuser. — Insensé, réplique Wolfram, tu es perdu à jamais ! » Une lutte s’engage alors entre Wolfram, qui représente le bon principe, et Vénus, qui apparaît, comme un rêve au fond du théâtre, à son cher Tannhäuser, qu’elle tire tant qu’elle peut de son côté. Enfin le christianisme l’emporte sur la volupté païenne, et Tannhäuser, en voyant le corps inanimé de la pauvre Élisabeth, expire près d’elle en s’écriant : Sainte Élisabeth, prie pour moi !

Par cette analyse, que nous avons rendue aussi claire que possible, on peut se convaincre que la légende du Tannhäuser, telle que M. Wagner l’a traitée, ne contient pas l’étoffe d’un drame lyrique. Aucun caractère n’y est dessiné, aucune passion n’y est fortement accusée, et les personnages qu’on y voit apparaître semblent moins des êtres humains, soumis comme nous aux vicissitudes de la vie, que des symboles métaphysiques plus dignes de figurer dans un dialogue de Platon que dans une action dramatique. La langue poétique de M. Wagner est d’une obscurité, d’une densité, si je puis m’exprimer ainsi, qui serait propre à transmettre la pensée équivoque d’un oracle ; mais pour exprimer les sentimens finis, les passions déterminées du cœur humain que la musique doit revêtir de ses magiques couleurs, il faut à la fois une langue claire et flottante qui dessine l’objet, sans trop l’étreindre. Les étoiles, le ciel bleu, les harpes célestes, les espaces immenses des cieux, les phalanges divines, tout le galimatias de la poésie lyrique d’un ordre très inférieur, dont l’imagination de M. Wagner est empêtrée, ne peut faire illusion à un public français qui veut tout comprendre, même ce qu’on lui chante. En un mot, le Tannhäuser est un conte bleu mal disposé pour la scène, sans action, sans caractères et sans intérêt, un thème banal et enfantin, une de ces questions précieuses de métaphysique sentimentale qu’on traitait volontiers dans les cours d’amour du moyen âge, dans les académies de la renaissance ou à l’hôtel de Rambouillet.

M. Wagner est bien un artiste de son pays et de son temps qui a les qualités et les défauts d’une époque de décadence : c’est un quasi-poète enté sur un critique, un musicien issu d’une théorie qu’il a fabriquée lui-même, pour venir en aide à sa propre cause. Tout est factice en lui, tout est voulu, prémédité dans son œuvre, où manquent les premières qualités du génie, qui sont la spontanéité de l’imagination et la sincérité du sentiment. On dirait un sophiste cherchant à abuser le public sur la nature des choses et s’efforçant de trouver des raisons spécieuses pour masquer ses propres infirmités. M. Wagner, qui a plus d’ambition dans la volonté que de souplesse dans le talent, plus de théorie dans l’esprit que de véritable émotion dans le cœur, M. Wagner vise au compliqué, au grandiose, quelquefois et plus souvent au monstrueux, et il semble méconnaître tout ce qu’il y a de sublime et de divin dans la simplicité. Dans une lettre qui sert de préface à la traduction de quatre poèmes d’opéra publiée à Paris il y a peu de mois, l’auteur du Tannhäuser jette un coup d’œil rapide sur l’histoire de la musique. Dans cette lettre curieuse dont un musicien allemand d’un talent solide et reconnu, M. Ferdinand Hiller, a déjà réfuté les fausses doctrines avec une verve piquante dans deux articles de la Gazette de Cologne, M. Wagner se donne libre carrière et refait l’histoire de l’art au profit de ses prétentions de réformateur. Il y méconnaît complètement cette loi de progression qui se manifeste dans tous les travaux de l’esprit humain, et fait une querelle à la mélodie des opéras italiens de n’avoir pas revêtu, au commencement du XVIIIe siècle, les formes compliquées qu’elle a pu recevoir de nos jours ! C’est absolument comme si M. Wagner voulait que les Cimabuë, les Giotto et les Fra Angelico n’eussent pas précédé et préparé l’avènement des Raphaël et des Michel-Ange. Si la mélodie italienne, sous la main de Pergolese, de Léo, de Jomelli, de Piccinni et de Cimarosa, est bâtie sur une base harmonique si misérable qu’on peut à son gré la priver de tout accompagnement, comme l’affirme M. Wagner, c’est qu’alors cette mélodie savante était une grande nouveauté dans l’art, et qu’on était charmé d’entendre exprimer, par une voix humaine bien exercée, un sentiment vrai sous un chant facile qui en doublait la puissance. L’orchestre et l’harmonie de Jomelli ne sont déjà plus l’orchestre et l’harmonie de Pergolese, qui n’étaient pas aussi simples qu’on serait tenté de le croire, comme l’orchestre, les morceaux d’ensemble et les harmonies de Rossini ne ressemblent plus aux formes de Jomelli et de Piccinni. C’est le temps et le génie particulier de chaque maître qui ont amené successivement ces transformations dans l’art musical appliqué au drame et à la comédie lyrique, et il est aussi insensé d’exiger que le Mariage secret de Cimarosa ressemble au Freyschütz que de s’étonner que les symphonies d’Haydn et de Mozart ne contiennent pas les magnifiques développemens et l’inépuisable fantaisie qu’on admire dans les poèmes symphoniques de Beethoven. En général, la critique de M. Wagner manque de justesse, d’étendue et d’impartialité. Il confond les époques, les genres, aussi bien que le génie de chaque peuple, qui imprime à l’art cette variété de tendances qu’il faudrait créer, si elle n’existait pas dans la nature et dans l’histoire, car où est la nécessité que les productions compliquées de Sébastien Bach, ses vastes oratorios, ressemblent aux messes et aux madrigaux de Palestrina, que les oratorios bibliques de Haendel reproduisent les motets, les messes et les cantates de Scarlatti, que les opéras de Gluck ne se distinguent pas profondément de ceux de Jomelli et de Piccinni ? Ne vaut-il pas mieux que la France ait donné le jour aux charmans génies qui ont exprimé ces sentimens, tels que Grétry, Dalayrac, Méhul, Boïeldieu, Hérold et M. Auber, plutôt que d’imiter servilement les maîtres italiens ou ceux de l’école allemande ? Avec une érudition suspecte et une science plus que légère, M. Wagner tranche des questions importantes, comme celle de la non-existence de l’harmonie chez les Grecs, qui est encore l’objet de plus d’un doute de la part des hommes compétens qui l’ont approfondie, et, de ces prémisses tout arbitraires, M. Wagner tire des conséquences qui ne le sont pas moins.

Une des idées les plus contestables de la théorie de M. Wagner, c’est de prétendre que la poésie qui s’allie à la musique et qui lui sert de fil conducteur doit avoir au moins une part égale d’importance dans la fusion harmonieuse des deux élémens. Comme l’a très bien remarqué M. Hiller dans les deux excellens articles que nous avons déjà cités, cette égalité d’influence est impossible dans le drame lyrique, où la musique joue le principal rôle, et où elle absorbe nécessairement dans la langue qui lui est propre le sens purement logique de la parole. Ce serait retourner à l’enfance de l’art, aux opéras de Monteverde et de ses successeurs, aux tragédies lyriques de Lulli, où les vers de Quinaut sont à peine revêtus d’une maigre sonorité et traduits par un récitatif continuel qui s’épanouit rarement en une mélodie franche et développée. Cela suffisait alors pour charmer et pour émerveiller la cour de Louis XIV et les beaux esprits de son grand siècle, parce que, la musique ne faisant que de naître, on était ravi de la voir s’allier pour la première fois à la poésie dans une action noble, accompagnée d’un grand spectacle ; mais il serait aussi impossible, aussi absurde de se priver des immenses richesses, des ressources infinies accumulées dans l’art musical par deux cents ans de travaux et une nombreuse succession de beaux génies, que de se contenter de nos jours des maigres paysages des van Eyck, qui les premiers ont essayé de rendre sur la toile l’aspect de la nature et du monde extérieur. Je sais bien que M. Wagner ne repousse pas les immenses ressources de l’art moderne pour produire les effets qu’il médite, et qu’il veut au contraire que le drame de l’avenir soit une mélopée inhérente à l’action accompagnée par la grande mélodie symphonique. Qu’entend M. Wagner par la grande mélodie ? Laissons-lui un instant la parole pour expliquer sa pensée : « La grande mélodie telle que je la conçois, dit-il page 64 de sa préface, est celle qui enveloppe l’œuvre dramatique tout entière. Le détail infiniment varié qu’elle présente doit se découvrir, non pas seulement au connaisseur, mais au profane, à la nature la plus naïve, dès qu’elle est arrivée au recueillement nécessaire. Elle doit produire d’abord dans l’âme une disposition semblable à celle que produit une belle forêt au soleil couchant sur le promeneur qui vient d’échapper aux bruits de la ville. Cette impression, que je laisse au lecteur à analyser, selon sa propre expérience, dans tous ses effets psychologiques, consiste dans la perception d’un silence de plus en plus éloquent… Celui qui se promène dans la forêt, subjugué par cette impression générale, s’abandonne alors au recueillement : ses facultés, délivrées du tumulte et du bruit de la ville, se tendent et acquièrent un nouveau mode de perception ; doué pour ainsi dire d’un sens nouveau, son oreille devient de plus en plus pénétrante ;… il entend ce qu’il croit n’avoir jamais entendu ;… les sons deviennent de plus en plus retentissans ; à mesure qu’il entend un plus grand nombre de voix distinctes, de modes divers, il reconnaît dans ces sons qui s’éclaircissent, s’enflent et le dominent,… la grande, l’unique mélodie de la forêt… Cette mélodie laissera en lui un éternel retentissement ; mais la redire lui est impossible ;… il faut qu’il retourne dans la forêt, et qu’il y retourne au soleil couchant, car, sans cela, que pourrait-il entendre, si ce n’est quelque mélodie italienne ? » Berlioz, Berlioz, pends-toi, tu es dépassé, et jamais tu n’en as dit autant dans tes feuilletons les plus drolatiques. Vivent l’avenir et la grande mélodie de la forêt vierge ! Il y a beaucoup de cette mélodie-là dans la partition du Tannhäuser, que nous allons enfin analyser.

L’ouverture de ce drame symbolique est bien connue : elle a été exécutée l’année dernière aux trois concerts donnés par M. Wagner au Théâtre-Italien. C’est un grand corps mal bâti, où l’on remarque une interminable phrase, dessinée par les violons, qui dure plus de cent mesures. Sur ce trait persistant qui paraît avoir un sens profond, puisque l’auteur le fait revenir plusieurs fois dans le cours de sa légende, les instrumens à vent, particulièrement les trombones, jettent une sorte de clameur accentuée qui forme la péroraison de cette mystérieuse préface. L’ouverture en soi n’est pas bonne ; le coloris en est terne, et la charpente défectueuse. L’ouverture du Freyschütz, celles d’Oberon et d’Euryanthe, les ouvertures de Don Juan et de la Flûte enchantée, les quatre ouvertures de Fidelio, celle de Guillaume Tell, l’ouverture de Médée, de Cherubini, celle du Jeune Henri, de Méhul, qui est si connue, sont des morceaux de musique instrumentale qui portent avec eux leur signification, des raccourcis éclatans et vigoureux qui n’ont pas besoin d’un commentaire psychologique pour être facilement compris de tous. On sent tout d’abord que M. Wagner est un esprit confus qui embrasse plus qu’il ne peut étreindre.

Au lever du rideau, on aperçoit une vaste grotte où Vénus est couchée mollement ayant à ses pieds Tannhäuser assouvi et soupirant, songeant à je ne sais quel autre bonheur plus salutaire à son âme énervée ; des nymphes, des faunes, des bacchantes, tout le personnel du vieil olympe danse autour du couple amoureux. Vénus s’inquiète de la taciturnité hébétée de Tannhäuser, et lui demande : — À quoi songes-tu, ô toi que j’aime ? — Un rêve que j’ai fait, répond Tannhäuser, m’a rappelé les jours de ma jeunesse et les joyeux tintemens de la cloche matinale. — On ne peut pas s’imaginer de quelle espèce de musique M. Wagner a enveloppé cette scène de volupté, qui est un des lieux-communs les plus usés de la poétique de l’opéra. Ni la danse des nymphes, ni l’interminable dialogue des deux amans, qui se querellent sans se comprendre et sans que jamais les deux voix parviennent à s’étreindre et à former un ensemble tolérable, n’ont inspiré au compositeur un rhythme, une harmonie, une idée musicale quelconque qui fasse saillie au-dessus d’un vaste grouillement de sons où l’oreille éperdue ne sait à quel accident se prendre. Je n’exagère pas, et je prie le lecteur de croire que j’atténue l’expression de la vérité en disant que toute cette première scène du Tannhäuser, qui a été écrite à Paris et qui révèle la dernière manière du maître, ne peut se comparer à rien de ce qui existe en musique. C’est le chaos, c’est le néant, mais le chaos et le néant scientifiques ; c’est cette grande mélodie de la forêt qui n’a rien de commun avec la mélodie italienne et qu’on ne peut goûter qu’au soleil couchant. Vous croyez peut-être que je plaisante ? Écoutez plutôt ces beaux vers que Tannhäuser chante à Vénus :


…… Malgré ce vif délire,
Les doux parfums qu’ici j’aspire,
Tout me rappelle avec regret
L’air frais et pur de In forêt…


Le second tableau du premier acte transporte la scène dans une grande vallée pleine de lumière d’où l’on aperçoit le château féodal de la Wartbourg. Un jeune pâtre, assis sur une éminence, chante et sans accompagnement une espèce de cantilène étrange dont il répète le refrain sur son chalumeau :


Du ravin sortait dame Holda.


Ce chant vague, monotone, qui vise à l’archaïsme d’une vieille chanson de ménestrel, a excité un sourire gaulois qui s’est changé en hilarité générale au refrain du chalumeau. L’arrivée de Tannhäuser, sa rencontre avec le landgrave et ses camarades Walther, Bitteroff et Wolfram, poètes-chanteurs comme lui, toute cette scène de reconnaissance où le héros de la légende mystique raconte son séjour au Venusberg, ses égaremens et ses remords, ne donne lieu à aucun morceau qu’on puisse classer ni définir. Ce sont des récits interminables, une mélopée à une, deux, trois et quatre voix, que ne fixe aucun dessin saisissable, une mêlée de sons, de voix et d’instrumens qui n’éveille pas dans l’auditoire cette impression générale, vague, confuse, mais profonde, dont nous parle le théoricien, et qu’ont voulu produire le poète et le musicien réunis en la personne de M. Wagner. Soit que M. Wagner se trompe comme critique, soit qu’il ne puisse réaliser comme poète et comme compositeur l’idéal de la grande mélodie de la forêt qu’il conçoit pour l’avenir, il est certain que le premier acte du Tannhäuser n’a excité dans le public de l’Opéra que les éclats d’un rire rabelaisien.

Le second acte se passe tout entier dans la grande salle de la Wartbourg, où les poètes-chanteurs tiennent leurs assises. Élisabeth, nièce du landgrave, qui aime secrètement le chevalier Tannhäuser, y évoque les souvenirs de sa jeunesse :


Salut à toi, noble demeure !


dans une espèce de récit qu’on ne sait encore comment qualifier. Ce n’est point un air, ce n’est point un de ces beaux récitatifs tragiques comme il y en a dans Don Juan, dans Fidelio, dans le Freyschütz, dans la Vestale et dans les chefs-d’œuvre de Gluck, qui a presque créé cette forme intermédiaire entre le chant pur et développé et la déclamation notée de Lulli et de Rameau. Le chant d’Élisabeth n’a point de nom et ne saurait en avoir. Survient alors Tannhäuser, conduit par Wolfram, qui joue dans cette affaire un rôle bien singulier. Tannhäuser se jette aux pieds d’Élisabeth. L’entrevue des deux amans donne lieu à une longue scène dialoguée où les deux voix ne se réunissent que vers la conclusion, et forment alors, ce que dans le vieux style on appelle un duo, qui ne manque pas d’animation. Le landgrave vient annoncer à sa nièce la fête qu’il a ordonnée et la lutte des chanteurs-poètes qu’elle présidera avec lui. C’est pendant l’entrée des seigneurs et des nobles dames de la Thuringe dans la grande salle de la Wartbourg qu’on exécute la marche avec chœur, qui est le morceau le plus remarquable de toute la partition du Tannhäuser. Cette marche est belle, quoique peu originale, largement dessinée, et produit l’effet voulu par le poète et le compositeur, qui, par cette page de musique franche et vraie que le public a vivement applaudie, ont réfuté les misérables sophismes du réformateur. De deux choses l’une : si M. Wagner a raison comme théoricien et initiateur d’une musique nouvelle, il a été infidèle à ses propres doctrines dans la marche et le chœur que nous venons de citer, qui sont conçus et traités selon les règles connues de l’art ; mais nous ne sommes pas la dupe des subterfuges de la vanité impuissante. Le landgrave se lève de son siège souverain et déclare dans un récit pompeux, déclamatoire et peu musical, que celui qui aura le mieux compris le mystère de l’amour recevra sa récompense de la main d’Élisabeth. Alors commence une interminable psalmodie sur des vers burlesques où il est impossible de saisir la trace d’une idée ou d’un sentiment caractérisé. Ce triple galimatias mystique que débitent tour à tour les trois chanteurs Wolfram, Bitterolf et Tannhäuser, appuyés par le chœur qui intervient dans le débat par de courtes interjections, comme le chœur de la tragédie antique sans doute ; cette scène, qui a été fort raccourcie, et où l’on ne peut louer que de rares accens dans l’hymne de Wolfram en l’honneur de l’amour idéal, précède une prière qu’Élisabeth adresse aux rivaux de Tannhäuser, déclamation sèche qui va aboutir à un assez bel ensemble choral :


Un ange nous vient apparaître
Pour proclamer l’arrêt des cieux.


Mais à ce court moment de répit, où le compositeur, fidèle aux lois de son art, réfute de nouveau les erreurs du théoricien, succède un effroyable déchaînement de sons discordans qui constitue le finale du second acte, et dans lequel le critique novateur reprend sa revanche sur l’artiste et le musicien. C’est ainsi que dans cette œuvre étrange on voit tour à tour l’instinct de l’homme de talent avoir raison du sophiste, et le réformateur malheureux triompher du poète et du musicien.

Le troisième acte transporte de nouveau la scène dans la vallée de la Wartbourg. Il fait nuit, et Wolfram, qui vient errer là on ne sait trop pour quel motif, y rencontre Élisabeth agenouillée devant une image de la Vierge. Il plaint le sort de cette noble fille, qui attend avec anxiété l’arrivée des pèlerins qui viennent de Rome, et parmi lesquels elle espère voir son cher Tannhäuser. En effet, une troupe de pèlerins traverse alors le théâtre en chantant une prière en chœur :


Salut à vous, ô beau ciel ! ô patrie !


et dont le motif se développe et s’épanouit en un crescendo d’un très bel effet. Admirablement accompagné par une phrase tirée de l’ouverture, ce chœur a été vivement applaudi comme il méritait de l’être, ce qui prouve que le public n’avait aucune prévention contre le talent et la personne de M. Wagner. La prière d’Élisabeth qui suit le chœur des pèlerins :


Ô Vierge sainte ! que ta grâce
Enfin m’élève jusqu’à toi !


forme encore un chant vague et inarticulé, une sorte de prose liturgique qui semble n’appartenir à aucune tonalité précise, mais dont la couleur générale et le caractère semi-religieux ne me déplaisent pas. J’en dirai autant de la partie symphonique qui accompagne la sortie d’Élisabeth, et qui dure jusqu’à ce qu’elle ait disparu dans les hauteurs de la montagne. C’est dans cette scène et dans l’hymne du soir que chante Wolfram bientôt après :

O douce étoile, feu du soir,
Toi que j’aimai toujours revoir !


que M. Wagner me semble avoir le mieux réussi à réaliser cette mélodie flottante qui se dégage lentement, vous enveloppe comme d’un nuage de poésie et vous communique une émotion calme, mais élevée et noble. Toutes les fois qu’une œuvre d’art produit cette émotion désirée qui dilate notre âme et élève notre esprit à la hauteur d’une situation poétique, il faut en savoir gré à l’artiste et ne pas trop le chicaner sur les moyens qu’il a employés pour obtenir un si bon résultat. Le troisième acte ne contient plus qu’une longue déclamation de Tannhäuser racontant à Wolfram son voyage à Rome, et où l’on peut remarquer quelques élans, quelques accens heureux au milieu d’une mélopée informe, terne et assourdissante, qui vous accable d’un ennui mortel.

Telle est cette œuvre étrange, que nous avons eu le courage d’entendre quatre fois avec une abnégation qui doit nous mériter quelque indulgence. Nous nous sommes appliqué, et cela nous arrive souvent, à plaider la cause de M. Wagner, à ne pas nous éloigner de son point de vue et à juger le résultat de ses efforts d’après ses propres doctrines. Nous nous sommes dit intérieurement : Ce n’est pas assez pour un critique de comprendre et d’aimer les belles choses, il faut encore savoir affronter la laideur avec calme et résolution. Où est le mérite d’admirer Mozart, le plus divin et le plus exquis des musiciens, d’admirer avec mesure Haydn, Beethoven, Weber, Mendelssohn, Schubert et le grand Sébastien Bach, ce dernier des scolastiques ; de connaître le prix des chefs-d’œuvre de Gluck, de Haendel, de Palestrina, de Jomelli, de Cimarosa, de Rossini, de Meyerbeer, de Spontini, Méhul, Hérold et de M. Auber ? Ce sont là de vrais musiciens, des artistes créateurs, aussi différens que le temps et le pays où ils se sont produits et qui ont su être originaux en respectant les lois éternelles de l’art, novateurs sans rompre la chaîne de la tradition. Tout le monde apprécie les œuvres de ces hommes admirables, qui ont pu être contestés un moment sans avoir été jamais entièrement méconnus. Ce n’est point se distinguer de la masse des esprits cultivés que de dire tout bonnement que Corneille et Racine sont de grands poètes et qu’Athalie est le plus parfait chef-d’œuvre qui existe dans aucune langue. — Prouve le contraire, élève-toi au-dessus de ces lieux-communs ! me suis-je écrié dans un élan tout lyrique, dis avec M. Wagner que la musique de Mozart n’est bonne qu’à faciliter la digestion des convives d’un banquet royal, traite Rossini de petit garçon qui n’a pas fait, comme M. Wagner, des études de contre-point, parle avec hauteur et pitié des maîtres français, de l’école italienne et de sa petite mélodie ; plonge-toi, au soleil couchant, dans la grande mélodie de la forêt inventée par M. Wagner, donne la main à MM. Listz, Brendel, Hans de Bulow, et affirme que le plain-chant que débite la pauvre Elisabeth au troisième acte du Tannhäuser est aussi beau que le trio de Guillaume Tell ! Enfin sois digne des circonstances, confonds ton subjectif avec l’objectif de M. Wagner, élève-toi à cette haute synthèse de la philosophie de l’absolu dont il a été si bien parlé récemment dans la Revue, et quand tu seras parvenu au sommet de cet idéal du néant, in cima del campanile, tu n’y verras plus goutte, et tu comprendras alors que le blanc et le noir, la nuit et le jour, le chaud et le froid, le vrai et le faux, le juste et l’injuste, le beau et le laid, Guillaume Tell et le Tannhäuser, ce n’est qu’une seule et même chose ; tu seras considéré comme un grand esprit alors, et tu passeras pour le phénix des critiques de l’avenir !

Malgré tous les avantages qu’il y aurait pour notre amour-propre à poursuivre ce rêve d’ambition, nous sommes forcé de convenir que le Tannhäuser a été fort bien jugé par le public de Paris, et que la chute de ce mauvais ouvrage nous paraît être irrévocable. Nous croyons avoir le droit de nous réjouir d’un événement que nous avons prévu et ardemment désiré. Il y a dix ans que nous combattons ici les doctrines funestes propagées par M. Wagner et ses partisans, qui sont pour la plupart des écrivains médiocres, des peintres, des sculpteurs sans talent, des quasi-poètes, des avocats, des démocrates, des républicains suspects, des esprits faux, des femmes sans goût, rêvasseuses de néant qui jugent les beautés d’un art de sentiment, qui doit plaire à l’oreille avant de toucher le cœur, à travers un symbolisme creux et inintelligible. Il y a dans la partition du Tannhäuser trois morceaux de musique écrits dans les conditions ordinaires de l’art, qui ont été compris immédiatement par le public et applaudis plus qu’ils ne méritent de l’être : c’est l’ouverture, cadre symphonique mal dessiné, où l’on ne peut saisir qu’une immense spirale des violons que l’auteur ramène incessamment dans le cours de sa légende ; c’est la marche du second acte et le chœur des pèlerins au troisième. Nous serons plus généreux que ne l’a été le public en tenant compte à M. Wagner de l’ensemble choral que nous avons déjà signalé au second acte : Un ange nous vient apparaître, — de la couleur religieuse de la prière d’Elisabeth, — du mouvement symphonique qui accompagne sa sortie et de l’hymne du soir que chante Wolfram par l’organe exercé de M. Morelli. Ces fragmens de vague mélopée et de récit symphonique, auxquels on ne saurait donner une qualification plus précise, ne sont pas à dédaigner, puisqu’ils éveillent dans le cœur un frémissement généreux et communiquent à l’imagination un ébranlement poétique. Quand M. Wagner a des idées, ce qui est rare, il est loin d’être original ; quand il n’en a pas, il est unique et impossible.

L’exécution du Tannhäuser a été ce qu’elle pouvait être. M. Niemann, attaché au théâtre royal de Hanovre, que M. Wagner avait désigné lui-même comme l’artiste le plus capable d’interpréter le rôle du chevalier chanteur, est un blond, grand et jeune Germain qui possède une forte voix de ténor élevé qui n’a pas été soumise à une bonne discipline vocale. M. Niemann, qui ne manque pas de sentiment dramatique, car il est à bonne école, ayant épousé Mlle Seebach, la première tragédienne de l’Allemagne, M. Niemann n’a pas succombé à sa tâche difficile, et il a su garder son aplomb en face d’un public qui ne ménageait pas les manifestations de son mécontentement. Toutefois que M. Niemann profite de la leçon pour apprendre à mieux diriger un organe vigoureux qui n’est pas sans défauts. Mme Tedesco dans le rôle de Vénus, Mlle Sax dans celui d’Elisabeth, ont fait preuve de bonne volonté en faisant entendre leurs belles voix, et il n’y a que M. Morelli qui, dans le rôle de Wolfram, se soit complètement sauvé de la déroute générale, en prêtant à la mélopée métaphysique de M. Wagner un accent musical qui ne s’y trouve pas. Quant à l’orchestre, si bien dirigé par M. Dietsch, il a fait des miracles. En résistant aux prétentions incroyables de M. Wagner, qui voulait prendre lui-même le bâton du commandement, ce qui eût été contraire aux règlemens et à la tradition, M. Dietsch a prouvé qu’il a le sentiment de sa dignité aussi bien que le talent nécessaire pour bien remplir le poste qu’il occupe.

Il était grandement temps que le public parisien arrêtât par un coup vigoureux les prétentions de l’auteur du Tannhäuser. Sans avoir jamais douté de l’inanité de ses efforts pour donner le change au goût et au bon sens de la France, nous n’espérions pas que M. Wagner, son système et son œuvre seraient aussi promptement jugés et mis hors de discussion. Cet événement aura d’heureux résultats, même en Allemagne, où les partisans du réformateur superbe ne sont pas aussi nombreux qu’on a voulu le faire croire. M. Wagner aura perdu dans cette bataille décisive jusqu’à sa réputation d’homme systématique, intrépide et plein de foi en la bonté de sa cause, car il a consenti à toutes les coupures, à toutes les mutilations de son œuvre qu’on lui a proposées ! C’était bien la peine de faire tant de bruit, de se donner les airs d’un Galilée qui souffre et ne cède pas, d’organiser une société de propagande, de lancer des programmes, des préfaces insultantes, des biographies menteuses et des portraits où M. Wagner est représenté une plume à la main, méditant ses chefs-d’œuvre,… pour venir échouer misérablement devant les éclats de rire d’un public en belle humeur ! Il fallait vaincre ou se retirer fièrement avec sa partition intacte, en disant aux Parisiens : « Vous n’êtes pas encore dignes de comprendre les profondeurs philosophiques de la musique que je destine aux générations futures ! »

Qu’on ne s’y trompe pas cependant, M. Wagner n’est point un artiste ordinaire. Esprit ambitieux, imagination troublée qui n’entrevoit que confusément l’idéal où elle aspire, organisation nerveuse et forte où la volonté domine la grâce et le sentiment, l’auteur du Tannhäuser et du Lohengrin est un type exagéré de certains défauts particuliers à son pays et au temps où il s’est produit. Un peu poète, un peu littérateur, démocrate et grand sophiste, M. Wagner a voulu tirer de l’art musical ce qu’il ne saurait contenir sans altérer son essence : des idées pures et des symboles. Au lieu de viser à la beauté, premier but de tous les arts, de viser à la forme, sans laquelle l’esprit humain ne peut rien comprendre, puisque rien n’existe pour lui qu’à la condition de se limiter, M. Wagner, qui a du talent et n’a pas d’invention, s’est jeté à corps perdu dans quelques rêveries métaphysiques, et il a essayé de faire de la philosophie avec des sons, ne pouvant créer des chants expressifs, accessibles à tous les mortels qui ont un cœur et des oreilles. Parce que les mauvais compositeurs italiens abusent des formules banales, des cadences plates, des cabalettes vulgaires, des fioritures et des accompagnemens de guitare, comme les mauvais compositeurs allemands s’enivrent de combinaisons harmoniques sans issue, de modulations incidentés et de divagations symphoniques, M. Wagner méconnaît la puissance créatrice du génie italien, génie sain et grandiose, qui a su réunir l’ordre à l’inspiration la plus haute, et qui a eu de l’imagination jusque dans les sciences mathématiques et dans le droit ; il méconnaît les dons de cette race privilégiée qui a civilisé l’Europe et enseigné la musique à l’Allemagne ! Poussé, exalté par une petite cabale de Teutons furieux, qui ont pris certaines parties malades des dernières productions de Beethoven pour l’arcane d’une nouvelle évolution de l’art musical, M. Wagner a rompu tout lien avec le sens commun et la grande tradition de l’école allemande, et il s’est constitué le prophète obscur d’un avenir impossible. La leçon qu’il vient de recevoir à Paris est rude, mais juste et salutaire. On dit vulgairement que, si le ciel tombait, il y aurait beaucoup d’alouettes de prises ! Nous pouvons assurer que la chute du Tannhäuser a tué en germe un grand nombre d’imitateurs de M. Wagner, qui eussent été heureux de masquer leur impuissance en professant de mauvais principes. Il y en a jusqu’à trois que je pourrais citer qui déjà se disposaient à se frapper le front en s’inclinant devant la grande mélodie de la forêt, dont leurs propres œuvres portent plus d’une trace. Ils se raviseront maintenant et crieront : Haro sur le baudet ! car ce sont d’habiles politiques.

Quant à nous, humble adorateur des belles choses, qu’il nous soit permis encore une fois de nous réjouir d’un événement qui confirme la vérité des doctrines que nous professons ici depuis une quinzaine d’années. Ces doctrines, nous ne les avons pas inventées, nous les avons dégagées de l’histoire et des chefs-d’œuvre du génie, et on est fort quand on peut s’appliquer ces belles paroles de l’évangéliste : « Celui qui parle de soi-même cherche sa propre gloire, mais celui qui cherche la gloire de celui qui l’a envoyé est véridique, et il n’y a point d’injustice en lui[1]. »

Au cinquième concert du Conservatoire, l’un des plus intéressans de l’année, on a exécuté, entre autres morceaux, des fragmens de l’Alceste française et de l’Alceste italienne de Gluck. Les soli étaient chantés par M. Cazaux, de l’Opéra, et par Mme  Viardot. Cette musique prodigieuse d’un maître qui n’a pas été surpassé ni même égalé dans l’expression pathétique des passions royales, si j’ose m’exprimer ainsi, a produit sur le public un effet extraordinaire. Mme  Viardot surtout y a été admirable, et dans les différens morceaux qu’elle a chantés, elle a déployé une intelligence et un style dignes de l’œuvre qu’elle interprétait. Jamais peut-être cette grande artiste ne s’est élevée plus haut par l’élan du sentiment et la pénétration du goût ; son succès a été éclatant et général. L’orchestre a joint ses suffrages à ceux de toute l’assemblée, et Mme Viardot peut considérer l’ovation qu’elle a reçue à cette séance comme l’un des beaux triomphes de sa carrière. Ah ! qu’il est consolant de voir le vrai génie toujours jeune et toujours adoré, pendant que les Titans voient s’écrouler l’échafaudage au moyen duquel ils s’étaient promis d’escalader le ciel !

P. SCUDO.
ESSAIS ET NOTICES.


LE SYSTEME PENITENTIAIRE IRLANDAIS[2]

Nous ne voulons pas laisser passer sans en dire quelques mots une excellente publication qui touche à une partie à peine connue, et cependant très importante, de l’histoire pénitentiaire. Il y est question des prisons intermédiaires qui, depuis quatre ans, ont été établies en Irlande, et qui ouvrent une phase tout à fait neuve dans la manière de traiter les détenus. En un petit nombre de pages, M. le baron von Holtzendorff a réussi à nous donner un aperçu non-seulement de cette remarquable innovation, mais encore du plan général qu’elle complète, et, sans être un écrivain de profession, il n’a pas laissé échapper ce que le système irlandais présentait d’intérêt pour le penseur. M. von Holtzendorff est un esprit sage, capable d’envisager plusieurs idées à la fois, et par là même il était naturellement propre à bien apprécier une méthode dont le mérite consiste à ne pas être exclusive, à partir en même temps de plusieurs principes pour arriver en même temps à plusieurs fins. Même en Irlande, son travail a été jugé digne d’être traduit, et le traducteur anglais y a joint des notes qui fournissent quelques documens nouveaux et qui rectifient aussi deux ou trois légères inexactitudes.

Malgré la sévérité draconienne que l’Angleterre a longtemps maintenue dans ses lois, il faut reconnaître qu’en matière pénitentiaire comme en matière judiciaire, c’est elle qui a montré la première tout ce qu’une pensée de générosité pouvait amener de progrès. Encore à l’heure qu’il est et presque partout, la législation, dans son désir d’assurer la punition des coupables, se permet sans trop de scrupule tout ce qui peut la rapprocher de son but. Elle ne s’inquiète pas si, pour s’armer davantage contre un mal, elle n’en crée pas un autre en attribuant à certains agens un pouvoir arbitraire d’arrêter et d’emprisonner préventivement. Elle ne s’inquiète pas si le juge, en harassant de questions le prévenu, n’abuse pas de la position d’un homme qui n’est que soupçonné et ne manque pas à la moitié de son devoir, qui est aussi d’empêcher que l’innocence soit condamnée. Elle ne s’inquiète pas si le ministère public, en fouillant le passé de l’accusé pour prévenir contre lui le jury, ne viole pas l’équité, qui veut qu’un malfaiteur même ne soit pas déclaré coupable d’un délit spécial qu’il n’a pas commis. Jusqu’ici l’Angleterre est le seul pays, je crois, où la société, tout en tâchant de se saisir des criminels, n’oublie pas ce qu’elle doit à la liberté individuelle ; c’est le seul où le président ait la chevalerie d’avertir l’accusé qu’il n’est point tenu de déposer contre lui-même, et où il lui dise en quelque sorte : « Garde-toi ; c’est moi qui t’attaque, c’est à moi de prouver ce que je te reproche. » C’est le seul où l’accusateur public ne se permette pas d’en appeler à d’anciennes fautes pour obtenir indirectement, et sans preuves suffisantes, le succès de son accusation. Aussi l’Angleterre a-t-elle trouvé une méthode judiciaire qui n’est pas seulement un moyen de faire tomber le châtiment sur la tête des criminels, mais qui garantit encore d’autres intérêts sociaux non moins précieux : le respect de l’équité, la sûreté de l’innocence, et la liberté du citoyen.

Le système pénitentiaire de l’Angleterre, et plus particulièrement celui de l’Irlande, nous offre quelque chose d’analogue : c’est le châtiment éclairé et dirigé par un sentiment de bienveillance, par un sincère désir de contribuer au bien du prisonnier. Il ne s’agit pas de cette philanthropie qui prétendrait substituer l’intention de convertir à l’intention de punir. Il n’y a pas progrès quand une pensée n’entre dans l’esprit que pour en chasser une autre, pas plus qu’il n’y a liberté quand un pouvoir nouveau renverse celui de la veille pour régner seul à sa place. Après n’avoir songé qu’à châtier, si on ne songe qu’à réformer, on n’aura point avancé, on aura seulement changé de route ; au lieu d’un système pénal qui réprimait sans rien faire pour amender et même sans craindre de dégrader, on aura un système d’éducation forcée qui, en visant à améliorer, ne donnera aucune satisfaction au sentiment de la justice et au besoin de réprimer par l’exemple. Le vrai progrès, c’est d’apprendre sans oublier : c’est d’apporter à la solution d’une question plusieurs pensées qui tiennent compte l’une de l’autre, c’est de chercher à punir en se gardant de dégrader, et de s’appliquer autant que possible à réformer sans cesser de frapper la faute d’une peine qui puisse servir de menace et qui entretienne chez tous le sentiment que tout méfait doit se payer ; mais peut-être ces conditions ne sont-elles pas également faciles à remplir dans tous les pays. Avec des codes ou des règlemens conçus d’un seul coup, avec un régime de centralisation sous lequel tout est décidé par un ministre qui n’exécute pas, tandis que tous ceux qui exécutent ne peuvent rien décider, il est presque impossible d’éviter la monomanie dans les méthodes. Le système irlandais au contraire a grandi peu à peu comme un arbre ; il a été suggéré par les circonstances, préparé par un concours d’idées qui ne pouvaient venir qu’à des esprits différens, modifié sous l’empire de plusieurs préoccupations qui ne pouvaient régner à la fois, et en dernier lieu c’est un homme d’expérience et de cœur, le capitaine Crofton, qui a terminé l’œuvre en ajoutant sa pensée individuelle à celle du parlement.

Le principe de l’emprisonnement cellulaire, comme celui du travail forcé pour l’état en Angleterre, à Gibraltar ou aux Bermudes, s’était déjà développé sous le régime de la déportation, et la facilité avec laquelle les libérés trouvaient à s’employer en Australie avait aussi suggéré l’idée des billets de tolérance (ticket of leave). — Le billet de tolérance, c’est la libération révocable que le pouvoir est autorisé à accorder, avant l’expiration de la peine, aux condamnés qui s’en montrent dignes. — Plus tard, quand les réclamations des colonies entraînèrent le parlement à admettre conjointement la servitude pénale et la déportation, la comparaison des deux systèmes fit bientôt ressortir un côté de la question qui, durant la défaveur momentanée de la déportation, avait été quelque peu perdu de vue. Tandis que les déportés, leur temps une fois fini, s’absorbaient sans peine dans les populations coloniales, les détenus, en sortant de prison dans la mère-patrie, se voyaient repoussés de toutes parts et comme contraints de reprendre pour vivre leur existence de parias et de voleurs. Comment remédier à ce danger ? Que faire pour diminuer les obstacles qui fermaient à la bonne volonté tout retour à la vie honnête ? Ce fut sous l’influence de ces préoccupations que passa l’acte de 1857, destiné à amender la législation votée en 1853. La nouvelle loi abolissait entièrement la déportation ; mais en même temps elle cherchait à en conserver en partie les avantages en reproduisant une disposition de l’acte antérieur, disposition d’après laquelle la servitude pénale pouvait être subie soit en Angleterre, soit dans les pénitenciers que le gouvernement était autorisé à établir dans telles colonies qu’il désignerait. Le même acte de 1857 décidait que le principe des billets de tolérance serait appliqué à la servitude pénale, et bientôt une circulaire vint compléter la loi à cet égard, en réglant que les condamnés dont la peine serait au moins de sept ans pourraient être transportés dans un pénitencier colonial après avoir fait en Angleterre la moitié de leur temps, que des billets de tolérance pourraient leur être accordés peu après leur arrivée dans l’Australie occidentale, enfin que s’ils continuaient à se bien conduire, ils pourraient recevoir une grâce conditionnelle en s’engageant à se fixer dans la colonie.

Telle est l’origine du régime pénitentiaire qui fonctionne en ce moment en Angleterre, et qui est aussi, avec un rouage de plus, celui de l’Irlande. Ce qui le distingue essentiellement, c’est l’absence de tout esprit de système : il admet simultanément la détention cellulaire, le travail en commun dans les prisons, le travail forcé en plein air ; mais tous ces moyens, il les envisage au double point de vue de la punition qu’ils infligent et de l’effet moral qu’ils peuvent avoir, et il en tire un système gradué de châtimens qui offre sans cesse une prime à la bonne volonté du condamné, et qui laisse beaucoup à la discrétion des gouverneurs et des directeurs de prisons. La durée de la peine telle qu’elle est prononcée par le juge est d’abord divisée en deux parties inégales : la première, qui doit être entièrement subie pour satisfaire à la justice ; la seconde, qui peut être remise en tout ou en partie, suivant que les gouverneurs ou directeurs le croient convenable. Pour une condamnation à trois ans, la période obligatoire est de deux ans et six mois ; pour une condamnation à quinze ans, elle est de dix ans. — Cette période d’ailleurs n’embrasse pas moins de cinq degrés de châtimens. En premier lieu, tout condamné doit passer par un emprisonnement cellulaire qui ne peut durer moins de huit mois, mais qui n’a pas la sévérité systématique de la méthode pensylvanienne. À cette épreuve de l’isolement, dont le but est de dompter le criminel, succède le travail forcé en commun dans les prisons ordinaires, et dès lors le détenu commence à avoir une influence plus directe sur son propre sort, car avant qu’il ait chance de voir raccourcir la partie de sa peine qui peut lui être remise, il faut qu’il ait traversé successivement trois classes, et quelquefois quatre, qu’il ne peut franchir que par sa bonne conduite. La catégorie la plus basse est la classe d’épreuve où les prisonniers sont autant que possible soumis à l’isolement et où ne passent que ceux qui se sont mal comportés pendant leur détention cellulaire ; puis viennent les trois classes qui sont pour tous les condamnés les degrés réguliers et nécessaires de la servitude pénale. Le travail est à peu près le même pour ces trois catégories ; mais dans chacune d’elles les prisonniers ont un costume différent et portent au bras une plaque distinctive où leur conduite individuelle est également indiquée par des marques. Suivant l’élévation de la classe, ils peuvent aussi recevoir une gratification qui varie de 10 centimes par semaine à 40 centimes. De même d’ailleurs qu’ils n’obtiennent leur avancement qu’en le méritant, ils sont à chaque instant exposés à le perdre par leurs fautes. Ils peuvent être rejetés dans une classe inférieure, et par là même éloignés du moment où ils auraient l’espoir d’être libérés conditionnellement.

Malgré sa complexité apparente, tout ce système repose sur un principe si simple, si évidemment juste, qu’on s’étonne qu’il ait pu être méconnu pendant tant de siècles. Cela prouve une fois de plus que ce n’est pas l’esprit qui voit clair et qu’une bonne intention fait soudain découvrir des multitudes de vérités qui pour la raison seule seraient demeurées à tout jamais inconcevables. De fait, l’étrange barbarie où la science pénitentiaire était restée jusqu’à nos jours ne peut s’expliquer que par une indifférence absolue pour le sort des condamnés. On les jetait en prison pour s’en débarrasser et on ne songeait plus même à se demander ce qu’ils pouvaient devenir. Si on eût pris seulement la peine d’y penser, on aurait vite compris que tout emprisonnement cellulaire ou autre, et en général que tout châtiment, quand il doit se prolonger sans variation et sans chance aucune d’abrègement jusqu’au bout du terme fixé par la sentence, ne saurait guère aboutir qu’à exaspérer la malice et à enraciner davantage la dépravation. L’isolement pendant un certain temps peut avoir une grande puissance pour vaincre la violence des caractères et pour amener une disposition aux bonnes réflexions ; mais à la longue, si le détenu ne tombe pas dans l’idiotisme, il n’emploiera ses loisirs forcés qu’à comploter pour le temps où il sera libre des projets de vengeance. Donnez-lui au contraire une chance de soulagement, une occasion de faire quelque chose pour lui-même ; qu’il lui soit possible, s’il veut remplir certaines conditions, d’alléger ou d’abréger sa peine et surtout d’obtenir un bon renom : c’en est assez pour mettre en jeu ce qui peut rester en lui de bonne volonté. C’est là une espérance sur laquelle il peut placer ses pensées, c’est là un but à la poursuite duquel il peut employer son activité. Éveiller ainsi le sentiment de la responsabilité personnelle, offrir à chaque instant au détenu un objet d’ambition immédiate et l’habituer à donner lui-même une bonne direction à sa volonté, voilà toute la philosophie du système anglais.

Quant au perfectionnement que ce système, a reçu en Irlande, il consiste en un dernier degré d’épreuve qui vient encore s’interposer entre la première classe de la servitude pénale et la libération avec billet de tolérance. L’acte de 1857, ou plutôt de 1853, avait beau accorder au gouvernement le droit de transporter les condamnés dans des pénitenciers coloniaux, une forte partie des prisonniers devaient achever leur peine dans la mère-patrie, et à leur égard le problème des libérés était loin d’être résolu. Malgré tout le succès que la discipline des prisons pouvait obtenir en s’appliquant à les réformer, malgré tout ce qu’elle pouvait faire indirectement pour les aider à trouver du travail en leur donnant vraiment la volonté de revenir au bien, le public ne persistait pas moins à les repousser, et en Irlande surtout le mal avait une gravité toute particulière ; car outre que les préventions y étaient plus tenaces, l’Irlande n’avait point de sociétés privées comme celles qui s’étaient fondées en Angleterre pour favoriser l’émigration des libérés. Cette terrible proscription lancée par la défiance générale, il s’est trouvé des hommes qui n’ont pas désespéré de la vaincre ; à leur tête, il faut citer le capitaine Crofton, et là encore le désir de combattre le mal a suffi pour suggérer le remède.

Suivant les paroles du capitaine Crofton, c’était en vain que les directeurs engageaient le public à accepter les services des condamnés qu’ils jugeaient réformés : le public ne voulait pas croire à leur témoignage ; les bonnes notes obtenues en l’absence des tentations que le détenu aurait à rencontrer plus tard dans le monde ne semblaient point une garantie suffisante pour l’avenir. En conséquence, le rapport du capitaine concluait à l’établissement de prisons intermédiaires, c’est-à-dire d’un régime mixte, qui tiendrait encore de la détention, mais qui tiendrait déjà de la liberté, et qui serait combiné tout exprès pour exposer les prisonniers à des tentations et pour donner ainsi au public l’occasion de se convaincre qu’ils étaient vraiment changés, vraiment laborieux, vraiment capables de se bien comporter par eux-mêmes. Dans les prisons intermédiaires, on laisse donc aux détenus une grande latitude d’action ; on les emploie comme commissionnaires ; on les envoie seuls, et souvent à de grandes distances, exécuter des travaux ; on leur permet d’avoir des rapports avec la population, et on leur abandonne même, pour qu’ils la dépensent comme ils l’entendent, une partie de leurs gratifications hebdomadaires. En un mot, on veut qu’ils aient eux-mêmes à se vaincre et qu’ils soient obligés de faire acte de volonté pour se conformer à leurs devoirs. C’est une vérité universelle, remarque M. von Holtzendorff, que la contrainte n’enseignera jamais l’usage de la liberté. Notre expérience le prouve chaque jour à l’égard des enfans, comme l’histoire à chacune de ses pages le prouve à l’égard des peuples : pour apprendre à bien vouloir, il faut avoir l’occasion de vouloir, il faut avoir la liberté de se mal décider ; mais le système irlandais ne se contente pas de mettre à profit cette vérité, qui jusqu’ici n’était jamais entrée complètement dans la science pénitentiaire, il ne néglige rien de ce qui peut influer sur la volonté des futurs libérés pour lui donner une bonne direction. Durant cet apprentissage de la prison intermédiaire, la crainte qui retient et l’espoir qui encourage sont sans cesse mis en jeu. En même temps qu’on émancipe à demi le prisonnier, on fait en sorte que partout il garde le sentiment d’une surveillance qui ne se relâche jamais, tout en se rendant invisible. En même temps qu’on lui donne toute facilité pour violer ses devoirs, on exige de lui qu’il se conforme encore plus strictement aux moindres parties de la discipline, et pour peu qu’il y manque, on le punit avec un surcroît de sévérité. Il n’y a pas de peines disciplinaires dans les prisons intermédiaires. La plus légère infraction aux règlemens entraîne le renvoi dans une prison ordinaire. L’épreuve est si rude que plusieurs détenus ont demandé eux-mêmes à être replacés sous le régime de la contrainte. Comme encouragement, les gratifications sont plus fortes que dans la servitude pénale, et le chiffre de ces gratifications dépend en partie du degré de bonne conduite, en partie de la quantité du travail exécuté. La plus forte portion de cet argent sert à former un fonds pour aider plus tard le libéré à se procurer des moyens de travail.

À cela se joint une instruction toute pratique. C’est par un homme de haut mérite, M. Organ, que cet enseignement a été organisé. Il roule avant tout sur les connaissances qui peuvent être utiles aux condamnés à leur rentrée dans le monde. Il s’applique à les renseigner sur les colonies où ils peuvent émigrer, à leur donner de saines notions sur les rapports des maîtres et des ouvriers, à combattre enfin chez eux les erreurs qui viennent à l’appui des mauvais penchans, et encore plus à les éclairer sur leurs devoirs moraux, en leur faisant comprendre l’intérêt qu’ils ont à être honnêtes. En raison de l’âge des prisonniers, l’instruction leur est donnée sous forme de cours ; on les encourage à prendre des notes, et le samedi soir est consacré à des examens qui développent une grande émulation : les sujets traités par le professeur, et en particulier les questions morales, sont discutés pendant les heures de travail et les heures de loisir. M. Organ a eu d’ailleurs l’admirable idée d’établir un fonds de secours mutuels pour les libérés et les libérés sous condition, qui deviennent caution les uns pour les autres et sentent mieux ainsi la nécessité de l’honnêteté. Un dernier trait ne doit pas être passé sous silence. Dans la manière de traiter les prisonniers, on fait une large place au principe d’individualisation ; on étudie les caractères et on s’efforce de donner à chacun une direction en rapport avec les bonnes dispositions que la discipline antérieure a pu éveiller chez lui. J’ajouterai seulement que l’expérience a pleinement confirmé la justesse de ces principes, et que le succès a dépassé tout ce qu’on pouvait espérer. Déduction faite des résultats qui peuvent être dus à d’autres causes, il reste certain que le nombre des récidives a grandement diminué, que les préventions du public ont fait place à la confiance, et qu’en général les libérés sous condition ont prouvé par leur conduite la réalité de leur réformation. En d’autres termes, le système irlandais est en voie de démontrer que l’idée de réformer n’est point une chimère tant qu’elle s’allie sagement à l’intention de punir.


J. MILSAND.


V. DE MARS.

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  1. « Qui a semetipso loquitur gloriam propriam quærit ; qui autem quærit glorium ejus qui misit eum, hic verax est, et injustitia in illo non est. » (Saint Jean.)
  2. The Irish Convict System, par le baron von Holtzendorff, docteur en droit et professeur à l’université de Berlin, traduction anglaise ; Dublin, W. B. Kelly, 1860.